L'Eglise française après quinze ans de séparation/02

L'Eglise française après quinze ans de séparation
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 137-151).
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L’ÉGLISE FRANÇAISE
APRÈS QUINZE ANS DE SÉPARATION

II
LES FIDÈLES

Combien y a-t-il de catholiques en France ? Et d’abord, qu’appellerons-nous « catholiques ? »

Au temps où les annuaires officiels contenaient un « État de la population suivant les cultes, » ils englobaient d’office, en France, sous la domination de « catholiques, » tous les individus qui, n’étant ni protestants ni israélites, s’abstenaient de déclarer formellement ne professer aucune religion. La statistique française n’a rien perdu, il y a une quarantaine d’années, à la suppression de ce classement qui donnait, en d’autres pays où il avait subsisté, des aperçus assez trompeurs, pour ne pas dire fantaisistes : c’est ainsi qu’en Autriche-Hongrie, quarante-deux mille habitants sur 50 millions, et en Allemagne dix-sept mille cinq cents seulement, sur 68 millions, figuraient comme « n’appartenant à aucune confession religieuse. »

Si nous appliquions cette méthode a la France de 1921, nous estimerions qu’il n’y a, dans le diocèse de Paris, que 5 pour 100 de « non catholiques ; » si nous l’appliquions aux 1 275 000 habitants qui peuplaient les communes suburbaines du département de la Seine lors du recensement de 1912, du fait que l’on comptait seulement parmi eux 15 700 protestants et 3 200 juifs, nous en conclurions que les « catholiques » formaient plus des 98 centièmes du total. Affirmation passablement absurde, puisque nous savons que, dans nombre de paroisses populeuses de la banlieue, aussi bien que dans celles de certains arrondissements excentriques de la capitale, la proportion actuelle des non baptisés varie du tiers à la moitié de la population.

Mais suffit-il qu’un adulte ait reçu, entre les bras de sa nourrice, le sacrement du baptême, pour être compté au nombre des catholiques effectifs, c’est-à-dire des croyants ou des « fidèles ? » N’avons-nous pas sous les yeux des exemplaires notables de Français baptisés qui sont des zélateurs d’athéisme, à tout le moins des antichrétiens passionnés ? Cela n’est pas le propre de notre pays, ni de notre temps ; il en a été de même dans tous les siècles, et le contraire se voit également : le christianisme prôné ou soutenu par des gens qui n’étaient pas baptisés. Pour n’être pas suspect de faire des personnalités parmi les contemporains, je me contenterai de citer les illustres exemples de l’empereur Julien l’Apostat, baptisé de très bonne heure, et celui tout contraire de son prédécesseur Constantin qui, lui, bien que favorable aux chrétiens, ne voulut recevoir le baptême qu’à l’article de la mort, quelques jours avant de rendre le dernier soupir.

Il existe encore parmi nous, suivant la vieille formule impériale, des « protecteurs de la Religion, » qui prétendent l’imposer, mais n’ont point de goût à la pratiquer. Nous nous garderons de classer parmi les fidèles l’engeance de ces cléricaux non catholiques qui, séparant le Culte de la Foi et l’Eglise de l’Evangile, se flattent de ressusciter ce qui, précisément, était odieux au peuple autant que funeste au clergé : le « bras séculier » du dogme, la superstructure vieillie d’un catholicisme temporel qui devrait payer de soi-disant « privilèges, » au prix de la « liberté » chèrement achetée.

A l’autre bout de l’échelle, échelle dont les degrés supérieurs ne sont atteints que par très peu d’occupants, on aperçoit les chrétiens parfaits : ceux-là observent intégralement le précepte évangélique de l’amour, qui, obéi à la lettre par l’humanité, changerait la face du monde. Il est clair en effet qu’une société dont tous les membres auraient un tel oubli de soi, une telle bonté, une telle tendresse mutuelle, aurait par là même réalisé un paradis volontaire, assez différent du paradis obligatoire que maint système politique se flatte d’organiser à coups de bâton.

Entre ces disciples modèles du Christ, élite sainte qui, par un renversement d’équilibre des motifs humains, se voue pour l’amour des autres aux besognes ingrates, répugnantes et dangereuses, soins aux malades, idiots, aliénés, infirmes, entretien des vieillards, des pauvres, des enfants, des abandonnés, orphelinats, asiles, refuges, prisons, le tout gratuitement ou pour un morceau de pain ; entre ces corvéables volontaires, bienfaiteurs par vocation, et la foule qualifiée « chrétienne, » parce qu’elle est baptisée, s’étagent des catégories multiples de créatures plus ou moins attachées au culte et observatrices des commandements : d’abord ceux qui veulent un prêtre et une église, bien qu’ils n’usent ni de l’un ni de l’autre ; mais pour qui l’église et le prêtre représentent sans doute une tradition ou un idéal inavoué.

C’est ainsi que, dans tel diocèse assez peu fervent, l’évêque, au moment de la Séparation, ayant provoqué un référendum et fait demander par les curés à leurs paroissiens s’ils entendaient garder leurs églises et leurs prêtres, aider au maintien et à la célébration du culte, etc. sur 240 000 habitants il n’y en eut qu’une dizaine de mille qui répondirent d’une manière négative ou douteuse. Mais, parmi ces 230 000 qui se déclarent théoriquement catholiques et entendent demeurer tels, quelle est la proportion de catholiques « pratiquants ? » Beaucoup moindre assurément, même si l’on se contente, pour leur appliquer cette épithète, de l’assistance habituelle à la messe du dimanche.

On observera d’ailleurs que le degré de religion pratique de nos concitoyens varie beaucoup, d’une région à l’autre, sur le territoire de notre république. Dans tel diocèse règne l’indifférence, dans tel autre la dévotion. Dans l’Ouest, les cinq départements de l’ancienne Bretagne ; Séez et Coutances en Normandie, c’est-à-dire l’Orne et la Manche ; Laval dans le Maine ; dans l’Est Belley, Saint-Dié, Chambéry ; dans le Midi Rodez, Mende, Auch, Dax, Cahors, sont peuplés de catholiques exacts observateurs, en majorité, des commandements de leur Eglise ; et le vote de ces départements n’est pas acquis pour cela à une politique bien réactionnaire ; comme on peut s’en rendre compte par les noms d’hommes célèbres ou voyants qu’ils ont envoyés à la Chambre : depuis Jules Ferry, l’élu du diocèse de Saint-Dié (Vosges), où le plus grand nombre des électeurs vont à la messe et font leurs Pâques, jusqu’à M. Malvy, représentant des campagnes du diocèse de Cahors, où 95 pour 100 des hommes vont à la messe et où les deux tiers font leurs Pâques. Dans le diocèse de Belley, correspondant au département de l’Ain, d’opinion plutôt avancée, 2 hommes sur 3 et 8 femmes sur 10 communient à Pâques ; il ne s’y fait pas chaque année plus de 4 ou 5 mariages civils et l’on n’y compte que 40 non-baptisés sur une population de 342000 âmes, dont 1000 protestants.

En contraste formel avec ceux-là sont par exemple les diocèses de Blois, de Langres, de Sens ou de Troyes, où domine, non pas l’hostilité, — toujours et partout exceptionnelle, — mais l’insouciance religieuse, dans les campagnes aussi bien que dans les villes. Pour réconforter, — par comparaison, — le clergé de la cathédrale de Gap (Hautes-Alpes) qui déplore de n’avoir, sur 7 000 habitants, que 5 ou 600 hommes fidèles à la communion pascale, on lui pourrait citer le cas de l’ancienne capitale de Champagne, Troyes, où l’on considère comme merveilleux d’avoir ce même chiffre de 600 communions d’hommes à Pâques… sur une population de 55 000 âmes ! Dans les campagnes de ce département de l’Aube, bien peu de paroisses comptent un ou deux hommes faisant leurs Pâques ; il y en a 30 au chef-lieu de la sous-préfecture réputée la moins étrangère au culte et, dans celle qui se montre le plus éloignée de tout sacrement, où la moitié des enfants ne sont pas même présentés au baptême, sur quatre soldats de telle paroisse tués à l’ennemi au cours de la dernière guerre, pas un n’était baptisé.

Fait local, à la vérité, borné ici à quelques cantons. En effet, dans le sein du même diocèse, cohabitent à peu de distance des citoyens de mentalités très diverses, sinon opposées ; aussi bien à Digne, en Provence, où personne en certaines paroisses et tout le monde en d’autres accomplit les devoirs religieux, qu’en Flandre, dans le diocèse de Cambrai, où les districts agricoles sont en majorité pratiquants, tandis que dans les districts miniers ou industriels la fréquentation des sacrements est presque nulle du côté des hommes et peu suivie par les femmes.

Dans les campagnes rouennaises, le « pays de Caux » est bien plus religieux que le « pays de Bray ; » dans le diocèse d’Autun, (Saône-et-Loire), dans le Charolais, presque toutes les femmes et la plus grande partie des hommes vont à la messe et font leurs Pâques ; dans l’Autunois, c’est seulement la moitié des femmes et un quart des hommes ; dans le Châlonnais, et le Maçonnais, pays de vigne, grande indifférence. Dans telle portion du diocèse d’Aix (Bouches-du-Rhône) la pratique de la communion pascale est générale, les abstentions sont une petite minorité ; dans telle autre portion, c’est tout le contraire. Dans les diocèses de Lyon et de Saint-Étienne, les pays de montagne, Tarare et les environs, sont des centres de traditionalisme religieux ; de même, dans les campagnes de la Loire, la grande majorité des hommes et des femmes va à la messe et fait ses Pâques ; le Beaujolais au contraire est indifférent, comme l’agglomération lyonnaise ; on veut seulement le prêtre avant de mourir.

Le diocèse d’Angers compte cinq arrondissements : Segré et Cholet où les pratiques religieuses sont générales ; Baugé et Saumur où elles le sont beaucoup moins, surtout les parties qui confinent à la Touraine et à la Sarthe, Angers enfin qui tient le milieu entre les deux états. A Moulins qui, sur 300 communes, possède 157 écoles libres, et où pourtant l’effectif des hommes et jeunes gens pratiquant au-dessus de seize ans n’est que de 18 à 20 pour 100, la population religieuse est groupée surtout dans les paroisses montagneuses, confinant à l’Auvergne et à la Loire. Le diocèse de Pamiers (Ariège) compte aussi 300 paroisses sur lesquelles il n’en est que 20, — dix petites et dix grandes, — où la majorité des femmes n’assiste pas à la messe ; mais dans un tiers du diocèse, où les hommes, en majorité, font leurs Pâques, les préceptes de l’Eglise sont beaucoup plus observés que dans les deux autres tiers. Dans le diocèse de Carcassonne (Aude), l’un des plus indifférents qu’il y ait en France, l’arrondissement de Castelnaudary possède cependant une majorité d’hommes pratiquants.

Dans la Haute-Loire : arrondissement de Brioude, peu de monde à la messe, un maigre noyau pour les Pâques ; arrondissements du Puy et d’Yssingeaux, le plus grand nombre, sans distinction de sexe, assiste à la messe et fait ses Pâques. Là où le protestantisme est le plus répandu, la ferveur des catholiques n’en paraît nullement influencée dans un sens ou dans l’autre ; tel diocèse, comme La Rochelle, étant assez tiède et tel autre, comme Albi, fort attaché à sa foi. Même, dans chacun de ces diocèses, d’un arrondissement, d’un canton à l’autre, la qualité des catholiques varie sensiblement : ainsi, dans le canton de Surgères (Charente-Inférieure), sur 11 200 catholiques 1 550 seulement, dont 136 hommes, vont à la messe, tandis que, dans le canton de Gozes (même département), sur 8 300 catholiques 2 900 d’entre eux, dont 870 hommes, assistent régulièrement à la messe dominicale. Dans le Tarn, la proportion des catholiques hommes communiant à Pâques est des trois quarts dans les arrondissements de Castres et de Lavaur, de moitié dans celui d’Albi, d’un tiers seulement dans celui de Gaillac.

Et non seulement les pratiques, et sans doute les croyances, varient ainsi à quelques lieues de distance, mais elles varient tantôt pour un sexe, tantôt pour l’autre : il est certain que le nombre des femmes pratiquantes est en général plus grand que celui des hommes, mais ce n’est pas vrai partout, et surtout les deux sexes ne sont pas partout, à ce point de vue, dans le même rapport vis-à-vis l’un de l’autre. Dans cette géographie religieuse, on peut admettre que les campagnes pratiquent plus que les villes, les pays pauvres plus que les riches, les paysans plus que les ouvriers.

En conclura-t-on que le Dieu de l’Evangile est exclusivement rural, qu’il plaît mieux à la montagne qu’à la plaine et moins aux pays de vigne qu’aux pays d’élevage ; qu’il est fait pour les individus de moindre instruction, de moindre valeur sociale, de moindre indépendance d’esprit ; qu’il ne convient plus aux citadins ? On aurait grand tort, et le mouvement actuel du catholicisme français prouve tout le contraire. Il y a déjà longtemps que l’incroyance ou l’indifférence règne dans les centres urbains ; elle était seulement masquée, au début du XIXe siècle, par une armature extérieure, une volonté du pouvoir officiel et des anciennes classes dirigeantes de maintenir un christianisme légal « pour le peuple, » ce qui est proprement tout le « cléricalisme. »

Mais, pour leur compte personnel, comment se comportaient ces « amis de la religion ? » Sous la Restauration, où l’on se figure que la dévotion était effective parmi les défenseurs « du trône et de l’autel, » la bonne compagnie en général n’avait guère de goût pour les sacrements ; à telle enseigne que, dans un chef-lieu comme Amiens, il n’y avait pas, sous Charles X, vingt hommes de la bourgeoisie qui fissent leurs Pâques.

Villes ou campagnes, de l’aveu de toutes les autorités compétentes, le déclin des pratiques religieuses est très antérieur à la République de 1870 ; en certains diocèses, on le fait même remonter au jansénisme. Ce qui est récent, c’est un réveil, un renouveau chrétien ; et le plus curieux, c’est que ce renouveau se manifeste surtout dans les villes, par des œuvres, des patronages de jeunesse, par l’affluence croissante d’hommes qui tiennent à assister à la messe le dimanche, même en des localités où régnait dès longtemps une hostilité connue : à la cathédrale de Sens, 75 000 communions maintenant dans une année, au lieu de 35 000 il y a dix ans ; à Auxerre, 40 000 communions par an de plus que naguère.

Cela prouve seulement, dira-t-on, que la foi augmente en intensité dans une minorité agissante, mais non qu’elle gagne en étendue dans la masse ; il est bien clair que, pour le diocèse de Paris, le chiffre de six millions d’hosties consacrées distribuées annuellement signifie qu’un dixième des Parisiens sans doute pratique la communion fréquente, puisque les neuf autres dixièmes s’en abstiennent totalement ; attendu que, s’il y a 12 000 Pâques à Saint-Sulpice sur 39 000 paroissiens et 10 000 à Chaillot sur 25 000 paroissiens, il n’y en a que 7 000 à Saint-Ambroise-Popincourt sur 90 000 et, à Sainte-Marguerite, 6 500 sur 96 000.

Ces 96 000 « paroissiens » du faubourg Saint-Antoine ne sont peut-être pas de très bons catholiques ; mais le sont-ils beaucoup moins que ce paysan du Berry qui, se rendant en pèlerinage avec ses moutons à la chapelle éloignée d’un saint, renommé protecteur de la race ovine, passe le dimanche devant l’église de son village sans se soucier d’y entrer pour entendre la messe, et comme on lui en fait le reproche : « Oh ! répond-il, avec le bon Dieu on s’arrange toujours, mais avec ces chtis saints-là, c’est si vengeancieux ! » Il est possible que, dans cinquante ans, ce berger berrichon cesse de ménager des saints qu’il ne croira plus redoutables ; il est possible aussi qu’à la même époque le Parisien des faubourgs ait retrouvé le chemin de l’église.

Du moins, c’est le mouvement qui se dessine un peu partout en France : la foi, qui s’attiédit dans les champs, se réchauffe, dans les agglomérations urbaines de chaque diocèse : en Bourgogne comme en Normandie, en Orléanais comme en Champagne, en Limousin, en Roussillon ou en Lorraine ; dans le Midi aussi bien que dans le Centre ou le Nord, l’autorité religieuse est unanime à constater un mouvement, d’ailleurs antérieur à la guerre de 1914, par suite duquel le nombre des hommes pratiquants est sensiblement plus élevé qu’avant la Séparation. Ici, l’hostilité a disparu, remplacée même quelquefois par une bonne volonté sympathique ; ailleurs, le « respect humain, » la honte bizarre et toute moderne qu’éprouvaient certains croyants à s’avouer tels, non seulement a disparu, mais la jeunesse principalement se plaît à manifester, en des groupements et associations multiples de propagande et de charité, sa conviction et sa pratique du catholicisme.

C’est ainsi que les œuvres sont partout en croissance dans les villes. Il s’en crée sans cesse de nouvelles et elles trouvent toujours de l’argent en abondance. Que Paris où le denier du culte rapporte annuellement 1 500 000 francs, en donne à peu près autant pour diverses destinations pieuses : chapelles de secours (300 000 fr.), séminaires, écoles et Institut catholique (ensemble 160 000 fr.), Propagation de la Foi (120 000 fr.), Denier de Saint-Pierre (70 000 fr.) et vingt autres, soit temporaires comme la Basilique du Sacré-Cœur, soit permanentes comme l’« œuvre de Saint-François de Sales ; » que la plupart des diocèses trouvent aussi, chacun en proportion, — et quelques-uns au-delà des proportions, — de leur richesse et de leur population, le moyen de subvenir à des fondations charitables, telles que fourneaux économiques, dispensaires, vestiaires, caisses des familles, maisons des apprentis, bibliothèques, etc. tout cela pourrait être attribué à un noyau de bourgeois pieux, disposés à ouvrir libéralement leur bourse.

Mais depuis quinze ans, un peu partout, se manifeste, par les « Cheminots catholiques, » — 50 000 adhérents, — les employés de grands magasins, les midinettes, les « Associations des chefs de famille, » les « Fédérations de Jeanne d’Arc, » les « Jeunesses catholiques, » les conférences et congrès diocésains d’hommes et de jeunes gens, la volonté nouvelle et résolue de citoyens de toute condition, unis par la foi en dehors et au-dessus de toute politique, d’affirmer publiquement leurs croyances religieuses.

Ce mouvement est remarquable en ce que, déclenché durant la période comprise entre la Séparation et la Guerre, ses adhérents ne pouvaient être suspects d’aucune vue intéressée : ils ne devaient pas se flatter, en agissant ainsi, d’être admis à puiser peu ou prou, dans le trésor des faveurs, des profits, de ces innombrables avantages matériels ou honorifiques, que réservait le Pouvoir, il y a cent ans, aux membres de la Congrégation, il y a quinze ans, aux membres de la Franc-Maçonnerie. Un illustre chirurgien nous contait un soir s’être fait franc-maçon « pour embêter, » disait-il, un confrère en faveur auprès des ministres et dont il croyait avoir à se plaindre. En qualité de président d’une Loge, il se trouva plus tard à son tour, appelé à procéder à l’initiation des nouveaux adeptes de l’ordre : l’un de ces néophytes qu’il interrogeait, suivant la formule rituelle, sur « le motif qui le poussait à solliciter son admission dans la Franc-Maçonnerie, » lui fit ingénument cette réponse : « C’est afin d’obtenir les palmes d’officier d’académie ! »

Quoique aucune palme ne récompense de nos jours la profession de catholicité, non seulement il se voit des centaines de milliers de Français pour se livrer, en apôtres laïques, à la propagande de la parole et de l’exemple, mais il s’en trouve des millions qui témoignent, par des actes formels et répétés, de l’attachement à leur culte. Et, quoique le fait soit de nature à étonner, l’effectif de ces chrétiens pratiquants est beaucoup plus grand qu’il y a trente ans. Les chiffres donnés par Taine, en 1890, dans son Régime moderne ne correspondent plus du tout à la réalité, ni à Paris, ni en province. Les chiffres actuels leur sont de beaucoup supérieurs ; et l’on constaterait qu’ils le sont aussi sans aucun doute à ceux de la seconde moitié du XIXe siècle, si l’on disposait pour cette période de statistiques comparatives un peu étendues.

En 1847, un prêtre bien connu, l’abbé Petitot, curé de Saint-Louis d’Antin, estimait à 2 millions seulement, sur une population de 32 millions, le nombre des Français allant à confesse. Cette appréciation pourra passer pour pessimiste ; mais l’abbé Bougaud, — évêque lui-même plus tard, — écrivait sous le second Empire : « Je connais un évêque qui, arrivant dans son diocèse, eut l’idée de se demander, sur les 400 000 âmes qui lui étaient confiées, combien il y en avait qui faisaient leurs Pâques. Il en trouva 37 000 ? » Et Mgr Dupanloup, dans une lettre pastorale de 1851, considère, dit-il, « qu’il répond à Dieu de près de 350 000 âmes dont il y en a à peine 45 000 qui remplissent le devoir pascal. » Or, aujourd’hui, ce même diocèse d’Orléans en compte plus de 100 000. Et, suivant l’autorité épiscopale, le nombre des communions fréquentes ou de dévotion y est quinze fois plus élevé qu’il n’était naguère.

Pour tel diocèse de l’ancienne Normandie, une statistique locale, récemment faite dans 429 paroisses peuplées de 278 000 habitants, fournit un chiffre de 120 900 communions pascales, soit une proportion de 43 pour 100, très supérieure évidemment à la moyenne de la France.

Quelle est donc la moyenne de la France ? Sans disposer, pour l’intégralité du territoire, de chiffres aussi détaillés que celui qui précède, les renseignements suffisamment précis que j’ai, — non compris Paris dont il a été parlé ci-dessus, — recueillis sur 61 diocèses, m’autorisent à les classer en trois catégories : 1° ceux que l’on peut appeler « religieux, » au nombre de 27, où la majorité des femmes vont à la messe et font leurs Pâques et où les hommes, pour moitié, vont à la messe et, pour un quart, font leurs Pâques ; 2° ceux que nous qualifions de « tièdes, » au nombre de 28, où la majorité des femmes vont aussi à la messe, mais où seulement la moitié font leurs Pâques, et où les hommes pour un tiers seulement vont à la messe et ne font la communion pascale que dans la proportion de 12 à 25 pour 100 ; 3° ceux enfin, au nombre de 18, qui méritent de passer pour « indifférents, » parce qu’une minorité seulement de femmes y vont à la messe et que l’effectif de la population masculine communiant à Pâques, est inférieur à 12 pour 100.

« Indifférents, » ai-je dit, sont nos concitoyens de ces dix-huit départements, mais non point « antireligieux, » puisque presque tous tiennent à faire baptiser leurs enfants et se font eux-mêmes marier et enterrer à l’église.

Ces 67 départements comprennent une population totale d’environ 28 millions d’âmes, qui doit être considérée comme représentant à peu près l’opinion moyenne de la France, — sauf Paris et la Seine avec leurs 4 millions et demi d’habitants ; — attendu que, parmi les 6 millions que j’ai dû, faute de réponses des autorités compétentes, laisser de côté, se trouvent des diocèses de la première catégorie, comme Nantes ou Bayonne, et des diocèses de la troisième comme Chartres ou Limoges.

On peut donc estimer que, pour l’ensemble du territoire, — Paris et les trois départements d’Alsace et de Lorraine mis à part, — sur les 34 millions d’individus des deux sexes qui peuplent notre République, 10 millions environ sont des catholiques pratiquants, 16 à 17 millions s’acquittent plus ou moins des devoirs imposés par l’Église, mais en remplissent cependant une partie, comme l’assistance intermittente à la messe du dimanche ; et 7 à 8 millions seulement, parmi lesquels un petit groupe nettement hostile, vivent sans souci d’aucun culte et, bien que baptisés, ne sont chrétiens que de nom.

Tel parait être, après quinze années de séparation d’avec l’Etat, l’étiage des croyances françaises. On ne saurait soutenir sérieusement que le pays s’est « déchristianisé. » On pourrait plutôt affirmer le contraire, et que c’est précisément parce que la foi catholique a gagné du terrain sous un régime dont ses amis s’effrayaient tant et dont ses ennemis espéraient tout ; c’est précisément parce que l’opinion du pays est devenue plus favorable à l’Eglise, que les pouvoirs publics viennent de renouer aujourd’hui des rapports diplomatiques avec le Vatican.

Le plus illustre des archevêques de Paris au XIXe siècle, Mgr Affre, en délicatesse avec les ministres du roi Louis-Philippe qui, disait-il, « ne voyaient dans la religion qu’une machine gouvernementale, » écrivait à Montalembert : « Je suis pour la liberté donnée au clergé comme aux autres citoyens, parce qu’on ne peut rien lui donner d’aussi précieux. » Cette liberté, que possèdent les autres citoyens, de s’associer et de posséder en société, le clergé ne la possède pas dans notre démocratie, après cinquante ans de République et quinze ans de séparation. Mais, dût-il attendre encore son admission au droit commun des Français, il a prouvé, durant ces quinze années, que, même traité en paria, il pouvait vivre, se renouveler et multiplier ses recrues par la seule vertu de son enseignement et de son exemple.

Et il est très important que cette preuve ait été faite et qu’elle apparaisse à tous les yeux : à ceux des catholiques, pour qu’ils gardent jalousement cette indépendance qui fait leur force, comme à ceux des indifférents, hostiles au cléricalisme, pour qu’ils ne croient pas que jamais certaines formes de « protection » de l’Etat puissent être à nouveau souhaitées, ni même acceptées par l’Eglise de France.

De protecteur l’Eglise en a un, le Christ et je pense qu’il lui suffit. Mais elle peut le faire mieux connaître à ceux qui l’ignorent ; car le Christ est à peu près inconnu parmi notre peuple. Combien y a-t-il d’ouvriers d’usines qui se soient entretenus avec lui ? Un théologien trop zélé relevait, sous Pie X, comme une erreur inhérente au « modernisme, » — on disait sous Léon XIII « américanisme » et sous Pie IX « libéralisme, » — cette proposition que : « il faut abandonner les procédés et la méthode dont les catholiques ont usé jusqu’à ce jour pour ramener les dissidents, afin de lui en substituer une autre à l’avenir. » Or, pratiquement, l’Eglise n’a cessé de changer « ses procédés » et « sa méthode, » afin de ramener les dissidents. Son apostolat, son instruction, son prosélytisme, se sont modifiés constamment, en prenant sans cesse d’autres formes, en tenant un autre langage, pour se plier aux temps, aux lieux, aux circonstances, et, l’on peut en être sûr, elle continuera à s’y plier pour accomplir sa mission. La foi ne changera pas, mais les formes contingentes de l’Eglise changeront ; elles ne font pas autre chose depuis dix-neuf cents ans. Les changements dans l’avenir ne pourront jamais être plus grands, quelque grands qu’ils soient, que les changements dans le passé.

Par exemple, la désignation des évêques. Lors de la première nomination, celle qui fut faite à Jérusalem, au lendemain de l’Ascension du Christ, les onze apôtres ne voulurent pas procéder seuls au remplacement de Judas. Ils y convièrent des disciples qui formèrent avec eux un collège électoral de cent vingt personnes, disent les Actes, et comme deux candidats présentés se partageaient les suffrages, on tira leurs noms au sort, en priant Dieu de choisir le plus digne.

De là aux élections populaires des premiers siècles, puis aux élections capitulaires du moyen âge, il y avait encore moins de distance qu’il n’y en eut depuis que le droit d’élection, dont les chapitres furent dépossédés par le Concordat de 1516, se trouva transféré au roi seul en échange du cadeau fait à la cour de Rome des Annates, — un an de revenu de tous les bénéfices français à chaque vacance. — Et depuis que ce droit royal a disparu par la séparation de 1905, qui semblait rendre naturellement au clergé français ses antiques prérogatives, le Saint-Siège a cru devoir se réserver à lui seul le recrutement des premiers pasteurs en France, comme il en use dans les pays de missions d’Afrique ou d’Asie… sans doute jusqu’à ce qu’un nouveau statut intervienne pour l’Église de France, dans un délai plus ou moins bref.

L’Église a donc varié dans ses ministres et leur mode de recrutement, dans sa discipline, sa hiérarchie, ses rites, dans la forme de ses sacrements. Et de même que ses dogmes se sont lentement fixés, affirmés, précisés, sous le coup de fouet de l’hérésie qui la guettait sans cesse, et que sa discipline s’est renforcée et raidie contre la tendance perpétuelle au relâchement que renferment toutes institutions humaines, son enseignement aussi a subi nombre d’évolutions et, avouons-le, connu certaines éclipses.

Les personnes un peu au courant de l’histoire religieuse savent que c’est à peine depuis 300 ans qu’existe en France la formation doctrinale actuelle : le séminaire pour les clercs, le catéchisme pour les fidèles. Il n’y avait sous Henri IV ni catéchisme, ni séminaire, et l’ignorance était grande aussi bien chez les laïques que chez les prêtres. Parmi ces derniers, plusieurs ne savaient même pas la formule de l’absolution. À Paris, dans le quartier Saint-Sulpice, M. Olier en trouva qui, devant un autel élevé à Beelzebuth, se livraient aux superstitions des sorciers.

Depuis longtemps on parlait de « dresser des séminaires ; » au concile provincial de Tours en 1583, les prélats avaient décidé qu’ils seraient établis partout « sous trois ans ; » mais, cinquante ans après, il n’y en avait encore nulle part. À Tours, justement, il n’y en eut un qu’en 1662. Un immeuble de la rue du Chardonnet devint en 1644 le séminaire officiel de la capitale ; encore le diocèse de Paris n’était-il pas propriétaire du local ; on ne songea à l’acheter qu’en 1660, cinq ans après la mort de Bourdoise, le fondateur.

Quant au peuple, privé d’instruction, il ignorait parfois jusqu’à l’existence de Dieu ; le « catéchisme, » qui date de la même époque, fut donc une nouveauté utile, un bienfait pour les pasteurs et pour le troupeau. Cet abrégé populaire de théologie, qui condensait le dogme catholique, s’adressait à une masse inculte, docile, religieuse d’instinct, qui « voulait croire » et ne savait pas au juste « ce qu’il fallait croire. » Ce petit livre parut si commode qu’il sembla devoir suffire à tout.

Comme le protestantisme affectait au même temps de s’inspirer uniquement des Écritures, que chacun pouvait entendre à sa guise, sans intermédiaire entre soi et l’Esprit-Saint, il fut jugé prudent, pour parer au danger de l’interprétation individuelle, de ne point familiariser les catholiques avec l’Ancien et le Nouveau Testament, rarement traduits en langue vulgaire. La lecture de la Bible, sans permission, passa même pour interdite parmi eux.

Or il est arrivé que les temps ont marché et que les idées ont évolué : par exemple, nul hérésiarque n’a de nos jours grande chance de faire ses frais ; un Luther surgirait demain qu’il n’entraînerait pas cinq cents personnes. Vieillis et vus d’un certain angle, les spécialistes qui ont la prétention de tondre les mystères de trop près, paraissent un peu bouffons d’expliquer ce qu’ils définissent eux-mêmes inexplicable. Pour nos contemporains, la foi est devenue un bloc, qu’ils admettent ou rejettent sans discussion ; ils croient tout ou rien et, d’après la statistique des consciences que nous avons tentée ci-dessus, il semble bien qu’une bonne moitié des Français mâles soient dans le dernier cas. Ils ne croient pas et, tout au contraire des masses du XVIIe siècle, ils ne veulent pas croire. Le christianisme leur est suspect et, d’ailleurs, ils ne le connaissent pas.

L’Eglise catholique française se contentera-t-elle de la minorité des fidèles, plus ou moins pratiquants, qui composent sa clientèle actuelle, où le sexe faible tient la plus grande place ? Se résoudra-t-elle à négliger et à ignorer les millions d’hommes qui, présentement, n’ont point souci d’elle ? Qui pourrait le croire ?

Comment s’y prendra-t-elle pour pénétrer ces foules fermées en apparence au spiritualisme et que toute théologie fait sourire ? Par quel levain nouveau fera-t-elle fermenter cette pâte humaine ? C’est son affaire ; il serait malséant à un laïque de souffler le prédicateur. Nous nous bornerons à une simple remarque : en Angleterre ou aux États-Unis il n’y a peut-être pas plus de foi positive qu’en France ; seulement, en ces deux pays le Christ est un personnage universellement « sympathique. » Il est sympathique parce qu’il est connu et il est connu parce que les habitants sont imbibés de l’Évangile, dont le texte leur est familier.

C’est beaucoup ; c’est, j’imagine, le meilleur point de départ pour la propagande religieuse de nos jours. Celui qui aura fait connaissance avec la personne humaine de Jésus, en s’entretenant avec lui, aura vraisemblablement, comme le soldat juif qui refusait de l’arrêter, l’impression que « jamais homme n’a parlé comme cet homme-là. » Il serait, en tout cas, surprenant qu’il le pût haïr.

Certes, le prêtre catholique ne peut prétendre créer la foi, puisqu’il enseigne lui-même que la foi est une « grâce. » Mais il peut mettre le « Fils de l’homme » en communication avec ceux qui l’ignorent et leur inspirer ainsi la curiosité de savoir si ce personnage est vraiment le Dieu qu’il dit être, ou seulement quelque illuminé semi-imposteur.

Quelle que soit d’ailleurs l’Eglise de demain, il est aujourd’hui démontré que la confiscation des biens meubles et immeubles, séculiers et réguliers, la suppression du budget des cultes et le renvoi du clergé des logis qu’il occupait il y a quinze ans (évêchés ou presbytères) ne lui ont pas porté le préjudice que les uns espéraient et que redoutaient les autres.

Même son prosélytisme au dehors n’a pas souffert : élite et force du catholicisme mondial, fidèles et clergé français rayonnent dans l’univers : sur 8 millions de francs que recueille annuellement l’œuvre internationale de la Propagation de la Foi, la France en fournit 5 à elle seule ; et, parmi les missionnaires des deux sexes et de toutes nations morts l’an dernier sur la surface du globe à leur poste d’évangélisation, les trois cinquièmes, — 60 sur 100, — étaient des missionnaires français.

La France officielle pouvait, suivant qu’elle le jugeait ou non avantageux à notre pays, rétablir ou ne pas rétablir des relations protocolaires et galonnées avec ce que les hommes d’Etat de l’ancien régime nommaient la « Cour de Rome ; » la chose n’avait pas, au point de vue religieux, l’importance que quelques personnes se figurent. Ces uniformes et la diplomatie temporelle qu’ils représentent sont des ornements aussi accessoires du Vatican, que peuvent l’être la garde bariolée des Suisses ou la tiare aux trois couronnes sur la tête de celui qui, tenant la place de l’apôtre Pierre, a comme tel, au regard des catholiques, le pouvoir de lier et de délier dans le ciel.


GEORGES D’AVENEL.