L’Éloquence sacrée au moyen âge
La littérature latine du moyen âge a été dédaignée, en bloc, pendant longtemps, comme barbare au point de vue de la forme et vide au point de vue du fond. C’est que, pendant longtemps, on n’a pas eu le courage de la lire. Les hommes de la renaissance, qui la connaissaient bien, l’ont beaucoup goûtée, en ce qu’elle a de louable ; et l’on n’est pas médiocrement surpris de constater la vogue, attestée par une foule d’éditions incunables, dont les écrivains latins, contemporains de saint Bernard, jouirent auprès des contemporains lettrés de Léon X. Il y eut, au XVIe siècle, une très remarquable survivance de l’art et de la littérature du moyen âge. Cependant, la face du monde s’étant renouvelée, ces choses du passé tombèrent peu à peu dans un profond discrédit. On continua de chanter dans les églises les hymnes d’autrefois ; les théologiens feuilletèrent encore les sommes scolastiques ; des moines érudits déchiffrèrent encore de temps en temps, dans les manuscrits de leurs bibliothèques conventuelles, des chroniques et des poèmes jadis fameux ; mais le public n’y prit plus garde ; le moyen âge était mort ; il fut bientôt scellé dans sa tombe, tout entier, par des préjugés hostiles.
De nos jours, on a dû l’exhumer avec toutes les précautions qui avaient été jadis et qui sont encore observées pour l’exhumation de l’antiquité classique. Les fouilles, très pénibles, ne sont pas achevées, tant s’en faut. On a déblayé d’abord, et avec plein succès, le terrain artistique : l’art roman et l’art gothique sont aujourd’hui restaurés, connus, compris, admirés dans leur évolution historique. On s’est attaqué ensuite à la littérature, et le plus grand nombre des explorateurs, les explorateurs les plus habiles, se sont portés du côté de la littérature en langue vulgaire, moins peut-être à cause de sa valeur propre que de l’intérêt qu’elle présentait pour la constitution de sciences nouvelles, la philologie romane, la philologie germanique. Grâce à cette circonstance, la bibliothèque des écrits en langue vulgaire du moyen âge publiés depuis trente ans a pris de vastes proportions ; et la bibliographie raisonnée que M. Gaston Paris a récemment dressée des seuls écrits en vieux français est déjà une excellente histoire de notre ancienne littérature laïque, où toutes les œuvres notables sont groupées en catégories naturelles, classées suivant l’ordre des temps et distinguées conformément aux lois d’une perspective exacte[1]. Mais le monde des laïques n’était rien, au moyen âge, en comparaison du monde des clercs, asile presque exclusif des bonnes lettres, de la pensée et de la science. Or les clercs parlaient, écrivaient on latin ; ils dédaignaient les idiomes populaires : Lingua romana, dit Robert de Lincoln, coram clerivis saporem suavitatis non habet. La littérature cléricale en langue latine sera donc, on le prévoit, infiniment plus abondante, plus savante et plus « littéraire, » sinon plus instructive, que celle des écrivains en langue commune qui s’adressaient à des auditoires illettrés. Néanmoins, elle a été relativement délaissée par l’érudition moderne. Peu de personnes possèdent, en effet, dans notre société laïcisée, assez de science ecclésiastique pour travailler utilement dans certaines parties de ce vaste domaine. En outre, peu de personnes ont le courage de s’engager dans des recherches qui passent pour être particulièrement rebutantes. Des médiévistes de profession, qui ont cependant l’habitude de s’occuper de choses fort ennuyeuses, tiennent, dit-on, pour une marque de vertu ascétique de lire nos vieux poètes, nos vieux sermonnaires, nos vieux philosophes cléricaux ; ils prétendent que, pour s’y résigner, des grâces d’état sont nécessaires. Voilà pourquoi les hommes très éminens qui dirigent aujourd’hui ces études mal famées, en France et en Allemagne, MM. B. Hauréau et Wattenbach, ont réuni autour d’eux si peu de disciples. La liste des écrits latins du moyen âge est encore bien loin d’être complètement établie ; la plupart des manuscrits sont mal datés, mal publiés, déguisés sous de fausses attributions. Le chantier des fouilles est encore tout encombré d’échafaudages. Il n’en est pas moins vrai, toutefois, que les résultats obtenus sont dès à présent considérables, et que, en dépit de la méfiance traditionnelle, le travail, dans cette section particulière de l’histoire littéraire, est largement rémunéré. Quelques noms seulement affleuraient naguère à la surface du sol, ceux d’Abailard, de saint Bernard, de Thomas d’Aquin, de Bonaventure : l’œuvre de ces grands hommes et de beaucoup d’autres, comparables aux plus illustres d’époques mieux connues, les Gautier de Châtillon, les Hugues de Saint-Victor, les Hildebert de Lavardin, a été habilement dégagée ; déjà se dessinent des écoles, des périodes, des filiations. Certaines régions qui ont eu l’heureuse fortune d’attirer de bonne heure l’attention ont même reparu presque intégralement à la lumière. C’est dans une de ces régions bien éclairées, d’accès commode, désormais convenables, comme quelques quartiers déblayés de Pompéi, pour des promenades d’antiquaires et de touristes, que nous nous proposons de conduire le lecteur.
L’attention a été attirée de bonne heure sur les sermons du moyen âge, bien qu’il fût nécessaire d’aller chercher les plus intéressans dans des manuscrits très hérissés d’abréviations, parce que ce sont des documens précieux pour l’histoire des mœurs et pour celle des fables populaires. Les anecdotes dont la plupart foisonnent, si vivantes, si typiques, sont des matériaux de choix que recueillent avidement le sociologue et le folkloriste. Aussi les livres des savans qui ont étudié les monumens de l’ancienne éloquence sacrée sont-ils tous divisés en trois parties : les prédicateurs, les sermons, la société d’après les sermons. De ces trois parties, la troisième est traitée d’ordinaire avec un soin particulier. Nous nous contenterons, nous, de parler ici des deux autres, qui sont seules certainement comprises dans la province de l’histoire littéraire.
Des centaines, des milliers de sermons en latin se sont conservés dans des recueils manuscrits du XIIe, du XIIIe et du XIVe siècle. C’est là un fait qui paraît très étonnant à la réflexion, et qu’il convient, avant tout, d’expliquer.
Il n’est pas aisé de comprendre, en effet, que notre première littérature parénétique soit en latin. On prêche, en général, pour être entendu. Or nous savons de source certaine que les ouailles paroissiales n’entendaient, autrefois comme aujourd’hui, que la langue vulgaire. Un prédicateur discourant en latin dans la chaire élégante de Sainte-Clotilde ou de la Madeleine perdrait son temps, il faut le craindre ; les fidèles de Sainte-Clotilde et de la Madeleine sont cependant bien plus instruits que les grossières congrégations du temps de saint Bernard et de saint Louis. Si tous les sermons latins du moyen âge avaient été prêches devant des moines, des ecclésiastiques ou des écoliers, nous ne serions pas si surpris, car il serait tout naturel que des clercs se soient exhortés en chaire, les uns les autres, dans la langue de leur profession. Mais parmi les harangues que nous avons, beaucoup sont visiblement adressées à des gens du peuple, à des foules simples et ignorantes. On se demande, non sans quelque inquiétude, si elles ont été prononcées telles qu’elles nous ont été transmises par écrit.
La plupart des sermons latins à l’usage des laïques sont entrelardés de mots, de proverbes, ou même de phrases en langue vulgaire. Ils sont rédigés, comme l’on dit, en latin macaronique. D’une particularité si bizarre, trois éditeurs successifs de l’Histoire littéraire de la France, MM. Daunou, Victor Le Clerc et Hauréau, ont conclu que l’on prêchait jadis en style farci, mi-latin, mi-français : « En mêlant du français à leur latin, disent-ils, les orateurs voulaient sans doute se faire mieux comprendre, tout en conservant leur decorum de lettrés. » Cela ne revient-il pas à dire que les prédicateurs se seraient résignés, par decorum, à jouer avec les fidèles aux propos interrompus ? Un phare à feux intermittens, qui projette par saccades des éclairs dans la nuit, voilà, en effet, l’image d’un sermon macaronique, dont les mots seraient tour à tour intelligibles et inconnus. Que pareille combinaison ait jamais été en honneur, c’est ce que personne ne croira que sur de bonnes preuves. Mais il n’est pas nécessaire de le croire : les progrès de la science, loin de justifier l’hypothèse invraisemblable de l’Histoire littéraire, l’ont, au contraire, complètement ruinée. MM. Lecoy de La Marche et Bourgain ont en effet prouvé que tous les discours prononcés, au moyen âge, devant le peuple, l’ont été, comme on ne saurait se défendre de le supposer a priori, dans la langue du peuple. Les recueils manuscrits les offrent, à la vérité, en latin, mais c’est qu’ils ont été transposés de l’idiome vulgaire dans l’idiome savant. L’usage de publier en latin des sermons composés et récités en langue laïque a toujours été de tradition dans l’Église. Le père de Lingendes et le père Giry, sous Louis XIV, agissaient encore ainsi, « parce que le latin abrège plus que le français » et parce que les collections parénétiques, destinées à servir de modèles à des clercs de tous les pays, devaient être rédigées dans la langue universelle du clergé. C’est ainsi que nous avons, sous un uniforme habit latin, les homélies catalanes de Raymond Lull, les homélies allemandes de Jean Tauler, les homélies françaises de Jacques de Vitri. Quant aux textes farcis, dont la barbarie choque les puristes, ils ont aussi une raison d’être. D’une part, certains latiniseurs de sermons ont cru bon de gloser quelques expressions latines par les expressions françaises correspondantes ; ou bien, embarrassés pour transposer les idiotismes, les proverbes de la langue vulgaire, ils les ont insérés tels quels dans le cadre de leurs phrases latines ; ils suggéraient de la sorte à ceux de leurs confrères qui auraient à se servir en chaire de leurs thèmes oratoires, le mot propre, technique, qui ne leur serait peut-être pas venu opportunément à l’esprit. D’autre part, nombre de sermons macaroniques sont des brouillons écrits au courant de la plume, ou bien des sténographies hâtives, prises au vol par un clerc, au pied de la chaire d’un improvisateur ; ce clerc ne s’est pas gêné pour bigarrer son rapport de mots français et de mots latins, afin d’aller plus vite. Dans des notes rapides, ou à l’état de glose systématique, le mélange des idiomes, le jargon hybride de nos manuscrits est parfaitement légitime ; il aurait été déplacé, pour ne pas dire plus, sur les lèvres d’un orateur.
En résumé, les sermons latins du moyen âge sont de deux sortes : « Autre, dit Jacques de Vitri, est la prédication qui s’adresse aux clercs, autre celle qui s’adresse aux laïques. Lorsque nous parlons dans les couvens et les assemblées de savans, en langue latine, nous pouvons dire beaucoup de choses, parce que nous ne sommes pas obligés de descendre aux explications minutieuses ; mais avec les laïques (en langue vulgaire), il faut mettre les points sur les i, pour que la parole sacrée soit pour eux claire et lucide comme la pierre d’escarboucle. » — Les sermons pour les clercs, non-seulement rédigés, mais prononcés en latin, seront les plus corrects, les plus élégans, les plus doctes, les plus intéressans au triple point de vue de la littérature, de la philosophie et de la théologie. Les autres, « rapportés » directement par un auditeur, en jargon mi-parti, ou bien traduits à loisir et d’un bout à l’autre en langue cléricale, seront plus vivans, plus familiers, plus récréatifs ; l’historien les préférera ; mais c’est à peine s’ils ont droit de cité parmi les monumens de la littérature latine : — « Ma fille, écrivait Adam de Perseigne à Blanche, comtesse de Champagne, vous me demandez de faire transcrire mes sermons et de vous les envoyer. Je le ferais si vous pouviez comprendre par vous-même le latin de ces homélies ; mais vous vous les ferez traduire. Sachez-le donc, ma fille : il est difficile que la pensée conserve sous une traduction, dans un idiome étranger, l’expression et la saveur qui lui sont propres. La liqueur qu’on transvase perd toujours quelque chose de sa couleur, ou de sa saveur, ou de son parfum. » — Eh bien, les sermons populaires du XIIe et du XIIIe siècle, que nous n’avons plus qu’en latin, sont de la liqueur transvasée.
On distingue et on oppose fréquemment le moyen âge et les temps modernes. À bon droit. Mais il faut distinguer davantage. « Moyen âge » est une expression générique qui sert à désigner des momens très divers de l’histoire de l’esprit humain. Jamais siècles voisins, par exemple, n’ont été plus différens l’un de l’autre que ces deux grands siècles littéraires, le XIIe et le XIIIe. Il y a des abîmes entre le temps de saint Bernard et celui de saint Thomas. — Le XIIe siècle, c’est l’âge de la renaissance médiévale, presque aussi intéressante que l’autre, bien qu’elle ait été moins féconde : âge de raffinemens esthétiques, de culture quintessenciée, en littérature, et de fécondité créatrice en art. Les écrivains de ce temps, d’ailleurs barbare et débordant d’énergie grossière, se sont guindés aux sommets du mysticisme et de l’élégance cicéronienne et virgilienne. Les artistes (architectes, sculpteurs, verriers) ont réalisé avant 1130 les plus purs chefs-d’œuvre romans, et, pendant la seconde moitié du siècle, les plus délicates merveilles du style gothique. — Les hommes du XIIe siècle ont été amoureux, en un mot, de la beauté ; ceux du XIIIe ont brûlé, au contraire, d’une passion austère pour la science, la raison, la philosophie, la vérité. Ils ont décrété la vanité de la littérature. De même que nous rayons aujourd’hui des programmes classiques les vers et les discours latins, vestiges d’une rhétorique surannée, pour y substituer des notions positives de mathématiques et de chimie, exprimées en formules brèves, claires seulement pour les initiés, de même les universités, vers le temps d’Innocent III, ont remplacé par des notions (qu’elles croyaient positives) d’aristotélisme, condensées en langage chiffré, les subtilités grammaticales et les allégories poétiques qui avaient régné auparavant dans les écoles. Le XIIIe siècle s’est occupé de substances, d’essences et de combinaisons abstraites ; il a trop dédaigné la forme, la couleur et la vie. On l’admirera toujours, mais on ne l’aime pas : il a eu horreur d’être aimable. Érasme et ses amis, après l’avoir criblé d’épigrammes, l’ont enjambé, pour ainsi dire, afin de fraterniser avec ces lointains précurseurs de leurs doctrines, ces très anciens humanistes, Hildebert, Gautier de Châtillon, si durement chassés, vers 1200, de la république des lettres par la horde des métaphysiciens. — Il ne faut donc pas s’étonner que les prédicateurs du temps de saint Louis ne ressemblent en aucune manière à ceux de la période précédente. L’éloquence sacrée fut entraînée, comme toutes les autres formes de l’art, dans le torrent de la révolution scolastique.
Les orateurs en renom étaient, au XIIe siècle, des stylistes consommés, nourris à la forte école de Priscien et de Donat, fidèles conservateurs de la tradition antique. Ils avaient des scrupules, des mièvreries et des susceptibilités de beaux esprits. Pierre de Celle enviait naïvement la bonne fortune de l’archange Gabriel qui, lui, n’a jamais commis de solécismes ; rhéteur émérite, il nous apprend qu’il ne savait comment satisfaire les personnes qui lui demandaient des exemplaires de ses œuvres. On se passait, en effet, de main en main, copie des morceaux réussis. Abailard envoyait galamment ses sermons à l’abbesse du Paraclet. On échangeait, entre monastères, des recueils homilétiques, comme, plus tard, les hôtes des cours italiennes échangèrent des pastiches de Tite-Live, pour quêter des approbations ou solliciter des conseils : Hugues de Saint-Victor prêtait ses homélies sur l’Ecclésiaste à l’abbaye de Clairvaux ; saint Bernard, les siennes sur le Cantique des cantiques à Bernard le Chartreux. Bernard de Cluni, soumettant les produits de son inspiration à un « aristarque » anonyme, prenait soin de joindre au manuscrit un grattoir pour effacer les mots « douteux au jugement. » « Recevez, très cher frère, ce petit présent que je vous ai promis… » On devine à ces dédicaces musquées, à ces réticences, à ces coquetteries, que l’éloquence qui circulait ainsi devait être très soigneusement travaillée et légèrement précieuse. C’est une induction qui n’est pas contredite par les monumens qui subsistent.
Les chroniqueurs racontent merveilles de l’action exercée sur les foules par les improvisations passionnées des prédicateurs des croisades, comme Pierre l’Ermite et Foulques de Neuilli, et de certains prédicateurs hétérodoxes, comme Tanchelm et Pierre de Bruis ; les biographes ne tarissent pas sur les effets miraculeux de l’éloquence de saint Norbert, de saint Anselme, de Robert d’Arbrissel ; mais, de tant de paroles, aucun écho n’est parvenu jusqu’à nous. D’autre part, nous avons quelques sermons de clercs qui se sont illustrés par des écrits poétiques ou philosophiques, comme Hildebert, Pierre de Blois, Alain de Lille ; mais ces sermons sont malheureusement peu nombreux, médiocres : ou bien ces personnages n’étaient pas nés pour la chaire, ou bien la meilleure partie de leur bagage a péri ; on est en droit de négliger ce qui en reste. — Pour juger, autant que cela est possible aujourd’hui, la glorieuse école parénétique de la première Renaissance, ce n’est pas à eux, c’est à la pléiade des moralistes victorins et cisterciens qu’il convient de s’adresser.
Les chanoines du fameux monastère de Saint-Victor, à Paris, faisaient de l’éloquence sacrée un exercice journalier. Ces religieux, qui ont laissé des traces si brillantes dans l’histoire de la théologie et de la pensée du moyen âge, étaient alors les plus rigides, les plus savans des réguliers ; la vie spirituelle était, parmi eux, plus sincère et plus intense qu’ailleurs. Les fleurs les plus exquises du mysticisme se sont épanouies à Saint-Victor, avant de renaître sous les mains de l’apôtre d’Assise. À Saint-Victor, on ne raisonnait pas, on n’argumentait pas, on n’avait pas la prétention d’expliquer les saints mystères : on croyait fermement, avec passion, avec attendrissement, avec amour. Nulle part la science humaine n’a été regardée avec tant de hauteur, attaquée avec tant d’âpreté ; jamais on n’a tenté avec plus de persévérance de l’écraser sous la majesté de la foi. Or chacun des chanoines du monastère était appelé, à son tour, à exposer devant ses frères le fruit de ses pieuses méditations. De ces homélies quotidiennes, il existe de très précieuses collections de la seconde moitié du XIIe siècle. Elles sont consignées là telles qu’elles ont été prononcées, il y a sept cents ans, au chapitre, au réfectoire et dans le cloître des Victorins.
« Si l’amour des lettres vient à vous tenter, dit l’abbé Absalon de Saint-Victor, rappelez-vous qu’ordinairement les ignorans vont au ciel et les lettrés dans les profondeurs de l’enfer. » Le prieur Gautier blâme ceux qui estiment davantage, dans un sermon, la forme que le fond. Les Victorins, qui méprisaient les vaines gloires du monde, auraient donc, s’ils avaient observé les conseils d’Absalon et de Gautier, méprisé aussi cette vanité, la plus illusoire de toutes, qui est l’élégance du langage. Mais non ; ils n’allaient pas si loin. Le goût aristocratique des phrases bien faites était très vif dans le monastère ; car le mysticisme ne séduit les gens bien nés que s’il est paré de certaines grâces. Tous les sermons victorins, même ceux d’Absalon et de Gautier, sont d’un style laborieux et tendu. Que de précautions oratoires chez les moins habiles ! « Mes très chers frères, vous savez comme je suis arriéré en fait d’éloquence. Je ne sais pas faire de discours ; j’ai la prononciation embarrassée ; oh ! quelle fatigue ! ., vous avez, vous, l’abondance des mots à votre service, et moi, je suis dans l’extrême disette. Voilà pourquoi je tremble. Les quelques miettes que j’ai ramassées de la table des riches, je pourrais encore les offrir à ceux qui sont pauvres : mais je n’ai qu’un seul recours devant vous, qui êtes pleins de sagesse et de science : rappelez-vous que le royaume des cieux n’est point promis à la parole, et que la sainteté est plus nécessaire que l’éloquence. » En dépit de ces protestations artificieuses qui ne trompaient personne, tous les Victorins ont été dévorés du souci de bien dire, et leurs œuvres, quand elles sont anonymes, se reconnaissent à une certaine gravité noble, sans abandon, qui était comme l’uniforme de la maison. Sous cet uniforme transparaissent d’ailleurs des différences individuelles. Quelques physionomies originales, celles d’Hugues de Saint-Victor, du prieur Gautier, de maître Achard, se détachent avec vigueur.
Après saint Augustin, patron de l’ordre victorin, Hugues de Saint-Victor, magister Hugo, était la gloire, le maître et le modèle de nos chanoines ; maître Hugues, qui fut, suivant l’expression du cardinal de Vitri, « la harpe du Seigneur, l’organe du Saint-Esprit. » M Sa mémoire est demeurée parmi nous comme un parfum délicieux, comme un concert dans un festin. » Ce n’est pas à titre de prédicateur qu’il est surtout célèbre ; cependant, ses homélies sur l’Ecclésiaste, que des générations de clercs ont sues par cœur, ne laissent pas de contribuer à sa renommée. Il s’y applique, en vrai fondateur de la tradition victorine, à démontrer la faiblesse de l’esprit humain réduit à ses propres forces, a Les plus grands génies philosophiques ont tâtonné dans les ténèbres, » tel est son thème. Il était tout à fait digne de servir de commentateur à l’écrivain désenchanté de l’Ecclésiaste : « Celui qui affirme se trompe ; celui qui nie se trompe. Dieu a livré le monde à leurs disputes ; et lui, il demeure caché jusqu’à la disparition de ces artisans de mensonges. » Quant à son style, toujours correct, il l’agrémente d’images éclatantes qu’il emprunte volontiers aux forces et aux phénomènes de la nature. « Autant, dit-il, il y a de propriétés dans les objets visibles et corporels, soit dans leurs qualités internes, soit dans leurs qualités externes, autant on peut trouver d’applications pour la vie intérieure de l’âme. » L’âme humaine, c’est tour à tour l’arbre, le nuage, le lis, le navire. Hugues excelle à manier ces métaphores, à prolonger ces allégories qui plaisaient tant aux hommes d’autrefois : « il n’y a que lui, dit un bon juge, pour les interpréter sur ce ton à la fois majestueux, simple et tendre. »
Hugues de Saint-Victor est mort en 1141. La royauté qu’il avait exercée dans le cloître fut partagée, après lui, entre Achard et Gautier. — Achard, abbé de monastère, puis évêque d’Avranches, fut entouré jusqu’à sa mort, arrivée en 1171, d’une grande réputation ; mais le discrédit qui frappa bientôt après l’école victorine, en même temps que toute littérature, l’a fait injustement oublier : ses sermons sont encore inédits. Ils mériteraient cependant d’être connus. S’ils étaient convenablement traduits en français (il paraît qu’un certain père Gourdon entreprit jadis cette tâche), maître Achard apparaîtrait, au sentiment de M. Hauréau, comme le Massillon du XIIe siècle. En théologie, il est autoritaire au même degré que ses confrères, mais son âme est douce et distraite : inquietudo spiritus mei… Il a des effusions de prières et de larmes, des élancemens, des extases : de savantes extases où les allégories s’entrelacent avec un art si subtil que nos yeux, déshabitués de tels tours de force, ne parviennent pas toujours à les distinguer. Et quelle adresse à cueillir les plus belles fleurs dans les parterres de l’antiquité profane et sacrée ! quelle abondance d’antithèses ! quelle riche garde-robe de périodes synonymiques pour habiller de costumes variés les banalités inévitables ! Ces virtuosités d’humaniste seront sans doute condamnées comme puériles par plus d’un censeur moderne ; encore n’y aurait-on pu atteindre sans une forte culture littéraire et beaucoup d’esprit naturel. Il ne faut pas dire trop de mal de la rhétorique : quand elle charme ceux que la dialectique n’aurait pas réussi à convaincre, elle atteint le but même de l’orateur ; que resterait-il des éloquences les plus vantées, si l’on en retranchait les artifices ? — Bien différent d’Achard et de son continuateur, l’abbé Absalon, fut, sans contredit, le prieur Gautier. Celui-là est un homme de combat, fougueux, tumultueux et colérique. Il s’est fait connaître dans l’école par des libelles d’une violence extrême contre tous les philosophes de son temps : Abailard, Gilbert de La Porrée, Pierre de Poitiers, Pierre le Lombard. Il apportait dans la prédication claustrale la même fureur contre ceux qui refusent de s’en tenir à la foi du charbonnier ; elle suppléait chez cet athlète du mysticisme au talent et à la grâce.
D’une spiritualité moins haute, peut-être, que l’institut de Saint-Victor, l’institut bénédictin dans ses grandes abbayes de Cîteaux et de Clairvaux, filles des réformes de saint Robert de Molesmes et de saint Bernard, brilla, au XIIe siècle, d’une lumière aussi vive. Les orateurs cisterciens furent alors légion : il suffira de citer ici Isaac de l’Étoile et Adam de Perseigne. Les conférences d’Isaac de l’Étoile, adressées aux moines de l’île de Ré, en plein champ, au bord de la mer, ou bien à l’ombre des chênaies, pour les délasser des travaux manuels, ont infiniment de bonhomie et d’onction : « Allons, mes frères, nous sommes fatigués, reposons-nous un peu ici. Je vais répondre à la question de ce frère qui s’étonne que le Seigneur ait repoussé la Chananéenne, tandis que les disciples ont intercédé pour elle… » Ou bien : « Regardez là-bas cette barque à l’horizon de la mer. Ô les malheureux qui affrontent la mort sur des planches si fragiles ! Croyez-moi, mes bien aimés, suivant notre coutume qui est de tirer de la vue des objets extérieurs une instruction profitable à notre âme, comparons la vie à cette mer… » Adam de Perseigne, c’est Fénelon : directeur préféré des consciences mondaines, surtout des consciences féminines. La comtesse de Champagne, fille de Louis VII, veuve d’Henri le Libéral, ne voulut pas avoir d’autre confesseur que lui à l’article de la mort ; la comtesse du Perche lui demanda un règlement de vie pour se conduire chrétiennement dans le monde ; nous avons de lui une épître sur les vanités du siècle dédiée à la comtesse de Chartres, qui l’avait appelé à sa cour ; il avait pour sœur spirituelle une certaine Agnès, dame pieuse de l’entourage de la reine de France. Adam prêchait de préférence dans les monastères de femmes et sur la vierge Marie ; ses homélies en l’honneur de la Vierge ont été réunies et publiées à Rome, en 1662, sous le titre de Mariale. Mort en 1204, il vécut cependant à l’extrême lisière du XIIe siècle, en un temps où le mouvement scolastique s’était déjà dessiné nettement ; mais il fut, à cette époque de transition, un des meilleurs représentans du passé. Il aimait le beau langage, les termes choisis, les phrases qui cachent des pointes sous les dentelles ; son éloquence, où les « plaintes de la tourterelle » et les « harmonies de la cithare » reparaissent un peu trop souvent, est souriante, discrètement fardée, comme il sied à la diction d’un prélat, qui, de nos jours, aurait prêché à Paris les carêmes aristocratiques. — À Clairvaux, la grande voix de saint Bernard résonne et couvre toutes les autres, celles de ses disciples directs et indirects, les Geoffroi d’Auxerre, les Guerric d’Igni, les Pierre de Celle, qui disparaissent dans le rayonnement de la gloire du maître. L’ordre de saint Benoît a tenu à honneur, au XVIIe siècle, de procurer une édition complète des sermons du fondateur de Clairvaux ; cette édition est l’un des chefs-d’œuvre de dom Mabillon, encore qu’au sentiment d’un critique moderne, dom Mabillon, n’ayant pu consulter qu’un nombre relativement peu considérable de manuscrits, ait mis entre nos mains quelques textes fautifs et laissé dans les ténèbres plus d’un morceau digne de voir le jour. Saint Bernard, cependant, est déjà tout entier dans les sermons réunis par Mabillon. Voilà bien le style étudié du grand homme, nourri de réminiscences de saint Jérôme et de Sénèque, d’une latinité aisée et irréprochable, presque entièrement exempt d’ornemens de mauvais goût, et dont le seul défaut est d’être quelquefois trop copieux. Voilà son allure cassante, ses formules dures, la sévérité redoutée de sa morale. Voilà cette érudition théologique un peu imparfaite qui fait contraste avec la solidité proverbiale d’Hugues de Saint-Victor. Voilà, enfin, dans le classique commentaire du Cantique des cantiques, ces apostrophes véhémentes, cette fougue bourguignonne, qu’un biographe compare à « la flamme qui brûle les grands bois. » — « Quelle parole de persuasion il avait reçue de Dieu ! comme il savait le temps et la manière de prier, de consoler, de conseiller ! Ceux qui le liront en feront peut-être la remarque, mais nul ne le sait mieux que ceux qui l’ont souvent entendu. Lettré avec les érudits, simple avec les simples, sage et parlait avec les âmes spirituelles, il se faisait tout à tous, dans son désir de gagner tout le monde à Jésus-Christ… Le Seigneur, qui avait prédestiné Bernard à l’œuvre de la prédication, lui avait donné une voix forte dans un corps débile… C’est pourquoi, lorsqu’il prêcha les peuples de la Germanie, les Germains semblèrent entendre ses discours (qu’ils ne pouvaient comprendre à cause de l’idiome étranger) plus pieusement que la traduction des interprètes. »
Les prédicateurs victorins et bénédictins sont les représentans les plus notables de l’éloquence sacrée jusqu’au triomphe de la scolastique. Les autres instituts monastiques, Prémontré, Cluni, etc., ne produisirent guère de personnalités originales. Mais le clergé séculier ne céda pas entièrement aux réguliers les charges et les prérogatives de la chaire. À la vérité, la plupart des curés de campagne étaient trop paresseux et trop ignorans pour enseigner publiquement ; quelques-uns allaient jusqu’à salarier des prêcheurs ambulans qui parlaient au peuple à leur place ; un concile normand dut défendre en 1214 aux compagnies commerciales qui s’étaient constituées pour affermer la prédication dans les paroisses, de confier ce ministère à des laïques, et prohiba d’une manière générale ces étranges contrats de louage. Mais si de pareils abus déshonoraient trop souvent les églises rurales, chaque église cathédrale comptait, au pis-aller, parmi ses dignitaires, plusieurs hommes cultivés : l’évêque, le chancelier, l’écolâtre, les archidiacres, les chanoines du chapitre. Les noms et les ouvrages de quelques-uns de ceux qui ont exercé ces hautes fonctions au XIIe siècle, surtout dans l’église de Paris, sont parvenus jusqu’à nous. Ce sont des noms que les seuls érudits connaissent ; ils ont été entourés pourtant, il y a bien longtemps, d’une légitime auréole de célébrité : plaçons, au premier rang, Geoffroi Babion, chef de l’école épiscopale d’Angers dès 1095, orateur correct, concis, agréable, l’un des meilleurs latinistes d’un temps fertile en pasticheurs de l’antiquité ; ses sermons ont été constamment cités comme modèles pendant l’âge d’or de la littérature médiévale ; le XIIIe siècle, cependant, l’ignora, et l’on n’a déterré au XVIIe siècle une partie de son bagage que pour l’imprimer indûment parmi les œuvres et sous le couvert d’Hildebert de Lavardin. Combien de confrères et d’émulés de Geoffroi Babion ont reçu récemment de MM. Hauréau et Bourgain, et mériteraient ici, une tardive réparation : Gébouin, archidiacre de Troyes en 1150, écrivain antithétique, symétrique, impassible et subtil, fervent élève de saint Bernard ; Pierre de Poitiers, chancelier de Paris, théologien d’ailleurs renommé, qui fut un moraliste excellent, très jaloux de bien dire, scrupuleux observateur des bienséances de la chaire ; Amédée, évêque de Lausanne, et Raoul Ardent, prêtre poitevin, déclamateurs nerveux, abondans en images grandioses et en citations des poètes, depuis Juvénal jusqu’à Ovide. — Mais c’est déjà trop allonger une liste que les bibliographes de profession aimeraient seuls à savoir complète.
En résumé, l’art de prêcher fut pratiqué au XIIe siècle, tant dans les chaires de Saint-Victor, de Cîteaux et de Clairvaux que dans la chaire séculière, par de très habiles rhéteurs. Gardons-nous de prendre au sérieux les professions de simplicité évangélique qu’ils se sont crus parfois obligés de faire : « Autrefois, déclare Nicolas de Clairvaux, Tullius et Virgile me charmaient ; c’étaient comme deux sirènes qui pour ma perte m’avaient enchanté par la douceur de leurs voix ; mais maintenant tout me paraît insipide où ne se trouve pas le nom de Jésus. » « Non, s’écrie Etienne de Tournai, ce n’est pas dans les fictions, ni dans les règles de Priscien, que le chrétien doit placer ses études. La lecture des païens n’éclaire pas notre intelligence, elle l’enténèbre, au contraire. La loi du Seigneur est immaculée ; écoutez-la, et vous prêcherez. » Gardons-nous de croire que les conseils donnés avant 1124 par Guibert de Nogent, dans son traité d’éloquence sacrée, aient été suivis à la lettre : « L’homme de Dieu descendra dans les replis de son cœur ; il analysera ses faiblesses et ses contradictions ; il lira longtemps dans ce livre intérieur, s’il veut devenir capable de peindre le vrai caractère des passions. » Ce sont là des banalités théoriques dont on n’a jamais manqué de se recommander, sans s’y astreindre. En réalité, faire preuve de connaissances et de souplesse d’esprit en interprétant en bon style des allégories supposées, tel est l’exercice où les Geoffroi Babion, les saint Bernard et les Hugues de Saint-Victor sont passés maîtres. Leur méthode commune consiste à « moraliser » les textes sacrés, c’est-à-dire à découvrir sous chaque syllabe, sous chaque détail grammatical ou numérique d’un passage de l’Ancien ou du Nouveau-Testament, des intentions mystérieuses, des combinaisons cachées, en vue d’en dégager des préceptes de morale abstraite. Saint Paul n’avait-il pas dit aux Romains (XV, 4) : Quœcumque scripta sunt ad nostram doctrinam scripta sunt ? on en concluait que tous les versets de l’Écriture contiennent une leçon de morale, et que l’office du prédicateur est, en interprétant ces versets, d’en dégager l’enseignement profond. Cette méthode, assurément, n’est pas bonne ; elle n’en a pas moins produit, maniée par des mains expérimentées, des œuvres vraiment belles. Mais comme elle côtoie de très près le ridicule, elle a été funeste aux maladroits, qui se sont complu à d’enfantines étymologies, à des explications aussi folles que froides, à des rapprochemens monstrueux, et, sous prétexte d’atticisme, à toute une quincaillerie d’assonances et de calembours. Garnier, évêque de Langres, explique gravement pourquoi l’âme s’unit au corps quarante-six jours après la conception : c’est parce que les quatre lettres qui forment αδαμ (adam), dans l’alphabet grec le nom d’Adam, souche de la race humaine, valent respectivement 1 + 4 + 1 + 40, c’est-à-dire 46. L’enfant, suivant Pierre le Mangeur, pleure en naissant quia quotquot nascuntur ab Eva clamant vel E vel A. Le genre allégorique tout entier a été longtemps perdu de réputation auprès des critiques par ces déplorables sottises.
D’ailleurs, au moment où ces excès d’une rhétorique épuisée se multiplièrent, des tendances nouvelles avaient commencé à poindre çà et là, et l’avenir se préparait. — En 1179 mourut au monastère de Saint-Victor un ancien chancelier de l’église de Paris, qui, après une brillante carrière séculière, était venu chercher dans cet asile la paix du cœur. Pierre le Mangeur était un savant, un compilateur, un « mangeur » infatigable de textes. Il garda sous la robe des Victorins des habitudes d’érudition, bien étrangères au mystique institut de maître Hugues. De nos jours, on a jugé sévèrement ses sermons, publiés, du reste, en grande partie sous le nom d’Hildebert et de Pierre de Blois, encore que l’auteur, en bibliographe prévoyant, eût pris soin de les terminer tous par certaine formule qui doit être considérée comme sa véritable signature. Il est vrai qu’il manque par-lois de distinction. Sa manière est solide, pédantesque : il argumente, cite, divise, glose, embarrassé d’un lourd appareil scientifique. À ces traits, reconnaissons un précurseur des générations qui devaient renoncer à la recherche de la beauté pour s’enivrer de faits et de logique. — À côté du grand chancelier qui, dès 1170, annonça, dans la citadelle même de l’humanisme mystique, l’avènement d’un autre idéal de prédication, plaçons maintenant son contemporain, Maurice de Sulli, l’évêque qui a posé la première pierre de Notre-Dame de Paris, mort en 1196. Nous n’avons pas de lui des homélies proprement dites, mais des canevas, des « thèmes » de sermons destinés à guider l’inexpérience des orateurs novices : « Si quelqu’un d’entre vous, dit, dans son prologue, Maurice qui s’adresse à ses prêtres diocésains, ne possède pas la science d’instruire les laïques, qu’il lise ce livre : il y trouvera le nécessaire. » Dans ces « thèmes, » appropriés à l’enseignement des laïques, la méthode des Victorins, habitués à discourir devant des clercs instruits, n’aurait pas été de mise ; l’évêque s’est en effet gardé de la suivre : au lieu d’orner de colifichets littéraires ses modèles d’exhortations aux fidèles, il les a sagement illustrés d’exemples, de proverbes et de comparaisons. Il a inauguré de la sorte un genre qui, pratiqué certainement de toute antiquité, n’était pas jusque-là représenté dans la littérature écrite, celui de la causerie familière, aisée et sans apprêt, qui risque malheureusement de dégénérer, dans certaines bouches, en trivialités choquantes. La prédication populaire, à l’usage des laïques, qui fut si florissante au XIIIe siècle, remonte à Maurice de Sulli, comme la prédication scolastique, à l’usage des clercs, remonte à Pierre le Mangeur. — Observons enfin que le recueil des « thèmes » de Maurice de Sulli est, avec la Summa de arte predicandi d’Alain de Lille (qui contient, après quelques conseils généraux, une collection d’esquisses de sermons sur les sujets les plus ordinaires), le plus ancien manuel d’éloquence sacrée, c’est-à-dire le plus ancien spécimen d’une littérature qui ne devait pas tarder, comme nous le verrons, à encombrer le marché de la librairie. — Presque tous les sermonnaires du siècle de Louis IX se rattachent à l’un ou à l’autre des types ébauchés en Pierre le Mangeur et en Maurice de Sulli. Les derniers imitateurs de saint Bernard durent comprendre très vite que la fortune allait à ces nouveaux-venus et que la vieille rhétorique avait vécu. Ont-ils eu tort de la regretter ? Nous ne le croyons pas. Elle avait de grands mérites, le respect de sa dignité et le respect du style. Ses défauts, tels que l’abus des tropologies imaginaires ou « moralités, » jeux d’esprit trop souvent doublés de jeux de mots, sont surtout fâcheux chez les sots qui les ont lourdement accentués. Bossuet, qui n’eut jamais de commerce avec les prédicateurs d’école et de carrefour du XIIIe siècle, a cité saint Bernard, les Victorins, Amédée de Lausanne ; il avait lu Raoul Ardent ; il a imité Geoffroi d’Auxerre. N’est-ce pas là le plus bel éloge de ces maîtres archaïques que des mains pieuses ont enfin vengés récemment des injures du temps ?
L’éloquence sacrée du XIIIe siècle n’est point, comme celle du XIIe, une rivière limpide qui roule des eaux pareilles, d’un bout à l’autre de son cours ; on y distingue à première vue trois courans de couleur et d’intensité différente.
D’abord la tradition de la période précédente se conserva, bien qu’affaiblie de jour en jour, surtout parmi les membres de certains ordres anciens, Cîteaux, Prémontré, Saint-Victor, le Val des Écoliers, etc. Ces ordres adhérèrent alors d’autant plus étroitement aux souvenirs de leur passé, qu’ils voyaient prospérer davantage leurs acharnés concurrens, les ordres révolutionnaires de Saint-François et de Saint-Dominique. Le cistercien Élinand, le cluniste Barthélemi, l’abbé Jean de Saint-Victor, furent, sous Philippe-Auguste et pendant la régence de Blanche de Castille, les plus recommandables des beaux esprits surannés. Mais leur filet d’eau claire s’est perdu bientôt dans le remous d’affluens plus puissans. Vers 1240, il a disparu. Barthélemi de Gluni, symboliste déjà travaillé d’appétits quodlibéliques, meurt en 1236 ; Élinand, le trouvère converti, l’amant mystique de la Vierge, l’admirateur de Perse, de Juvénal et de Térence, en 1237. À cette date, les quelques clercs séculiers qui avaient oscillé entre la vieille mode et la nouvelle, au cours des années de transition, ont vécu. Etienne Langton, archevêque de Cantorbéry, succomba dès 1228 ; de l’Italien Prévostin, chancelier de l’église de Paris en 1206, on n’entend plus parler après 1231 ; un autre chancelier de la même église, l’un des meilleurs poètes lyriques d’un siècle qui n’en a guère produit, Philippe de Grève, passa en même temps qu’Élinand. Encore Etienne Langton, Prévostin, Philippe de Grève, ne se rattachent-ils guère à l’école de saint Bernard que par la constante gravité de leur langage, leurs subtilités antithétiques et leur habitude de « moraliser » les Écritures. Sacras scripturas, dit Bale, en parlant d’Etienne Langton, quam superstitiose per allegorisationes et moralisationes exposuit. Mais le style de Langton est déjà négligé, brusque, non périodique ; Prévostin a déjà plus d’entrain que de raffinement, et, comme Philippe de Grève, il fut, hors de la chaire, dans ses livres, un adepte éminent des théories scolastiques. — En somme, les infiltrations de l’art du XIIe siècle dans celui du XIIIe ont été peu durables et presque inappréciables. Je sais que le nimbe de saint Bernard n’a jamais sensiblement pâli, et que, après 1240, Jacques de Vitri, Eudes de Châteauroux, Albert le Grand, furent encore, de leur propre aveu, illuminés de ses reflets, mais ce phénomène isolé ne tire pas à conséquence : malgré leur respect pour une gloire consacrée à l’égal de celle des pères apostoliques, quels hommes ont été jamais plus complètement « de leur temps » qu’Albert le Grand, Eudes de Châteauroux, Jacques de Vitri ?
Le second courant, le courant dialectique, est sans comparaison plus fort. Il traverse toute l’éloquence savante, proprement cléricale, jusqu’au règne de Philippe le Bel. Il est sombre, glacé, et pour en reconnaître les vertus, il faut en faire une analyse très minutieuse : « Au XIIIe siècle, dit un docteur de Sorbonne, Ellies Dupin, qui vivait au XVIIe, les sermons étaient pleins de divisions, de distinctions continuelles. Il est rare qu’on y trouve quelques points de morale développés dans toute leur étendue, mis dans leur jour, établis sur des principes solides et poussés avec éloquence ; on se contente de les proposer sèchement et de les appuyer sur quelques passages de l’Écriture pris dans un autre sens que le naturel. » Les sermons « scolastiques » du XIIIe siècle sont en effet caractérisés par un appareil rebutant de divisions, de subdivisions, de définitions, de distinctions, emprunté à la méthode des logiciens ; et par l’emploi exclusif de cette langue barbare, forgée à Séville et à Tolède par les philosophes arabisans, qu’Abailard n’aurait pas comprise. Ils sont à peu près inintelligibles si l’on n’a pas fait de ce dialecte convenu une étude particulière ; et quand on a réussi à les entendre, Ellies Dupin n’a pas tout à fait tort, ils sont encore fastidieux. Quelles accumulations de textes, quel pédantisme, quelle lourdeur ! « Il fallait savoir prodigieusement, suivant le mot de La Bruyère, pour prêcher si mal. » Lisez le meilleur orateur de l’école, saint Thomas d’Aquin : comme tous ses contemporains, il traîne, dans ses sermons authentiques, un pesant bagage de citations ; il en torture le texte, avec ordre, d’un air triste, pour en tirer ce qui n’y est pas ; il produit des thèses frivoles pour en démontrer la frivolité ; il ne se singularise que par les profondes réflexions qui jaillissent parfois, à l’improviste, de son puissant cerveau, ordinairement appliqué à de chimériques commentaires. Seul peut-être, parmi les docteurs fameux de l’Université de Paris, Bonaventure a su laisser glisser de ses épaules, lorsqu’il prêchait, le manteau magistral ; seul, à travers le grillage des argumentations obligatoires, « ce tendre médecin des cœurs malades » a su faire entendre des paroles humaines et douces. « S’il y a quelques mouvemens de l’âme chez saint Bonaventure, dit M. Victor Le Clerc, c’est qu’il accepta moins l’apprentissage servile que l’école imposait aux plus nobles esprits. » — D’ailleurs, les doctes théologiens, émules ou disciples de Thomas d’Aquin ou de Duns Scot, ont été bien punis d’avoir voulu convaincre à tout prix en des matières où il suffit d’émouvoir, et démontrer ce qu’il suffit de persuader. « Je ne vois pas, déclare un auteur de la seconde moitié du XVIIIe siècle, le fruit que peuvent produire leurs sermons sur l’esprit des auditeurs. » Sentence dure, mais légitime. Que valent des argumens rouillés dans une monture grossière ? La postérité a le droit de les dédaigner ; ils ne sont même pas bons à mettre, comme les pièces ciselées des rhétoriciens, sous les vitrines d’un musée[2].
Aussi bien, l’immense majorité des prédicateurs du siècle de saint Louis n’a pas prêché à la manière des docteurs, dans « l’argot de la rue de Garlande ; » la postérité de Maurice de Sulli a été plus nombreuse que celle de Pierre le Mangeur. Pour la première fois, au moyen âge, la prédication populaire hausse alors la voix, et triomphe. C’est que, à la renaissance littéraire, réservée à un cénacle de clercs cultivés, a succédé dans le sein de l’Église un renouveau de christianisme, un revival religieux. Bien différens des chanoines de Saint-Victor, les frères mendians, fils de saint François et de saint Dominique, ne sont pas des moines cloîtrés, riches et bibliophiles ; les fondateurs des instituts dominicain et franciscain les ont voués à la pauvreté évangélique et à l’enseignement du peuple. Il y en a bientôt qui annoncent, avec véhémence, la bonne parole sur toutes les grandes routes de l’Occident. Le clergé séculier, d’abord surpris, hostile et apathique, est entraîné à les imiter. Un jour vient où, dans les églises de Paris, des cardinaux comme Jacques de Vitri, des maîtres en théologie comme Robert de Sorbon, ne dédaignent point d’exhorter familièrement des assemblées d’illettrés.
Aujourd’hui l’éloquence sacrée est à peu près morte en France ; cela tient à des raisons profondes ; le « cours de rhétorique » que l’on proposait récemment d’instituer en faveur du père Monsabré n’y changerait rien. En Angleterre, au contraire, où tant de choses du moyen âge sont vivantes, le genre parénétique est encore florissant. Allez à Cambridge, par exemple, et écoutez le sermon qui est prêché, chaque dimanche, dans l’église universitaire de Saint-Mary-the-Great par l’un des plus brillans dignitaires du clergé anglican ; allez entendre ensuite au Tabernacle de Londres, où vibre encore la voix formidable de Spurgeon, un pasteur non conformiste. Ne dédaignez même pas de prêter l’oreille aux déclamations des prêcheurs forains de l’Armée du salut. Eh bien, l’orateur disert, gourmé, méthodique de Saint-Mary-the-Great représente, mulatis mutandis, et proportions gardées, saint Bernard ou saint Thomas ; le non-conformiste et le salutiste, c’est l’image du prédicateur populaire d’il y a six cents ans. Si vous ne vous endormez pas, vous louerez sans doute la science et l’urbanité de l’un ; mais ne riez pas des autres : s’ils sont souvent ridicules, ils sont sincères, instructifs et touchans.
L’aristocratie de la critique moderne n’est pas très favorable, avouons-le tout de suite, aux sermons populaires que le XIIIe siècle nous a laissés par centaines. Ils sont mal écrits[3], ils parlent aux bonnes gens la langue des bonnes gens ; ils sont semés de néologismes, de mots crus, de plaisanteries épaisses, de comparaisons bizarres, et même sacrilèges : « les dictons les plus vulgaires et les gaudrioles les plus profanes y sont mêlés aux citations des textes sacrés. » — « Florence, dit Dante, n’a pas autant de citoyens du nom de Lapi ou de Bindi qu’il se débite de fables en chaire dans le courant d’une année. On prêche maintenant avec des mots et des bouffonneries : pour peu que l’on fasse rire l’auditoire, le capuchon se gonfle d’orgueil ; on n’en demande pas davantage. » De très savans personnages, nos contemporains, se sont prononcés plus énergiquement encore que Dante. Mais ils ont jugé peut-être en humanistes plutôt qu’en hommes. D’ailleurs, ils ont été pénétrés eux-mêmes, à la longue, par le charme de ces qualités excellentes de spontanéité et de naturel, qui font des causeries de Robert de Sorbon, de Nicolas de Biard et de quelques autres moralistes enjoués de la même école un si délectable bréviaire. M. Hauréau, qui a plus d’une fois condamné, d’une manière très rigoureuse, la chaire populaire du XIIIe siècle, au nom de la grammaire et de la décence, ne l’a-t-il pas absoute à moitié quand il a reconnu en ces termes, avec son habituelle exactitude, ce qui lui assure, à nos yeux, un grand prix : « Rien ne fait mieux connaître, dit-il, que ces sermons populaires les sentimens des personnes. Ils sont généralement médiocres au point de vue littéraire, et souvent même détestables, mais les uns vifs, les autres lourds, tous sont d’allures franches… On y trouvera des inconvenances de toutes sortes, mais pour faire bien apprécier l’état moral d’un orateur, il n’y a rien de tel que ses naïves offenses aux règles du goût. Dans un discours composé suivant les règles, il dit ce qu’il doit dire, non peut-être ce qu’il pense. Le ton plus ou moins vif de sa sincérité nous apprend en outre ce qu’il peut se permettre devant son public ou ce qu’il juge utile d’oser pour lui plaire… La liberté du genre familier autorise chacun à parler suivant son humeur propre… D’où l’on recueille d’intéressantes informations sur les mœurs. »
Il suffit, en effet, d’assister à quelques sermons populaires pour apprécier à bon escient et l’orateur et l’auditoire. L’un et l’autre se profilent nettement dans les sermologes du XIIIe siècle. Le public qui se réunissait autour des chaires populaires de ce temps ne ressemble nullement à celui des prêches anglais de nos jours, d’une ferveur passion née et grotesque : c’est un brave public français, médiocrement dévot, crédule, léger, curieux d’histoires merveilleuses et de bonnes farces. Certes, il n’est pas dévot ; il assiste au sermon sans zèle ; des plaintes s’élèvent fréquemment des rangs du clergé, parce que les églises sont presque désertes quand on prêche : « Ont-ils perdu leur ânesse, ils feront bien deux lieues pour la chercher, et, pour venir entendre le sermon, ils ont peine à quitter leur maison. » « J’ai vu, rapporte un anonyme, un chevalier qui n’avait jamais assisté au sermon ; aussi ne soupçonnait-il pas ce qu’est le saint sacrifice, et se figurait-il qu’on le célèbre uniquement pour recueillir l’offrande. » Les bourgeois de Paris avaient l’habitude de quitter l’église au prône et de n’y rentrer qu’au Credo : « ainsi font les crapauds quand la vigne fleurit, le parfum de la fleur les chasse et les tue, comme la douceur de la parole de Dieu met en fuite ces bourgeois. » — Si les fidèles se décident à venir, il faut encore savoir les retenir, car s’ils s’ennuient, ils sommeillent. En pareil cas, Jacques de Vitri conseille d’user d’artifice, par exemple de s’écrier très haut : « Celui qui dort là-bas, dans ce coin, ne connaîtra pas mon secret, » ou bien de raconter des anecdotes : « le glaive affilé de l’argumentation, dit-il, n’a point de pouvoir sur les laïques ; à la science des Écritures, sans laquelle on ne peut faire un pas, il faut donc joindre des exemples encourageans, récréatifs et cependant édifians. Ceux qui blâment ce mode de prédication ne soupçonnent pas les fruits qu’il peut produire. » L’exemple, c’est-à-dire une anecdote terrible ou amusante, réveille l’attention et sert de véhicule à la vérité. Telle est aussi l’utilité des comparaisons instituées entre les abstractions de la théologie et les choses les plus communes de la vie courante : entre la confession et la saignée, entre la préparation à la communion et le lavage de sa maison par une bonne ménagère ; entre « maître Ourry, » le patron légendaire des vidangeurs, et ceux qui ne sentent plus la mauvaise odeur du péché. Le bon peuple dressait l’oreille à ces grossièretés familières, s’épanouissait d’aise aux narrations plaisantes, frémissait, comme à la veillée, aux contes tragiques. Un prédicateur expérimenté, pour varier ses effets, devait avoir en réserve une provision d’apologues dans le goût d’Ésope et de Marie de France, des anecdotes empruntées aux chroniques, aux compilations d’histoire ancienne, ou bien aux « vies des saints ; » un assortiment de souvenirs de voyage, de faits divers, de bons mots, un bric-à-bric de renseignemens extraits des « bestiaires » à la mode, sur les mœurs bizarres des plantes et des animaux exotiques. Mais il y avait un art de mêler tous ces ingrédiens et de les faire valoir. Jacques de Vitri nous en prévient : « Tel exemple paraîtra insipide à la lecture, qui plaira au contraire beaucoup dans la bouche d’un habile homme. »
L’orateur populaire du moyen âge connaît ses ouailles, et, sans les flatter bassement, il les sert à leur convenance. Que de plus austères l’en blâment ; s’il n’avait pas eu recours à ce stratagème, il aurait vu son troupeau émigrer aux représentations des jongleurs. Plus habet audit ores joculator quam predicator ! — « Il y a par ici des gens, dit Robert de Sorbon, qui aiment moins à entendre parler de Dieu que de Roland et d’Olivier ; » et cependant, observe Gérard de Liège, cela n’est pas juste, car la mort du Christ est bien aussi dramatique que celle de Roland ; multi tamen compatiuntur Rolando et non Christo. L’orateur cède donc au torrent de la mode, mais il y cède volontiers, autant par goût que par nécessité, car lui-même est d’ordinaire du peuple, dont il a la psychologie élémentaire, les croyances puériles et les passions. S’il conte si bien des histoires de revenans, d’effroyables thaumaturgies, des aventures improbables, c’est, sachez-le, parce qu’il est le premier à s’en édifier, comme il est le premier à rire de ses farces. Alerte et de belle humeur, puisque « un bon serviteur de Dieu doit avoir le cœur gai, » il parle à ses gens, de même qu’ils l’écoutent, en toute simplicité. Il ne recherche pas les applaudissemens ; il raille au contraire ceux qui s’épuisent pour en récolter. « L’araignée, dit le bon Nicolas de Biard, fabrique avec ses entrailles de la toile pour prendre des mouches ; je connais des clercs qui s’étripent de même (eviscerant se) pour tisser des sermons afin d’attraper la mouche de la vaine gloire et des avantages temporels. » Telle n’est pas la méthode de Nicolas, dont les discours sans prétention ont eu tant de succès. Ni fanatique, ni pédant, il n’effleure jamais les problèmes épineux du dogme ; il cause tout bonnement de morale pratique, pour qu’il y ait dans le monde plus de charité et de vertu ; et il compte bien que les pécheurs, à force de l’entendre, finiront par s’amender : Non est lupus adeo incarnatus in ove quin fugiat si pastores continuent clamare : Ha, ha ! Unde bonum est frequentare sermones. À la vérité, il n’est pas toujours moraliste de bonne compagnie : il ignore la discrétion, les sous-entendus. « Nous sommes les chiens de garde du Seigneur, disaient les prêcheurs dominicains, chargés d’aboyer dans sa maison ; » ce n’est pas à des aboyeurs qu’il faut demander de la mesure. Frère Nicolas, pour sa part, était naturellement indulgent : il admoneste les pécheurs avec une aimable mansuétude, que ses confrères n’ont pas tous imitée. Cependant il aboie souvent, lui aussi, mais c’est contre les riches, les puissans de la terre, les dignitaires de toutes les hiérarchies : en quoi il est resté encore sous la robe de saint Dominique un membre de ce peuple égalitaire et frondeur qu’il exhorte : « Puisque nous sommes tous de même condition, celui-ci ne doit pas être fier à l’égard de celui-là. Des vases fabriqués par le même potier, avec la même argile et pour le même usage, n’ont aucune raison d’être orgueilleux. Or nous sommes tous l’œuvre du même ouvrier, formés de la même matière et pour la même fin, le service de Dieu. » On s’étonne à bon droit des hardiesses politiques que les prédicateurs plébéiens, protégés par l’immunité ecclésiastique, se sont permises au XIIIe siècle. Ils ont provoqué plus d’une fois à la haine des bourgeois, des baillis, des clercs prébendiers et fainéans : « Les gouverneurs de notre temps, dit Evrard du Val des Écoliers, sont comme les aveugles qui ont des chiens pour les conduire. Ces chiens s’appellent conseillers, baillis, prévôts, et ce sont bien, à proprement parler, des chiens, qui toujours applaudissent à leurs maîtres avec leurs queues caressantes et poursuivent les étrangers, surtout les petites gens, les bonnes gens, pour les mordre et les déchirer. » Les rois même n’étaient pas épargnés. « C’est la coutume, dit Daniel de Paris, de faire une grande fête quand naît le fils d’un roi ; j’ai vu cela en France. À plus forte raison doit-on fêter en ce jour de Noël la naissance du fils du roi du Paradis. Les autres princes viennent au monde, non pour nous donner quelque chose, mais au contraire pour nous prendre du nôtre. Quand ils ont quelque dette, il faut que les sujets la paient ou soient mis en prison pour eux, et la prison même ne les dispensera pas de payer. Mais le fils du roi céleste est venu, lui, pour solder nos dettes ; et pour nous racheter, il a subi la captivité. » Frère Daniel n’est pas dupe non plus de la noblesse : « Chevaliers de carton, s’écrie-t-il, s’ils étaient au moins comme ceux qui sont peints sur ces murailles, ne faisant ni bien ni mal. » — Quand un prédicateur du XIIIe siècle est amené à nommer l’un ou l’autre de ces deux éternels ennemis du pauvre, l’usurier (c’est-à-dire, en ce temps-là, le financier, voire le trafiquant), et l’avocat, c’est un déluge d’invectives. Au fond de cette pieuse horreur des diseurs de messes pour les professions lucratives, n’y avait-il point un peu d’envie ? Le naïf dépit d’Eudes de Cheriton l’a laissé croire : « O la belle science que celle de la loi Turpilienne et de la loi Aquiline ; elle rapporte plus en une heure que les offices et les cantiques d’un curé pendant toute l’année ! »
On possède les noms et des fragmens plus ou moins étendus de deux ou trois cents prédicateurs de cette espèce. De cette vaste bibliothèque, encore presque entièrement manuscrite, quelques figures sympathiques ressortent avec un relief saisissant. M. Hauréau a magistralement retracé naguère, dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions[4], la plus curieuse, celle de Robert de Sorbon. — Ah ! l’honnête homme, le brave homme que ce fondateur, trop longtemps méconnu, de notre maison de Sorbonne ; si fin, d’une finesse de bon bourgeois, sous sa fruste apparence, si abondant en propos malicieux, si français, si vif, si fier. Il était chanoine de Paris ; il était devenu riche après avoir été pauvre ; il vivait dans la familiarité du roi et de sa cour ; jamais cependant « il ne hurla, » comme il dit, « avec les loups ; » il resta le plus simpliste et le plus clairvoyant des moralistes. Il ne se gêna jamais pour dire rudement qu’il n’aimait pas les beaux habits, le luxe des repas, les chansons profanes des ménestrels. À l’égard des usuriers, il ne s’exprime pas autrement que les plus intransigeans aboyeurs des ordres mendians : « Je professe que tous les usuriers, les thésauriseurs qui détiennent la chose d’autrui, sont des larrons, et qu’au jour de la mort le diable les saisira comme des larrons pour les conduire à ses gibets. Ils ont maintenant les mains si serrées que rien ne s’en échappe, mais à leur mort on ouvrira leurs coffres, qu’ils ont tenus si bien fermés, pour en extraire les richesses qui leur étaient chères comme leurs entrailles. Je les compare à des pourceaux, qui sont, tant qu’ils vivent, de grande dépense. Un pourceau coûte beaucoup à celui qui veut le bien nourrir, et pourtant il ne rapporte rien tant qu’il vit et ne fait que souiller la maison. Mais un pourceau mort est de grand prix ! » — Robert est maître en théologie ; il a installé sa demeure à l’usage des écoliers besogneux ; il ne prise pas davantage pour cela les docteurs de l’Université qui font passer la religion pratique après leurs spéculations contentieuses : « Ce sont des gens pleins d’orgueil, qui, dans le cours d’une année, ne gagnent pas une âme au Seigneur. Le curé sans tache, sans reproche, qui observe la loi de Dieu, voilà le théologien dont les leçons profitent. » Et ailleurs : « Les livres de Priscien, d’Aristote, de Justinien, de Gratien, d’Hippocrate, de Galien sont, j’en conviens, de fort beaux livres, mais ils n’enseignent pas la voie du salut… Voulez-vous savoir quel est le plus grand clerc ? Ce n’est pas celui qui, après avoir veillé longtemps devant sa lampe, s’est lait recevoir à Paris maître ès-arts, docteur en décret, c’est celui qui plus aime le Seigneur. » Au-delà de la perfection morale, conçue à la manière puritaine, Robert de Sorbon ne voyait rien, ni la science, ni la beauté. Il n’eut jamais l’ambition de passer pour un bel esprit ; son discours a toujours le ton de la conversation la plus familière : « il ignorait ce que c’est que composer son visage avant de paraître en public : telle était son humeur, tel est son style. » Cet Alceste bourru, borné, bienveillant au fond, n’en a pas moins mérité un titre qu’il aurait sûrement dédaigné, s’il suffit, comme nous le pensons, pour être un écrivain, d’avoir une manière d’écrire savoureuse et personnelle. Sa manière, à la vérité, aurait déconcerté, cent ans auparavant, chez un prédicateur de la cour ; car c’est celle d’un improvisateur de la rue, énergique et haute en couleur. Entendez-le déclarer que la vilenie qui souille l’âme est plus grave que celle qui salit le corps : « Quand une bonne femme tient à la main un chiffon pour essuyer les souliers et qu’un ribaud s’approche d’elle pour y torcher ses pieds, il ne lui fait pas grande injure ; mais s’il voulait prendre pour le même usage un coussin d’écarlate, elle ne le laisserait pas faire. » Les sermons de Robert foisonnent d’images de cette espèce, mais on pourra se convaincre bientôt qu’elles sont toujours employées avec à-propos, avec esprit, avec ce tact naturel qui ne s’enseigne point, grâce à l’édition partielle des œuvres du maître qui se prépare présentement en Sorbonne.
À côté d’un Robert de Sorbon ou d’un Nicolas de Biard, la liste des prédicateurs populaires du temps compte naturellement plus d’un lourdaud, à la fois sans tenue et sans esprit. Mais à quelle époque les modes, bonnes ou mauvaises, n’ont-elles pas été exagérées, compromises par des maladroits ? Les énormes facéties d’un Jean des Alleus ne tirent pas davantage à conséquence que les absurdes allégories des Victorins les plus mal doués. Il convient d’observer cependant que le ton des sermons de la fin du XIIIe siècle est, en général, d’une octave au-dessous de celui des sermons contemporains de saint Louis. Une décadence se marque, amenée, comme il arrive, par le développement de germes qui, longtemps inoffensifs, manifestèrent tout à coup une activité dissolvante. Les premiers prédicateurs populaires avaient le mot pour rire ; les derniers, pour stimuler des auditoires blasés, ont employé avec excès le gros sel et les pitreries. Les uns égayaient le discours d’anecdotes choisies, les autres l’ont surchargé de « contes de bonnes femmes, » aniles fabulas, pour employer l’expression d’un concile scandalisé.
La décadence fut d’ailleurs singulièrement accélérée sous le règne de Philippe le Bel par deux agens très efficaces : l’habitude du plagiat et l’enseignement par les professeurs d’éloquence sacrée de procédés mécaniques. Ç’a été l’une des manies du moyen âge de croire fermement à la valeur des machines intellectuelles et d’en confectionner beaucoup : machines mnémotechniques, machines à penser, machines à prier, machines à prêcher. Ni au XIIe siècle, ni au commencement du XIIIe, la prédication n’avait eu de règles fixes, de recettes imposées : elle avait été d’abord grave, affectée, littéraire, puis familière et vivante, mais elle avait toujours été originale ; et c’est pour cela que, à des degrés divers, elle sait plaire encore. Des théoriciens vont malheureusement mettre bon ordre à cet état de choses ; ils formuleront les lois du genre parénétique ; ils substitueront à l’invention individuelle une série d’opérations automatiques, et les praticiens ne manqueront pas pour construire les pièces et les ressorts du mécanisme indiqué par la théorie. Ainsi « le métier, comme dit M. Victor Le Clerc, succédera à l’inspiration ; » à l’ère de la composition artistique succédera celle de la fabrication industrielle. D’un autre côté, le moyen âge n’a jamais eu clairement la notion de la propriété littéraire ; les écrivains se copiaient alors les uns les autres, sans vergogne ; pourquoi les prédicateurs novices n’auraient-ils pas fait des emprunts aux prédicateurs émérites ? À quoi bon imaginer du nouveau, puisque, par des apports séculaires, un trésor d’historiettes, de lieux-communs et de formules persuasives s’était constitué, auquel il suffisait de puiser ? Les maîtres dirent de bonne heure aux écoliers : « Faites comme les marchands de blé ; ayez, comme eux, la prévoyance d’emmagasiner des amas de blé pour les produire ensuite et les vendre en temps opportun. » Quelques-uns, comme Nicolas de Biard, profitèrent mal de ces préceptes : « Le marchand de drap, dit Nicolas, a plusieurs espèces d’étoiles ; de même l’orateur sacré doit avoir en magasin des sermons de différentes espèces. Hélas ! moi, pauvre ignorant, je suis bien mal approvisionné. » Mais la plupart des jeunes clercs s’accoutumèrent à recueillir, pour la resservir à l’occasion, la desserte de la table d’autrui ; ils ne s’appliquèrent plus qu’à combiner des larcins inavoués. Les plus paresseux s’empressèrent bientôt d’établir et de propager des principes encore plus funestes : ils ne rougirent pas de débiter textuellement les discours stéréotypés d’orateurs célèbres, ou bien ceux que rédigèrent à leur usage des auteurs compatissans. Il y eut des clercs qui prêchèrent durant toute une année Abjiciamus et Suspendium, c’est-à-dire les deux parties de la « Somme » des sermons dominicaux de Guillaume de Mailli, qui commencent respectivement par Abjiciamus opera tenebrarum et par Suspendium elegit anima mea. Il existe plus de trente éditions d’un manuel dont le titre impudent lui fit sans doute une belle réclame : Dormi secure, « Dors tranquille, » ton sermon est prêt pour demain.
Il ne nous reste plus qu’à examiner sommairement cette littérature de guide-ânes qui, inaugurée, nous l’avons dit, par Maurice de Sulli, régna sans rivale, au XIVe siècle, dans les chaires d’Occident. C’est le marais, stérile et désolant, où toutes les sources de l’éloquence médiévale ont abouti et se sont perdues.
Soit un clerc sans instruction et sans zèle (ce type n’était pas rare vers l’an 1300), qui n’a pas reçu de la nature le don de conter avec agrément, qui n’a point de lectures, point de souvenirs. Il s’agit de le mettre, à peu de frais, en état de prêcher convenablement. Rien n’est plus aisé ! Qu’il entre dans la boutique d’un libraire ; il s’y procurera, pour une somme modérée, taxée par les autorités de l’Université, les instrumens indispensables. Et il n’aura que l’embarras du choix, car la boutique en est pleine.
Il songera d’abord, je suppose, à se rendre acquéreur d’un recueil d’anecdotes, car il sait fort bien qu’au dire des experts, l’anecdote est le plus utile condiment du discours. Jacques de Vitri n’a-t-il pas dit et répété : « Employez beaucoup de proverbes, de traits d’histoire, d’exemples, surtout quand l’auditoire est fatigué. » Des « exemples, » notre clerc, s’il était érudit, aurait pu en extraire lui-même des Vitæ patrum, des Dialogues de saint Grégoire, du Dialogus miraculorum de Césaire d’Heisterbach, du livre de Valère Maxime et des légendes hagiographiques. Mais il n’est pas érudit, et ce qu’il cherche, c’est justement une compilation dont l’auteur ait fait à sa place les dépouillemens nécessaires. Si ledit auteur a joint aux exemples classiques des récits de son cru ou ramassés dans la tradition orale, l’ouvrage n’en vaudra que mieux. Or, de tels ouvrages ont été jadis de vente courante. Plusieurs, qui sont anonymes et d’un volume énorme, sont commodément disposés en forme de dictionnaire alphabétique, de sorte que l’on y trouve sous les mots abstinencia, amicitia, apostasia, avaricia, etc., de quoi illustrer un sermon sur n’importe quel sujet ; ils sont intitulés AIphabetum exemplorum ou Alphabetum narrationum ; l’un d’eux est attribué, peut-être gratuitement, à Etienne de Besançon, huitième général des dominicains. Ils sont restés en usage jusqu’au XVe siècle, qui vit paraître à Bâle un nouveau Promptuarium alphabétique d’exemples, celui d’Hérolt, dont on connaît trente-quatre éditions antérieures à l’an 1500. — Mais les libraires du moyen âge ne tenaient pas seulement des dictionnaires d’anecdotes, les Larousse de ce temps-là. Ils avaient aussi des répertoires méthodiques. Des sermons de Jacques de Vitri, on avait tiré, dans l’ordre des commémorations de l’année liturgique, de nombreuses collections d’exempla. Un dominicain, Etienne de Bourbon, avait réuni sous ce titre : Liber de septem donis Spiritus Sancti, quantité de narrations édifiantes à propos des sept dons mystiques du Saint-Esprit : crainte de Dieu, piété, science, force[5], etc. ; Etienne était un homme simple et sans talent, mais il avait beaucoup connu l’illustre cardinal de Vitri, beaucoup vu et beaucoup retenu ; presque tous ses exempla ont une saveur originale et ne se retrouvent pas ailleurs. Un anonyme, que d’aucuns croient être le général des dominicains Humbert de Romans, l’a imité ; mais en l’imitant il l’a dépassé, parce que la nature l’avait mieux doué ; il a rubrique d’une manière significative son ouvrage, jadis fort estimé : Tractatus de abundantia exemplorum in sermonibus. Citons encore la « Somme » du moraliste Guillaume Peraut et le Speculum exemplorum de Nicolas de Hanapes, le dernier patriarche latin qui ait résidé en Orient. Quant aux anonymes, ils sont, à vrai dire, innombrables ; quelques-uns, qui ne rapportent guère que des aventures particulières et locales, à l’usage des prédicateurs d’une certaine province, offrent aujourd’hui le plus vil intérêt ; on a fait connaître récemment un recueil tourangeau, un recueil irlandais ; la plupart attendent encore d’être utilisés.
L’exemple proprement dit est une anecdote. Autre chose est le conte moralisé, anecdote sertie dans une morale subtilement déduite et dans un commentaire tropologique. Les clercs ignorans préféraient souvent, on le croira volontiers, les répertoires de contes moralises aux répertoires d’exemples, puisque ceux-ci leur laissaient à faire un effort d’interprétation dont ceux-là les dispensaient. Eudes de Cheriton, cistercien anglais du XIIIe siècle ; Robert Holkot, professeur de théologie à Oxford, et le dominicain provençal, Jean Gobi, l’auteur de la fameuse Scala cœli, au XIVe, ont trouvé dans le clergé séculier et régulier une foule de cliens, sans cesse renouvelée, pour leurs dictionnaires alphabétiques ou méthodiques de moralités fabuleuses. La Scala cœli fut jusqu’à la Renaissance l’un des livres de chevet des prédicateurs ; après les Gesta Romanorum, autre recueil d’histoires moralisées, traduit de bonne heure en langue vulgaire, et populaire surtout dans le monde laïque, ce fut un des plus gros succès de librairie du moyen âge. — Mais il y avait des clercs ambitieux qui, prétendant à une réputation de profondeur ou de mysticité, ne se contentaient point d’Eudes de Cheriton, d’Holkotou de Gobi. Pour ces trois auteurs, en effet, le conte est le principal, l’allégorie est l’accessoire ; c’est le contraire dans d’autres compilations qui paraissent avoir été presque aussi recherchées : l’exemplum y est réduit au strict nécessaire, la « moralité » s’allonge indéfiniment : tel se présente, entre autres, l’ouvrage de Jean de Saint-Géminien, dominicain toscan, De exemplis et similitudinibus rerum ; c’est une encyclopédie parénétique : universum prœdicabile ; l’auteur y traite en dix livres, à l’usage de ses confrères, de toutes les « moralités » qui se peuvent extraire de la comparaison des choses spirituelles avec celles de la nature physique. Chose notable, Jean de Saint-Géminien eut, comme Jean Gobi, l’honneur d’être imprimé en plusieurs éditions incunables.
Pour fabriquer suivant les règles l’assaisonnement d’un sermon, des « exemples » même « moralises » ne suffisaient pas ; il fallait y joindre le sel des textes bibliques, patristiques et profanes. Combien de discours anciens et modernes, qui valent surtout par les citations dont ils sont savamment saupoudrés ! L’auctoritas, c’est-à-dire la maxime consacrée, n’était pas considérée, en effet, au moyen âge comme un élément moins indispensable que l’anecdote. Il y avait donc sur le marché des dictionnaires « d’autorités » rédigés sur le même plan que les répertoires d’exemples. Alain de Lille et saint Antoine de Padoue avaient entrepris, dit-on, de dresser de ces « cahiers d’expressions » dès le XIIe siècle. On en a rédigé depuis sans relâche. Un théologien anglais, nommé Maurice, s’est fait connaître en composant sous le titre de « Distinctions, » ou de « Dictionnaire de l’Écriture sainte, » un bouquet de onze cent onze passages célèbres des livres saints avec des explications appropriées aux besoins de l’apologétique chrétienne. Que dire de l’Alphabetum in artem sermocinandi de Pierre de Tarentaise qui lut pape sous le nom d’Innocent V, lexique de textes et de commentaires rangés par ordre alphabétique de sujets ; et du Manipulus florum du sorbonniste Thomas d’Irlande, commencé par Jean de Galles, qui est un florilège d’apophtegmes de tous les moralistes célèbres, depuis saint Augustin jusqu’à Pierre de Blois ? L’ouvrage de Thomas d’Irlande ne rencontra de concurrence sérieuse que vers 1350 environ, époque où Pierre Bercheure, le traducteur de Tite-Live, arrangea un nouvel herbier de citations ou de fleurs séchées, avec des étiquettes et des références. Le Reductorium ou Repertorium morale utriusque Testamenti de Pierre Bercheure est, hélas ! un des principaux monumens de la littérature sacrée au XIVe siècle.
En résumé, notre clerc est entré en possession, moyennant quelques écus, de deux répertoires confortables, l’un de citations, l’autre « d’exemples. » Il a de quoi donner l’illusion de la science et de l’esprit. Mais sera-t-il abandonné à ses propres forces pour dessiner le plan de ses harangues ? Non, certes ; le canevas, comme la broderie, lui sera complaisamment fourni, s’il achète, pour achever de meubler sa bibliothèque, un recueil de Themata. — Il faut distinguer avec soin deux sortes de recueils de « thèmes » ou de modèles de sermons. Les uns ont été formés par des amateurs qui, s’étant amusés à prendre des notes lorsqu’ils avaient eu l’occasion d’entendre de bons discours, ont un jour mis au net leurs cahiers ; nous sommes ainsi redevables à Pierre de Limoges, l’auteur du traité jadis célèbre de l’Œil moral, l’un des premiers associés de la maison de Sorbonne, l’un de ces amateurs éclairés dont nous parlons, de la conservation de beaucoup de monumens originaux ; la majorité des sermons populaires du XIIIe siècle nous est arrivée par cette voie. D’autres sont de véritables traités d’homilétique, des formulaires rédigés systématiquement par des praticiens. Mais, parmi ceux-là, distinguons encore deux types : ou bien le praticien, prédicateur habile, s’est borné à réunir en volume des instructions qu’il a jadis prêchées lui-même, ou bien il a écrit d’un seul jet une série de modèles avec des intentions formellement didactiques. Les manuels de cette dernière espèce sont les mieux ordonnés, comme il est naturel, et quelquefois les plus instructifs, « car il y a des choses que l’on écrit pour quelques-uns, entre clercs, et que l’on n’aurait pas dites en public. »
Il serait fastidieux d’énumérer, même en choisissant celles qui ont alimenté pendant des siècles l’enseignement populaire du christianisme, les collections de Themata. Qu’il suffise d’affirmer qu’elles sont très variées. « Il n’y a pas de panacée qui convienne à tout le monde, dit Jacques de Vitri, dans sa préface ; le médecin qui veut guérir tous les yeux avec le même collyre est un fou, et celui qui soigne l’œil ne soigne pas le pied. Sachons-nous mettre à la portée des gens. » En même temps que des modèles de prônes pour tous les dimanches et pour tous les jours fériés (sermones dominicales), Jacques de Vitri s’était donc attaché à esquisser des paradigmes d’exhortations appropriées aux différens genres d’auditoires (sermones vulgares ou ad status) : prêtres, avocats, écoliers, lépreux, pèlerins, chevaliers, bourgeois, laboureurs, vignerons, marins, etc. Humbert de Romans, dans son De eruditione prœdicatorum, est encore plus complet : il a donné jusqu’à des formules d’allocutions à prononcer dans les repas de noce, à l’ouverture des tournois, pendant les processions, et pour la conversion des pécheresses publiques. On a calculé que Jacques de Vitri, Humbert de Romans et Guibert de Tournai fournissent à eux trois des séries d’instructions particulières pour près de cent vingt catégories de fidèles[6]. — Ajoutons que ces compilations, plus ou moins schématiques, mais d’ordinaire très étendues, ont eu jadis d’autant plus de débit qu’elles nous paraissent aujourd’hui plus dépourvues d’intérêt. Les meilleures, en effet, étaient les plus banales pour les curés qui s’en servaient ; et les seules qui aient gardé pour nous quelque valeur sont justement celles qui, sous l’apprêt pédagogique, laissent entrevoir la personnalité ou l’entourage du rédacteur. Celle de Maurice de Sulli, la première en date, a été très appréciée, surtout en Angleterre. Celles de Jean Halgrin d’Abbeville, cardinal et légat de Grégoire IX en France, et de Nicolas de Gorham, prieur de la maison dominicaine de Saint-Jacques, à Paris, en 1280, ont bénéficié d’une fortune incroyable jusqu’en pleine renaissance ; c’est tout dire ; elles sont d’une platitude parfaite. Celles du dominicain Gui d’Évreux, la « Guiotine, » comme on l’appelait, contient des facéties et des particularités, parce qu’elle est faite de sermons qui ont été réellement prononcés ; la vogue n’en a pas été durable. Gui d’Évreux et même Jacques de Vitri étaient déjà oubliés ; on avait déjà cessé de piller Nicolas de Biard et de servir en tranches aux fidèles de Saint-Nicolas-du-Chardonnet les sermons de Robert de Sorbon[7] que l’on prêchait encore couramment Suspendium, Abjiciamm et le Dormi secure.
Accablés, sollicités par tant d’aide-mémoire, de manuels, de mécanismes combinés pour mâcher la besogne professionnelle, comment les clercs du XIVe siècle auraient-ils eu l’abnégation de renoncer aux précédens pour se chercher eux-mêmes ? Rien ne pouvait leur suggérer une telle pensée. Les plus éminens sermonnaires d’alors, les Durand de Saint-Pourçain, les Jacques de Lausanne, les Michel du Four, les Bertrand de La Tour, les Jean de Naples, ne les y encourageaient pas. Quelques-uns n’avaient acquis un nom qu’en cuisinant adroitement des discours impersonnels à l’aide des recettes courantes. Les plus sincères se contentaient de continuer tant bien que mal la tradition des maîtres de naguère. Aucun d’eux n’était du bois dont se font les chefs d’école. Jean de Naples est médiocre, verbeux, plat ; les Italiens avaient en ce temps-là la parole très facile, mais ils parlaient pour ne rien dire. Durand de Saint-Pourçain, philosophe hardi dans ses livres, est commun dès qu’il prêche. Bertrand de La Tour est d’une prudence et d’une platitude déplorables ; quand il a l’occasion d’aborder une question intéressante, il ne prononce jamais ; il recule en disant : Non intromitto me. Jacques de Lausanne, en dépit de l’étalage d’une science zoologique puisée à peu de frais dans les traités De proprietatibus rerum, est ignorant et obscur ; cesse-t-il d’injurier la société, et surtout la haute société, il ennuie ; il était du reste si peu l’ennemi des livres de référence qu’il en a composé un : le « Livre des moralités très nécessaire à tous ceux qui publient le Verbe de Dieu. » — Sur les professeurs de rhétorique, les étudians intelligens et de bonne volonté n’avaient pas davantage à compter. La race des grammairiens, des rhéteurs et des gens capables de raisonner sur les principes de l’art d’écrire était éteinte depuis longtemps. Les traités didactiques d’éloquence qui se trouvaient encore dans le commerce ne rappellent guère les nobles institutions de Cicéron et de Quintilien : l’un des meilleurs est celui du frère Richard, Anglais de nation, qui florissait avant 1288 ; or l’épigraphe et le titre qu’il porte sont très expressifs ; il a pour devise le texte de saint Paul : Qaœrite ut abundetis ; et pour enseigne Tractatus de dilatatione sermonum. La science que frère Richard se propose, en effet, de répandre, est celle d’allonger, de délayer, de « dilater » le discours ; il existe, suivant lui, huit manières de remplacer l’inspiration par une abondance artificielle et de parler longuement sans avoir rien à dire : « La première est de substituer une proposition à un nom, ce qui se fait par les définitions, les descriptions, etc.. Presque tous les noms propres ont une signification particulière : ainsi Jacob veut dire lutteur, on peut à ce propos considérer divers genres de luttes spirituelles… »
La décadence de l’éloquence sacrée lut donc consommée sans remède par le triomphe de la routine, deux cents ans environ après l’époque où, dans le grand silence de la chrétienté latine, muette depuis Charlemagne, les premiers humanistes des écoles de la Loire, Geoffroi Babion et ses élèves, avaient élevé leurs voix harmonieuses. Durant cet intervalle, deux évolutions distinctes se sont achevées : l’art élégant et profond de saint Bernard s’oppose à l’art scolastique de saint Thomas d’Aquin, chronologiquement accouplé à l’art simple et familier de Robert de Sorbon. Des phénomènes très analogues s’étaient déjà succédé, mais dans l’ordre inverse, du Ier au IXe siècle de notre ère. L’ὁμιλία (homilia) des temps apostoliques, dont saint Paul a laissé de si beaux modèles, était simple et familière. Lorsque l’Église eut conquis le monde et le monde l’Église, parurent les apologies savantes, subtiles, parfois affectées des pères. Enfin la faculté créatrice s’épuisa, la flamme littéraire léguée au moyen âge par l’antiquité vacilla : on cessa de composer des homélies nouvelles ; on apprit par cœur celles de l’âge précédent ; Raban Maur, Heiric d’Auxerre, Alcuin lui-même, ont compilé à l’intention du clergé barbare de l’empire carolingien des « homiliaires » qui ne sont pas sans ressemblance avec les recueils de themata dont le clergé affadi de Philippe le Bel fit ses délices. L’introduction des procédés mécaniques, symptôme de misère intellectuelle, abolit à bref délai, dans les deux cas, l’originalité et la vie. — Le parallélisme des effets et des causes est encore plus frappant peut-être, si l’on considère les destinées de l’art épistolaire, en regard de celles de l’éloquence sacrée, pendant le moyen âge. Nous avons du XIIe siècle de très remarquables épîtres, solennelles et châtiées ; du XIIIe siècle, des lettres d’affaires sans prétention et sans ornemens, et des manuels épistolaires. Les traités didactiques d’art épistolaire, que l’on appelait artes dictaminis, et les epistolaria, répertoires de lieux-communs, d’exordes, de proverbes et de lettres toutes faites, commencèrent à pulluler à l’époque où disparurent les épistoliers de mérite. A l’époque où les clercs récitaient à leurs ouailles les « thèmes » de Nicolas de Gorham, ils adressaient à leurs supérieurs, à leurs confrères, à leurs amis et à leurs amies les pompeuses banalités (félicitations, condoléances, galanteries, etc.), que Pons le Provençal, Gui Faba et bien d’autres dictatures ont consignées dans leurs recueils. Les modèles de lettres pour toutes les circonstances de la vie et pour toutes les conditions de la société de Laurent d’Aquilée ont été goûtés par les mêmes gens qui utilisaient Jean Gobi, Thomas d’Irlande et Jean Halgrin. Ainsi l’art épistolaire et l’art oratoire sont morts, à la même date, de la même maladie.
Mais les genres littéraires sont soumis à des lois mystérieuses de transformation. Au moment où l’éloquence sacrée du moyen âge périssait, elle cessait justement d’être la forme unique de l’éloquence. Jusque-là parler, c’était prêcher. Ars prœdicandi, dit Henri de Hesse, est scientia docens de aliquo aliquid dicere. Il n’y avait pas, en effet, d’autre tribune que la chaire. La politique, qui est aujourd’hui une escrime parlementaire, se faisait jadis, non pas avec des mots, mais à coups d’épée. On plaidait, il est vrai ; les avocats ont-ils jamais chômé ? Mais ceux du siècle de saint Louis ne nous ont rien laissé d’eux. Le seul membre de leur confrérie qui ait sa notice dans l’Histoire littéraire est Jean d’Asnières ; il y figure comme ayant porté la parole en 1315, dans le procès d’Enguerran de Marigni ; encore de sa plaidoirie n’existe-t-il pas autre chose qu’un résumé, en trois lignes, dans les Grandes chroniques de Flandre. — Tout cela changea, cependant, à mesure que s’écoula cet étonnant XIVe siècle, qui laïcisa tant de choses. Le mouvement révolutionnaire de 1357 révéla en deux amis d’Etienne Marcel, Robert le Coq et Charles Toussac, un débater et un tribun de premier ordre ; l’éloquence politique naquit avec les premiers essais de gouvernement représentatif. Les registres du parlement de Paris ont conservé les noms et quelques reliques des grands hommes qui s’illustrèrent depuis l’avènement des Valois à la barre de cette compagnie ; l’éloquence judiciaire était assurément née, elle aussi, lorsque Guillaume du Breuil, Jean des Mares, Jean Pastourel, exerçaient au palais cette royauté de la parole dont s’émerveillaient les contemporains. Tandis que les prédicateurs s’enlisaient de plus en plus dans l’ornière d’une tradition condamnée, tribuns et légistes créèrent de la sorte, sur des terrains vierges, un art neuf. Mais cet art s’est exprimé dès l’origine avec les ressources de la langue vulgaire ; il ne nous appartient donc pas ; car notre curiosité doit se borner, et nous lui avons imposé, de propos délibéré, comme frontières extrêmes, celles de la littérature latine.
CH.-V. LANGLOIS.
- ↑ La littérature française au moyen âge (XIe-XIVe siècle), par G. Paris. Paris, 1890 ; 2e édit.
- ↑ Ajoutons à la décharge des orateurs scolastiques que leurs discours ne nous ont pas été transmis tels qu’ils ont été prononcés. Nous n’en avons que des résumés, des canevas, géométriquement tracés. L’improvisation, brodant sur ces canevas, en dissimulait peut-être la laideur.
- ↑ On remarquera toutefois que, comme ils ont été prononcés en langue vulgaire, la barbarie du latin de nos manuscrits ne saurait être mise à leur charge.
- ↑ Tome XXXI, 2e partie.
- ↑ On a de l’ouvrage d’Etienne une édition partielle : Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit d’Etienne de Bourbon ; Paris, 1887, 1 vol. in-8o.
- ↑ Sur un traité récemment retrouvé d’Humbert de Romans, relatif à l’art de prêcher la croisade, cf. A. Lecoy de La Marche, la Prédication de la croisade au XIIIe siècle, dans la Revue des questions historiques, XLVIII (1890).
- ↑ Les œuvres de Robert de Sorbon servaient au XIIIe siècle de thème ordinaire de sermons au clergé de cette paroisse de Paris : Incipit liber Roberti de Sorbona secandum quod solet prœdicare apud sanctum Nicolaum in Cardineto.