L’Empereur Julien et l’Histoire de l’Église au IVe siècle

L’Empereur Julien et l’Histoire de l’Église au IVe siècle
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 137-169).
L’EMPEREUR JULIEN

L’Eglise et l’Empire romain au quatrième siècle, par M. Albert de Broglie, 3e édition, Paris, Didier, 1866.

Le IVe siècle peut être regardé comme le véritable point de partage entre l’antiquité et les temps nouveaux. C’est le moment où le christianisme, monté sur le trône impérial, armé de la puissance politique, devenu religion d’état, a consommé sa lente victoire, et en dépit de sourdes ou violentes résistances a fixé les destinées du monde. Le concile de Nicée, pour mettre fin à toutes les incertitudes et aux inévitables oscillations de la raison flottant entre tant de cultes et de sectes, arrête avec une rare précision un symbole qui s’imposera sans conteste à tout l’Occident pendant des siècles. Il n’y a pas eu dans l’histoire de changement plus durable, car malgré quelques accidens historiques tels que la réforme, qui n’a pas rompu la chaîne des traditions, la société moderne et contemporaine tient encore par mille liens visibles et invisibles au grand événement qui s’est accompli sous le règne de Constantin. Au triomphe politique du christianisme et à la conquête qu’il a faite de l’empire romain se rattachent, de fort loin si l’on veut, nos institutions, nos mœurs, nos croyances et quelquefois même, sans que l’on s’en doute, nos passions actuelles et nos controverses. N’avons-nous pas vu naguère l’épiscopat, la presse, l’opinion agités par un livre célèbre qui reproduisait avec moins de dogmatisme que de poésie la fameuse hérésie d’Arius? Ne voyons-nous pas en ce moment éclater un schisme dans l’église protestante de Paris sur la même question qui, au IVe siècle, divisait tout l’empire? Ce sont les mêmes débats, avec cette différence qu’ils ne font plus verser des flots de sang. La révolution française peut seule être comparée, par l’immensité probable de ses conséquences, à cette révolution antique qui a changé la face du monde, et dont nous ressentons encore les lointains effets. On pourrait ajouter même que nos plus vives agitations morales tiennent précisément à ce que les deux plus grandes révolutions qui aient transformé les sociétés, celle du IVe siècle et celle du XVIIIe, se contrarient souvent et se combattent. Le long et paisible cours de l’idée chrétienne est venu se heurter au courant nouveau, et cette rencontre produit des tourbillons dans lesquels la raison moderne tournoie, et dont elle ne pourra peut-être se dégager que si les deux fleuves se pénètrent, se confondent, pour promener sur une pente commune leur double fécondité. C’est dire assez quel intérêt religieux, politique et moral peut offrir l’histoire du IVe siècle à tout esprit capable de graves méditations.

Cette histoire frappe encore par l’originalité si forte et si diverse des caractères qui occupent la scène, car, bien qu’il s’agisse d’une époque de décadence, d’épuisement et de rénovation, d’une de ces époques où d’ordinaire les individus disparaissent devant la grandeur de l’œuvre collective, on rencontre partout dans cet âge mémorable des hommes qui ont déployé toutes les vertus ou le génie de leur rôle : des politiques tels que Constantin, Julien, Théodose, des défenseurs de la foi qui ont montré toutes les sortes de courage, celui de dire la vérité et celui de braver les supplices, — un saint Athanase, auquel on ne peut comparer aucun homme pour la persévérance infatigable, l’invincible opiniâtreté, la lucidité de la foi, et qui, sans jamais hésiter ni fléchir, a porté dans les cours aussi bien que dans les déserts son orthodoxie intraitable et militante; un Grégoire de Na4anze, un Basile, un Jean Chrysostome, sachant prêter au christianisme triomphant toutes les parures et les grâces innocentes de l’éloquence antique; puis des philosophes, des rhéteurs tels que Libanius, Thémiste, Himère, plus célèbres, il est vrai, par l’enthousiasme qu’ils ont excité que par la beauté de leurs ouvrages, mais qui n’étaient point indignes de prêter leur voix à la vieille civilisation expirante, et par la bouche desquels s’exhalait en sons harmonieux encore le dernier souffle de l’antiquité païenne.

Où trouver dans l’histoire une plus grande lutte que celle qui a pour théâtre tout le monde connu, et dont le prix est la conquête des âmes? De plus, quelle que soit votre opinion, vous ne pouvez point ne pas vous intéresser à la fois au vainqueur et au vaincu; car si l’un apporte une foi meilleure et des idées plus pures, on n’oublie pas que l’autre est l’héritier d’une civilisation sans pareille, qui, dans les arts, les lettres et dans la politique, est demeurée, malgré sa chute, la grande institutrice du genre humain.

Que cette lutte est confuse et qu’il faut d’attention pour en démêler les fuyantes péripéties! Il ne s’agit pas ici du clair combat de deux religions ennemies qui se rencontrent dans un seul choc, et dont les combattans peuvent de chaque côté se reconnaître à des signes certains. L’église a ses hérésies, ses schismes, ses guerres civiles; elle est ensanglantée, non-seulement par le sang qu’elle verse de son sein, mais par celui qu’elle répand de ses mains; le paganisme, sans éprouver les mêmes déchiremens, puisqu’il n’a point de dogmes, présente cependant des nuances infinies, depuis l’idolâtrie la plus grossière jusqu’à la philosophie la plus subtile. La société chrétienne conserve sans le vouloir des habitudes antiques, le monde païen aspire à se donner des mérites nouveaux. Des deux côtés le langage est parfois incertain et flottant. Bien plus, ce qui ajoute à la confusion, les deux religions sont en lutte non-seulement dans la société, mais souvent dans la même âme. On ne peut dire où commence l’une, où finit l’autre. Tel se croit chrétien et n’est que déiste, tel autre se croit dévot païen et n’est que philosophe. Les uns n’ont pas toujours les vertus de leur religion, les autres ont quelquefois celles que leur religion ne commande pas, mais tous ou presque tous demeurent plus ou moins engagés dans de vieilles habitudes où les retiennent les mœurs générales, les lois, le langage. On est tenté d’appliquer à cette société tout entière comme aux individus cette belle image de Milton montrant au jour de la création le lion naissant élevant déjà au-dessus de la terre sa face auguste, tandis que ses membres s’agitent encore en formes indécises dans le limon.

Ce n’est pas sans de rares qualités littéraires qu’on peut porter la lumière dans cette histoire, sur laquelle d’ailleurs nous n’avons que des documens épars, passionnés, souvent contradictoires, et qui, pour n’avoir pas été racontée par des Tite-Live ou des Tacite, impose à l’historien moderne la nécessité de mettre lui-même de l’ordre dans les faits, de les disposer avec clarté, de deviner les sentimens dénaturés des personnages, de chercher la vérité dans les légendes. Sans insister sur les difficultés que présente une histoire où l’on n’a pas d’habiles écrivains pour guides, il faut encore une grande fermeté d’esprit pour ne pas prendre trop vivement parti dans une lutte où il n’est pas donné à tout le monde de se montrer désintéressé, il faut une pénétration peu commune pour distinguer le vrai mobile des actions, une impartialité volontaire pour ne pas trop céder à des prédilections de doctrine, enfin des trésors d’indulgence pour n’être que juste. Si. on se range trop visiblement d’un parti, on ne fait plus qu’un plaidoyer dont le moindre défaut est d’être monotone et prévu ; si on est trop indifférent dans ce conflit des opinions armées, on risque d’éteindre toutes les couleurs du sujet. Quelle surveillance ne doit-il pas exercer sur lui-même, celui qui raconte une époque où il ne s’agit pas, comme c’est l’ordinaire, des intérêts variables et fugitifs de l’ambition politique, mais où sont soulevés les éternels problèmes de l’âme et de la conscience, dont personne ne peut entièrement se déprendre, où chacun engage sa foi religieuse ou philosophique !

M. Albert de Broglie a osé entreprendre cette longue et difficile histoire avec la confiance de la jeunesse et la précoce maturité d’un esprit grave, de bonne heure initié par de beaux exemples de famille aux plus hautes questions de la politique, de la morale et de la religion. Sa forte éducation littéraire lui permettait de manier sans trop d’efforts les documens latins et grecs qu’il avait à consulter. La part qu’il a prise tout d’abord aux discussions religieuses de notre temps permet de penser qu’il a choisi son sujet non point par un profane désir de montrer son talent, mais pour s’instruire lui-même, pour s’affermir dans les principes qui lui sont chers, et pour asseoir sa foi sur un solide fondement historique. On n’a pas à craindre qu’il apporte dans cette longue étude un zèle trop tiède et les indifférences d’une simple curiosité. On pourrait s’attendre plutôt à des idées préconçues, à des préférences trop marquées, si l’on ne savait que son esprit, fidèle à des traditions de famille, est accoutumé à respecter toutes les libertés de la pensée, même chez ses adversaires. Malgré ses ardeurs et ses prédilections évidentes, le petit-fils de Mme de Staël ne peut manquer d’être libéral et de comprendre même ce qui contrarie ses convictions personnelles. Aussi trouvons-nous dans son livre, à côté d’une passion contenue qui pourtant se fait jour, les scrupules d’une raison éclairée, une circonspection presque constante, une grande vigilance sur soi-même et une impartialité, il est vrai, plus voulue que naturelle, mais qui donne du crédit à son vaste et bel ouvrage.

Au moment de juger cette grande œuvre historique, comment pourrons-nous donner quelque clarté à nos adhésions et à nos dissentimens, à nos louanges ou à nos critiques, si nous nous dispersons dans les détails infinis d’une histoire compliquée, si nous réduisons en poussière notre jugement moral et littéraire ? Pour ne pas errer dans un sujet sans limites, nous allons nous renfermer dans le règne de Julien, règne court et clair, qui nous offre comme dans une réduction l’image de la société, la lutte des idées, l’état des âmes. Il nous semble d’ailleurs que l’auteur n’a pas rendu une exacte justice au jeune empereur qui eut le tort sans doute, en voulant restaurer le paganisme, de soutenir une cause perdue, mais qui n’en est pas moins un grand esprit et un noble caractère. M. de Broglie nous invite lui-même à le combattre quand il nous dit avec cette élévation de sentimens qu’on peut attendre de lui : « La critique qui me fera connaître mes erreurs peut être sûre que je l’accueillerai avec la reconnaissance qu’on doit à un véritable service. » C’est accorder d’avance plus qu’elle ne demande à notre critique, qui voudrait simplement opposer au brillant portrait composé par M. de Broglie un portrait plus juste et un jugement plus équitable.


I.

Un historien chrétien du IVe siècle devrait être intéressé, ce nous semble, à ne pas rabaisser l’adversaire du christianisme. Plus est grand l’ennemi, plus la victoire sera éclatante. Pour prouver combien la foi chrétienne était irrésistible, nous nous plairions plutôt à montrer que les plus fortes digues étaient incapables d’arrêter le torrent, que les plus solides vertus profanes devaient être emportées comme des pailles légères par le courant divin. Nous laisserions à Julien ses belles et irrécusables qualités pour les humilier au pied de la croix. Nous ferions ce qu’avaient coutume de faire les vainqueurs antiques qui, pour rehausser l’éclat de leur triomphe, promenaient derrière leur char le vaincu désarmé, mais entouré de ses richesses et des marques de sa puissance, afin de mieux peindre aux yeux des spectateurs la hauteur de sa chute. Nous prendrions exemple sur Bossuet, qui, malgré l’ardeur biblique de sa foi, conserve son vif sens historique, et dans ses explications sur l’Apocalypse prouve longuement que Julien est la bête annoncée par les prophéties, et toutefois ne songe pas à diminuer le monstre. Que l’histoire, qui ordinairement est une grande adulatrice, se plaise à décorer le triomphe des vainqueurs, rien n’est plus naturel, puisque les causes victorieuses, non pas à un moment donné, mais à la longue, sont les plus justes ou les plus fatales; mais elle fera toujours bien de ne pas insulter le vaincu, dans l’intérêt même du vainqueur. Et si, par exemple, elle veut montrer l’impuissance de la république romaine en face de l’empire, elle ne doit point taire les vertus de Caton, et si elle tient à exalter le christianisme, qu’elle se garde bien de méconnaître un homme tel que Julien.

A travers tant de siècles qui nous séparent des événemens, nous avons quelque peine à nous figurer le rôle que s’est donné le généreux empereur. Accoutumés que nous sommes à rendre hommage à la supériorité morale de la foi chrétienne, à contempler de loin le christianisme dans sa majestueuse et écrasante unité, nous croyons volontiers que, pour lui résister et pour le combattre, il fallait avoir un esprit bizarre, infatué de lui-même, une obstination fantasque aussi puérile qu’impuissante. A plus d’un l’entreprise paraît tout simplement méchante et ridicule. À cette distance, on risque fort de se tromper. De si loin on peut voir sans doute quelle est la meilleure des deux causes, mais on ne distingue pas les mobiles des hommes. Il faut replacer son imagination au milieu même de la lutte, entrer dans la pensée des personnages, saisir leurs passions, compter pour quelque chose les divers incidens de la mêlée, apprécier les raisons des adversaires. Dans les grandes luttes humaines, chacun des deux combattans pense toujours avoir le droit de son côté, et en effet la justice des causes n’est pas tout d’abord si clairement définie que l’on puisse dire des champions : Celui-ci est un héros, celui-là un insensé.

Reportons-nous donc au IVe siècle pour voir ce qu’était alors le christianisme ou du moins ce qu’il devait paraître aux yeux des païens. Il ne faut pas oublier que la population de l’empire était peut-être aux trois quarts païenne, et que beaucoup de ceux qui se croyaient chrétiens n’étaient pas sûrs de leur foi. Bien des âmes, ne sachant que croire ni dans quelle religion se ranger, attendaient avec une pieuse anxiété que le dieu des combats fît pencher d’un côté ou de l’autre la balance. Constantin lui-même partagea un moment ces sentimens de la foule. Lorsque l’inculte soldat des Gaules descendit en Italie à la tête d’une armée pour combattre son rival Maxence, au moment de marcher sur Rome, de fouler le territoire sacré de la république, de donner l’assaut au Capitole, à la sainte citadelle de l’antique religion, il tomba en d’étranges perplexités. Quel auxiliaire divin appellera-t-il à son secours? Peut-il implorer les anciens dieux dont il va violer le domaine? Leur assistance d’ailleurs sera-t-elle assez puissante? Dans une circonstance aussi solennelle et décisive, un chef d’armée peut-il se confier à des dieux qui depuis quelque temps se sont laissé insulter impunément, dont les images ont été renversées quelquefois par des chrétiens sans que la vengeance divine ait puni le sacrilège? Il se rappela plus naïvement encore que trois des princes qui avaient partagé avec lui le pouvoir suprême, Hercule, Sévère, Galère, avaient péri par le glaive ou de mort violente, bien qu’ils eussent placé leur confiance dans la multitude des dieux. N’était-ce point courir moins de risques que d’implorer le dieu nouveau et de le mettre comme en demeure de déclarer sa puissance? Après bien des anxiétés, Constantin, dit M. de Broglie, « se décida à prier le Dieu de son père de prêter main-forte à son entreprise. » Il fut vainqueur, « et l’événement qui justifia son espoir décida par là de toute sa conduite. » C’est ainsi que cet homme de guerre, à l’âme simple, mal instruit des doctrines de l’Évangile, pratiquant plus mal encore ses préceptes, se trouva tout à coup le soldat du christianisme. Il avait été protégé par son Dieu, il le protégea à son tour, il fit avec lui comme une ligue défensive. Dans l’antiquité, on ne comprend pas autrement la religion. Les prières, les sacrifices étaient des hommages intéressés offerts à des maîtres tout-puissans. La piété restait fidèle tant que la divinité se montrait ou redoutable ou généreuse, et, comme on le voit souvent dans les grands événemens politiques et même dans la familiarité de la vie domestique, quand le pouvoir d’un dieu paraissait fléchir, on s’adressait à un autre, et on cherchait ailleurs un patronage plus efficace. De là vient que les succès et les revers décident si souvent de la piété et de la foi. Le dernier adversaire de Constantin, l’empereur Licinius, fit en païen ce qu’avait fait en sens inverse son rival. Flottant entre les chrétiens et les païens, ne sachant lesquels il devait protéger, il finit par se faire le champion du paganisme, et le matin même de la fameuse journée d’Andrinople, où les armées des deux religions se heurtèrent dans une rencontre suprême, il posa nettement la question devant ses soldats avec une simplicité grossière : « Amis et compagnons, ce jour décidera qui de son dieu ou des nôtres a droit aux hommages des hommes ;… car si nos dieux, qui ont au moins l’avantage d’être plusieurs contre un, se laissent vaincre par le dieu de Constantin, sorti on ne sait d’où, personne ne doutera plus quel est celui qu’il faut adorer. Chacun devra se ranger du côté du plus fort et prendre le parti de la victoire… Nous-mêmes, il nous faudra bien reconnaître cet étranger, dont nous nous moquons, et donner congé à ceux pour qui nous aurons fait en vain brûler nos cierges ; mais nos dieux sortiront vainqueurs de la lutte… » Le fougueux Licinius, on le voit, ne raisonnait pas autrement que Constantin. Seulement il fut battu, chassé, poursuivi à travers son empire, et en perdant cent mille hommes dans une suite de défaites, il put se convaincre que le dieu nouveau était plus fort que tous les siens. Triste et naïve manière de s’en remettre, comme dans les duels du moyen âge, au jugement de Dieu, pieux fatalisme qui changeait la force en bon droit, dangereuse persuasion qui faisait dépendre la foi des hasards de la guerre ! Ne pouvait-il pas venir à quelque dévot païen l’idée et le courage d’éprouver encore une fois le pouvoir de l’olympe et de lui fournir l’occasion d’une revanche ? Julien tenta l’entreprise avec les idées qu’on avait de son temps. La cause du plus grand nombre pouvait lui paraître la plus juste ; une bataille avait élevé le christianisme, une bataille pouvait le renverser. On ne se figure pas non plus ce qu’était alors la société chrétienne ni quel ressentiment elle devait inspirer quelquefois à des païens. Une secte étrangère et exécrée, longtemps rampante sous le mépris public ou hautement rebelle aux lois, aux mœurs, à la religion de l’empire, qui jusqu’alors paraissait n’avoir su que braver follement des supplices mérités, marche maintenant la tête levée, elle a son empereur, elle a sa capitale, elle a transporté à Constantinople la fortune et la majesté de l’antique empire romain. Non contente de renier les dieux, elle les dépossède, démolit leurs temples, proscrit les saintes cérémonies, abat les idoles, vend à la criée les objets du culte, et, dépouillant les images sacrées de leurs pierreries et de leurs ornemens, elle se fait un plaisir sacrilège d’étaler le bois pourri que couvrait un brillant appareil, et d’entonner au milieu de ces exhibitions dérisoires ses psaumes abhorrés comme des chants de triomphe. L’image d’un supplice réputé infâme flotte sur les étendards des légions romaines, et, par un contraste que M. de Broglie appelle piquant, mais qui devait paraître odieux, les faisceaux sont obligés de s’incliner devant la croix. Il y a eu dans l’histoire des révolutions moins clémentes et de plus complets renversemens, jamais peut-être il n’y eut pour un peuple plus grande humiliation que celle qui fut infligée par le christianisme au peuple-roi.

Encore si la nouvelle religion avait désarmé ses ennemis par le spectacle de ses vertus et les bienfaits de la concorde qu’elle annonçait et semblait promettre! mais ses vertus étaient précisément de celles qui se cachent et qui ont leur asile dans le fond des consciences et l’obscurité des familles. Ce qui paraissait au grand jour n’était point fait pour inspirer le respect. La cour impériale et chrétienne était le théâtre des plus épouvantables tragédies. Déjà le grand Constantin, le défenseur de la foi, le promoteur du concile de Nicée, avait étonné le monde par la subite explosion de ses sentimens restés à demi barbares. Après avoir ordonné le meurtre de son fils Crispus sur de faux rapports, rappelé au sentiment de son crime par sainte Hélène, il ne sut que noyer ses remords dans le sang de ses conseillers, dont il fit un effroyable et mystérieux carnage, allant jusqu’à faire étouffer dans un bain brûlant sa femme Fausta, la mère de ses enfans. Les jeux et les fêtes qu’il donna avec un faste inaccoutumé, pour désarmer la réprobation du peuple, n’empêchèrent pas un long cri d’horreur de courir à travers tout l’empire. A peine le monde eut-il échappé à la sauvage, mais forte main de Constantin, et fut-il livré à ses fils indignes, les prédécesseurs immédiats de Julien, que la cour chrétienne offrit un spectacle plus honteux et plus lamentable. L’inepte et odieux Constance, qui se piquait d’être un théologien couronné, eut bientôt pris son parti de faire assassiner toute sa famille collatérale, oncles et cousins, dans une sorte dô massacre en règle où il n’oublia personne, excepté deux enfans en bas âge, dont l’un, Julien, dit avec raison M. de Broglie, « était tenu en réserve par la justice divine pour venger ces forfaits. » Tant de cruautés lâches ou barbares, dont la cour chrétienne donnait le spectacle de haut, pouvaient inspirer de l’horreur pour une religion qui avait de pareils défenseurs.

Que devaient aussi penser les païens à la vue de cette cour hypocrite et avide où affluaient tant de chrétiens nouveaux ? « Les faveurs des princes, dit M. de Broglie, multipliaient de jour en jour, sans grand profit pour l’église et sans grande édification pour les fidèles, le nombre des chrétiens… Paraître touché de la vérité du christianisme et ardent à s’instruire, être particulièrement accessible aux argumens de l’empereur et laisser peu à peu fléchir devant la force de ses raisons les préjugés de l’idolâtrie, ce fut bientôt pour tout bon courtisan la manière connue de se mettre en grâce ;… les honneurs et même l’argent pleuvaient sur leurs têtes, car Constantin ne dédaignait pas tout à fait ce moyen indirect de prosélytisme. » De proche en proche et de haut en bas de la hiérarchie sociale, le christianisme vainqueur fit peser sur le monde le poids des privilèges qu’il accordait à ces faux ou vrais fidèles. Jusqu’au fond des provinces les plus reculées se fit sentir cette oppression causée par les conversions intéressées. Comme les membres du clergé étaient exempts des charges municipales, fort lourdes alors, bien des gens, et des plus riches, aspirèrent à l’ordination sacerdotale. Tel fut cet entraînement où la piété avait si peu de part que, sur les réclamations des villes privées de leurs plus opulens magistrats, il fallut régler que le nombre des prêtres ne dépasserait pas dans chaque ville le chiffre fixé. Les privilèges du christianisme inquiétaient partout les citoyens et appauvrissaient l’empire, et comme de plus on avait accordé la permission de tester en faveur des corporations catholiques, il ne tarda pas à s’élever un clergé aussi riche que puissant, dont l’opulence paraissait fondée sur la misère publique. Si grand était le mal et le scandale que M. de Broglie lui-même, dans l’intérêt de la foi et des vertus chrétiennes, ne peut s’empêcher de regretter le temps des persécutions.

À l’irritation des païens se joignit bientôt le mépris, quand ils virent que cette religion qui promettait la paix était en proie aux plus bizarres dissensions intérieures, et donnait au monde le spectacle de querelles et de fureurs jusque-là inconnues. L’antiquité païenne n’avait jamais fait que discuter dans les écoles les problèmes religieux avec une modération tempérée par le goût littéraire, sans prosélytisme ardent et comminatoire. On vit donc alors avec étonnement éclater les horribles violences d’une foi jalouse. Si les querelles religieuses paraissent les plus honorables à ceux qui les soutiennent, elles sont en général regardées comme les plus abominables par ceux qui y sont désintéressés. La paix du monde était partout troublée par des schismes armés. Dans les ardentes provinces de l’Afrique, les donatistes violaient les églises des catholiques, pillaient, tuaient pendant plus d’un demi-siècle, et il fallut enfin que l’autorité politique les exterminât comme des brigands. Ailleurs c’étaient des émeutes chrétiennes pour ou contre un évêque qu’on voulait déposer. Cette funeste division prit des proportions immenses quand éclata l’hérésie d’Arius, qui niait la divinité du Christ. Le monde fut partagé entre les deux doctrines. Les catholiques et les ariens furent tour à tour vainqueurs et vaincus. L’arianisme, condamné par le concile de Nicée sous Constantin, fut au contraire adopté par son successeur Constance. Il devint religion d’état, et l’on vit ce singulier spectacle d’une religion — qui n’existait que parce qu’elle se regardait comme divine, — nier la divinité de son fondateur. Les grands évêchés de Constantinople et d’Alexandrie, les véritables citadelles de la foi, sont pris et repris par la ruse ou le courage. Les outrages réciproques traînent dans la boue l’autorité épiscopale. Pendant que deux évêques se disputent le siège de la capitale, la population décide le litige par le meurtre et l’incendie. La ville d’Alexandrie est conquise les armes à la main par un évêque usurpateur qui chasse l’héroïque Athanase, conduit une émeute à l’assaut d’une église et prend pour alliée la populace païenne afin d’assurer sa victoire; les prêtres sont foulés aux pieds, les sanctuaires livrés au pillage, les vierges dépouillées de leurs vêtemens, les cérémonies de l’église parodiées. Le temps des persécutions est revenu, mais cette fois ce sont des chrétiens qui persécutent les chrétiens. Naguère au concile de Nicée on se montrait du doigt avec un respect attendri les évêques martyrs, glorieux débris de la foi, qui levaient pour bénir leurs mains mutilées par la persécution païenne; maintenant au concile de Sardique on contemple aussi, mais avec une piété mêlée d’horreur, les cicatrices de martyrs nouveaux échappés à des tortures chrétiennes; on se passe de main en main des chaînes de fer, des instrumens de supplice apportés comme de saisissans témoignages des fureurs hérétiques. Orthodoxes et ariens se renvoient les anathèmes. Aux évêques d’Occident qui les condamnent, les évêques d’Orient répondent par d’autres excommunications. Tandis que les catholiques apprennent au monde la condamnation de leurs adversaires, ceux-ci, usurpant dans leur défaite l’autorité du concile, trompent les fidèles sur les résultats de la lutte, et dans une sorte d’appel au peuple chrétien ne se font point scrupule de dire que saint Athanase et ses collègues sont des « scélérats aux sentimens impies, aux mœurs honteuses. » La confusion se répand partout; l’autorité impériale, déconcertée par ces désordres d’un genre nouveau, prend parti pour l’une ou l’autre église, protège celle-ci, opprime celle-là, et quelquefois fatiguée, incertaine, assiste indifférente à ce vaste conflit d’opinions et trouve son abaissement dans son impuissance. Le pieux Constantin lui-même, au moment où les disputes commençaient, déplorait déjà « cette détestable division, cette haine et cette discorde qui tendent à la ruine du genre humain..., et qui donnent occasion de railler à ceux dont les sentimens sont éloignés de la sainte religion. » Que ne vit-on pas plus tard sous ses fils quand l’Orient et l’Occident furent en feu, quand la capitale, les grandes villes, les provinces éloignées, se livrèrent à tous les emportemens d’une intolérance sanglante! Quelle joie pour les païens spectateurs impassibles de ces luttes fratricides ! et que ne devaient-ils pas dire quand saint Athanase s’écriait : « Les bêtes féroces ne sont pas plus ennemies des hommes que les chrétiens ne le sont souvent les uns des autres ! » Les païens éprouvaient les sentimens qu’éprouvent aujourd’hui les Turcs de Jérusalem, qui contemplent avec un mépris sublime et un contentement superbe les mutuels outrages que se font les diverses communions chrétiennes dans l’église du Saint-Sépulcre.

Tandis que ces affreuses discordes déconsidéraient le pouvoir politique désarmé, tour à tour clément et rigoureux, mal préparé à remplir des devoirs nouveaux, qu’elles enlevaient tout prestige à l’autorité ecclésiastique et risquaient d’entraîner dans la même ruine l’église et l’empire, il se déchaîna sur le monde un fléau moins terrible, mais plus intolérable, je veux dire l’universelle manie de dogmatiser. Écoutons saint Grégoire de Na4anze. « Toutes les assemblées, tous les marchés, tous les festins sont troublés d’un bruit importun par des disputes continuelles, qui ne laissent ni la simplicité aux femmes, ni la pudeur aux vierges, dont elles font des parleuses et des disputeuses, en sorte que les fêtes ne sont plus des fêtes, mais des jours pleins de tristesse et d’ennui, où l’on ne trouve de consolation aux maux publics que dans un mal encore plus grand, qui est celui des disputes, et où enfin on ne travaille qu’à réduire la religion à une triste et fatigante sophistiquerie. » Nous regrettons que M. de Broglie n’ait pas cru devoir citer les éloquens témoignages des docteurs de l’église qui se sont faits les interprètes de ce désenchantement, de ce dégoût, et qui ont peint avec de si vives couleurs ces temps fâcheux et pesans, insupportables même aux plus fervens chrétiens. Au milieu de ces passions déchaînées, de ces chicanes furieuses, de ces cris d’un dogmatisme pointilleux, qui troublaient jusqu’au foyer domestique, n’était-il pas permis à des païens de croire qu’eux seuls avaient en partage non-seulement la raison, mais la vertu et la piété?

Le paganisme n’était pas en effet, comme on le dit souvent, entièrement inanimé. M. de Broglie a fait voir dans un excellent chapitre qu’il avait pris une vie nouvelle en se transformant. D’abord il avait pour lui la durée et l’accoutumance. Le vieil arbre dont la sève était tarie, dont bien des branches étaient desséchées, se soutenait encore par la force et le poids de ses racines. Sans doute elle avait bien perdu de son prestige, la religion officielle, la vieille mythologie de la Grèce et de Rome, depuis longtemps livrée au ridicule par toutes les sectes philosophiques. Elle dut recevoir aussi un grand coup quand l’empereur, le chef pontife lui-même, donna l’exemple de la défection, et avec tout son cortège de courtisans et de magistrats déserta en même temps que le culte des dieux le séjour de la ville éternelle; mais l’apostasie même d’un souverain n’est pas si puissante qu’elle puisse entraîner le peuple. La vie antique tout entière était comme attachée au culte, les mœurs aussi bien que les plaisirs. La foule oisive, qui depuis des siècles était accoutumée à la misère et ne demandait plus à ses maîtres que du pain et des jeux, ne pouvait pas renoncer à ses spectacles et à ses fêtes religieuses. Tel était alors le besoin de ces plaisirs populaires que, malgré les anathèmes de l’église, les chrétiens mêmes redevenaient païens le jour où se donnait un combat de gladiateurs. D’autre part, les hommes cultivés, les sophistes, les philosophes, qui alors exerçaient une si grande influence par leur éloquence théâtrale, les guides adulés de l’esprit public, étaient retenus dans la religion par leurs habitudes littéraires. Leur esprit était comme captif dans le cercle enchanté d’un culte décoré par les chefs-d’œuvre de l’art et de la littérature. Leur imagination ne pouvait cesser d’être païenne sans déposer pour ainsi dire sa force et ses grâces. Combien n’y avait-il pas de ces hommes peu dévots, mais encore sous le charme de la religion, que nous appellerions volontiers des Chateaubriand païens en extase devant le génie du paganisme. Ils allaient quelquefois jusqu’à une sorte de mysticisme poétique où ils distinguaient à peine la réalité de la fiction, et parlaient avec onction et avec une vanité innocente d’Apollon ou de Minerve, comme s’ils en étaient les ministres et les confidens. De tels hommes devaient être les derniers à se rendre à la beauté triste des enseignemens chrétiens, parce qu’il n’est peut-être pas de sacrifice plus difficile à faire que celui de son talent, et que pour un rhéteur rien n’est plus dur que de renoncer à des phrases toutes faites qui ont été la gloire de sa vie. Ce qui fortifia surtout le paganisme, c’est le secours que lui prêta la philosophie en le rajeunissant. Elle, qui jusqu’alors lui avait fait la guerre, devint son alliée dans le péril commun et par l’instinct de sa propre conservation. La philosophie prit tout à coup des allures mystiques et inspirées, elle entoura de savantes ténèbres la claire mythologie compromise par sa clarté; à ses explications symboliques elle mêla les pratiques mystérieuses des cultes orientaux, à sa théologie subtile et confuse les redoutables secrets de la magie; elle eut ses initiations clandestines et terribles, ses enthousiasmes extatiques, ses vertus nouvelles, souvent empruntées au christianisme, ses bonnes œuvres, ses miracles même. En un mot, elle devint la théurgie, cet art sublime et suspect qui prétend pouvoir évoquer Dieu sur la terre et dans les âmes. Le christianisme rencontrait donc non plus un culte suranné, facile à renverser, mais une religion vivante, puisant son énergie dans sa défaite, défendue par des fanatiques savans dont la sombre ferveur et l’éloquence illuminée étaient capables d’entraîner aussi une armée de prosélytes.

Ainsi le paganisme n’était plus cet édifice ruineux qu’on nous peint quelquefois, qui devait s’écrouler au premier souffle. Sa vétusté avait été étayée par des superstitions nouvelles, et l’éclectisme alexandrin, moitié philosophique, moitié religieux, en avait cimenté les pierres disjointes. Cette religion, solidement assise sur la base séculaire des mœurs et des coutumes, solidement réparée, pouvait donner à quelqu’un l’idée de la défendre, et en profitant d’un moment favorable, des fautes de l’ennemi, de recommencer une guerre qui ne paraissait point désespérée. Les défenseurs ne manqueraient pas, et on pouvait être sûr non-seulement de leur nombre, mais de leur ardeur, car nous nous trompons aujourd’hui quand nous ne voyons chez les païens qu’une obstination froide qui ferme volontairement les yeux à la vérité chrétienne. Dans les rencontres hostiles et souvent meurtrières, la foi se heurtait à la foi. C’est du reste l’ordinaire effet des luttes prolongées de mettre aux mains des adversaires les mêmes armes, et s’il est vrai que dans les guerres politiques toute cause qui inspire le fanatisme excite chez l’ennemi un fanatisme contraire, à plus forte raison doit-il en être ainsi dans les guerres religieuses. Aussi voyons-nous dans le camp des païens, avec des croyances moins pures et moins clairement définies, la même confiance dans l’intervention divine, des deux côtés la même attente des signes surnaturels. S’il y a des légendes chrétiennes, il en est aussi de païennes. De toutes parts éclatent des miracles et des prodiges, et telle est la foi des uns et des autres et la facilité à tout admettre de ce qui paraît divin, que les païens souvent ne mettent pas en doute les miracles des chrétiens, et que les chrétiens ne contestent pas les prodiges des païens. Seulement chacun croit avoir pour soi la Divinité et donne pour auxiliaires à l’ennemi les démons. De là vient que l’histoire du paganisme semble calquée sur celle du christianisme. Julien fait naturellement et sans malice l’inverse de Constantin. Si celui-ci a eu un songe merveilleux après lequel il s’est voué à son Dieu, celui-là en aura un semblable avant de se consacrer aux siens. Ni l’un ni l’autre n’étaient des imposteurs, mais leur imagination, exaspérée par la lutte, le péril et l’ardent esprit du temps, voyait ce qu’elle avait intérêt à voir pour la défense de la cause sacrée.

C’est pour faire comprendre le rôle si souvent méconnu de Julien que nous venons de peindre en traits rapides l’état de l’empire et des âmes, les misères du christianisme divisé, la joie de ses ennemis, la rénovation de la foi païenne. La foi, non la politique, égara Julien. Il eut le malheur de se dévouer à la cause qui n’était pas la meilleure ; il fut la victime d’une passion religieuse. Que la postérité le plaigne, le condamne ou déteste son entreprise, rien de plus naturel. Nous sommes prêt à souscrire à sa pitié ou à sa justice, fût-elle irritée ; mais, tout en accablant sa foi stérile, il faut savoir reconnaître dans l’homme et dans le prince une haute raison et un grand caractère, ne fût-ce que pour adresser un suprême salut à un des plus beaux exemplaires de la vertu antique et au dernier représentant d’un monde qui va mourir.


II.

L’histoire se montrerait peut-être équitable, si elle cessait de flétrir Julien du nom d’apostat. On pourrait facilement soutenir qu’il n’a jamais été chrétien que par contrainte, et qu’il avait plus que tout autre des motifs pour ne pas goûter les enseignemens du christianisme, qui lui furent imposés par son terrible tuteur, l’empereur chrétien Constance, le meurtrier de toute sa famille. Échappé par hasard, comme un petit Joas, au massacre des siens, enfermé avec son frère pendant six ans dans un château de Cappadoce, traité avec égard, sans doute comme un prince, mais par des maîtres qui étaient ses surveillans et des serviteurs qui étaient des espions, le jeune Julien fut soumis à une sorte de régime claustral. Sur les recommandations expresses et méticuleusement prudentes de Constance, qui tenait à en faire un chrétien et qui en aurait fait volontiers un moine, il pratiquait avec rigueur toutes les règles ecclésiastiques, — les jeûnes, les aumônes, l’assistance aux offices. La politique byzantine prévenait déjà la coutume des rois mérovingiens, qui enseveliront au fond d’un cloître les jeunes héritiers des races royales. Le futur césar remplissait dans les cérémonies solennelles l’office de lecteur, et du haut de l’estrade qui faisait face au peuple lisait à haute voix les textes sacrés. On conduisait dévotement les deux frères aux tombeaux de tous les martyrs. Si dans les exercices religieux on ne remarqua jamais chez Julien de la tiédeur ou de la répugnance, on pouvait néanmoins s’étonner de quelques faits qui depuis ont paru significatifs. Son frère et lui ayant voulu bàtir en commun une église sur le tombeau d’un martyr, la construction de l’aile dont Julien s’était chargé fut toujours entravée pour un motif ou pour un autre, et resta inachevée. « Il semblait, dit M. de Broglie, que Dieu refusât ses offrandes. » Ne serait-il pas plus vrai de dire que dans ces sortes d’offrandes Julien mettait peu de bonne grâce et de diligence? De même dans les exercices de rhétorique qu’on faisait composer aux deux jeunes gens, Julien prenait toujours le rôle d’avocat du paganisme, et dans ce jeu d’esprit il mettait une curieuse obstination à ne pas se laisser battre. Souvent aussi, dans les ennuis de sa solitude, on l’avait surpris contemplant avec une admiration inquiétante les splendeurs d’un beau jour ou d’une nuit étoilée, et son ardent enthousiasme semblait annoncer déjà le futur adorateur des astres et du dieu soleil. Cette vie solitaire et captive, sans amis, cet espionnage respectueux, mais visible, ces règles d’abstinence, cet enseignement religieux forcé, toute cette contrainte, en refoulant sans cesse cette jeune âme sur elle-même, devait lui donner une force singulière. Cette imagination, échauffée par la méditation et qui ne pouvait se répandre, garda et accumula tous ses feux. Comme il est vrai de dire, selon le mot du prophète, que l’iniquité est toujours prise dans ses propres filets! Cette éducation, qui paraissait si prudente à Constance, qui devait éteindre le jeune homme, était la mieux faite pour l’exalter et lui donner le goût des libres pensées. Quand il sortit de sa prison, il avait l’esprit assez impatient du joug pour détester la foi qu’on lui avait apprise, et assez de science chrétienne pour combattre ce qu’il détestait. Son oppresseur ne pouvait pas mieux s’y prendre pour lui inspirer la haine du christianisme, et pour donner à cette haine des armes aiguisées.

A peine sorti de sa réclusion, mais non tout à fait libre, car l’œil jaloux de Constance ne le perdait pas de vue, il se porta du côté où l’entraînaient ses instincts et ses goûts, vers la littérature et la philosophie profanes. Déjà dans sa première enfance son livre favori était Homère. Il se plongea dans l’étude des grands écrivains classiques de Rome et surtout de la Grèce, sans plus se souvenir des maîtres de la chaire chrétienne. Il fréquenta les écoles des sophistes comme un simple étudiant, et ne se distingua de ses compagnons que par son esprit et son ardeur d’apprendre. Heureuse et prudente modestie qui certainement lui sauva la vie, car son frère Gallus, soupçonné d’ambition, sera bientôt assassiné à son tour! Toujours surveillé par les créatures de Constance chargées de rendre compte de toutes ses démarches et même de s’assurer s’il donne des marques extérieures de foi chrétienne, Julien ne tarde pas à être renvoyé de Constantinople, où il faisait ses études, parce que la faveur publique semble fonder sur lui de lointaines espérances et saluer d’avance un nouveau Marc-Aurèle. Il est interné à Nicomédie, mais à la condition qu’il ne verra pas le célèbre orateur païen Libanius, la merveille de cette ville. Julien promet, reste fidèle à la lettre de son engagement, ne voit pas le sophiste, mais s’enivre de son éloquence écrite. Malheureusement il est mis en rapport avec Maxime d’Éphèse, il subit le charme de ce grand initiateur théurgique, se fait instruire dans ces sombres mystères qui offraient un attrait à son esprit mélancolique et une pâture à son âme avide de foi. Il se hasarde à prendre la robe des philosophes, et, selon la mode du temps, laisse pousser sa barbe, quand, sur un signe venu de la cour, le voilà de nouveau obligé de reparaître à l’église, rasé, vêtu en moine, et de redevenir comme dans son enfance lecteur public des saintes Écritures. Tout à coup il apprend que son frère a été tué par l’ordre de Constance et que lui-même est mandé à la cour. Il y va porter sa vie précaire, qu’un mot impérial peut trancher. Éconduit, repoussé par les eunuques du palais, à demi captif pendant six mois, sous l’œil des gardes qui ne le perdaient pas de vue, il se trouve que par une étrange rencontre ce contempteur du christianisme se promenait tous les jours devant la basilique où était réuni le concile arien qui condamnait les orthodoxes. Il entendit les échos de ses débats, avec quelles pensées, M. de Broglie nous le dit en beau langage. « La mémoire toute nourrie des dédains de Tacite et de Cicéron, que n’avait-il pas senti, que n’avait-il pas souffert en voyant ainsi la majesté romaine compromise dans les déchiremens d’une secte juive! De quel œil méprisant avait-il lu sur les murailles l’édit impérial contre Athanase, mélange de dialectique subtile et de brutalité arrogante signé d’une main parricide! Combien de fois, en levant les yeux vers le ciel, avait-il vu se dresser entre le Dieu de Constance et lui l’image sanglante d’un père qu’il n’avait pas connu et d’un frère qu’il n’osait pleurer! » Où trouver ailleurs dans l’histoire un prince ardent, généreux, spirituel, soumis à une oppression plus inepte et plus cruelle, à de plus intolérables injures, qui n’est en possession ni de sa vie, ni de son âme, ni de son esprit, auquel on fait sentir qu’il ne doit vivre, penser que selon un caprice d’en haut? Misère de tous les instans qu’on ne peut raconter dans le détail, qu’il suffit de se figurer, et qui arrachait au malheureux ce cri qu’il faut recueillir dans sa noble épître au peuple d’Athènes : « Que de torrens de larmes je répandis, que de gémissemens, les mains tendues vers l’Acropole de votre cité, suppliant Minerve de sauver son serviteur et de ne pas l’abandonner! » Dans son désespoir, le jeune philosophe opprimé se détournait du Dieu adoré par son tyran et levait ses mains vers la déesse de la sagesse, la seule divinité qui ne l’eût pas fait souffrir. Ainsi donc que l’on donne à Julien tous les noms qu’il plaira, qu’on l’appelle insensé, fanatique, mais qu’on cesse de lui infliger durement ce nom d’apostat, de peur qu’un historien, trop touché de ses malheurs, ne s’avise un jour de prouver que l’apostasie était excusable.

Chose vraiment remarquable, jusqu’à ce moment la vie de Julien a été réglée, arrangée dans le détail par la défiance ombrageuse de Constance, qui s’en était fait le maître, avec des minuties de prétendue prudence qui n’étaient qu’une maladresse poussée jusqu’à la perfection. On lui avait fait détester le christianisme à force de vouloir l’y enchaîner, on lui fournit encore l’occasion de s’attacher davantage au paganisme. Julien ayant demandé à se retirer modestement en Asie, Constance, par une défiance nouvelle, lui assigna pour séjour Athènes, « la ville, dit un père, la plus dangereuse pour le salut, » la ville des plus beaux souvenirs antiques, l’asile des muses, de l’éloquence, de la philosophie profane, et à cette époque des initiations mystiques. Julien séduit tout le monde par ses talens, son beau langage, sa modestie charmante dans un prince. Il marche entouré d’orateurs, de philosophes, de vieillards, de jeunes gens, qui aiment à faire cortège à celui dont ils devinent sans doute les secrets sentimens, tandis que des étudians chrétiens, parmi lesquels saint Grégoire et saint Basile, pénètrent déjà en lui, avec la clairvoyance d’une foi inquiète, le redoutable ennemi du christianisme; mais bientôt Julien est arraché de nouveau à ses études et à cette douce popularité. Par un coup de théâtre surprenant, il est jeté dans la carrière politique. Le faible Constance, apprenant que la Gaule était en proie à la révolte et aux invasions barbares, incapable de faire face au péril, songe à partager le fardeau de l’empire, et ne trouvant plus personne de sa famille, qu’il avait exterminée, il se voit forcé, malgré de secrètes alarmes, de s’adresser à ce cousin de vingt-quatre ans, l’objet de ses ombrages. L’étudiant d’Athènes, qui reçoit subitement l’ordre de se rendre à Milan, peut croire qu’on l’appelle à la mort, et c’est la pourpre de césar qu’on lui réserve. Il est présenté par Constance lui-même aux acclamations des troupes. On l’envoie dans la Gaule, triste et désespéré, à la tête de trois cent soixante soldats, sans instructions, sans même l’avertir de ce qu’on savait déjà, que les Francs avaient forcé le Rhin et se répandaient jusque dans la Bourgogne, n’ayant pas amené d’armée avec lui, chargé de commander aux troupes indisciplinées de la Gaule, qui étaient sous les ordres de généraux hostiles et d’avance convaincus que le mauvais vouloir envers Julien leur serait compté par l’empereur comme un mérite, entouré d’officiers chargés de le surveiller et de trésoriers qui devaient lui refuser l’argent, il se sentit de toutes parts enlacé dans des fils invisibles qui aboutissaient à la main perfide de Constance. Comment n’aurait-il pas compris qu’on l’avait envoyé si loin moins pour sauver une province que pour se perdre lui-même? Il résolut de ne compter que sur sa propre bonne volonté, et tout d’abord cet échappé des écoles mit à profit l’hiver pour apprendre l’art de la guerre dans les livres et dans des exercices infatigables où il plaisantait avec ses soldats de sa gaucherie et de son air emprunté : « Voyez, Platon, ce que l’on fait d’un philosophe! » Dès le printemps, se sentant l’ardeur qui fait les capitaines, il entra en cam- pagne après avoir demandé humblement la permission d’aller montrer à l’ennemi l’image de l’empereur. L’infortuné ne pouvait même devenir un héros qu’au profit de Constance. Nous ne raconterons pas ses brillantes campagnes, par quels coups d’audace il prouva sa décision, avec quelle prudence il répara ses premières fautes, comment il apprit la guerre sur le champ de bataille, avec quel élan, à la tête d’une armée peu nombreuse qu’il avait animée de son grand cœur, il rejeta les barbares au-delà du Rhin, qui vit sur ses bords un digne élève de Jules César ou plutôt un autre Germanicus. M. de Broglie, qu’on ne peut pas soupçonner d’entraînement pour Julien, raconte toutes ses victoires avec une certaine bonne grâce militaire; lui-même est sous le charme de cette va- leur, de cette simplicité, de cette modestie nécessaire sans doute, mais touchante. Du reste rien n’est plus séduisant que les débuts des grands capitaines; leur génie éclate en libres saillies, en bonds imprévus; leur art est neuf, net, hardi, facile et de plus heureux. Le bonheur et la jeunesse embellissent les victoires, et les gens les plus prévenus ne manquent jamais de se laisser ravir à ces aurores de la gloire.

Pourquoi faut-il que M. de Broglie nous gâte si souvent les aimables portraits qu’il fait du prince par des reproches de dissimulation qui nous paraissent immérités? Que Julien n’ait pas beaucoup d’abandon dans sa conduite et l’expression de ses sentimens, doit-on s’en étonner lorsqu’on connaît la situation qui lui est faite? Qu’il n’ait pas professé hautement la foi païenne, lui le lieutenant d’un empereur chrétien, et qui commandait à des chrétiens, la politique lui en faisait une loi. Que, toujours attentif à se disculper, il n’ait jamais manqué de répondre aux délations, d’en conjurer les effets, c’était une habileté permise à un prince qui ne marchait qu’escorté de traîtres, de généraux et d’intendans apostés pour l’accuser et le perdre. Que dans un mouvement de reconnaissance vraie il ait composé un panégyrique de Constance avec une rhétorique mensongère en le comparant aux héros de l’Iliade, c’était un sacrifice à la mode littéraire du temps, un moyen de se faire pardonner ses victoires et de désarmer la jalousie par des complimens. Et ne peut-on point soupçonner qu’il n’a fait l’éloge de l’empereur que pour avoir le droit de faire celui de l’impératrice Eusébie, sa bienfaitrice, sa patronne, qu’il célèbre cette fois en termes ingénus et touchans? Il faut se rappeler toujours que Julien ne s’avançait qu’au milieu des pièges, que toutes ses démarches, ses paroles étaient rapportées à l’empereur, et qu’il était obligé de contenir même son cœur. On lui interdit jusqu’à l’amitié. Aussitôt qu’on apprend à la cour qu’il a un confident digne de lui, on le lui enlève, et on envoie son cher Salluste exercer des fonctions en Thrace : cruelle et humiliante séparation qui arrachait à Julien ces plaintes si tendres dans une lettre à son ami, où il se rappelle « ces fatigues partagées, ces affectueux saints de chaque jour d’une tendresse si sincère, ces entretiens tout pénétrés de vertu et de justice, cette communauté d’efforts pour le bien, ce même courage à résister aux méchans, une telle ressemblance de mœurs, une telle confiance d’amitié... A qui permettrai-je aujourd’hui de me traiter avec une noble franchise, qui me réprimandera avec douceur et tournera mon âme vers toutes les choses honnêtes? C’est moi que les sycophantes ont voulu percer en te blessant. » Voilà comme on le traitait, lui le sauveur de la Gaule, comme on s’entendait à le punir, s’il ouvrait son cœur même dans le commerce de la plus innocente amitié. Pourquoi donc s’étonner que devant son perfide entourage il ait fait mystère de ses pensées?

Nous voudrions insister un moment sur un de ces reproches de dissimulation à propos de la soudaine révolte militaire qui éleva Julien à l’empire, et qui fut, selon M. de Broglie, l’effet d’une conspiration ourdie par le césar lui-même. D’après le récit de l’historien, la révolte ne fut qu’une habile collusion entre le général et ses soldats; le lecteur tient tous les fils de l’intrigue, hâtons-nous cependant d’ajouter que c’est moins Julien que M. de Broglie qui est l’auteur de cette trame si finement tissée. Voici les faits dans leur simplicité et leur vérité historiques. Le faible Constance, battu par les Perses, ordonne à Julien de lui envoyer deux légions et des troupes auxiliaires auxquelles pourtant on avait promis de ne jamais les mener au-delà des Alpes. Julien désolé fait néanmoins exécuter l’ordre impérial : les troupes murmurent et ne veulent point aller sans retour aux extrémités du monde; toute la Gaule désespérée, se voyant privée de ses défenseurs et craignant de retomber dans la servitude des barbares, dont Julien l’avait délivrée, s’agite et se plaint. Les femmes des soldats avec leurs enfans se répandent sur les routes, poussent des cris et s’opposent au départ. Julien, loin de profiter de cette indignation douloureuse, fait tout ce qu’il peut pour en atténuer les effets. Il va jusqu’.à préparer de vastes chariots pour que les soldats puissent emmener leurs familles. Il ne veut pas que les troupes irritées passent par Lutèce, sa résidence. Décentius, l’imprudent délégué de Constance, décide qu’elles traverseront Lutèce, pour faire partager sans doute au césar la responsabilité de cette mesure impopulaire. Pendant le défilé, Julien harangue cette armée silencieuse et morne, il fait entrevoir aux soldats les récompenses qui les attendent auprès de l’empereur; mais dans la nuit la révolte éclate, les légions assiègent le palais en criant : « Nous voulons Julien pour auguste! » Il refuse de paraître, et seulement quelques heures après il parcourt les rangs, repousse avec indignation le titre d’auguste, étend vers les soldats ses mains suppliantes, et, pour les apaiser, va jusqu’à leur promettre de faire révoquer l’ordre de départ. On le saisit de force, on le place sur un bouclier, on lui met sur la tête, faute de diadème, un ornement militaire, et le voilà empereur. Toute cette scène que M. de Broglie regarde comme une pièce de théâtre composée par un grand artiste en intrigues est au contraire dans Ammien Marcellin aussi simple qu’admirable; depuis le commencement jusqu’à la fin, Julien n’a rien négligé de ce qui pouvait amortir l’effet d’un ordre suprême qui était insensé. Avec un désintéressement qu’il ne faut pas trouver suspect par cela qu’il est héroïque, il a lutté jusqu’au bout, comme autrefois Germanicus dans une situation semblable, dont Tacite a dit : Quanto summœ spei propior, tanto impensius pro Tiberio niti. En général il faut se garder de prêter aux grands hommes des motifs vulgaires et de les ramener tous à la même mesure. Nous ne prétendons pas que Julien n’ait pas eu d’ambition; mais assurément cet original génie en avait une qui n’était pas ordinaire. Il y a dans l’ambition bien des degrés, et l’on peut aspirer à autre chose qu’à des honneurs, au pouvoir, au trône. L’enthousiaste disciple des philosophes était bien plus porté à vouloir étonner le monde par ses vertus et par l’éclatante nouveauté de son désintéressement. La gloire d’un Galba, d’un Othon et de tant d’autres généraux proclamés empereurs par leurs soldats ne tentait pas son orgueil, qui avait de plus hautes visées. Le succès ne valait pas les périls que l’entreprise lui faisait courir. D’ailleurs il savait que le pouvoir suprême irait un jour facilement à lui, qu’il était le seul héritier de Constance, qui n’avait pas d’enfant. Enfin n’y avait-il point autour de lui dans le monde entier, de Constantinople, d’Athènes à Lutèce, comme une immense conspiration de faveur publique, et croit-on que depuis dix ans il n’avait pas senti doucement frémir sous le vent populaire la voile qui devait le mener au port ? Il avait une ambition plus digne de son orgueil et de sa foi, et ce prince mystique, qui pouvait se croire prédestiné et chéri du ciel non moins que de la terre, mettait son point d’honneur à ne pas rechercher ce qui lui serait tôt ou tard offert par la fortune pour être un instrument pur et irréprochable entre les mains des dieux.

Ce que nous disons ici n’est pas pour défendre Julien, dont la révolte eût été bien excusable et naturelle après tant d’outrages reçus de Constance. C’est simplement pour conserver au prince l’originalité de son caractère que nous repoussons l’accusation de M. de Broglie, qui du reste ne repose sur aucun témoignage historique. M. de Broglie a d’abord la bonne foi de reconnaître que tous les écrivains païens, Ammien Marcellin, Libanius, Zozime, donnent la résistance de Julien à sa proclamation comme sincère ; mais il préfère s’en rapporter au récit des chrétiens. On pourrait lui objecter que les chrétiens sont suspects aussi bien que les païens en sens inverse. Eh bien ! s’il le faut, je tiens pour non avenus les témoignages profanes pourtant si dignes de confiance, et je n’écouterai que l’opinion chrétienne, s’il est vrai qu’elle accuse Julien d’avoir pris la couronne lui-même. Que dit l’historien chrétien Sozomène ? « En ce temps-là, Julien au comble de la gloire, adoré par ses soldats, fut proclamé par eux auguste. » Zonaras après un récit confus ajoute : « Devant les épées nues des soldats qui menaçaient de le tuer, Julien accepta l’empire, peut-être contre son inclination. » Reste le témoignage de saint Grégoire, qui n’est guère impartial, puisqu’il a donné lui-même à son discours le titre d’invective contre Julien. Or le fougueux orateur, qui répand ses saintes colères en cent pages in-folio, se contente de dire : « Il prit le diadème, «jugement sommaire qui est prononcé non pas sur la prétendue conspiration de Julien, mais sur l’irrégularité de son avènement. Puis donc que ni les païens ni les chrétiens ne l’accusent, nous n’avons pas le droit de l’accuser non plus, à moins de dire comme un historien timide qui, ne voulant point le condamner sans preuves et n’osant l’absoudre hardiment, laisse échapper cette phrase naïve : « Il faut avouer que, si ce prince fit mouvoir les ressorts qui relevèrent au rang suprême, il cacha bien son jeu. »

Si l’histoire n’offrait jamais que les mêmes scènes d’intrigue et d’ambition, elle ne mériterait vraiment pas d’être étudiée. C’est à saisir la différence des caractères et des hommes qu’elle doit mettre son soin et son intérêt. Julien est tout autre chose qu’un général rebelle qui en grandissant veut faire violence à la fortune ; il ne doit pas être confondu avec tous les chefs d’armée qui dans la Gaule se sont fait proclamer empereurs, il était peut-être dans son caractère de craindre autant que de désirer la couronne. Déjà, quand à Milan il fut créé césar, on remarqua son air soucieux, son secret effroi au milieu des fêtes, et quand il dut monter à côté de l’empereur sur le char triomphal qui les ramenait tous deux au palais, on l’entendit murmurer ce vers tragique d’Homère, qu’il s’appliquait à lui-même : «. La mort l’a couvert de pourpre, et la puissance du destin a mis la main sur lui. » Il recule devant sa destinée, il faut qu’il se gourmande : « Toi qui veux être un homme, un homme fidèle à ses devoirs, tu priverais les dieux de ta personne ! est-ce là servir les dieux? » Plus tard, après une grande victoire remportée en Gaule, à ses soldats qui une première fois lui donnent le nom d’auguste, il répond sèchement et les fait taire. Plus lier encore qu’ambitieux, cet élève de la philosophie, qui regardait la royauté comme un sacerdoce, semble avoir redouté longtemps les hautes responsabilités du pouvoir suprême, comme font les rêveurs épris de perfections idéales.

Ce ne sont pas des pensées communes qui s’agitaient dans cet esprit à la fois étrange et noble, alors enfermé dans ce palais des Thermes dont nous avons encore les ruines sous les yeux. Pour nous, nous n’apercevons jamais ces voûtes ouvertes par le temps, où l’œil du passant pénètre, sans nous représenter le grand prince qui jadis les remplissait de ses travaux et de ses méditations solitaires. C’est de là que rayonna pendant quatre ans dans toute la Gaule l’infatigable activité du jeune césar, que sa vigilance contenait au loin les barbares, que son intraitable probité épouvantait les concussionnaires et les spoliateurs officiels, que sa justice faisait partout régner le droit. C’est vers ce simple palais que se tournaient l’admiration et la reconnaissance des Gaules, et que nos ancêtres ont envoyé les premières bénédictions qu’ils aient adressées à un prince. Les détails épars dans les histoires du temps nous permettent de nous figurer encore cet intérieur austère. Voici la chambre toujours sans feu l’hiver sous ce climat pourtant si rigoureux pour un Grec et un Oriental, voici la table où on ne servit jamais que la nourriture du soldat, le lit composé d’un tapis et d’une peau de bête, petit lit qu’ont rendu célèbre la plus sévère chasteté et de si courts sommeils. Dans cette chambre qui était un cabinet de travail pour le général et un oratoire pour l’ardent néophyte de la philosophie, Julien, après les fatigues du jour, faisait trois parts de ses nuits. La première était donnée au repos ; puis il s’occupait d’affaires, dictait ses lettres avec une telle rapidité que ses secrétaires n’y pouvaient suffire, enfin il se livrait aux charmes de ses études littéraires ou philosophiques. Alors il montrait une incroyable ardeur à gravir les sommets les plus ardus de la science, et, comme dit Ammien Marcellin, « sa pensée toujours tendait à s’élancer au-delà. » Et c’étaient non pas de simples études, mais des exercices de l’âme. Toujours en face des images d’un Épaminondas ou d’un Marc-Aurèle qu’il se proposait comme exemples, il aspirait à montrer un jour en sa personne la philosophie sur le trône. À ses rêveries politiques, l’ardent disciple de Porphyre ajoutait encore ses rêveries plus hautes et plus chimériques sur la purification et la déification de l’âme. Initié à des cultes secrets, il ne se mettait jamais au travail sans invoquer à genoux Mercure, qui, d’après de mystérieux symboles, était considéré comme le principe, le moteur de toute intelligence. Telles étaient les habitudes journalières de ce mystique païen. Aussi dans cette nuit de la révolte, nuit de perplexités terribles où il fut tout à coup assiégé dans son palais par l’enthousiasme menaçant de son armée, il refusa de paraître. Les soldats ferment les issues pour ne pas laisser échapper celui qui, dans leur détresse, peut seul les sauver d’un ordre inique en devenant leur complice et leur empereur. En entendant leurs cris prolongés, plus redoutables encore que flatteurs, Julien, réfugié à l’étage supérieur, dans l’appartement de sa femme, levant les yeux par une fenêtre ouverte vers la voûte du ciel, pria Jupiter de lui envoyer un signe de sa volonté. Le génie même de l’empire lui apparut avec ces paroles : « Julien, je me tiens à ta porte depuis longtemps, tu m’as déjà plus d’une fois refusé l’entrée. Si tu me repousses encore, quand tant de gens me conduisent vers toi, je m’en irai triste pour ne plus revenir. » Voilà ce qu’il racontait plus tard lui-même. Ainsi nous n’avons point là sous nos yeux un ambitieux vulgaire, un artisan d’intrigues ; c’est un homme exalté par des vertus, par les abstinences, par l’orgueil, un amoureux de l’idéal politique, un philosophe dévot, un visionnaire si l’on veut, ou plutôt un ascète militaire.

Par une fortune bien rare à cette époque, il devint empereur sans verser une goutte de sang. Toujours réservé et prudent, espérant éviter la guerre civile, il écrivit des lettres à Constance pour se justifier et déclarer qu’il se contenterait de sa province. Constance ne veut rien entendre et se prépare à la guerre. Les deux empereurs marchent l’un contre l’autre, et le monde chrétien en suspens ne sait pour qui faire des vœux. « Chacun sentait instinctivement, dit M. de Broglie avec éloquence, que les situations naturelles étaient renversées et que personne n’était dans son rôle. Le représentant du vieux culte de l’orgueil et des sens était un jeune homme de mœurs austères et simples, modestement éclairé d’un rayon de gloire. Vieilli avant l’âge par la vie des cours, le défenseur de l’Évangile s’avançait, comme une idole fardée, au milieu d’une pompe ridicule et portait sur ses vêtemens la tâche du sang des chrétiens. » Heureusement la mort de Constance épargna une sanglante bataille à l’empire, et Julien, seul maître du monde, put entrer à Constantinople avec la fière pensée que ses dieux cette fois étaient vainqueurs, et qu’il allait devenir leur ministre sur la terre.

Nous n’avons pas dessein de raconter ce règne si court, si connu, et dont on pourrait deviner les caractères, tant les réactions politiques sont toujours les mêmes. Avons-nous besoin de dire que les lettrés, les sophistes, les philosophes accoururent autour de Julien, comme autrefois à la cour de Constantin et de Constance affluaient les évêques et les théologiens? Au-dessous des courtisans accoutumés à tourner avec grâce leur aile au vent de la fortune, et pour qui un changement de religion ne paraissait que l’obligation décente d’une situation nouvelle, le peuple était si fatigué de querelles religieuses, si incertain, si troublé, qu’il ne vit pas sans plaisir changer la face des choses. L’armée était heureuse de voir un tel général maître de ses destinées. Des chrétiens sincères et fervens craignaient moins une persécution païenne qu’ils ne détestaient la tyrannie théologique de Constance. Les orthodoxes se réjouissaient de voir tomber la puissance arienne. Jamais si grand changement ne se fit plus naturellement et avec plus de douceur. Le monde d’abord ne fut pas trop étonné de se réveiller païen; pour tout dire, Julien faisait son entrée à Constantinople au milieu de la joie universelle, et venait relever le paganisme à la tête d’une armée presque entièrement chrétienne.

Durant ce règne, qui ne dura pas deux ans et qui fut si rempli, M. de Broglie suit Julien pas à pas, le tient sous son œil vigilant et sévère comme un accusé déjà condamné d’avance auquel on doit la stricte justice, mais rien de plus. N’est-il pas à craindre que l’historien, en voulant n’être que juste, devienne dur, et même qu’il ne découvre partout des mystères de perversité? Pour nous, nous sommes au contraire frappé des bonnes intentions du nouvel empereur, de sa droiture et de sa franchise si contestée. Si dès les premiers jours Julien introduit timidement un sacrifice païen dans la cérémonie des funérailles du chrétien Constance, ce n’est point à nos yeux un détour de la dissimulation qui n’ose déclarer ses sentimens, c’est une réserve décente en pareille circonstance, car dès le lendemain on voit le restaurateur du paganisme, devant ses autels improvisés à la hâte, porter lui-même le bois des sacrifices, aller, venir, courir avec trop peu de respect humain vraiment, « comme le meilleur des prêtres, » dit Libanius, et, il faut en convenir, avec moins de dignité qu’il ne sied à un souverain pontife. Loin de se montrer dissimulé, il ne contient point assez son zèle pieux. De même M. de Broglie soupçonne toujours de l’hypocrisie dans ses déclarations de tolérance religieuse. Pourquoi donc mettre en doute la sincérité de cette belle pensée exprimée en termes si justes : « S’il est possible de guérir par une opération sage les maladies du corps et les maux de l’âme, les erreurs sur la nature de Dieu ne peuvent se détruire ni par le fer ni par le feu? » Il dit ailleurs dans ses lettres : « J’ai résolu d’user de douceur et d’humanité envers tous les Galiléens et de ne pas souffrir qu’aucun d’eux soit nulle part violenté, traîne aux temples, forcé par de mauvais traitemens de faire quelque chose qui soit contraire à sa façon de penser... Je ne veux pas, par tous les dieux, que l’on frappe les chrétiens sans droit ni justice. Leur erreur est de croire avec une insolence barbare que le Dieu véritable est inconnu à tout autre qu’eux. » Cette dernière phrase méprisante semble garantir la sincérité du reste. Les faits vinrent d’ailleurs confirmer les paroles. Non-seulement Julien ne persécuta point, mais il arrêta les persécutions des chrétiens contre les chrétiens; il autorisa les exilés orthodoxes à rentrer dans leurs foyers. On peut dire qu’à l’avènement de Julien le christianisme, naguère horriblement divisé, put enfin respirer. Maintenant que l’empereur, comme on se plaît à le dire, ait accordé la plus entière liberté de conscience parce qu’il savait que les chrétiens, une fois libres, se déchireraient, selon le mot de saint Athanase, comme des bêtes féroces, c’est un reproche que nous n’oserions faire, parce qu’il risque de retomber plus lourdement sur les chrétiens que sur le prince. Qu’aux représentans des sectes chrétiennes présens à sa cour, et qu’il invitait à la concorde, il ait dit avec la hauteur familière d’un souverain et la malice d’un homme d’esprit : « Suivez mes conseils, les Allemands eux-mêmes et les Francs s’en sont bien trouvés, » c’est là un détour aussi innocent que spirituel pour déclarer qu’il saurait au besoin imposer la paix aux esprits. On oublie toujours une chose, c’est que Julien, à supposer qu’il ne fut pas hostile aux chrétiens, n’avait pas à tenir une autre conduite. Tout ce qu’on pouvait lui demander, c’était de pacifier l’empire, de ne pas tourmenter les dissidens. La religion chrétienne ne devait pas avoir de privilège, elle n’était pas plus que le paganisme religion d’état, on pourrait dire qu’elle l’était moins; elle n’avait droit qu’à une protection égale, et il était assurément généreux à un prince si dévotement païen de la lui accorder en termes explicites, qui devenaient un engagement d’honneur plus facile, il est vrai, à prendre qu’à tenir.

M. de Broglie a le tort, selon nous, de soupçonner sans cesse les bonnes intentions de Julien et de voir partout des persécutions dissimulées. Quand le nouvel empereur, pour réparer de justes griefs, et cédant aux cris du peuple longtemps opprimé, livre aux tribunaux des hommes détestés, M. de Broglie suppose que Julien les livre avec empressement parce qu’ils étaient chrétiens. Si Julien congédie, aux applaudissemens de toute la foule, l’armée des parasites qui remplissait le palais de Constance, les chambellans, les cuisiniers, les barbiers, qui avaient les traitemens des plus hauts fonctionnaires, xM. de Broglie devine que dans le nombre il y avait des chrétiens qu’on était heureux d’éliminer. S’il supprime les innombrables officiers de la police, les curieux, s’il diminue les contributions locales, s’il prévient l’établissement de nouvelles charges, .c’est qu’il met, nous dit-on, son ostentation à paraître se confier à l’amour de ses peuples. Si encore, sur les justes demandes de l’opinion, il soulage la misère publique, alors navrante, en mettant fin à l’abus des immunités et des voitures publiques, c’est-à-dire au transport gratuit des personnes, qui ruinait les provinces, on ne manquera pas de dire qu’il a voulu satisfaire un secret ressentiment, parce que les privilégiés qui abusaient le plus de ces exemptions étaient les évêques et les prêtres, dont les continuels voyages à la cour et aux conciles avaient surtout, nous dit M. de Broglie lui-même, « mis les chevaux sur la litière ; » car le noble esprit de l’historien, tout en arrivant toujours à des conclusions sévères contre Julien, ne cache jamais la vérité, même quand il lui coûte de la reconnaître. Il faut pourtant s’entendre sur ces faits et d’autres que nous passons sous silence. Les mesures de Julien sont-elles, oui ou non, d’un souverain ami du bien public ? sont-elles équitables, et si, comme on paraît le croire, elles sont justes, pourquoi donc faire toujours sur cette justice des réflexions déplaisantes qui pourraient avoir pour effet de mettre en doute la justice de l’historien ?

Si la critique n’avait pas pour M. de Broglie plus de respect qu’il n’en montre lui-même pour Julien, elle pourrait aussi, en suivant l’historien pas à pas, relever une foule de petits jugemens accessoires où semble percer une hostilité méprisante. Nous n’en donnerons qu’un ou deux exemples. Lorsque Julien, assiégé de sophistes avides, de philosophes quémandeurs, de prétendus sages accourus pour solliciter des faveurs, afficha plus de simplicité pour faire honte à ces faux ministres de la sagesse, et donna au monde le bizarre spectacle d’un empereur vêtu en philosophe de l’école cynique, M. de Broglie met en note : « Cynique vient d’un mot grec qui signifie être chien. » Cette étymologie, du reste exacte, peut pourtant donner une idée fausse à ceux qui ignorent que le nom de cynique était porté par des hommes souvent vénérés, qui prêchaient la plus haute et la plus pure morale, qui faisaient profession de pauvreté, qui croyaient exercer un ministère sacré, et dont l’âme, disait Épictète, « devait être plus pure que le soleil. » Le philosophe cynique n’était autre, sous une forme païenne, que le moine mendiant allant de contrée en contrée réveiller les âmes. De même M. de Broglie défigure légèrement le portrait physique de Julien. Quand Ammien Marcellin dit seulement que le prince avait la lèvre inférieure un peu proéminente, n’est-ce pas traduire avec peu de bonne grâce que de dire : « Sa lèvre inférieure tombait en formant une grimace désagréable? » On sait que pareille lèvre est un trait caractéristique dans la famille impériale des Habsbourg, et pourtant il n’y a que leurs ennemis qui aient prétendu que ce fût une grimace. Simples inadvertances, nous le savons, et non point restrictions calculées, mais qui prouvent pourtant que dans les petites comme dans les grandes choses l’éloge coûte un peu à l’historien, car, hâtons-nous de le dire, M. de Broglie n’appartient pas à cette nouvelle école de critiques qui s’imaginent que les philosophes sont par état difformes et laids, que la beauté est donnée par surcroît à l’orthodoxie, et qui, pour s’être trop contemplés eux-mêmes, finissent par se persuader que la grâce corporelle accompagne toujours la grâce divine.

Mais au lieu d’épuiser la liste de nos dissentimens, nous préférons louer la pénétration de l’historien, qui a vu nettement que ce règne singulier, commencé selon nous avec de si bonnes intentions, ne pouvait pas suivre toujours la voie droite et unie. Un prince avec des idées si particulières et des vertus qui n’étaient plus de son temps risquait fort de rencontrer d’insurmontables obstacles chez ses amis comme chez ses ennemis. Ce fut d’abord pour Julien une douloureuse surprise de voir les païens si profondément corrompus et la plupart même assez indifférens à sa restauration religieuse. Cette foule de devins, d’augures, de poètes, de philosophes, qui coururent se ranger autour de lui, et qui racontaient pour les faire payer les tourmens qu’ils avaient soufferts, n’était qu’un troupeau famélique dont l’avidité importune soulevait son dégoût. « O combien, s’écriait-il, la philosophie est devenue par vous vile et méprisable! » Le sévère administrateur, même quand il éconduisait avec de bonnes paroles cette multitude cupide, était l’objet des plus vives récriminations. Puis les cultes secrets longtemps ensevelis dans les ténèbres ramenaient au grand jour leurs ignobles orgies; charlatans de toute espèce, enthousiastes de carrefour, bacchantes, prêtresses échevelées, promenaient dans les rues leurs impudiques cérémonies. Toute la vieille fange qui, sous la domination chrétienne, s’était déposée peu à peu dans les bas-fonds, remontait à la surface. D’autre part, les chrétiens ariens et orthodoxes, réconciliés dans le péril commun, allaient opposer une invincible résistance et déconcerter quelquefois la justice du souverain par des difficultés inextricables. Rien, par exemple, ne pouvait paraître plus juste que de restituer aux villes leurs terres et leurs temples, qui leur avaient été enlevés par Constance ; mais depuis tant d’années ces temples étaient devenus des églises, et comment pouvait-on, sans amener de sanglantes collisions, rétablir avec pompe une idole sur l’autel qui avait porté le corps de Jésus-Christ ? Comment rendre aussi aux sectes chrétiennes naguère opprimées leurs sanctuaires usurpés ? L’équité même du prince faisait naître partout des conflits, tant la situation était embarrassée et les intérêts enchevêtrés par plusieurs révolutions religieuses. Qu’on ajoute à cela l’imprudence héroïque des chrétiens renversant les idoles, les cris contre les magistrats, même quand ils ne faisaient que punir une témérité illégale et sacrilège, la révolte des villes entières démolissant les temples, et l’on comprendra combien le rétablissement du paganisme tenté par la main la moins tyrannique pouvait jeter de trouble dans le monde. La plus vive souffrance du pouvoir absolu doit être de se sentir impuissant. L’impatience de Julien devait être d’autant plus vive qu’il s’était fait une loi de ne pas la répandre en caprices, qu’elle était contenue et comme emprisonnée par sa justice même. Il vint un jour où il n’eut plus la force de se tenir renfermé dans sa modération. Attaqué sans cesse par des chrétiens spirituels et éloquens, qui en l’outrageant lui-même outrageaient en même temps ses dieux, et qui dans leurs pieux pamphlets se servaient des armes empruntées à la philosophie, l’empereur philosophe lança l’étrange édit qui défendait aux chrétiens d’enseigner les lettres profanes, sous prétexte que « celui qui enseigne une chose à ses disciples pendant qu’il en pense une autre, celui-là est aussi éloigné de faire un bon maître qu’un honnête homme… Interprétez Mathieu et Luc… Contentez-vous de croire et cessez de vouloir connaître. » Cet acte tyrannique, qui décèle la mauvaise humeur et le dépit d’un sophiste, fut avec raison blâmé par les païens mêmes ; mais combien ne devons-nous pas nous défier de nos jugemens sur une époque troublée, quand nous voyons que cette mesure détestable fut applaudie par les chrétiens rigides ! Ils disaient que la métaphysique et la fable étaient dangereuses, qu’en effet les âmes vraiment fidèles devaient se renfermer dans la foi et dans les limites de la science chrétienne. À leurs yeux, Julien faisait acte de sagesse souveraine en ramenant le christianisme à la pureté de l’enseignement apostolique. Quand on songe aux violences des règnes précédens, on est tenté de remarquer la modération relative de cette mesure vexatoire et de juger avec quelque clémence cette coupable erreur d’esprit. Avons-nous tous d’ailleurs le droit de nous montrer sévères, et n’avons-nous pas entendu autour de nous, il n’y a pas plus de dix ans, une bruyante agitation et comme une émeute de pieuses âmes qui demandait aux pouvoirs publics précisément ce que Julien avait ordonné, à savoir que dans nos écoles il fût interdit d’étudier les auteurs profanes de l’antiquité? Ils ignoraient, ces chrétiens trop zélés, et ils auraient frémi d’apprendre qu’ils étaient les imitateurs de l’apostat, et des imitateurs bien plus iniques, puisque Julien interdisait les lettres antiques à ceux qui souvent les trouvaient méprisables, tandis que les nouveaux persécuteurs prétendaient les interdire à ceux qui les jugeaient de tout point excellentes. Aussi faut-il détester l’intolérance philosophique ou religieuse partout où on la rencontre, non-seulement à cause du mal qu’elle produit dans le moment, mais parce que ses armes sont de celles qui changent le plus facilement de main.

Sur cette pente de la tyrannie où il aurait fini par glisser, Julien fut arrêté par la guerre des Perses, où il mourut à trente et un ans en héros et en philosophe. Ayant voulu dans une retraite périlleuse ranimer le courage de ses soldats par l’exemple de son audace, il se jeta dans la mêlée sans cuirasse et eut le foie traversé d’un javelot. Transporté dans le camp, sitôt que la première douleur fut calmée, il redemanda son cheval et ses armes, et l’.émule des héros antiques fut un moment troublé à l’idée qu’il avait perdu son bouclier; puis il fait aux assistans désolés un long discours avec le calme tragique des vieux temps, se félicite de mourir jeune dans la fleur de sa renommée, prend ses amis à témoins qu’il n’a pas abusé du pouvoir, et remercie les dieux qui lui envoient la mort sous la forme d’un glorieux congé. Il sait d’ailleurs par la philosophie qu’il va changer sa condition pour une meilleure. Enfin, après avoir réprimé par quelques mots les larmes et les gémissemens de ses amis, il entre avec les philosophes Maxime et Priscus dans un grave entretien sur la nature de l’âme et sa destinée future, et sans agonie ferme ces yeux terribles et doux que jadis les soldats « ne se lassaient pas de contempler. » Des historiens prétendent que l’armée regarda la mort de Julien comme un châtiment céleste: rien n’est plus faux, car lorsque le lendemain Jovien fut élu par des officiers et que le nom du nouvel empereur parcourut les rangs, l’armée déjà en marche, trompée par la ressemblance des noms et entendant crier derrière elle : Jovien auguste! répéta avec transport : Julien! Elle croyait que la blessure n’était pas dangereuse et qu’il revenait à la vie. En apprenant la vérité, les soldats éclatèrent en sanglots; ils venaient de le perdre une seconde fois.

Bien que nous ne soyons pas insensible à la classique beauté d’une fin qui rappelle les plus grands trépas, et qui est touchante malgré sa sérénité un peu théâtrale et sa fastueuse simplicité, nous dirons que cette mort ne nous paraît ni regrettable ni prématurée. Julien avait tenté une entreprise impossible, qui lui coûta le repos et qui aurait fini par lui coûter l’honneur. Le temps était venu où, sous peine de laisser avilir en lui la majesté souveraine, il était obligé de renoncer à la persuasion pour recourir à la force. Des chrétiens emportés par l’ardeur de leur foi, d’autres encouragés par sa longanimité et son mépris philosophique des injures, commençaient à l’insulter en face. S’il punissait l’insolence, il risquait de faire des martyrs. Déjà, pour quelques châtimens infligés par des magistrats plus soucieux de la gloire du prince que le prince lui-même, l’opinion chrétienne exaspérée se répandait en hyperboles orientales, et racontait que l’Oronte charriait des monceaux de cadavres chrétiens. D’autre part, à quoi pouvait se résoudre sa justice au milieu de querelles chaque jour renaissantes entre païens et chrétiens, entre ariens et orthodoxes, entre chrétiens et Juifs, et comment prendre parti pour les uns ou pour les autres sans être accusé ou de tyrannie ou de ruse? Encore s’il avait trouvé un appui solide chez les païens! mais ceux-ci ne pouvaient s’accommoder de son intégrité, de ses exemples austères, de son mépris pour la licence et la servilité. Abhorré des chrétiens, importun aux païens, sa vertu même était un fardeau pour le monde. Ce fut un bonheur pour lui de mourir « avant d’avoir abusé du pouvoir, » comme il le dit lui-même à ses derniers momens, et peut-être ne savait-il pas jusqu’à quel point il avait raison de remercier ses dieux qui lui faisaient la grâce de le rappeler à eux « dans la fleur de sa renommée.» Si nous osions, comme fait souvent M. de Broglie, pénétrer les desseins de la Providence, nous dirions volontiers que Julien a été montré un instant au monde pour rappeler le christianisme à la concorde et même au respect de certaines vertus antiques qu’il ne fallait pas laisser périr, et pour prouver au paganisme son irrémédiable impuissance.

Nous voudrions que l’histoire se bornât à condamner avec sévérité l’immense erreur dont Julien fut la victime volontaire, mais qu’elle ne se crût pas obligée comme autrefois de disputer au prince une à une ses incontestables vertus. Il ne faut pas vouloir mutiler ou égratigner son image, qui est d’airain, mais la jeter par terre d’un seul bloc. S’il est peu sensé d’applaudir avec des historiens du XVIIIe siècle à la tentative d’une restauration païenne, il est non moins dangereux qu’injuste de dépouiller de ses mérites un héros païen par cela qu’il est l’ennemi du christianisme. Faudra-t-il encore dans notre siècle des ambages et des circonlocutions pour déclarer que Julien fut un grand caractère, et devons-nous être réduit à redire cette phrase d’un historien que M. de Broglie appelle sage et qui nous paraît plus que prudent : « Ce serait trop priser les vertus humaines de penser que Dieu les refuse à ses ennemis? » Comment! on ira jusqu’à dédaigner les vertus parce que Julien les a possédées! Ces détours de langage, ces louanges indirectes ou arrachées ne prouvent qu’une chose, c’est qu’il est impossible d’enlever à Julien son honneur. On ne peut lui refuser la pureté des mœurs, ni l’héroïsme, ni le constant souci du bien public, ni l’humanité, ni le don de plaire. Grand général avant d’avoir manié une épée, maître des cœurs par son éloquence militaire, il égala les plus célèbres capitaines au sortir des écoles. Habile et redoutable dans la controverse religieuse et philosophique, il fut un des premiers écrivains de son temps, et fit preuve non-seulement de facilité impétueuse, mais d’élégance et de grâce. Son orgueil ne s’abaissa jamais à la cruauté ni à la vengeance, et ne fit tort qu’à lui- même. Presque irréprochable, sinon dans sa conduite, du moins dans ses désirs, il n’eut d’autre vanité que celle de l’esprit et peut-être celle de la vertu. Plutarque aurait pris plaisir à composer sa biographie, et l’aurait ajouté à la liste de ses héros. Comptez en effet dans l’histoire des temps anciens et des temps modernes les princes qui furent plus grands que Julien, et vous serez bientôt au bout de votre énumération. Sa gloire n’égalera pas peut-être en tous sens celle des plus illustres; mais, si elle est trop courte par quelque endroit, elle pourra bien, par un autre côté, la dépasser; s’il n’a pas le génie de César, il a plus de vertu; s’il n’a pas la vertu unie de Marc-Aurèle, il a plus d’esprit. Aucun n’eut plus que lui la bonne volonté, ne poussa plus loin la patience et ne contint d’une main plus ferme ses passions. Malheureusement l’amour du surnaturel qui s’était emparé de toutes les âmes et l’oppression qui pesa sur son enfance et sa jeunesse détournèrent la sève généreuse qui était en lui vers les dangereuses rêveries et les mystérieuses curiosités; mais ses défauts mêmes et les imprudences de son esprit, trop ardent à pénétrer les choses célestes, témoignent de sa grandeur. En politique il s’éleva jusqu’à la chimère, en philosophie jusqu’au mysticisme, et si son génie rencontra les nuages, c’est qu’il était haut.

Ne refusons pas à Julien cette gloire pour laquelle il a tant travaillé et que nous pouvons lui accorder avec d’autant moins de scrupules que nos éloges ne balanceront pas les injustices passionnées et les injures dont quinze siècles chrétiens ont accablé son nom, mais n’oublions pas de réprouver hautement sa malheureuse entreprise. Sur ce point, nous serons peut-être plus sévère que M. de Broglie lui-même, car au reproche qu’il lui fait d’avoir traversé les destinées du christianisme nous ajouterons cet autre reproche, d’avoir traversé les destinées de la philosophie. Il n’a pas été seulement hostile à l’avenir, il a été infidèle au passé. Tandis que les efforts séculaires de toutes les sectes philosophiques ont eu le but commun de détruire la superstition, lui, le disciple égaré des philosophes, a tout fait pour la réveiller. Sa foi insensée, en arrêtant le cours de la raison humaine, a encore essayé de lui faire rebrousser chemin. Bizarre fanatisme que l’esprit du temps explique, mais n’excuse pas chez un si grand homme, et qui pouvait paraître regrettable même à plus d’un sage païen! Un de ces chers confidens auxquels Julien se plaisait à ouvrir son cœur et à qui il permettait les honnêtes réprimandes n’aurait-il pas été en droit de lui dire : « Quoi! Socrate, Platon, Cicéron, Sénèque et tous les sages ont voulu épurer le culte, ils ont dévoilé les hontes et les mensonges de la superstition, et vous, leur successeur couronné, vous rétablissez ce qu’ils ont détruit, vous rappelez les aruspices, qui n’osaient plus se montrer; vous rendez la voix aux oracles muets, vous allez chercher l’avenu’ dans les entrailles des victimes! Et, comme si nous n’avions pas assez de superstitions, vous faites venir encore celles de l’Egypte et de la Perse ! Est-il besoin de nous ramener en arrière aux temps de Romulus et de Numa? Ces chrétiens que nous détestons tous deux sont peut-être de plus fidèles héritiers de Platon, eux qui prétendent n’offrir à leur Dieu que ce qu’on lui offrait dans l’Académie ou dans le Portique, c’est-à-dire un culte intérieur et tout moral, qui méprisent ce que la philosophie a méprisé, qui honorent ce qu’elle a honoré. S’ils ont aussi leurs superstitions, combattez-les par la philosophie et non point par des superstitions surannées. Opposez à leurs miracles votre incrédulité et non point vos prodiges. Si en voulant arrêter leur erreur vous êtes vaincu, on pourra vous louer d’avoir combattu au nom de la raison humaine, mais on ne vous pardonnera pas d’avoir lutté pour un culte condamné. Exécré dans l’avenir par le christianisme votre vainqueur, vous serez encore un sujet d’éternels regrets pour la philosophie, dont vous aurez obscurci la cause. »

En essayant de rétablir le portrait de Julien, qui nous paraît avoir été défiguré en maint endroit par M. de Broglie, nous ne voudrions pas laisser croire pourtant que dans ses jugemens, selon nous rigoureux, il soit entré de mesquines passions, un parti-pris systématique, comme on en rencontre en d’autres histoires qui, pour mieux édifier le lecteur, ne font que compromettre leur crédit par la légèreté de leur critique. Dans ce grand ouvrage dont nous n’examinons qu’un épisode, tout est noble, le fond et la forme, tout est solide, médité, sincère, et les erreurs mêmes ont du poids. Sans doute, lorsque M. de Broglie parle de la société païenne, nous le trouvons en général trop peu sensible à ses mérites et à ses grandeurs, comme il peut arriver à un historien que la nature même de son œuvre sollicite sans cesse à se faire plutôt l’accusateur que l’avocat de l’antiquité; mais sa critique clairvoyante, bien que dure parfois, est de celles avec lesquelles il faut compter. L’auteur reprend toute son autorité dans les peintures chrétiennes, où il tient plus qu’ailleurs à l’exacte vérité et où d’ailleurs son talent s’épanouit avec cette grâce particulière que donne à tout écrivain l’amour de son sujet. Il y a dans cette histoire si compliquée un grand art, l’art difficile de grouper autour des faits principaux mille épisodes, de mêler d’importantes réflexions au récit, d’amener chaque chose à propos, d’errer en détours nécessaires sans brouiller sa voie, et de conduire le lecteur d’Orient en Occident, de ville en ville, partout où l’appellent les événemens, sans l’égarer dans le dédale et de manière à lui laisser voir toujours le point d’où il est parti et qu’il doit retrouver plus tard. On ne peut pas manquer non plus de confiance dans un historien chrétien qui soumet à sa critique indépendante les plus saints personnages, les légendes les plus accréditées, et qui, tout en se laissant toucher comme il convient par la naïveté passionnée de ces récits populaires, sait y faire la part des illusions et des hyperboles. Un style ferme et grave avec des couleurs sobres qui prennent souvent de l’éclat sans dissonance, une éloquence contenue, une mesure toujours attentive à ne rien risquer, enfin les scrupules les plus délicats du goût et de la conscience, qui nulle part ne sont plus à leur place que dans une pareille histoire, témoignent du profond respect que l’auteur a pour ses héros et le font partager à son lecteur. Le rare talent de l’écrivain ne va pas au-devant de vous, il ne cherche pas à se montrer; mais il vous gagne, vous retient et vous enchaîne aux choses qu’il dépeint. Enfin, s’il faut marquer nos préférences, nous mettons hors de pair les pages qui résument le livre et lui servent de conclusion, vaste tableau des destinées du christianisme retracées avec la plus lumineuse simplicité par un esprit qui voit de haut l’histoire, qui sait la juger en politique et en moraliste, pages émues où la foi demande ses preuves à la raison, et qui forment le plus court, le plus substantiel et le plus brillant ensemble d’apologétique chrétienne que nous ayons rencontré depuis le XVIIe siècle.


C. MARTHA.