L’Emploi industriel de la chaleur solaire

L’EMPLOI INDUSTRIEL
DE
LA CHALEUR SOLAIRE

L’histoire des miroirs ardens en airain est connue. À Rome, on rallumait le feu sacré avec un de ces appareils, et Archimède porta l’incendie sur les vaisseaux qui bloquaient Syracuse en concentrant sur eux les rayons solaires à l’aide d’un grand réflecteur. Buffon a refait d’une façon victorieuse les expériences d’Archimède. Avec un miroir d’une très faible courbure, composé d’un grand nombre de glaces étamées, il a enflammé à distance des planches de sapin, de hêtre, fondu l’étain, l’argent, des minerais, rougi le fer. À son tour, Saussure a pu accumuler, au moyen de cages vitrées superposées, la chaleur du soleil jusqu’à une température qui dépassait notablement celle de l’eau bouillante, et l’astronome John Herschel a refait les mêmes expériences au cap de Bonne-Espérance de 1834 à 1838. À la même époque, le physicien français Pouillet mesurait à Paris l’intensité calorifique de la radiation solaire, et arrivait à cette conclusion, que la chaleur émise par le soleil et versée sur le globe en une année serait capable de fondre une calotte de glace environnant toute la terre sur une hauteur de 30 mètres.

C’est vers 1860 que M. Mouchot, alors professeur de mathématiques au lycée d’Alençon, stimulé par les travaux de Pouillet, par ceux de Melloni, le plus habile des physiciens italiens, qui a fait sur la transmission du calorique des expériences d’une incomparable précision, abordait hardiment le problème de l’utilisation de la chaleur solaire. L’équivalent mécanique de la chaleur était enfin déterdéterminé. Grâce à Melloni, on connaissait la quantité de calorique que différens corps réduits en lames minces, tels que le verre, laissent passer, et la variation des pouvoirs réflecteurs des surfaces métalliques polies suivant la nature des métaux. Mesurer les trésors de force vive que le soleil envoie chaque jour à la terre, et, ce qui paraîtra encore une utopie à tant de personnes, concentrer à peu de frais les rayons du soleil pour leur faire produire tous les effets dont ils sont capables, était désormais un desideratum que l’on pouvait tenter de réaliser avec certitude, tandis que Buffon et Saussure n’avaient eu à leur disposition pour cela que des données insuffisantes ; aujourd’hui la question se réduit à un simple calcul, à une application de lois physiques désormais bien connues.

Pour arriver à concentrer utilement les rayons du soleil, il fallait un récepteur qui ne fût ni d’un volume ni d’un prix excessifs. Après quelques tâtonnemens, après le premier essai d’un appareil analogue à celui de Saussure, M. Mouchot imagine une chaudière verticale en cuivre, noircie extérieurement, recouverte de trois cloches de verre concentriques, et reposant sur un corps mauvais conducteur du calorique, tel que le sable, la brique, le bois[1]. Bientôt il augmente la puissance de son appareil par un réflecteur métallique, ce qui permet de ne plus faire usage que d’une cloche de verre, au lieu de trois. Il élève ainsi considérablement la température de l’eau contenue dans la chaudière, réduit cette eau en vapeur, fond du soufre, lequel n’entre en liquéfaction qu’à la température de 116 degrés, et, au bout de vingt minutes d’insolation, amène la chaudière vide à la température de 200 degrés.

Avec le réflecteur dont il s’agit, on a mis en quelques secondes le feu à un tas de copeaux, à une planche de bois. Dans un vase de verre placé au foyer du réflecteur et revêtu d’un couvercle également en verre, on a fondu 1 kilogramme d’étain en deux minutes ; la même quantité de plomb en a demandé cinq, et le zinc six. Le point de fusion de ces trois métaux est respectivement de 235, 335 et 475 degrés. Avec des miroirs sphériques ou paraboliques, dont le foyer est un point au lieu d’être une ligne comme dans les miroirs coniques ou cylindriques dont on a fait usage pour les expériences précitées, la concentration de la chaleur solaire eût été encore plus forte.

En même temps qu’il procède à ces nouveaux essais, l’ingénieux expérimentateur met en fonctionnement sa marmite solaire, un bocal de cristal dans lequel il introduit un vase cylindrique en cuivre ou en fer battu, noirci à l’extérieur et reposant sur le fond du bocal. Le tout est fermé d’un couvercle en verre. Un réflecteur cylindrique en plaqué d’argent renvoie les rayons solaires sur l’appareil. Au moyen de cette marmite se confectionne en moins de quatre heures un excellent pot-au-feu, formé d’un kilogramme de viande de bœuf et d’un assortiment de légumes ; le tout est parfaitement cuit, et le consommé est d’autant plus agréable au goût que l’échauffement s’est produit avec une plus grande régularité.

Dans cette espèce de marmite portative, que l’inventeur remplace aujourd’hui par un simple vase de verre établi au foyer d’un miroir conique en laiton argenté, les fruits, les pommes de terre, tous les légumes, toutes les viandes, les grains, cuisent très bien au soleil. On y fait de même aisément une excellente infusion de thé, de café, une décoction quelconque, et il suffit d’employer pour cela une de ces bouteilles en verre coloré où se met la bière de Lyon. Pour faire cuire rapidement les légumes, les grains, on peut procéder autrement. On place au foyer du réflecteur un vase clos renfermant de l’eau, puis, quand le liquide entre en ébullition, on fait communiquer, à l’aide d’un tuyau, la partie supérieure du vase avec le fond d’un second vase contenant les légumes ou les grains, et ceux-ci ne mettent qu’un temps très court pour cuire ainsi à la vapeur. Faut-il transformer la marmite solaire en un four ? on place sous le couvercle de verre un disque de fer battu, et en moins de trois heures on fait cuire de la sorte 1 kilogramme de pain, qui ne présente aucune différence avec celui que donnent les fours de boulangers. La croûte est dure, caramélisée, la mie légère et bien levée, comme au four ordinaire.

Le rôtissage de la viande n’exigeant pas la même somme de chaleur que la vaporisation d’un égal poids d’eau, on peut faire rôtir la viande à l’air libre, sous la seule influence du réflecteur solaire, devant lequel est installée une broche garnie d’une pièce de bœuf, de veau ou de mouton ; on pourrait également y mettre une pièce de volaille ou de gibier. En moins d’une heure (auparavant il en fallait trois) on obtient ainsi un rôti de très belle apparence. Il faut éviter de faire usage de beurre, car les rayons chimiques solaires donneraient alors au rôti une odeur et un goût insupportables en transformant le beurre en acide butyrique. Si l’on place devant la rôtissoire une vitre jaune ou rouge, on élimine les rayons chimiques causes de cette fermentation, et le rôti ni le jus ne laissent plus rien à désirer.

En remplaçant les deux couvercles de la marmite solaire par un de ces chapiteaux d’alambic dits à tête de More, à cause de leur forme arrondie et lisse, s’adaptant exactement sur la chaudière, on transforme celle-ci en un appareil distillatoire. Le chapiteau est mis pour cela en communication, au moyen d’un tuyau horizontal, avec un serpentin, celui-ci descendant en hélice et plongeant dans un courant continu d’eau froide, tandis que le vase métallique, contenant deux litres de vin, est placé dans le bocal au foyer du réflecteur. On recueille ainsi l’alcool au bout de quarante minutes d’insolation. Comme l’appareil s’échauffe lentement et d’une manière continuelle, l’alcool est très concentré et possède un arôme des plus agréables.

Pour toutes les expériences qui précèdent, on s’est d’abord servi de miroirs concaves à plaque d’argent, de forme cylindro-parabolique, c’est-à-dire de miroirs cylindriques dont la ligne de base est cette courbe ouverte qui ressemble à une demi-ellipse très allongée et qui s’appelle une parabole. Le pouvoir réflecteur des miroirs cylindriques croît proportionnellement à leur ouverture, et par suite le temps que met par exemple un litre d’eau pour arriver au point d’ébullition est en raison inverse de l’ouverture des miroirs, c’est-à-dire d’autant plus petit que cette ouverture est plus grande. À la fin, l’inventeur n’a plus fait usage que de miroirs, coniques, et avec ceux-ci la surface d’insolation est quadruple quand le diamètre du miroir double.

M. Mouchot ne devait pas borner là ses recherches ; il songeait à obtenir aussi des effets mécaniques avec la chaleur solaire, et c’est à Paris, dans les premiers jours d’août 1866, qu’il fit fonctionner la première machine de ce genre dans l’atelier d’études de Meudon, qu’entretenait la cassette privée de l’empereur Napoléon III, et que dirigeait le commandant d’artillerie de Reffye. On faisait là principalement des expériences de balistique. L’empereur, qui avait toujours apporté dans les études mécaniques cette sorte de mysticisme, d’amour du merveilleux, qui faisait le fonds de son caractère, ne vit pas sans un étonnement mêlé de plaisir les expériences du savant français, qu’il avait d’ailleurs admis à opérer à Meudon dès l’année 1862.

Pendant que ces divers essais avaient lieu, un homme dont le génie mécanique est célèbre dans les deux mondes, mais surtout en Amérique, sa seconde patrie, le Suédois Ericson, l’inventeur de la machine à air chaud, des monitors à tourelles, s’appliquait aussi, et sans rien savoir certainement des expériences que nous venons de faire connaître, lesquelles n’avaient eu aucune publicité, à l’étude des machines solaires. Partant des faits recueillis par Herschel et Pouillet, Ericson calcule d’abord que l’action du soleil sur une surface de 9 mètres carrés est capable de vaporiser huit litres d’eau et correspond par conséquent à un cheval-vapeur de force. Il en déduit des conséquences frappantes, entre autres que la chaleur solaire tombant sur les seuls toits de Philadelphie permettrait de mettre en mouvement 5,000 machines à vapeur de la force de 20 chevaux. Puis, après avoir établi que sur 1 mille carré, en employant seulement la moitié de la surface et en consacrant le reste aux bâtimens, chemins, etc., on peut faire marcher 64,800 machines à vapeur, chacune de la force de 100 chevaux, à l’aide seulement de la chaleur rayonnée par le soleil, il ajoute ces remarquables paroles : « Archimède, après l’achèvement d’un calcul sur la force du levier, disait qu’il pouvait soulever le monde ; moi, je prétends que la concentration de la chaleur rayonnée du soleil produirait une force capable d’arrêter la terre dans sa marche ! » et plus loin : « En Angleterre, on commence à calculer l’époque où la houille fera défaut, bien que les mines de ce combustible soient pour ainsi dire d’exploitation récente. Quelques milliers d’années, gouttes dans l’océan du temps, épuiseront les mines de charbon de l’Europe, si, dans cet intervalle, on n’a pas recours à l’assistance du soleil. Il est bien vrai que les rayons solaires n’arrivent pas toujours jusqu’à la surface du sol ; mais quand s’ouvrira le grand magasin donnant le chauffage gratuit sans dépenses de transport, l’ingénieur prudent saura bien approvisionner le magasin de réserve pour les jours nuageux. Remarquons en même temps qu’une grande partie de la surface de la terre est éclairée par un soleil toujours radieux. La sphère d’activité de la machine solaire est aussi grande que la puissance dynamique en est considérable. » M. Ericson, qui joint au génie la fortune et une longue expérience, reprendra sans doute quelque jour, s’il en a le loisir, ses études sur l’application mécanique de la chaleur solaire. En attendant, le moment est venu de dire ce qu’un Français a réalisé dans cette voie.

Le voyageur qui visite la bibliothèque de Tours, installée dans un vieil hôtel, aperçoit dans la cour en entrant un appareil d’aspect étrange. Qu’on se figure un immense tronc de cône, un gigantesque abat-jour de lampe, renversé, tournant sa concavité vers le ciel. Le pourtour est métallique, en cuivre, revêtu à l’intérieur d’une feuille très mince d’argent. Sur la petite base du tronc de cône, fermée par une plaque de fonte à jour, repose un cylindre en cuivre, noirci extérieurement, et dont l’axe vertical est le même que celui du cône. Ce cylindre, qui se trouve ainsi enveloppé comme d’une énorme collerette, est terminé dans le haut par une calotte hémisphérique, de manière qu’il ressemble à un immense de à coudre, et il est recouvert d’une cloche de verre de même forme que lui.

Cet appareil d’un type insolite n’est autre qu’un récepteur solaire ; c’est-à-dire une sorte de chaudière à vapeur où l’eau entre en ébullition sous la seule influence des rayons calorifiques du soleil. Ce générateur de vapeur est destiné à porter l’eau au point d’ébullition et au-delà, par l’effet des rayons solaires que renvoie sur le cylindre la plaque intérieure du réflecteur conique, faite d’argent poli. Par un tuyau d’alimentation et au moyen d’une pompe, la chaudière reçoit de l’eau environ sur les deux tiers de sa hauteur. Un tube de verre et un manomètre en communication avec le dedans du générateur et qui s’appuient sur le pourtour extérieur du réflecteur métallique, servent a indiquer à la fois et le niveau de l’eau dans la chaudière et la pression de la vapeur. Enfin une soupape de sûreté est installée de façon à laisser dégager la vapeur, si la pression dépasse le nombre d’atmosphères voulu. L’engin présente ainsi toute la sécurité désirable, et peut être muni de tous les appareils accessoires qu’exige une chaudière à vapeur.

Le réflecteur ou miroir métallique, principale pièce du générateur, a 2m,60 de diamètre à la grande base, 1 mètre à la petite, et 80 centimètres de haut, ce qui donne à mètres carrés de surface réfléchissante ou d’insolation. Les parois intérieures sont en argent poli, parce qu’il est reconnu que ce métal est celui qui renvoie le mieux les rayons calorifiques ; mais le laiton légèrement argenté pourrait aussi très bien convenir. L’inclinaison des parois sur l’axe de l’appareil est de 45 degrés. Les anciens savaient déjà que c’est la meilleure forme qui se puisse assigner à ces sortes de miroirs métalliques à foyer linéaire, car les rayons incidens parallèles à l’axe se réfléchissent alors perpendiculairement à cet axe et donnent un foyer d’intensité maximum.

La chaudière est en cuivre, parce que ce métal est, parmi les métaux communs, le meilleur conducteur du calorique ; elle a été noircie à l’extérieur, parce que le noir a la propriété d’absorber tous les rayons calorifiques, comme le blanc a celle de les réfléchir, et elle a été recouverte d’une enveloppe de verre, ce corps étant de tous le plus diathermane, c’est-à-dire le plus facilement traversé par les rayons de chaleur lumineux. Le verre a de plus la propriété de s’opposer à la sortie de ces mêmes rayons, dès qu’ils se sont transformés en rayons obscurs, ce qui a lieu ici sur la surface de La chaudière. Toutes ces applications de lois physiques ne sont pas nouvelles ; les peuples les ont mises comme instinctivement en pratique avant que les savans aient pu donner la raison des choses, et l’art culinaire, celui du jardinage, le chauffage des appartemens, n’ont pas attendu sur cela les expériences des physiciens. Saussure partait lui-même de ces données dans les essais qu’il avait entrepris ; mais les inventeurs ne peuvent opérer à tâtons, et il fallait les découvertes de la physique contemporaine pour donner à ces applications une formule rigoureuse, en quelque sorte mathématique.

La chaudière proprement dite de la machine solaire de Tours se compose de deux cloches concentriques, toutes deux en cuivre, la plus grande, celle qui est seule visible, ayant la hauteur du miroir, c’est-à-dire 80 centimètres, la seconde ou l’intérieure 50, et les deux diamètres respectifs étant de 28 et de 22 centimètres. L’épaisseur du métal n’est que de 3 millimètres. L’eau d’alimentation se loge entre les deux enveloppes, de manière à former un cylindre annulaire de 3 centimètres de largeur. Le volume du liquide est ainsi de 20 litres, et il laisse 10 litres pour la chambre de vapeur. L’enveloppe interne reste vide. C’est là que passe le tube conducteur de la vapeur et le tuyau d’alimentation de la chaudière. Sur la conduite de vapeur s’embranchent les appareils de sûreté, manomètre et soupape. La cloche de verre qui recouvre la chaudière a 85 centimètres de haut sur 40 de diamètre, et 5 millimètres d’épaisseur ; c’est l’épaisseur d’une glace ordinaire. Elle laisse un intervalle constant de 5 centimètres entre ses parois et celles de la chaudière, intervalle qui est occupé par un matelas d’air très chaud, et elle n’est adhérente que par son pied au fond du miroir.

Par suite de la révolution diurne et annuelle de la terre, celle-ci n’occupe pas la même position vis-à-vis du soleil à toute heure du jour, en toute saison de l’année. Cela étant, le générateur est disposé de manière à tourner d’un angle de 15 degrés ou d’un vingt-quatrième de circonférence par heure autour d’un axe parallèle à l’axe de la terre, c’est-à-dire à suivre le mouvement diurne apparent du soleil, et à s’incliner aussi graduellement sur cet axe, eu égard à ce qu’on nomme la déclinaison solaire. De cette façon, l’intensité de la chaleur utilisée est toujours à peu près la même, quelles que soient l’heure de la journée et la saison de l’année, car l’appareil est toujours disposé de telle sorte qu’il réfléchisse avec le moins de perte possible tous les rayons émis par le soleil.

Le double mouvement que doit avoir le générateur s’obtient au moyen de deux engrenages qui n’exigent qu’un coup de manivelle, le premier de demi-heure en demi-heure, le second tous Les huit jours. Le mouvement d’orient en occident, celui qui s’exécute suivant la marche apparente du soleil, pourrait sans trop de dépense devenir automatique ; il en est de même du second. Il n’y a là à résoudre qu’une question de grosse horlogerie, voire de tourne-broche, et la solution n’en est ni délicate ni dispendieuse.

Le générateur que nous venons de décrire est celui qu’une subvention du conseil-général d’Indre-et-Loire a permis à M. Mouchot d’installer à Tours depuis trois ans et demi. Il a fourni des résultats curieux, dont quelques-uns méritent d’être consignés ici et seront bientôt dépassés dans une meilleure disposition de l’appareil. Le 8 mai 1875, par un beau temps, 20 litres d’eau à 20 degrés, introduits dans la chaudière à huit heures et demie du matin, n’ont mis que quarante minutes pour produire de la vapeur à 2 atmosphères de pression, c’est-à-dire à la température de 121 degrés, ou 21 degrés au-dessus de l’eau bouillante. Cette vapeur s’est ensuite élevée rapidement à la pression de 5 atmosphères, et si l’on n’a pas essayé de franchir cette limite, malgré la régularité de chauffe, c’est que les parois de la chaudière n’ont que 3 millimètres d’épaisseur, et que l’effort total supporté par ces parois était alors de 40,000 kilogrammes. On ne pouvait sans danger aller plus loin, tout l’appareil eût volé en éclats. Vers le milieu du même jour, avec 15 litres d’eau dans la chaudière, la vapeur à 100 degrés, c’est-à-dire à la pression d’une atmosphère, s’élevait en moins d’un quart d’heure à la pression de 5 atmosphères, soit à la température de 153 degrés, Enfin le 22 juillet, vers une heure de l’après-midi, par une chaleur exceptionnelle, l’appareil a vaporisé 6 litres d’eau par heure, ce qui répond à un débit de vapeur de 140 litres par minute et à la force d’environ un demi-cheval[2].

Toute machine à vapeur se compose de deux parties essentielles, la chaudière et le moteur. On conçoit qu’avec la chaudière de Tours on peut employer le moteur habituel des générateurs ordinaires, et c’est là un avantage des chaudières à vapeur chauffées au soleil, de ne pas exiger un moteur spécial. L’inventeur a d’abord fait usage pour ses démonstrations d’une machine à double effet, sans condensation ni détente de vapeur, dont le cylindre, fixe, cubait un tiers de litre. Cette machine battait par un beau temps 80 coups à la minute, sous la pression constante d’une atmosphère de vapeur ; elle marchait encore par un soleil légèrement voilé. Plus tard, elle a été remplacée par une machine rotative, c’est-à-dire à cylindre tournant, ce qui évite toute transmission de mouvement, mais est après tout un système vicieux. Celle-ci fonctionnait cependant à merveille et faisait marcher à grande vitesse une petite pompe à élever l’eau, quand une fois la pompe s’est trouvée trop faible et s’est disloquée. Il est fâcheux que l’inventeur n’ait mesuré dans aucun cas le travail réel produit par sa machine au moyen d’un de ces appareils qu’on nomme des freins ou des dynamomètres, et dont le frein de Prony et celui de Watt sont restés les types les plus usités.

Le réflecteur solaire, étant avant tout un foyer à combustible gratuit, ne sert pas seulement à donner la force motrice. On peut l’employer aussi à une foule d’usages tels que la distillation de l’eau pour rendre celle-ci potable, la concentration et la cristallisation des dissolutions salines, la préparation de l’alcool. Il suffit de faire arriver la vapeur de l’appareil au foyer d’un alambic pour distiller 5 litres de vin dans un quart d’heure. La fabrication de l’alcool de grains, de canne ou de betterave ne serait pas plus embarrassante. De même cette vapeur cuit rapidement et en abondance les légumes, la nourriture du bétail. D’ailleurs M. Mouchot a fabriqué de petites marmites solaires absolument distinctes de son grand générateur de vapeur. Désormais, au moyen de ces appareils, les chasseurs, qui se servent déjà du soleil, à défaut d’allumettes ou de briquet, pour enflammer l’amadou de leur pipe avec une lentille de verre à foyer convergent, les chasseurs pourront s’adresser aussi au soleil pour préparer leur dîner en campagne, au besoin faire rôtir leur gibier, et les explorateurs des grands déserts auront autre chose que la fiente de chameau ou la bouse de bison pour réchauffer leur maigre repas.

À quels emplois divers cette curieuse invention ne pourrait-elle pas se prêter ? Il n’est pas jusqu’aux aérostats qui n’iront utilement s’adresser à elle, surtout pour animer sans aucun danger d’explosion les propulseurs du navire aérien, et l’on sait que la radiation solaire augmente singulièrement à mesure qu’on monte. Et les machines motrices à air chaud, à ammoniaque, que ne gagneront-elles pas à user du récepteur solaire ? Mais c’est surtout dans les contrées tropicales, sur lesquelles le soleil dirige si généreusement tous les jours le faisceau de ses brûlans rayons, qu’il trouvera un emploi immédiat : mise en mouvement de tous les mécanismes sur les plantations de canne à sucre ou de coton, distillation des eaux impures pour les transformer en eaux potables, cristallisation des dissolutions salines, sucrées, élévation des eaux d’irrigation, fabrication de la glace au moyen des appareils Carré, etc. Ces pays sont précisément ceux où le combustible manque : les bois de chauffage y sont rares, et la houille, qu’il faut apporter de très loin, souvent même des mines anglaises, y atteint des prix excessifs. Déjà, dans les régions méridionales, n’est-ce pas au moyen de la seule chaleur du soleil que l’on obtient le sel marin ? Au Chili, à l’île Maurice, pour activer l’évaporation des eaux, on a couvert les marais salans de cloisons vitrées. Les fameuses nitrières d’Iquique, sur la côte du Pérou, pourraient aussi faire cristalliser leur sel uniquement par la chaleur du soleil. Et ceci ne concerne que les applications calorifiques, mais il y a aussi pour tous les pays chauds les applications mécaniques, dont la liste est pour ainsi dire illimitée. Quelle notable économie sera ainsi réalisée par l’emploi de cette force gratuite, mise pour nous comme en réserve par la maternelle et généreuse nature !

Le coût d’un appareil solaire pouvant donner, comme celui de Tours, la force d’un demi-cheval ne dépasse pas 1,500 francs, et descendra bien au-dessous quand la fabrication sera devenue courante et que l’inventeur aura apporté à son appareil toutes les modifications que déjà il entrevoit. Si l’on remplace le plaqué d’argent, principale dépense du réflecteur, par du laiton légèrement argenté, fonctionnant presque aussi bien que le plaqué, il y aura de ce côté seulement une très grande réduction de prix. Au reste, la surface d’insolation et par suite la force de l’appareil quadruplant quand le diamètre du miroir est double, il sera facile de construire de grands générateurs sans trop compliquer et renchérir le mécanisme. L’écueil à éviter sera précisément en ce cas la trop grande intensité de la chaleur recueillie. On ne saurait objecter an réflecteur conique la place qu’il occupe, car une machine à vapeur ordinaire en exige une bien autrement considérable avec les longues chaudières et la haute cheminée ; quant au moteur proprement dit et aux moyens de transmission du mouvement, ils seront les mêmes dans les deux cas.

Les plus forts coups de vent, au moins sous nos climats, sont sans action sur les effets de la chaleur réfléchie et sur le miroir lui-même, qu’ils ne parviennent pas à ébranler. Ceci est capital, car nous avons affaire à un appareil qui doit toujours marcher à découvert, à l’air libre. Dans les pays où les ouragans sont plus forts que dans le nôtre, on pourra du reste étayer le réflecteur par une membrure de fer, de manière qu’il résiste aux plus violens cyclones. Aucun embarras de ce côté non plus que de tout autre, car il a été constaté que la cloche de verre, bien qu’échauffée par le rayonnement direct de la chaudière, ne courait aucun risque d’être brisée par une averse glacée, et qu’elle était même à l’épreuve de la grêle. Aujourd’hui d’ailleurs que l’on semble être parvenu à tremper le verre et à le rendre presque incassable, il sera toujours facile d’avoir une cloche assez résistante.

L’expérience indiquera par la suite, comme cela a eu lieu pour la machine à vapeur, bien des perfectionnemens qu’on ne soupçonne point encore ; telle qu’elle est toutefois, la machine solaire de Tours est dès à présent prête à passer des spéculations de la théorie dans les applications de la pratique. Elle n’est ni trop coûteuse, ni difficile à installer, ni délicate a manier, et, à quelque point de vue que l’on se place, répond victorieusement à toutes les objections. On peut dire qu’elle se plie à tous les emplois industriels auxquels peut s’appliquer la chaleur solaire, surtout dans les contrées intertropicales où se fait déjà sentir l’absence de tout autre combustible que le soleil pour les besoins de l’industrie. Dans un avenir qu’on peut dire assez rapproché, il n’y aura même pour tout pays d’autre combustible que le soleil, d’autres machines que celles qui seront mises en mouvement par la chaleur de cet astre ; cette chaleur, on aura sans doute trouvé alors le moyen de l’emmagasiner, car il faudra bien, sous nos climats, dans les diverses applications du calorique solaire, songer à parer aux temps couverts, aux temps de pluie, qui composent, malheureusement pour nous, la plus grande partie de l’année.

Cela peut paraître un plaisant paradoxe de dire que c’est dans le soleil que les âges futurs, quand les houillères seront épuisées, iront chercher la chaleur et la force dont l’industrie et l’économie domestique ont besoin. Rien cependant n’est plus aisé à démontrer : aujourd’hui, qu’il est probable que la force, le mouvement, la pesanteur, la chaleur, la lumière, l’électricité, le magnétisme, ne sont que le résultat des modifications d’un seul et même agent et l’effet des vibrations de ce fluide insaisissable qu’on a nommé l’éther, aujourd’hui une telle assertion, que le soleil est le seul combustible, la seule force, ne doit plus provoquer chez personne le sourire de l’incrédulité. Désormais tout combustible, toute force, ne doivent être considérés que comme une portion du calorique solaire. Qu’est-ce que la houille ? Du charbon fossile, et ce charbon n’a-t-il pas été fixé dans les plantes par la chaleur du soleil dont il n’est qu’un équivalent ? L’acide carbonique de l’air, à la faveur des radiations solaires, se décompose au contact des végétaux ; le carbone se fixe dans la plante, et l’oxygène retourne dans l’air se mêler à celui qui y est déjà et qui sert à la respiration des animaux. Donc, sans le soleil pas de végétation, sans végétation pas de carbone, sans carbone pas de houille. En brûlant, la houille restituera chaleur du soleil qui s’était emmagasinée en elle, et c’est pourquoi le grand ingénieur Robert Stephenson, créateur des premières voies ferrées en Angleterre, disait en voyant s’avancer une locomotive : « Ce n’est pas la houille qui anime cette machine, c’est la chaleur du soleil, qui a fixé le carbone dans la houille il y a des milliers de siècles ; les locomotives ne sont que les chevaux du soleil. » On pourrait user d’une comparaison analogue à propos du vin et de l’alcool qu’il renferme, et les Bordelais ne font pas seulement une figure de rhétorique lorsqu’ils comparent leur admirable vin de Sauterne, couleur d’épi doré, à du « soleil mis en bouteille. »

Quand l’eau monte dans l’air en vapeurs, qui l’élève ? C’est la chaleur du soleil. Si elle descend en pluie et s’échappe en torrens, en ruisseaux, que vous canalisez, que vous amenez sous les aubes, sous les palettes d’une roue, qui fait marcher cette roue ? Le soleil, puisque c’est lui qui d’abord a élevé l’eau. Quand le vent souffle sur les ailes d’un moulin, sur les voiles d’un navire, qui fait marcher ce moulin, ce navire ? Le soleil, car qu’est-ce que le vent ? C’est le courant produit par réchauffement d’une couche d’air qui, dilatée par le soleil, cherche à se mettre en équilibre avec des couches de même densité qu’elle, et pour cela monte, se meut, tandis qu’un volume d’air moins chaud vient prendre sa place. Les marées, dont on songe à utiliser la force propulsive, soit directement au moyen des roues qu’elles mettraient en mouvement, soit pour comprimer de l’air et créer ainsi une source de force vive toujours disponible, les marées que sont-elles elles-mêmes ? Une portion de la chaleur solaire, puisque les mers sont formées de l’assemblage de tous ces torrens, de tous ces fleuves qui descendent dans leur réservoir commun, l’océan, lequel couvre les trois quarts de la surface du globe. Ne sont-elles pas du reste produites, ces marées, par l’attraction combinée du soleil et de la lune sur la terre ? Ainsi, toujours et partout le soleil.

Il n’y a donc aucun paradoxe à invoquer le soleil comme le futur magasin de combustible et le réservoir de force auquel les générations à venir iront bientôt s’adresser. Et c’est pourquoi les savans et des grands ingénieurs à toutes les époques, Euclide, Archimède, Héron, Salomon de Caus, Buffon, Saussure, Belidor, Evans, Herschel, Pouillet, Ericson, se sont inquiétés de la manière dont on pourrait utilement ravir à cet astre une partie de son calorique pour les besoins de cette pauvre terre.

Le monde ne périra pas faute de charbon ; mais le charbon manquera bientôt et bien plus vite que ne le calculait Ericson, car le chiffre de l’extraction va doublant partout, en moyenne tous les dix ou quinze ans. Ce n’est plus par milliers d’années qu’il faut compter pour l’Europe, comme on se plaisait à le faire il n’y a pas encore bien longtemps ; c’est par siècles, et le nombre en est plus que limité. Déjà l’Angleterre suppute, à la suite d’enquêtes contradictoires faites avec un soin minutieux et terminées tout récemment, que son noir domaine souterrain sera vidé dans deux ou trois siècles au plus. La Belgique, l’Allemagne, la France, les autres contrées houillères de l’Europe n’en ont pas pour plus longtemps. Les États-Unis de l’Amérique du Nord et la Chine, mieux partagés, ont peut-être pour un millier d’années de réserve houillère, et c’est tout. Après, à qui faudra-t-il s’adresser ? Au soleil.

J’entends quelques-uns répondre : « Vous aurez l’électricité. » L’électricité coûte trop cher comme agent mécanique. Il faut, avec les piles électriques, brûler en quelque sorte du cuivre, du zinc, consommer des acides. Or 1 kilogramme de cuivre, de zinc, d’acides, représentent chacun dans leur prix de revient et avant tout plusieurs kilogrammes de houille qu’il a fallu dépenser pour les obtenir. Dans la méthode de fabrication du cuivre usitée dans le pays de Galles, on brûle jusqu’à 16 kilogrammes de charbon par kilogramme de cuivre obtenu. C’est donc tourner dans un cercle vicieux que de supposer que les machines électriques ou électro-magnétiques pourront remplacer utilement, économiquement, les machines à vapeur. Il n’est qu’un cas où il est permis d’être ébranlé, c’est celui où, avec une pile thermo-électrique, on arriverait à décomposer presque sans dépense l’eau en ses deux élémens, l’oxygène et l’hydrogène, l’eau si abondamment répandue à la surface du globe qu’on la trouve partout. Alors le problème serait résolu, puisqu’on aurait mis à la disposition de tous et presque pour rien les deux plus grandes sources de lumière, de chaleur et de force, l’oxygène et l’hydrogène ; mais, dans ce cas, qui aurait permis encore cette solution si inattendue de la question ? Le soleil, puisque ce n’est qu’avec une pile thermo-électrique, où nous supposons que l’électricité serait produite par la chaleur solaire, qu’on pourrait utilement décomposer l’oxygène et l’hydrogène, sinon il en coûterait au moins autant de chaleur pour les désassocier qu’ils en donneraient en se recombinant : nouvelle pétition de principe que ne voient pas les inventeurs naïfs qui s’obstinent à poursuivre avec des piles ordinaires la solution du grand problème des machines motrices économiques et du combustible de l’avenir.

Quant à emmagasiner directement là chaleur solaire au moyen de corps bons conducteurs ou absorbans, isolés ensuite, par exemple au moyen de pierres noires poreuses, exposées au soleil et jetées de là dans un grand réservoir, comme on empile la neige dans les glacières, il n’y a rien d’impossible à cela. On jetterait ces pierres dans l’eau, quand il en serait besoin, et l’on atteindrait et dépasserait aisément ainsi la température de l’eau bouillante. Les Indiens de Californie font bouillir de la sorte l’eau dans des paniers en osier si finement tressés qu’aucune goutte de liquide ne s’échappe, et pour cela ils jettent dans l’eau une à une des pierres rougies au feu. La paille, la sciure de bois, la laine, la plume, l’air confiné, sont des corps isolans qui conservent la chaleur. On pourrait entourer d’une double enveloppe de ce genre le réservoir contenant nos pierres chauffées au soleil, et l’on aurait un stock de chaleur solaire comme on a un stock de glace. Qu’il s’agisse de conserver le froid ou le chaud, le problème est le même. Or la glace se conserve très bien, même sur les navires qui par centaines de mille tonnes chaque année la transportent des États-Unis, notamment du port de Boston, à travers toutes les mers tropicales. L’Inde, l’Amérique du Sud, reçoivent ainsi leur provision de glace, qui leur arrive presque sans coulage. Un peu de sciure de bois et un bon arrimage font tout le miracle. Il en sera de même quand il s’agira d’emmagasiner et au besoin d’emporter au loin nos « boules de chaleur solaire. » Nous n’avons donné que l’embryon de l’idée ; soyez assuré qu’au jour voulu un savant paraîtra qui en trouvera tout de suite la forme pratique, le mode d’application industrielle. Après tout, qu’est-ce que la machine à vapeur moderne, si ce n’est, sous une forme appropriée, scientifique, la reproduction de ce vulgaire phénomène de cuisine que les ménagères connaissaient de toute antiquité, le couvercle de la marmite se soulevant sous la pression intérieure de la vapeur d’eau ?

Que si l’on objecte qu’il faudra peut-être, malgré tout, si jamais les applications de la chaleur solaire devaient entrer dans nos usages quotidiens, abandonner alors les contrées où la civilisation s’est aujourd’hui confinée, c’est-à-dire les régions tempérées, celles précisément où gisent les mines de houille, et faire un pas décisif vers les régions tropicales, nous répondrons que l’humanité a vu bien d’autres migrations et autrement importantes. La civilisation ne ferait que reprendre, en retournant aux pays du soleil, sa route vers son lieu d’origine. Ainsi aucune raison valable ne peut nous être opposée. Le soleil semble bien devoir être le combustible de demain, et l’on dirait que le grand encyclopédiste du moyen âge, Dante, le prévoyait, le jour où il s’écriait dans son incomparable poème : Guarda il calor del sol che si fa vino, regarde la chaleur du soleil qui se change en vin, comme s’il eût voulu dire : en tout ce qui est force, en tout ce qui est vie, en tout ce qui est lumière.


L. SIMONIN.

  1. La Chaleur solaire et ses applications industrielles, par A. Mouchot. Paris, Gauthier-Villars, 1869.
  2. Un fabricant d’instrumens de précision, M. J. Salleron, qui a précisément construit l’appareil solaire qui a été présenté l’an dernier à l’Institut, nous écrivait récemment : « J’ai fait fonctionner un petit modèle de machine à vapeur avec la vapeur engendrée dans la chaudière de ce nouveau générateur, et M. Nouel, professeur de physique au lycée de Vendôme, l’a fait entre autres fois fonctionner le 5 janvier dernier. L’eau y est entrée en ébullition au soleil en 28 minutes, à l’heure de midi et par une température de l’air ambiant voisine de zéro. »