L'Election présidentielle aux Etats-Unis

L'Election présidentielle aux Etats-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 435-452).
L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE
AUX
ETATS-UNIS

Les opérations relatives à l’élection du vingt-deuxième président de l’Union américaine, commencées en juin dernier, viennent de franchir, le 4 novembre, une étape décisive par la désignation des électeurs présidentiels dans chacun des trente-huit états dont se compose cette grande république fédérative. Comme la mission conférée par le suffrage universel à ces électeurs du second degré est devenue, par la force des choses et par une déviation traditionnelle des intentions primitives de la constitution de 1787, un mandat rigoureusement impératif, le résultat peut être considéré dès maintenant comme définitivement acquis. Le collège électoral qui vient d’être élu aura bien encore à se réunir le premier mercredi de décembre pour nommer officiellement le président et le vice-président; mais il ne s’agit plus là que d’une simple formalité. Le vote des électeurs est connu d’avance. C’est M. Cleveland, et non M. Blaine, qui prendra, le 4 mars prochain, à la Maison-Blanche, la place du président actuel, M. Chester Arthur.

Ce résultat était prévu depuis plusieurs mois par tous les observateurs attentifs des mouvemens de l’opinion publique et de l’évolution des partis aux États-Unis. La victoire des démocrates était escomptée, et si, dans l’élection qui vient d’avoir lieu, il y a quelque matière à étonnement, c’est que cette victoire ait été aussi peu décisive, et que même, dans les derniers jours de la lutte et presque dans les premières heures qui ont suivi le scrutin, elle ait pu sembler douteuse.

Aussitôt que les républicains, dans leur convention nationale tenue en juin à Chicago, eurent adopté la candidature de M. James-Gillespie Blaine, une scission violente éclata au sein du parti. Le groupe des « indépendans, » faible par le nombre, puisqu’il ne dispose peut-être pas de plus de 100,000 à 150,000 voix sur plus de 10 millions d’électeurs, mais qui compte dans ses rangs les citoyens les plus intelligens, les plus éclairés et, affirme-t-on, les plus honnêtes des états de la Nouvelle-Angleterre et de New-York, prit avec éclat position contre M. Blaine et contre M. Logan, choisis comme candidats républicains pour la présidence et la vice-présidence. Il était impossible, dirent les chefs du groupe dans d’imposans meetings tenus à Boston et à New-York, que les indépendans consentissent à sanctionner de leurs votes un choix tendant à confier les destinées du parti républicain, compromis par les agissemens des politiciens de l’école grantiste, à des hommes dont le nom ne pouvait signifier que le renouvellement et la perpétuité de ces agissemens flétris par l’opinion publique. Les indépendans ne craignirent pas de pousser l’esprit d’opposition jusqu’à déclarer qu’ils voteraient pour MM. Cleveland et Hendricks, que la convention nationale démocratique tenue en juillet venait d’adopter pour ses candidats.

C’est l’influence néfaste exercée par le général Grant sur les mœurs du parti républicain, de 1872 à 1876, qui a déterminé aux États-Unis la formation d’un tiers parti résolu à secouer le joug des grandes organisations électorales et à revendiquer la liberté du vote. Déjà, en 1872, les républicains « libéraux, » sous la direction de M. Cari Schurz, du Missouri, du poète-journaliste William Cullen Bryant, de M. George-William Curtis et d’autres citoyens éminens de New-York, avaient essayé d’empêcher la réélection du général en s’alliant avec les démocrates. Après les scandales de la seconde présidence de Grant et la formation, autour du héros de Vicksburg et de Richmond, de ce cénacle de politiciens véreux qui érigea la corruption politique et administrative en système régulier de gouvernement, après les trop fameuses affaires Belknap, Babcock, Shenck, Orville Grant, et toute cette boue que les enquêtes de la majorité démocratique du congrès en 187(5 remuèrent dans l’entourage et jusque dans la famille du président, le parti républicain parut définitivement condamné par le soulèvement de l’opinion publique. L’ancien groupe des libéraux, reconstitué sous le nom de « républicains indépendans, » estimait cependant que le parti républicain pouvait encore poursuivre la haute mission que le peuple lui avait confiée en 1860, mais seulement à la condition de se réformer. L’élection de M. Hayes, il y a huit ans, et celle de M. Garfield, il y a quatre ans, ont justifié cette vue. Mais M. Blaine, auquel avait semblé revenir de droit la succession de Grant, comme inspirateur et chef suprême du parti, paraissait aux indépendans l’homme le moins propre à réaliser cette réforme nécessaire. Ils ne lui reconnaissaient aucune des qualités morales qu’exigeait l’accomplissement de cette tâche. Ils ne le tenaient point pour un honnête homme et déclarèrent dès cette époque qu’ils ne l’accepteraient jamais pour candidat à la présidence. Le choix de la convention nationale de Chicago, l’été dernier, leur parut un véritable défi jeté à l’opinion des honnêtes gens, et nous venons de les voir relever fièrement le défi.

Pour apprécier toute l’importance de cette défection des indépendans, il faut songer que la population électorale des États-Unis est divisée en deux fractions à peu près égales, votant constamment l’une pour les démocrates, l’autre pour les républicains; que deux fois déjà, en 1876 et en 1880, les démocrates ont été tout près de s’emparer du pouvoir exécutif; et que la révolution politique qui va s’accomplir cette fois se serait réalisée dans les deux précédentes élections si les indépendans avaient alors abandonné, comme ils l’ont fait cette année, le drapeau du parti républicain. Il est probable que le succès des démocrates aurait été beaucoup plus décisif si les indépendans avaient conservé jusqu’au bout l’attitude qu’ils avaient prise au début de la campagne présidentielle. Mais il s’est produit dans ce petit corps d’armée, toujours flottant entre les deux partis, toujours prêt à évoluer d’un camp à l’autre, des défections qui ont affaibli son action au moment suprême. Les votes des indépendans se sont divisés, et c’est à un déplacement de quelques centaines de voix à peine qu’a tenu, le A novembre, le sort de l’élection.

Depuis plus d’un an, les principaux journaux du parti démocratique et des républicains dissidens avaient établi, avec une précision que l’événement a justifiée, la carte géographique du champ de bataille où les partis allaient se heurter. Le collège électoral présidentiel, composé dans chaque état de délégués en nombre égal à celui des représentans et des sénateurs que cet état envoie à Washington, reproduit ainsi l’image exacte de la représentation totale de l’Union au congrès fédéral. Le nombre des sénateurs, à raison de deux par état, est de 76. La chambre des représentans, depuis le recensement de 1880, compte 325 membres. Le collège électoral est donc composé actuellement de 401 électeurs, et la majorité nécessaire pour la validité de l’élection, de 201 voix. Il a été admis, dès le début, que 162 votes étaient complètement assurés à M. Cleveland, votes appartenant à dix-sept états répartis comme suit : tirez une ligne de l’est à l’ouest, entre l’embouchure du fleuve Delaware et l’Ohio, suivez le cours de cette rivière, puis le Mississipi, les côtes du golfe du Mexique et de l’Océan-Atlantique; vous aurez tracé les frontières d’un immense territoire que. dans le langage politique américain, on appelle le solid South (le Sud compact).Il y a là douze états, entre autres quelques-uns des plus anciens et des plus importans de l’Union, dont M. Blaine n’avait pas un vote à attendre. C’est l’ancien domaine de l’esclavage, reconquis par les démocrates, il y a une dizaine d’années, depuis que les nègres, détrompés sur les mérites de leurs initiateurs à la vie libre, les carpet-baggers, ont cessé de voter en masse pour les candidats que leur désignait le parti républicain. À ces douze états il convenait d’en ajouter cinq autres dont le vote ne paraissait aucunement douteux aux démocrates : le Missouri, l’Arkansas, la Louisiane, le Texas, à l’ouest du Mississipi, et le New-Jersey, sur l’Atlantique; total : 162 voix.

Il n’y a pas, pour les républicains, un solid North comme il y a un solid South pour les démocrates. A côté d’un certain nombre d’états du Nord, inféodés à la cause républicaine, il en est quelques-uns dont le verdict est peu sûr, et que les champions de l’un et de l’autre camp sont forcés de se disputer jusqu’au dernier jour de la lutte. Cependant on comptait seize états résolument républicains, disposait de 171 voix. Le Far-West, malgré ses tendances libre-échangistes, ne vote pas volontiers pour les démocrates. L’Illinois est forcément fidèle aux républicains, ne fût-ce que par respect pour la mémoire de Lincoln. La Pensylvanie, essentiellement protectionniste, ne pouvait manquer d’apporter ses trente voix à M. Blaine, apôtre du protectionnisme. Par prudence, les démocrates abandonnaient l’Ohio, au moins dans leurs calculs de prévision; quant à la plupart des états de la Nouvelle-Angleterre, tout un ensemble de traditions historiques, morales, et intellectuelles les rattachait au parti républicain.

Restaient cinq états douteux, ayant droit à un total de 68 votes : Nevada, 3; Connecticut, 6; Californie, 8; Indiana, 15; New-York, 36. Si les républicains pouvaient enlever le New-York, ils avaient cause gagnée, quand même ils perdraient le reste des états incertains, et encore un ou deux autres états, comme le Nebraska, le Colorado ou l’Orégon. Si, au contraire, les démocrates avaient les 36 voix du New-York, il ne leur fallait plus que gagner, en outre, un seul des états douteux, soit l’Indiana, que leur apporterait fort probablement M. Hendricks, soit le Connecticut. Ainsi, avec New-York et un seul des autres états douteux, les démocrates l’emportaient. Sans Nevv-Yoïk, il fallait aux républicains, pour vaincre, les quatre derniers états douteux. On voit que l’élection présidentielle reposait entièrement sur le vote de l’état de New-York, qui, comme une réduction de l’Union, contient à peu près autant de républicains que de démocrates, le groupe des indépendans formant presque toujours l’appoint de la majorité.

Cette situation particulière, qui donne une importance capital au vote du New-York, the empire state, et lui attribue actuellement le rôle que jouait autrefois la Pensylvanie, the keystone state, ne date pas d’hier. Après avoir longtemps voté avec les démocrates, le New-York a porté ses voix, de 1856 à 1864, sur Frémont, puis sur Lincoln. En 1868, il revint aux démocrates, et son candidat préféré fut H. Seymour. En 1872, nouvelle évolution; on le voit contribuer à la réélection du général Grant. En 1876, il donne 20,000 voix de majorité à Tilden contre Hayes, et à peu près autant, en 1880, à Garfield contre Hancock. Le vote du New-York est, par conséquent, très versatile, et il est difficile, l’événement vient de le démontrer une fois de plus, de faire grand fond sur un élément aussi incertain. Les démocrates avaient cependant, cette année, de justes motifs de confiance, puisque leur candidat, Cleveland, et; il l’homme que les électeurs du New-York avaient élu, il y a deux ans, pour gouverneur, avec l’énorme majorité de 200,000 voix, et que ce gouverneur paraissait avoir grandi plutôt que baissé dans l’estime et l’affection de ses administrés.

En dépit des conditions désavantageuses dans lesquelles il engageait la lutte, une aile de son armée passant à l’ennemi à la veille même de l’ouverture des hostilités, le candidat républicain entreprit vaillamment la campagne. M. James Gillespie Blaine est un des hommes les plus considérables de son parti. Politicien consommé, possédant à fond l’art des combinaisons politiques, directeur émérite de la puissante machine électorale dont dispose une organisation maîtresse du pouvoir depuis vingt-cinq ans, orateur distingué, homme d’état superficiel et inconstant, mais brillant, et, comme disent les Américains, magnétique, président de la chambre des représentans de 1865 à 1875, puis sénateur, et ministre des affaires étrangères dans le cabinet de Garfield, candidat malheureux à la présidence de l’Union en 1876 et en 1880, il s’était, après l’attentat de Guiteau, retiré dans la vie privée, cherchant un repos bien gagné, dans sa maison d’Augusta (état du Maine), affectant un renoncement complet aux choses de la politique et se réfugiant dans l’étude austère de l’histoire. Il a publié cette année un gros in-octavo de sept à huit cents pages, le premier volume d’une histoire contemporaine des États-Unis sous le titre de : Vingt Années de congrès. Cet effacement n’était qu’apparent, ses amis le savaient bien, et ce fut sans aucune peine qu’on l’en tira pour lui faire accepter une troisième candidature et lui confier la défense du parti républicain menacé par les progrès des démocrates.

Affrontant la colère indignée des indépendans, il entreprit personnellement la conquête des états douteux et parcourut successivement le New-York, l’Ohio, l’Indiana, l’Illinois, le Michigan, le Wisconsin, sans négliger la Pensylvanie, le Connecticut et le Massachusetts. Les mœurs électorales américaines sont connues; on sait quelles fatigues elles imposent aux candidats qui s’acquittent consciencieusement de leurs devoirs. Processions immenses aux flambeaux, revues de milices, défilés de corporations, aubades, banquets, concerts, meetings monstres, et ce terrible supplice du shake hands qui brise les bras les plus vigoureux, aucune de ces épreuves naturellement ne fut épargnée à Blaine. On a calculé qu’il eut à franchir en six semaines de 13 à 14,000 kilomètres de chemins de fer et qu’il prononça par jour de dix à vingt-neuf allocutions. A la fin d’octobre, il rentrait à New-York pour assister à un banquet que lui offraient, chez Delmonico, deux cents millionnaires représentant un capital de 2 milliards 500 millions de francs. La fête avait été organisée par M. Cyrus Field et par le célèbre Jay Gould, roi de la haute finance de New-York et partisan chaleureux du candidat républicain. Au cours du repas, une souscription fut faite pour subvenir aux derniers frais de la campagne; elle s’éleva, dit-on, à plus de 2 millions 1/2. On ne compte pas d’ailleurs les millions prodigués depuis trois mois par le comité national républicain et personnellement par les grands financiers du parti comme M. Jay Gould. Jamais, de mémoire de politiciens, les dépenses d’une campagne présidentielle n’avaient atteint un chiffre aussi élevé. Une dernière procession de cinquante raille personnes en faveur de M. Blaine, et une autre de trente mille pour M. Cleveland terminèrent la longue série des réjouissances électorales. M. Blaine reprit le chemin du Maine, tandis que M. Cleveland se rendait à Buffalo pour voter. Ses devoirs de gouverneur l’ayant retenu pendant toute la durée de la campagne, celui-ci n’avait guère quitté Albany que pour de courtes excursions qui ne dépassèrent jamais les limites de l’état de New-York. Dans les derniers jours seulement, il fit de brèves apparitions sur le territoire du Connecticut et dans le New-Jersey. Il avait laissé porter tout le poids de la lutte à ses amis et surtout à son collègue en candidature, M. Hendricks, vétéran des batailles électorales, qui, dans l’Ouest, disputait pied à pied le terrain à son concurrent M. Logan. Les premiers résultats connus du scrutin justifièrent entièrement les prévisions des démocrates. Le solid South, avec ses annexes, leur avait donné les 162 voix sur lesquelles ils comptaient en toute assurance. De même, M. Blaine enlevait au Nord et à l’Ouest 171 voix. Des cinq états incertains, deux passaient aux républicains, la Californie et le Nevada, deux aux démocrates, l’Indiana et le Connecticut. Au total, 182 voix et 18 états pour les républicains, 183 voix et 19 états pour les démocrates. Qui avait New-York et ses 36 voix? Pendant trois jours cette question resta sans réponse, ou plutôt les deux partis se déclarèrent victorieux. Les journaux des deux camps donnaient des chiffres contradictoires ; de part et d’autre, on s’accusait de mauvaise loi. M. Jay Gould ayant le contrôle de toutes les lignes télégraphiques de l’état, les démocrates affirmèrent que, dans un intérêt de spéculation, et pour créer un courant d’opinion favorable à M. Blaine, il avait fait sciemment transmettre des télégrammes falsifiés. L’excitation publique atteignit une telle intensité que l’on put redouter des désordres. Les démocrates s’écriaient que leurs adversaires voulaient renouveler les procédés scandaleux de 1876 et fausser les chiffres du scrutin pour porter de force leur candidat au pouvoir. En fait, le dépouillement des votes ne pouvait s’effectuer assez vite au gré de ces impatiences surchauffées. L’état de New-York, qui a presque l’étendue de l’Angleterre, compte plus d’un million d’électeurs, et le vote pour les électeurs présidentiels a lieu au scrutin de liste. Le 8 novembre enfin, la vérité fut connue : les démocrates l’emportaient, mais de si peu que le doute avait été bien permis. Un journal républicain d’Albany annonça le fait au public en reconnaissant une majorité de 1,200 voix environ en faveur des démocrates, et toute incertitude fut dissipée lorsqu’on lut dans les journaux le texte du télégramme par lequel M. Jay Gould saluait la victoire de M. Cleveland : « Je vous félicite cordialement, monsieur, de votre élection. Tout le monde concède que votre administration comme gouverneur a été sage et conservatrice; j’ai la certitude que, sur un champ plus large, comme président, vous ferez mieux encore, et que les grands intérêts du pays seront entièrement saufs entre vos mains. — Jay Gould. » Cette dépêche produisit un effet extraordinaire et instantané. A la voix du puissant millionnaire, le calme se rétablit dans la rue, la confiance rentra dans les esprits et les cours des valeurs se relevèrent dans Wall-Street. L’élection ne serait pas contestée; les républicains admettaient leur défaite.

Les démocrates avaient le droit de se réjouir; mais tout leur commandait de ne triompher qu’avec modestie. Ce n’était pas le moment de faire de grandes phrases sur le châtiment que le suffrage universel venait d’infliger aux adeptes dégénérés des doctrines républicaines. Que l’éloquence de M. Blaine, les millions des princes de la bourse et du comité national républicain, les intrigues ténébreuses du pseudo-candidat Benjamin Butler, les attaques scandaleuses contre la vie privée de M. Cleveland, peut-être une trahison de la faction démocratique de Tammany Hall eussent déplacé un millier de voix de plus dans l’état de New-York, et le châtiment providentiel tombait sur les démocrates. Quoi qu’il en fût, ce n’était pas trop que ces 1,000 voix, mais c’était assez. Grâce au mode de scrutin usité pour l’élection du collège électoral présidentiel, elles ont suffi pour jeter en bloc dans la balance, en faveur du candidat démocrate, les trente-six votes de l’état de New-York. Le 3 décembre prochain, M. Cleveland sera donc formellement élu président, avec M. Hendricks, comme vice-président, par 219 voix électorales contre 182 données à MM. Blaine et Logan.


II.

M. Grover Cleveland, l’heureux candidat du à novembre, n’a pas des états de services aussi éclatans que son rival, qui vient de voir si mal récompensée la ténacité de ses aspirations à la présidence des États-Unis. Né d’hier en quelque sorte à la vie politique, n’ayant opéré jusqu’en 1882 que sur un théâtre extrêmement restreint, complètement inconnu alors que M. Garfield honorait M. Blaine de son amitié et l’appelait au poste de secrétaire d’état, le nouveau président entre en quelque sorte par effraction dans l’histoire. On ne saurait même rien sur ses origines, tant il a peu de notoriété nationale, si quatre biographies, publiées coup sur coup pendant la campagne électorale, n’avaient appris au peuple des États-Unis d’où venait l’homme qui allait probablement le gouverner.

M. Cleveland est né le 18 mars 1838. Il aura donc quarante-sept ans quelques jours après son installation à la Maison-Blanche. Sa forte corpulence, son visage plein et large, orné d’une simple moustache le menton dépourvu de la barbiche légendaire, ne rappellent en rien le type yankee. M. Cleveland, qui ressemblerait plutôt à un de nos compatriotes, est cependant bien un fils de la Nouvelle-Angleterre. Il descend d’une famille britannique établie dans le Massachusetts un peu avant la fin du XVIIe siècle. Un de ses ancêtres, le docteur Aaron Cleveland, graduate de Harvard et ministre épiscopalien à Philadelphie, comptait au nombre des amis de Benjamin Franklin, dans la maison duquel il mourut en 1757, laissant une nombreuse famille et peu de bien. Sa veuve ouvrit un petit magasin à Salem (Massachusetts) et sut élever diguement ses enfans. L’un d’eux, Aaron, établi dans le Connecticut, fut élu à la législature et y proposa un bill pour l’abolition de l’esclavage. Après avoir débuté commerçant, il finit ministre congrégationaliste. Le second de ses treize enfans, William, fut le grand-père de Grover Cleveland. Ce William, horloger et orfèvre, fut en son temps réputé pour un très honnête et très habile artisan. Destinant son fils, Richard Falley Cleveland, à l’état ecclésiastique, il l’envoya au collège de Yale, où il fut gradué en 1824. Richard épousa, en 1829, Anne Neale, fille d’un libraire d’origine irlandaise et d’une quakeresse allemande de Philadelphie, et, après un court séjour en Virginie, vint s’établir, en 1834, comme ministre de l’église presbytérienne dans le village de Caldwell (New-Jersey).

C’est là que naquit Stephen Grever Cleveland, le cinquième des enfans de Richard. Il avait trois ans lorsque la famille émigra à Fayetteville (New-York). Le jeune Grover fit ses premières études à l’école du district, passa une année à l’académie, puis entra comme apprenti chez un marchand. Son père ayant été appelé à Clinton (du même état) comme agent d’une mission américaine avec un traitement de 5,000 francs qui parut amener la fortune dans cette humble maison, Grover put reprendre ses études. En 1853, nouveau déplacement, le père de Grover étant envoyé à Holland Patent, près d’Utica. L’installation à peine terminée, le chef de la famille mourut subitement, ne laissant rien que de jeunes enfans à la charge des aînés. Grover avait seize ans. Par son frère William, professeur dans une institution d’aveugles à New-York, il obtint un petit emploi dans cette maison et consacra désormais ses heures de liberté à l’étude de la langue latine et de la littérature anglaise. Nous le retrouvons, un an plus tard, chez sa mère, cherchant vainement une place à Utica et à Syracuse et prenant la résolution d’émigrer à l’ouest. Il s’arrête à Buffalo, chez un oncle, éleveur de bestiaux, qui le lait travailler à la préparation du prochain volume d’un manuel d’agriculture. Ce séjour, de provisoire, devint définitif, et quelques études de droit permirent à Cleveland d’entrer à dix-huit ans comme clerc dans un cabinet d’affaires. Au bout de quelques semaines, son assiduité et le sérieux de son travail lui valent 80 francs par mois. En 1859, il est admis au barreau et ses patrons élèvent peu à peu son traitement mensuel à 250 francs. On lui offre une place d’attorney-adjoint du district dans le comté d’Erie. La position était honorable, mais peu rétribuée, et Grover avait à soutenir sa mère. Il l’accepta pourtant, et bien lui en prit. L’attorney en titre lui laissant toute la besogne, le public commença bientôt à apprécier l’ardeur laborieuse du jeune légiste et ses qualités de débuter devant le tribunal. Ses biographes le représentent, à cette époque de sa vie, étudiant ses. dossiers jusqu’à trois heures du matin, menant de front de nombreuses affaires, supportant sans plier un travail écrasant.

Il est difficile, aux États-Unis, de se tenir hors de la politique. En entrant dans la vie active, il faut également entrer dans un parti. Les électeurs avaient déjà les yeux sur Cleveland, et c’est le parti démocratique qui réussit à l’enrôler dans ses rangs. Deux fois candidat malheureux pour des postes subalternes, il est enfin élu sheriff en 1870. Cette place lui donnait ce qui lui avait fait défaut jusqu’alors, du loisir et le moyen de réaliser quelques économies. Lorsqu’il en sortit pour reparaître au barreau de Buffalo, on vit en lui un autre homme, plus sûr de lui, jouissant d’une grande autorité dans sa profession et préparé à de plus hautes destinées. Six années de succès professionnels constans consacrèrent sa réputation solidement établie d’homme intègre, de travailleur infatigable, d’avocat érudit et éloquent. Ce n’était cependant qu’une réputation toute locale ; nul ne soupçonnait dans cet excellent et obscur praticien de province l’homme devant lequel allait bientôt sombrer pour un temps la fortune du parti républicain. L’occasion de sortir de l’ombre surgit en 1881. La corruption, dans le gouvernement municipal de Buffalo, ville républicaine, avait pris de telles proportions qu’un changement de régime parut nécessaire. Un grand nombre de républicains s’engagèrent à voter pour le candidat des démocrates si ceux-ci faisaient un bon choix. Les démocrates se tournèrent d’instinct vers M. Cleveland ; malgré l’opposition de quelques politiciens du parti, sa candidature fut adoptée par acclamation, et il fut élu maire avec 3,500 voix de majorité.

Investi de ses nouvelles fonctions le 1er janvier 1882, il prit vigoureusement en main la tâche de correcteur des abus que ses concitoyens venaient de lui assigner. Tous les méfaits politiques, qu’ils eussent l’étiquette républicaine ou démocratique, trouvèrent en lui un adversaire impitoyable. Il était bien le réformateur que les circonstances réclamaient; sa renommée dépassa en peu de temps l’enceinte municipale, et le nom de Cleveland devint populaire dans tout l’état de New-York. Les démocrates étaient fiers de l’honnête homme qu’ils avaient découvert. Au mois de septembre de la même année, pas une voix n’osa protester dans la convention démocratique de Syracuse lorsque sa candidature fut proposée pour le poste de gouverneur de l’état.

La fortune politique, de M. Cleveland grandissait avec une singulière rapidité. Inconnu en 1881, il briguait en 1882 la plus haute fonction du plus puissant état de l’Union, et les circonstances spéciales qui entouraient cette lutte électorale allaient en outre tourner sur lui les yeux de toute la nation. C’est, en effet, des élections générales d’automne de 1882, et, notamment, du résultat de la partie engagée dans l’état de New-York que date l’évolution politique qui vient d’aboutir à la défaite nationale du parti maître du gouvernement depuis vingt-quatre ans.

Les républicains avaient pour candidat M. Folger, secrétaire du trésor, personnage hautement respectable, fonctionnaire intègre, qui aurait honoré les fonctions de gouverneur de New-York comme il avait honoré ses fonctions de juge et de ministre des finances. Lorsqu’il mourut, il y a quelques semaines, tous les Américains, sans distinction de parti, ont rendu un juste hommage aux grandes qualités et à la dignité de caractère de ce bon citoyen, de cet administrateur éclairé qui n’avait rien du politicien vulgaire et qui laissait une réputation sans tache. Malheureusement, en 1882, sa candidature était imposée au parti républicain de New-York par les amis de M. Chester Arthur, qui conservait encore, à cette époque, l’illusion d’une réélection possible et songeait à préparer le terrain en plaçant un homme sûr à la tête de l’état-empire. Cette tentative fut une des fautes les plus lourdes du gouvernement de M. Chester Arthur, à d’autres égards honnête et respectable. Elle a ruiné son crédit, tandis qu’elle élevait le piédestal sur lequel on allait hisser M. Cleveland. Les républicains du New-York étaient, en effet, profondément divisés, et les prétentions de la Maison-Blanche se heurtaient à une opposition acharnée dans la convention des délégués du parti tenue à Saratoga. Pour enlever la nomination de M. Fulger, les amis de l’administration eurent recours aux procédés les moins avouables, aux pratiques les plus impudentes, même à des fraudes grossières dont la révélation immédiate souleva un tolle général. Le résultat fut que M. Cleveland obtint, le 7 novembre 1882, une énorme majorité contre M. Folger (550,000 voix contre 343,000). Aux démocrates complètement unis et rivalisant d’enthousiasme s’étaient joints les républicains mécontens (conduits, assure-t-on, par M. Blaine lui-même, peu satisfait de l’altitude de M. Arthur à son égard) et les indépendans. Ces deux groupes avaient voté en masse contre l’abus éhonté des influences administratives, abandonnant le secrétaire du trésor, l’ami et l’un des conseillers les plus estimés du président, pour l’humble maire de Buffalo, pour ce petit avocat dont personne, en dehors des limites du New-York, ne connaissait le nom, qui n’avait fait partie d’aucune assemblée, même à Albany, qui ne possédait aucun passé politique et ne présentait pour toute garantie de ses capacités que quelques mois d’une bonne administration municipale dans un chef-lieu de comté.

Tels sont les traits sous lesquels M. Cleveland apparaît aujourd’hui à l’imagination de la majorité des citoyens des États-Unis. C’est comme réformateur qu’on l’avait porté à la mairie de Buffalo, comme réformateur qu’il est devenu gouverneur de New-York, comme réformateur qu’on vient de l’élever à la présidence. C’est bien l’ennemi des abus, le travailleur longtemps obscur, toujours courageux, profondément honnête, étranger aux intrigues de parti, inaccessible aux influences corruptrices, capable de se mesurer corps à corps avec le problème redoutable de la réformation politique, que les électeurs de l’Union ont tenu à porter à la Maison-Blanche. Les Américains aiment à parer leurs favoris de toutes les vertus, et, volontiers, ils feront de Cleveland ce qu’ils ont fait de Lincoln, le type du self-made man, du parvenu que son énergie et son honnêteté ont poussé des rangs les plus humbles au poste le plus élevé. On nous le montre conservant dans ses fonctions de gouverneur les habitudes d’activité, d’application tenace, de probité rigide, qui ont fait le succès de sa vie, toujours simple de goûts, dédaigneux même du plus modeste confort, n’acceptant point de permis de circulation sur les chemins de fer et ne prenant jamais de voiture, se rendant chaque matin avant neuf heures à pied dans ses bureaux du Capitole à Albany, ne prenant qu’une heure au milieu de la journée pour luncher, donnant à cinq heures ses audiences, sans huissiers, sang secrétaires, toujours accessible, travaillant de huit à onze heures après le dîner, rentrant à pied chez lui vers minuit.

Dans le diamant de cette vie si pure, si correcte, si noble, les partisans de la candidature de M. Blaine ont réussi cependant à découvrir une paille, et cette découverte a fait un moment un énorme tapage. Il n’est que juste de dire que les démocrates avaient ouvert le feu contre M. Blaine en attaquant outrageusement sa moralité politique. Bien que ces incursions réciproques, aussi scandaleuses d’un côté que de l’autre, dans la vie privée des candidats, aient été un des plus tristes et des plus indignes épisodes de la campagne présidentielle, il faut bien en dire quelques mots. Il paraîtrait donc que M. Blaine aurait, à plusieurs reprises, tiré un parti fort lucratif de sa grande situation et de son influence considérable, à la chambre des représentans, plus tard au sénat, grâce à des relations trop intimes avec des entrepreneurs de chemins de fer en quête de concessions. Maître, en qualité de président de la chambre, de la formation des comités, il aurait rendu à plusieurs compagnies des services signalés en assurant le vote de certains bills financiers et il aurait touché soit en espèces sonnantes, soit sous forme d’options avantageuses ou de simples livraisons da titres, un prix très élevé de ses bons offices. On a publié sur ces transactions peu édifiantes, fondement d’une très grosse fortune, de formidables dossiers, notamment les fameuses lettres Mulligan; la discussion des faits allégués contre M. Blaine a rempli pendant plusieurs semaines d’innombrables colonnes de journaux. On l’a traîné dans la boue en l’injuriant comme le plus vil des courtiers marrons, comme le dernier des escrocs. M. Blaine n’était sans doute pas à l’abri de tout reproche; en tout cas. il n’a que faiblement répondu à ces attaques; le plus souvent même, il a feint de les ignorer.

Mais le parti ne pouvait rester sous le coup d’une aussi dangereuse agression. Il fut résolu que, par une diversion habile, les républicains porteraient la guerre dans le camp ennemi. On fut tout heureux, à force de scruter le passé de M. Cleveland, d’y déterrer un péché de jeunesse. La trouvaille était belle : l’incorruptible gouverneur de New-York n’aurait pas toujours été chaste. L’affaire se ramène à ceci : M. Cleveland aurait eu jadis une liaison avec une veuve peu digne, semble-t-il, par son caractère et ses habitudes d’intempérance, de l’affection qu’elle avait inspirée. Sur ce thème ont été brodées d’infinies variations. Des scènes pénibles ont été racontées en grand détail; il a été question d’un enfant né au cours de la liaison et non reconnu par M. Cleveland pour cause de paternité douteuse. L’enfant aurait grandi dans un asile d’orphelins, la mère aurait été placée dans un établissement d’aliénées ou d’incurables. Il y avait un fond de vérité dans cette histoire; M. Cleveland n’a pas hésité à le déclarer. Mais des témoignages non suspects attestent que dans cette affaire, qui avait eu des côtés douloureux, M. Cleveland s’était conduit en galant homme et que rien, dans ce qui s’était passé, ne pouvait entacher son honneur. Restait cependant le fait de la liaison, avoué par le candidat présidentiel. Tous les puritains de la Nouvelle-Angleterre se sont voilé la face devant cet aveu cynique. Des femmes en grand nombre ont pris fait et cause contre le contempteur du respect dû à leur sexe, et, grâce aux feuilles républicaines, peu s’en est fallu que l’honnête M. Cleveland ne fût transformé en un abominable débauché dont toutes les familles devaient s’éloigner avec horreur. Était-il possible de porter à la présidence un homme qui avait blessé d’une telle atteinte la morale sociale et les lois religieuses? La question a été discutée sérieusement en ces termes pendant quelque temps, et il est certain que l’aventure dont on a cherché à faire de M. Cleveland le peu chevaleresque héros a nui sensiblement à sa candidature auprès d’un certain nombre de personnes respectables dans le parti des indépendans. Les résultats de l’élection dans plusieurs états de la Nouvelle-Angleterre paraissent indiquer qu’au moment du vote bien des électeurs, dont la pudeur s’était trouvée offensée, n’avaient pas encore pardonné au candidat démocrate ce malencontreux manquement à la chasteté.

L’élection est close ; toutes ces histoires, qui relèvent plus du commérage que de la politique, vont promptement s’oublier. M. Blaine cessera d’être un infâme trafiquant de faveurs législatives, et Cleveland le débauché est déjà redevenu l’honnête M. Cleveland. Il fallait, pour que ces racontars eussent pris tant d’importance pendant la campagne, l’absence absolue, que l’on a pu constater dans les trois mois écoulés, de toute discussion sérieuse sur les grandes questions politiques à l’ordre du jour. C’est qu’en réalité il n’y avait à l’ordre du jour aucune grande question politique. Les États-Unis ont, depuis plusieurs années, à certains égards cette bonne fortune, à d’autres cette condition fâcheuse, que les deux grands partis entre lesquels ils sont divisés en soient réduits à se faire tous les quatre ans une guerre impitoyable, sans qu’aucun intérêt national d’importance capitale soit attaché au résultat. On vient de voir que la lutte y perd singulièrement en dignité. Le pays lui-même, en revanche, y gagne en tranquillité. L’élection qui vient d’avoir lieu a laissé fort indifférente l’immense majorité des citoyens. L’agitation désordonnée qui s’est produite sur quelques points et le tapage assourdissant que font les politiciens ne doivent pas tromper l’observateur. Démocrates et républicains ont voté partout avec la discipline habituelle, se conformant aux injonctions des chefs de parti avec docilité, mais sans enthousiasme, bien convaincus que les destinées de l’Union ne dépendaient nullement du succès de l’un ou de l’autre candidat. Tous les grands problèmes légués par la guerre de sécession, émancipation civile et politique des noirs, reconstruction des états du Sud, rétablissement de l’égalité des droits et des libertés locales sur tout le territoire fédéral, sont depuis longtemps résolus. Les démocrates, même les plus exaltés, ceux que l’on appelait jadis les démocrates-Bourbons, ont cessé de rêver une résurrection du système esclavagiste. Leur ancienne doctrine des State Rights, de la souveraineté des états, n’a plus d’autre valeur que celle d’une réminiscence historique. Que l’on rapproche les deux programmes (platforms) adoptés cette année par les conventions nationales, on se convaincra qu’ils diffèrent plus par les mots que par le sens. Tous deux réclament une stricte application de la réforme administrative, promettent de protéger les Américains au dehors, de défendre le travail national contre la concurrence résultant de l’immigration excessive de travailleurs étrangers. L’un, aussi bien que l’autre, se prononce contre les monopoles, contre l’abus des concessions de terres; dans chacun d’eux, on essaie de gagner les Irlandais par quelques virulentes objurgations contre l’Angleterre, on s’engage à améliorer le sort des classes laborieuses. Sur un seul point, celui des tarifs de douane, il y a divergence de doctrines. La platform républicaine était nettement protectionniste, tandis que le programme républicain, fort éloigné encore des principes libre-échangistes, accuse cependant de vagues tendances à une législation douanière plus libérale.

Cette uniformité dans les revendications des deux partis a fait justice d’un préjugé qui avait longtemps entravé les progrès du parti démocratique auprès de certaines classes d’électeurs dans les États du Nord. On a fini par comprendre que l’arrivée des démocrates au pouvoir ne pouvait plus être une menace pour la tranquillité du pays, pour le crédit public, pour la marche des affaires. Il n’y a rien de commun entre le parti démocratique actuel et celui qui s’alliait, en 1860, avec les propriétaires d’esclaves et les sécessionnistes. Ceux-ci sont des êtres d’antan. Une génération nouvelle a passé sur les grands événemens qui ont fait disparaître ces tenans d’un régime exécré, pour jamais condamné. Hommes et choses, dans l’Union, se sont, depuis, complètement transformés. Ceux qui voient encore dans le parti démocratique une organisation dangereuse pour l’ordre social, hostile aux intérêts conservateurs, ne songent pas que c’est toute une moitié de la population fédérale qu’ils déclarent impropre à l’œuvre de gouvernement. Et pourtant il y a déjà longtemps que les démocrates sont prêts à prendre le pouvoir que le verdict du suffrage universel vient de leur conférer. En 1876, M. Tilden a obtenu 184 voix du collège électoral contre 185 attribuées à M. Hayes, et après même qu’une fraude restée célèbre assurait cette unique voix de majorité à son rival, le vote populaire, qui ne compte pas pour l’élection présidentielle, mais dont les partis relèvent avec soin les utiles indications, faisait ressortir une majorité de 200,000 voix en faveur du candidat démocrate. Quatre ans plus tard, sur 9 millions de votans, la majorité populaire du républicain Garfield contre son concurrent Hancock n’a été que de 7,000 voix. Les démocrates ont eu presque constamment la majorité dans la chambre des représentans depuis 1874. Hs l’ont encore dans le congrès actuel, qui prendra fin le 4 mars prochain, en même temps que la présidence de M. Arthur. Ce n’est donc pas un coup de surprise qui enlève le pouvoir aux républicains; c’est une évolution normale, longuement préparée par les événemens. Les partis finissent par s’user et perdre toute vitalité lorsqu’ils sont confinés indéfiniment dans l’opposition; il sera salutaire que les démocrates, puisqu’ils constituent la moitié de l’Union, soient mis enfin à leur tour en situation de faire la preuve de leurs capacités de gouvernement.

Quant aux républicains, ils ont tout à gagner à sortir pour quelque temps de la Maison-Blanche. C’est une trop longue occupation du pouvoir exécutif qui a engendré dans leurs rangs la décomposition morale et la corruption politique. Un parti qui se croit assuré contre tout danger de dépossession perd le sentiment de la responsabilité et tombe fatalement dans les fautes qui ont provoqué la violente croisade des partisans de la réforme contre le parti républicain.

Depuis plus de dix ans, les indépendans n’ont cessé de se dresser en accusateurs contre le système de dépravation et de démoralisation administratives que les politiciens de l’état-major politique de Grant ont intronisé aux États-Unis et qui comprend tout cet ensemble de pratiques malsaines et de doctrines impudentes résumées dans la maxime cynique : « Aux vainqueurs les dépouilles. » Ce régime connu sous le nom de grantism, et devenu de nos jours, au dire des indépendans, le blaineism, repose sur le mépris des préceptes de la morale en matière politique. Le gouvernement, aux mains des chefs du parti républicain, ne constituait plus qu’une sorte de syndicat organisé pour imposer à l’Amérique la domination à perpétuité d’une coterie de politiciens de profession, affiliés à une bande de tripoteurs financiers et de détenteurs de monopoles, une vaste société en commandite, régie par des bosses, pour l’exploitation du pouvoir, des jouissances qu’il procure, et de l’immense patronage dont il est investi sur près de cent mille postes administratifs fédéraux. Le premier remède qu’ont réclamé les indépendans contre les funestes effets de cette démoralisation, c’est que les amis du président et les chefs du parti dominant dans le sénat et dans la chambre des représentans fussent dépossédés par une mesure législative du droit de disposer en maîtres absolus de tous les emplois. Il ne peut y avoir de bonne administration lorsque les employés ne doivent leur poste qu‘à la faveur, et ne peuvent espérer se maintenir en place qu’à la condition de rendre constamment de nouveaux services, même pécuniaires, au parti qui les a nommés. De là cette importance énorme qu’a prise aux États-Unis depuis la présidence de Grant la question de la réforme administrative, civil service reform. Pendant longtemps les indépendans ont crié dans le désert, et n’ont obtenu des républicains que des railleries et des quolibets. On les traitait de « visionnaires, d’idéalistes, d’aristocrates, de songe-creux. » Pour Garfield, ce fut plus sérieux. Il voulait réaliser la réforme ; le revolver de l’assassin Guiteau l’en punit en juillet 1881. Mais, en 1882, l’écrasante défaite électorale infligée à la coterie des chefs républicains par une explosion d’indignation populaire, les détermina à opérer un changement de front immédiat et complet. L’éviction était proche ; il allait falloir abandonner le gouvernement. Le moment était propice pour jeter une dernière fois un peu de poudre républicaine aux yeux des électeurs et assurer du même coup l’inamovibilité à tous les fonctionnaires que le parti en se retirant allait laisser derrière lui dans les places. Ce fut une conversion des plus édifiantes. On ne voyait plus à Washington que républicains prêchant la réforme. Un bill traînait au sénat, depuis plusieurs mois, présenté par un démocrate, M. Pendleton, bill instituant un concours pour la nomination aux emplois et interdisant toute révocation pour motif politique. Les républicains s’en emparèrent, le discutèrent solennellement et, après l’avoir rajeuni et complété, le votèrent en janvier 1883 à une grande majorité, se faisant ainsi du meilleur article du programme de leurs adversaires un excellent diplôme de réformateurs.

Les démocrates furent très déconfits. La plupart d’entre eux, en acceptant le cri de guerre des indépendans, n’avaient jamais pris la réforme au sérieux, ou plutôt la reforme, pour eux, se ramenait à ces formules simples, mais significatives : « Épuration générale du personnel; nettoyer les écuries d’Augias; mettre les rascals (les républicains) à la porte. » C’était là, pour la masse du parti, te commencement et la fin de la sagesse réformatrice. Ils eurent très bien conscience que les républicains, sous couleur de réformer l’administration, étaient en train de leur jouer un très mauvais tour en leur fermant à l’avance toutes les places, c’est-à-dire l’accès des dépouilles, pour le jour où les clés du trésor fédéral passeraient aux mains des démocrates. Un sénateur de la Géorgie, M. Brown, exprima sans aucun doute le sentiment du plus grand nombre de ses coreligionnaires politiques le jour où il s’écria naïvement, au cours du débat sur les bills de réforme : « Je me demande quel intérêt le parti peut avoir à s’embarrasser d’un bill Pendleton ou autre qui pourra devenir une gêne sérieuse quand il s’agira de mettre tous les républicains hors des places pour y faire entrer les démocrates. »

Si M. Cleveland, président de l’Union, reste fidèle aux principes qui ont dirigé jusqu’ici sa vie et ses actes publics, il appliquera avec la plus grande sévérité la loi sur la réforme du service civil, bien qu’elle ait été votée par les républicains. Il tiendra tête à l’armée des solliciteurs, qui va envahir Washington, et refusera de livrer toute l’administration, comme une proie, aux faméliques du parti démocrate. Il épargnera ainsi à son pays et au monde le spectacle de ce changement de personnel jusque dans les plus infimes emplois, qui avait toujours paru le complément obligatoire de toute évolution mettant un nouveau parti en possession du pouvoir exécutif aux États-Unis. Là devra se borner, provisoirement au moins, l’action directe du président. Ni lui ni ses ministres ne peuvent prendre l’initiative de mesures à proposer au congrès. Il ne peut que conseiller ce qu’il croit bon et opposer son veto à ce qu’il trouve mauvais. Or le sénat, dans le quarante-neuvième congrès qui commencera à siéger l’année prochaine, sera encore républicain, et les élections pour la chambre des représentans, qui viennent d’avoir lieu en même temps que l’élection présidentielle, semblent avoir réduit à une trentaine de voix la majorité des démocrates dans cette assemblée. On ne peut donc s’attendre à une activité extraordinaire sur le terrain législatif, et les choses vont sans doute suivre à peu près le même cours que sous l’administration républicaine.

On pense généralement que la question douanière deviendra l’affaire principale, la préoccupation prédominante des hommes d’état américains. Mais il ne faut pas oublier que les démocrates sont très divisés en ce qui concerne le tarif. Le parti a des chefs libre-échangistes comme M. Carlisle, du Kentucky, président de la chambre, et des chefs protectionnistes, comme M. Randall, de la Pensylvanie. On tient, dans l’Ouest, pour un tarif plus libéral et, dans l’Est, pour le maintien de la protection. On peut certainement attribuer aux énergiques déclarations de M. Blaine en faveur du régime des droits protecteurs les conquêtes faites dans les derniers mois par les républicains dans tous les états de la Nouvelle-Angleterre, dans le New-York, dans l’Ohio et la Pensylvanie. Toutes les fois que les démocrates parlent du libre-échange, ils ont hâte de formuler toutes sortes de restrictions. Leur platform de Chicago, en juillet dernier, déclare nettement qu’il ne faut pas priver les industries de la protection dont elles ont besoin. La formule la plus généralement employée dans les déclarations du parti est celle-ci : « Nous favorisons un tarif ayant pour objet de produire un revenu limité aux nécessités d’un gouvernement administré économiquement et réglé dans son application de manière à éviter des charges inégales, à encourager les industries et la production à l’intérieur, et à conférer au travail une rémunération légitime sans créer ou soutenir des monopoles. » Il y en a, on le voit, pour tous les goûts, et ce serait se leurrer que d’attendre du triomphe des démocrates une brusque modification dans la politique économique traditionnelle des États-Unis.


A. MOREAU.