L’Effort militaire anglais

(Redirigé depuis L'Effort militaire anglais)
L’Effort militaire anglais
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 379-411).
L’EFFORT MILITAIRE ANGLAIS

Les lois et coutumes de la libre Angleterre se trouvent à la veille d’une évolution décisive. Sous la pression irrésistible des événemens, dans une guerre qui, sans parallèle dans l’histoire du monde, nécessite des efforts sans précédens, elle se voit amenée, malgré des traditions séculaires, à envisager le sacrifice de sa liberté la plus chère, par l’acceptation du service militaire.

Il aura fallu dix-huit mois d’une lutte gigantesque pour que la nation se résigne au joug d’une telle loi. Mais la portée de cette mesure sera considérable, et si les Puissances germaniques affectent de ne s’en point tourmenter, les Alliés se réjouiront de voir la Grande-Bretagne enfin prête, quoiqu’un peu tardivement, à jeter dans la balance le poids d’une épée de plus en plus lourde.


Quelles sont les raisons de la répugnance anglaise à cette obligation militaire qu’acceptent toutes les autres nations européennes, c’est ce que nous allons d’abord examiner.

Nous verrons ensuite comment l’idée du Service National a cheminé dans les esprits anglais et s’est imposée comme une nécessité inéluctable ; comment l’extension du voluntary system et son développement merveilleux a permis de retarder pendant plus d’une année l’heure fatidique, comment enfin la prolongation d’une guerre mondiale au-delà de toutes limites humainement prévues a rendu inévitable l’adhésion de la libre Angleterre au système continental de la nation armée.


En dehors de toute raison d’égoïsme, le citoyen anglais était demeuré foncièrement hostile à l’obligation militaire pour plusieurs motifs, dont le premier, le plus puissant, reposait sur son attachement passionné à la liberté individuelle. On se heurtait ici à un préjugé ancré profondément dans les esprits et dans les mœurs. Par-dessus toute chose, l’Anglais redoutait la conséquence inévitable du service militaire : l’encasernement ; ce régime lui semblait non seulement une contrainte, mais une punition, et il considérait très exactement les barracks comme une prison.

S’il regarde la liberté individuelle comme le plus précieux des biens, c’est qu’il la possède depuis des siècles, avec des garanties qui ne rencontrent d’équivalens chez aucune nation.

Alors que nous avons péniblement conquis, il n’y a guère plus de cent ans, et acheté avec beaucoup de sang cette liberté essentielle, le citoyen anglais s’en trouve nanti depuis sept siècles.

C’est le 15 juin 1215, en effet, qu’un statut de la Grande Charte imposée par les seigneurs anglais au roi Jean sans Terre, déclarait : « qu’aucun homme libre ne serait arrêté, ni emprisonné, ni atteint en aucune façon, si ce n’est en vertu d’un jugement régulier rendu par ses pairs et selon les lois du pays. » En même temps, vingt-cinq barons nommés à l’élection, gardiens et conservateurs des conventions, avaient le droit après jugement de confisquer les terres et les châteaux du Roi, si ce dernier violait la Charte.

Quatre siècles plus tard, ces garanties de la liberté individuelle anglaise se voyaient renforcées par le fameux habeas corpus Act, voté le 26 mai 1679 sous le roi Charles II. En vertu de cette loi célèbre, tout sujet anglais, arrêté pour un motif quelconque, peut réclamer un writ d’habeas corpus, qui lui donne le droit d’être amené devant le juge dans un délai très court. Le magistrat peut ordonner ou le maintien de l’arrestation, ou l’élargissement définitif, ou la mise en liberté sous caution. Or, celle-ci est de règle dans la procédure anglaise, tandis qu’en France elle demeure encore l’exception, doit être demandée par l’avocat de l’inculpé avec l’exposé des motifs et peut toujours être refusée par le juge lui-même[1]. La loi anglaise décide en outre qu’une action en dommages-intérêts peut être exercée contre l’auteur d’une détention arbitraire, admirable garantie où se retrouve l’esprit pratique du peuple anglais et la seule efficace contre l’omnipotence du juge.

Cet attachement à la liberté individuelle se retrouve dans toutes les circonstances de la vie politique ou sociale anglaise. En voici un curieux exemple.

En décembre 1912, une grève de Railwaymen éclatait dans une compagnie de chemin de fer anglaise pour un motif des plus originaux. La Compagnie avait révoqué un mécanicien, à l’abri de tout reproche dans le service, mais qui avait eu le tort de s’enivrer à domicile : elle invoquait non sans raison le danger que pouvaient faire courir aux voyageurs de telles habitudes d’intempérance. Les Railwaymen ripostaient en proclamant le droit à l’ivresse à domicile, comme faisant partie de la liberté individuelle. En dehors du service dû à la Compagnie, disaient-ils, nous sommes libres de nos personnes et de nos actes, donc de nos vices. D’où conflit aigu qui ne put être résolu que par un compromis.

Plus récemment, lors des grèves déplorables qui, à la grande joie de l’Allemagne, et en pleine crise des munitions, éclatèrent chez les mineurs du pays de Galles, certains meneurs furent traduits devant le Tribunal des Munitions et condamnés à l’amende en vertu du Defence of Realm Act. Il s’agit là d’une juridiction et d’une loi d’exception, imposées par les nécessités de l’état de guerre. Cette atteinte au droit de grève, — dont les ouvriers anglais se montrent si jaloux, — leur parut si sensible que, comme condition de la reprise du travail, les mineurs exigèrent l’annulation des jugemens et la remise des amendes. M. Runciman, président du Board of Trade, et M. Lloyd George lui-même durent capituler.

On conçoit que le citoyen anglais tienne par-dessus tout à une liberté individuelle si ancienne, si traditionnelle, si fortement garantie par les lois, si ancrée dans les mœurs, si respectée par tout ce qui détient sur le sol britannique une parcelle d’autorité. Or, aucune notion ne s’oppose plus directement aux principes de cette liberté que le service militaire.

Une autre cause de la répugnance anglaise, c’est le privilège de l’insularité, dont la nation se montre si fière, la base du fameux orgueil britannique. Cette situation spéciale, privilégiée, unique en Europe, par laquelle l’Angleterre ignorait les incidens de frontière, lui a seule permis d’échapper à cette obligation militaire à laquelle sont soumises toutes les nations continentales.

D’autre part, l’Anglais demeurait imbu de cette conception traditionnelle que le métier des armes est un business tout comme un autre. Du moment qu’il s’achetait des soldats de métier, il se croyait, de bonne foi, affranchi de tout devoir personnel. Le même mot anglais duty ne signifie-t-il pas impôt et devoir ?

Enfin, suprême argument contre l’obligation militaire, la conscription, mot et chose abhorrés, n’a jamais été dans les traditions anglaises. Sans doute, en remontant jusqu’aux temps lointains de la guerre de Cent Ans, on trouvait bien dans l’histoire un exemple de service obligatoire, organisation qui a d’ailleurs puissamment contribué aux victoires anglaises ; tout sujet d’Edouard III était en effet soumis au service de seize à soixante ans, — chiffres qui nous édifient, remarquons-le en passant, sur la vigueur physique de la race au Moyen Age.

Depuis cette époque reculée, les armées britanniques n’ont jamais eu recours qu’à l’enrôlement : exception faite pour une courte période critique, celle de la guerre contre les armées napoléoniennes en Espagne. Comme le recrutement volontaire tombait alors presque à zéro, lord Castlereagh, pour maintenir les effectifs nécessaires, dut créer un certain système d’obligation militaire. Chaque régiment comprit alors deux bataillons : l’un de soldats professionnels, l’autre de milice levée par compulsion. Mais cette application très réduite des principes du service obligatoire demeura tout exceptionnelle et ne survécut pas à la chute du vainqueur d’Austerlitz.

Ainsi, l’attachement à la liberté individuelle, le privilège de l’insularité, la conception spéciale du métier des armes, les traditions contraires, tout concourait à rendre les esprits anglais réfractaires à l’idée d’une obligation militaire généralisée.


Mais du jour prochain où la nation entière, réalisant enfin la grandeur du péril germanique, rejettera ces préjugés séculaires, elle mettra en œuvre pour de puissantes armées nationales des élémens incomparables. D’une part, la vigueur physique de la race, entretenue dès l’adolescence, est maintenue dans l’âge mûr par la pratique des sports. L’Anglais aime passionnément les sports : c’est dire qu’il ne redoute pas la peine, qu’il aime la lutte, qu’il se complaît au spectacle de l’effort, de la violence même, pourvu qu’elle demeure sportive ; car il possède l’esprit combatif individuel.

D’autre part, le patriotisme, le loyalisme, l’énergie tenace, le sentiment de la discipline, le calme et le sang-froid, toutes ces qualités natives, dès qu’y sera joint l’esprit de sacrifice universel, contribueront à faire du soldat anglais, même non volontaire, un combattant redoutable.

Le citoyen anglais aime passionnément son pays et cet attachement tient à des racines profondes aussi vieilles que la patrie elle-même. Or, la patrie anglaise, le dear Old Country, comme disent nos voisins, est la plus ancienne des patries européennes. Ce fait a résulté de la situation particulière de la Grande-Bretagne, son insularité, qui lui a permis de réaliser de bonne heure son unité nationale. Celle-ci était chose accomplie dès la fin du XIIIe siècle, s’achevant par l’annexion du pays de Galles, moins de deux cents ans après l’organisation de la conquête normande. En France, au contraire, l’unité du royaume, patiemment et lentement élaborée par les rois capétiens, fut mise en grand péril par deux crises redoutables, guerre de Cent ans, lutte contre la maison de Bourgogne, et la grande œuvre d’unification n’était complétée par les derniers Valois qu’à la fin du XVe siècle.

Mais lorsqu’un pays possède des frontières extérieures aussi nettement et invariablement déterminées que celles d’une île, son unité géographique, réalisée par la nature elle-même, prépare son unité politique. L’idée de patrie se développe ainsi de bonne heure, en supposant celle de l’ennemi extérieur, du danger commun que fait courir l’étranger à tous ceux d’une même race. Pour la race anglaise et invariablement depuis sept cents ans, la Patrie c’est l’Ile, l’Ile inviolée, la vieille terre britannique, entourée d’eau par un privilège des dieux et défendue par sa ceinture naturelle contre le terrien.


Pourtant, chose singulière, l’Anglais ignore le mot de patrie, qui n’existe pas dans sa langue : il ne connaît pas davantage le mot s’expatrier et l’amertume affreuse qu’il évoque à nos âmes françaises. C’est que l’Anglais ne peut guère s’expatrier. Dès qu’il a quitté le sol de son île, en quelque contrée du globe qu’il dirige ses pas, il rencontre non des compagnons d’exil, mais des compatriotes, des hommes restés profondément britanniques ; il verra flotter sur terre ou sur mer le drapeau de l’Union Jack : il entendra parler sa langue, il trouvera des marchandises anglaises, des produits anglais ; en outre, il excelle à transformer le coin le plus exotique en un home britannique ; en quelques jours, il s’installe à l’anglaise, vit à l’anglaise n’importe où il se trouve, se tenant au courant de tout ce qui se passe dans le Old Country, il reçoit ses livres, ses journaux, ses vêtemens d’Angleterre ; les meubles de son logis sont home made. Ainsi, par la transplantation de ses habitudes, par les plus humbles détails de sa vie intime et journalière, l’Anglais garde un culte profond, un attachement inébranlable pour le sol natal.

À ce vigoureux patriotisme, il joint un loyalisme traditionnel, un grand respect des autorités et des lois, — peut-être, comme on l’a remarqué, parce que la sagesse des institutions anglaises accorde à l’individu le maximum de liberté compatible avec la vie sociale, — mais aussi résultat du fond sérieux de son caractère.

En outre, qualité essentielle chez un soldat, l’Anglais possède le sentiment inné de la discipline, une de ses vertus traditionnelles. Déjà, il y a cinq siècles, dans l’armée d’Edouard III, roi d’Angleterre, les hommes savaient obéir et combattre au rang que leur assignait la volonté du chef.

On sait comment la cohésion anglaise, duc à l’excellente discipline et à la froide ténacité de ses soldats, triompha parfois de la masse brillante, mais désordonnée de la chevalerie française. Cette ténacité, nous la retrouvons à l’heure décisive, dans les rangs britanniques à Waterloo, exprimée par la bouche de l’Iron Duke, jetant cette brève réponse : « Tenir ! » à la question : « Mylord, quels sont vos ordres ? » — et magnifiquement réalisée par l’invincible résistance des baïonnettes anglaises aux charges épiques de la cavalerie française sur le plateau de Mont-Saint-Jean.

Aujourd’hui, cette précieuse vertu guerrière, que les Anglais appellent d’un mot intraduisible la doggedness (de dog, chien), s’affirme toujours dans l’âme de nos braves combattans alliés. La vigueur physique de la race et ses qualités morales, aptes à se transformer en vertus guerrières, prédisposent admirablement l’Anglais à faire un soldat.


Chose singulière ! cette obligation militaire qui paraît si lourde aux esprits anglais, toutes les jeunes Dominions qui ressortissent à l’Empire britannique en ont adopté le principe. En prenant conscience de leur existence autonome, elles ont voulu se donner, entre autres organes d’une vie propre, le noyau d’une armée nationale par une loi militaire.

Le Commonwealth of Australia donnait l’exemple. Bien que sa situation insulaire la mette à l’abri de l’invasion tout comme le Old England, l’Australie, depuis les progrès de l’expansion slave en Extrême-Orient, a eu la hantise d’un débarquement de troupes russes, en cas de conflit russo-anglais, le fameux duel tant de fois prédit entre l’Ours et la Baleine. C’est sous l’empire de cette crainte qu’était votée en 1906 le Commonwealth Defence Act, en vertu duquel des périodes d’instruction militaire sont imposées aux junior cadets de douze à quatorze ans, aux senior cadets de quatorze à dix-huit, enfin à tous les citoyens de dix-huit à vingt-six ans dans les Citizen forces. En cas de guerre sur le territoire, tous les hommes valides sont appelés à porter les armes. On sait qu’à l’appel de la mère patrie, le gouvernement du Commonwealth a répondu par l’expédition d’un corps australien de volontaires, dont M. Asquith a fait connaître l’effectif dans son grand discours du 2 novembre, 92 000 hommes, sans compter 25 000 New-Zélandais. Le magnifique entraînement physique de ces soldats, ainsi que leurs qualités spéciales d’adresse, de bravoure et d’audace, ont fait l’admiration des troupes britanniques combattant à leurs côtés, sur ce champ de bataille si rude, si âpre, si tourmenté qu’est la péninsule de Gallipoli.

En outre, en octobre 1915, M. Crawford Vaughan, premier ministre de South Australia, un des États fédérés de la Commonwealth, à un meeting tenu dans l’hôtel de ville d’Adélaïde, a présenté une résolution préconisant l’adoption d’un Compulsory Service Act pour la durée de la présente guerre, et M. Peake, leader de l’opposition, appuyait la résolution, qui fut votée par l’assemblée presque à l’unanimité. Si un tel mouvement se généralisait dans toute l’Australie, la grande île deviendrait un précieux réservoir de forces militaires considérables.

La Dominion of Canada, elle, n’est majeure au point de vue militaire que depuis 1905, date où le dernier soldat anglais a quitté son sol. Mais, dès 1904, un Act du Parlement prévoyait une organisation d’armée canadienne en milice, et une loi du 5 novembre 1910, révisant cet Act, posait dans son article 11 le principe du service militaire obligatoire et personnel. On sait que les volontaires canadiens ont déjà fourni aux armées anglaises combattant dans les Flandres l’appoint d’un contingent important, atteignant 96 000 hommes, et dont nous avons signalé la haute valeur.

Enfin, dernière venue dans la famille des Dominions, l’Union sud-africaine suivait l’exemple de ses aînées. Constituée en État autonome en 1909 par un Act du Parlement britannique, elle se dotait à son tour d’un bill de défense, voté le 16 mai 1912 par la Chambre des députés de l’Union, et qui créait une petite armée sud-africaine sur la base suivante : « Tout citoyen entre dix-sept et soixante ans est tenu en temps de guerre au service militaire personnel pour la défense de l’Union. »

En attendant l’envoi d’un contingent de 6 000 hommes sur le continent européen, pour y prendre part à la grande lutte, la Dominion du Sud-Afrique a donné un bel exemple de loyalisme eu mettant sur pied une armée qui, sous l’habile conduite du général Louis Botha, l’ancien chef boër, a défait complètement les troupes sud-africaines allemandes, au cours d’une expédition difficile, dans un immense pays presque entièrement désertique, sans eau et dépourvu de toutes ressources : campagne trop peu connue en France, mais justement admirée en Angleterre, où elle eut un grand retentissement. « Je ne crois pas, a dit lord Crewe dans une adresse publique de remerciement au vainqueur, qu’une petite armée ait jamais fait davantage en moins de temps, dans des conditions plus ardues, avec un succès plus complet. De la côte vers l’intérieur, il a fallu traverser une zone de cent milles de large, où ne tombe jamais une goutte d’eau, où, dans le sens le plus littéral, on ne trouve pas un brin d’herbe, pas une créature vivante, un Paradis de sable, et, à travers ce misérable désert, les colonnes devaient improviser un chemin de fer qu’il fallait chaque jour nettoyer du sable ; elles devaient distiller l’eau à la côte et la transporter pour les hommes et pour les bêtes, car, dans la région où elle ne manquait pas, l’eau avait été empoisonnée dans les puits… » Les résultats de la campagne de l’Ouest Africain se traduisaient par 3 497 prisonniers, 37 canons de campagne, 22 mitrailleuses et 320 milles carrés de territoire, le tout accompli avec un effectif inférieur à 10 000 hommes.

On le voit, toutes les grandes colonies anglaises, répudiant le préjugé séculaire, s’étaient voté des lois militaires où le principe du service obligatoire était posé, donnant ainsi l’exemple aux fils de la Vieille Angleterre !


Ces préliminaires exposés, examinons quel était l’état des questions militaires dans le Royaume-Uni, au moment où éclatait la guerre de 1914.

Au sujet de la défense de l’Empire britannique, deux théories se trouvaient en présence. D’une part, celle de la Blue Waters School, la vieille école classique des « eaux bleues. » Rappelant avec orgueil la fameuse tirade de Shakspeare, qui célèbre « l’île porte-sceptre, la terre de majesté, la forteresse que la nature s’est bâtie à elle-même contre l’invasion et les violences de la guerre, cette pierre précieuse enchâssée dans la mer d’argent, » l’école classique déclarait :

Lycurgue affirmait que les meilleurs remparts d’une nation étaient les poitrines de ses citoyens : l’Angleterre étant une île, ses forteresses sont les coques de ses navires et ses hommes d’armes, ses navires eux-mêmes[2].

Dès lors, mettant sa confiance unique et entière dans la flotte britannique, l’école faisait fi de tout développement des forces terrestres, et elle ajoutait :

Si la flotte anglaise nous protège victorieusement contre toute invasion, une armée de défense terrestre ne sert de rien. Si, au contraire, la flotte succombe, si la maîtrise de la mer passe en d’autres mains, l’ennemi n’aura plus besoin de débarquer ni de nous envahir. Comme les Iles Britanniques ne peuvent vivre sur elles-mêmes, il les réduira è merci en les isolant, et nous mourrons de faim, même avec une armée d’un million d’hommes, impuissante à défendre le sol contre l’asservissement. Dans l’un comme dans l’autre cas, à quoi servirait une armée nombreuse et coûteuse ? Conclusion : Hurrah pour la marine anglaise et en avant pour la construction des Dreadnought !

On comprend qu’une telle conception de la défense nationale ait longtemps rallié la grande majorité de l’opinion, puisque, se fondant sur le fameux privilège de l’insularité, elle flattait l’orgueil britannique en réclamant la création d’une flotte de plus en plus puissante, et aboutissait à conjurer le spectre redouté de la conscription.

À cette théorie s’opposait celle d’un certain parti militaire, représenté par la National Service League, présidée par le vieux feld-maréchal lord Roberts. L’École des eaux bleues, disait-elle, se trouve en défaut sur un point essentiel : raisonnant comme si l’Angleterre n’avait d’autre danger à redouter que l’invasion de son sol, elle négligeait le point de vue continental. Elle oubliait qu’historiquement même, la véritable défense de l’Angleterre a toujours été sur terre, que si Aboukir et Trafalgar sont les colonnes du temple de la puissance anglaise, Waterloo est le couronnement de cet édifice, que si Nelson a sauvé l’Angleterre, c’est Wellington qui l’a faite invincible. Grâce à l’illustre marin, elle a su demeurer une île inviolée depuis les temps millénaires de la conquête normande ; mais elle doit à l’Iron Duke et à ses victoires terrestres d’être restée, au cours du XIXe siècle, la grande puissance mondiale. D’ailleurs, la politique traditionnelle anglaise a toujours consisté à tenir la balance de l’Europe en empêchant un seul État de prévaloir : or, une telle partie ne se peut jouer que sur le continent, et, en présence d’une Europe en armes, ne peut plus se décider sans armées puissantes.

En outre, plusieurs années déjà avant la guerre, les partisans de la League dénonçaient le péril germanique que la flotte seule ne suffisait pas à écarter. Ils faisaient remarquer que l’établissement de fortifications et d’un port de guerre à Helgoland menaçait directement l’Angleterre : qu’à Emden, petit port obscur sur la mer du Nord, de longs quais maritimes d’une étendue considérable étaient construits pour l’embarquement d’une énorme masse de troupes. Et, dès 1909, lord Roberts avait.démontré à la Chambre des Lords la possibilité d’un rassemblement de 150 000 hommes dans les ports allemands, directement et même sans recourir aux procédés de la mobilisation.

Enfin, la League démontrait l’existence d’un danger plus grand et plus proche. Les pangermanistes ne cachent pas leurs visées ambitieuses sur les provinces maritimes du Nord de la France, et convoitent Calais et Dunkerque aussi âprement que Nancy. Une fois ces ports entre les mains allemandes, c’en serait fait de la puissance maritime et commerciale anglaise. « Les temps sont changés depuis le jour où M. Balfour déclarait que le problème de la défense de l’Empire était celui de l’Afghanistan. Aujourd’hui, le problème de la défense de l’Angleterre est celui de la défense de la France. » Ainsi s’exprimait prophétiquement en 1909, dans un article retentissant, Germany and England, le grand écrivain socialiste M. Robert Blatchford, ancien rédacteur du Clarion, et aujourd’hui un des plus chauds partisans de la conscription, et il ajoutait : « L’Allemagne n’a pas besoin d’envahir l’Angleterre pour la frapper ; elle peut atteindre sa rivale là où celle-ci est vulnérable, sur le continent, en France. »

Ainsi, pour jouer un rôle en Europe dans les conflits futurs, pour se garder contre le péril germanique prévu et dénoncé par quelques hommes d’État clairvoyans, pour défendre l’Empire britannique en défendant la France, une puissante armée anglaise était proclamée nécessaire. Or, les enrôlemens en temps de paix ne fournissaient à la Regular Army qu’un contingent péniblement recruté de 36 000 hommes en moyenne[3]. Une armée considérable ne se pourrait donc lever que par un système d’obligation militaire. Ainsi concluait la National Service League et, dès 1912, le colonel Repington écrivait dans le Times : « Sous une forme ou sous une autre, il nous faut une armée nationale derrière les Réguliers. » Mais la question de « forme » est si importante lorsqu’il s’agit de toucher aux institutions anglaises, qu’en parlant de service obligatoire, on n’entendait qu’une simple obligation d’instruction. Lord Roberts lui-même ne demandait pas davantage : il préconisait pour tout citoyen anglais l’obligation d’accomplir une période de quatre à six mois suivant les armes, et autant que possible dans des camps. Nous avons expliqué pourquoi l’Anglais éprouve une répugnance invincible à la vie de caserne : mais il accepterait l’existence du camping, même agrémenté des fatigues militaires. En somme, il s’agissait d’un compulsory training, le mot conscription et même le mot service, qui effarouchent si fort les oreilles anglaises, étaient soigneusement bannis du système.

D’autres esprits, cependant, ne craignaient pas d’aller plus loin, entre autres le général sir John French, alors chef d’état-major général de l’armée anglaise, et récemment encore commandant en chef sur le front des Flandres, qui se déclarait ennemi des demi-mesures et partisan déterminé du système militaire continental.

Entre ces deux thèses rivales, le gouvernement libéral, d’accord avec la grande majorité de l’opinion, s’était tenu à la vieille école. Aussi, le 12 juillet 1909, malgré les efforts de lord Roberts, la Chambre des Lords repoussait le compulsory training par 123 voix contre 103, écart minime qui fut pour beaucoup une surprise. L’année d’après, le colonel Seeley, ministre de la Guerre, déclarait a la Chambre des Communes : « Je puis assurer qu’aucune loi de ce genre ne sera proposée ou appuyée par le gouvernement actuel, à moins qu’on ne soit obligé de dire à la nation qu’un grand danger la menace, encore ignoré d’elle, et que, seule, l’adoption du service militaire obligatoire peut la sauver. » Ainsi, à la veille du grand conflit, le Cabinet de M. Asquith demeurait nettement hostile à toute augmentation des forces militaires de l’Empire, et il donnait la preuve de son pacifisme aveugle en refusant d’augmenter les charges financières incombant à la défense nationale. Dans les crédits militaires votés pour l’année 1913-14, le budget de la marine ne comportait qu’une légère augmentation de 30 millions sur un total de 1 milliard 157 millions, — et celui de l’armée un accroissement de 9 millions, insignifiant sur un chiffre de 705 millions.

Contraste saisissant avec le développement énorme des forces militaires allemandes, — avec le grand effort patriotique et financier que la France s’imposait au même moment par la loi de trois ans, — et que peut seul expliquer un singulier manque de clairvoyance chez les dirigeans de la nation anglaise.


C’est dans cet état d’unpreparedness que la guerre éclata et surprit nos voisins d’outre-Manche beaucoup plus encore que nous-mêmes. Ainsi, au mois d’août 1914, l’organisation des forces militaires de l’Empire était la suivante :

La Regular Army, organisée en corps expéditionnaire, appelé un peu pompeusement la striking force (force frappante), susceptible d’être rapidement transporté sur le continent à l’effectif de 160 000 hommes. La moitié seulement, croyons-nous, put être débarquée à temps dans le courant du mois d’août, pour prendre part aux opérations dans le Nord et à la bataille de la Marne.

La Territorials force, — qu’il ne faut assimiler en rien à nos territoriaux, — exclusivement composée de volontaires appelés à la défense de l’ile, et ne pouvant être astreints sans leur consentement exprès à combattre en dehors du Royaume-Uni. Péniblement mise sur pied en 1908, elle ne comprenait que des hommes ayant suivi quelques séances de drill (exercice) et accompli dans les camps de courtes période d’instruction (training) de une à deux semaines : presque entièrement dépourvue de cadres et de matériel, théoriquement chiffrée à 300 000 hommes, mais n’ayant jamais dépassé l’effectif de 260 000, cette force ne pouvait constituer qu’un embryon d’armée. Il semble que lord Haldane lui-même, son créateur, ne se soit pas fait grande illusion sur sa valeur et en tous cas se soit rendu compte de sa précarité, puisqu’il la déclarait « nécessaire et suffisante pour mettre le pays quelque temps encore à l’abri de la conscription. »

On conçoit qu’organisées sur ces bases étroites et fragiles, les forces militaires britanniques n’auraient apporté qu’une participation illusoire à la grande guerre continentale qui mettait sur pied des millions d’hommes.

Il n’existait pas de grandes armées anglaises et il fallait les créer. Tout en assurant le ravitaillement du corps expéditionnaire une fois débarqué, il s’agissait de trouver des hommes, de leur donner l’instruction et l’entraînement nécessaires pour en faire des soldats, du matériel de guerre pour les équiper, des chefs pour les encadrer et les conduire : tâche écrasante qui fut confiée aux robustes épaules de lord Kitchener. Or, selon les principes du voluntary System dont le chef du War Office restait partisan convaincu, et l’Angleterre n’ayant aucune loi militaire, il fallait, pour trouver des hommes, les chercher, les attirer, les poursuivre au besoin, leur montrer la grandeur du péril et la noblesse de la cause, pour les émouvoir et les convaincre, les tenter enfin par les avantages matériels de l’enlistment pour les décider.

Avec une ingéniosité et une variété de moyens des plus curieuses, toutes les combinaisons furent employées. Les recruiting offices, bureaux qui fonctionnaient déjà en temps de paix, furent multipliés dans tout le Royaume-Uni. Des tableaux militaires impressionnans, des visions de guerre tragiques placardés partout vinrent obséder et comme violenter les regards ; une gigantesque campagne d’affiches s’ouvrait par un débordement d’images pathétiques soulignées d’appels éloquens, ayant pour thème : « Venez, garçons, dans les Flandres aider les camarades ; — Votre roi et votre pays ont besoin de vous. » Sur une plateforme érigée en permanence à Trafalgar-Square au pied de la colonne de Nelson, des officiers, des soldats, des blessés revenant du front, des médaillés pour faits de guerre s’adressant à la foule, engageaient les hommes valides à rejoindre immédiatement. Des gradés décorés de la Victoria Cross, cette distinction militaire si enviée et accordée pour bravoure exceptionnelle (conspicuous gallantry), étaient promenés en voiture dans les rues de Londres, accompagnés d’officiers recruteurs ; et ceux-ci mettaient à profit l’enthousiasme des spectateurs pour recruter des volontaires.

Tous les moyens de réclame, tous les genres de publicité furent mis en œuvre, et l’on sait que les Anglais excellent en la matière. On vit les femmes elles-mêmes, les suffragettes en tête, poursuivre dans les rues les hommes valides et faire honte aux slackers (embusqués) par des apostrophes virulentes : « Pourquoi n’êtes-vous pas engagé ? Rejoignez immédiatement ! « Des films patriotiques se déroulèrent dans tous les cinémas, avec des appels émouvans ou impérieux, multipliés jusqu’à créer un cauchemar d’obsession, une atmosphère de suggestion irrésistible.

Dans toutes les villes du Royaume-Uni s’organisaient des processions avec musiques et bannières, toutes ces manifestations dont le peuple anglais se montre si friand. Tout récemment à Londres, au cours de la journée Kkaki, — le Khaki day, — on vit défiler à travers 50 miles des rues de la Métropole, des colonnes d’hommes en khaki accompagnées de 39 musiques. 6 000 soldats prirent part à ce cortège, la plus grande recruiting demonstration tenue jusque-là. Malgré un temps détestable, les soldats furent accueillis par des ovations enthousiastes ; à certaines haltes fréquentes, des appels vibrans étaient adressés à la foule, soit par des speakers, ou orateurs à la solde du War Office, soit par des membres du Parlement, tandis que, tout le long de la route, les officiers recruteurs s’affairaient dans leur besogne. Chaque nouvelle recrue, après avoir signé son engagement en pleine rue, se joignait au cortège au milieu des applaudissemens. Parmi les speakers qui prirent la parole, on entendit M. Horatio Bollomley, sir William Rull, M. William Thorne, M. Charles Bowerman, etc. Le même jour, de grands meetings de recrutement se tenaient à Ealing, Finchley, Kilburn, Hendon, etc. Dans d’autres villes de province, d’imposantes manifestations s’organisaient. A Hull, un aéro, après avoir lancé sur la ville des feuilles de littérature pour recrutement, atterrit dans un champ où trois grands meetings furent tenus, dont l’un présidé par lord Nunburnholm. Easlbourne voyait défiler dans ses rues un bataillon impressionnant de 1 500 blessés, en uniforme bleu de convalescens, entre les rangs d’une foule qui s’étendait sur trois miles de longueur.

Si nous ne les considérions qu’avec nos yeux français, nous pourrions trouver ces réclames en plein vent un peu puériles, ces parades sur tréteaux un peu tapageuses, ces processions un peu théâtrales. Mais il faut remarquer que, même en temps normal, ces sortes de manifestations font partie de la vie anglaise ; il suffit, pour s’en rendre compte, de s’arrêter dans Hyde-Park devant les plates-formes où des orateurs improvisés de tout âge, de toute condition, de l’un et l’autre sexe, pérorent et parfois non sans éloquence, sur les sujets les plus divers et les plus hétéroclites, toujours écoutés avec le plus grand sérieux par les auditeurs bénévoles, tant le respect des libertés de la rue est ancré dans les mœurs.

N’oublions pas non plus que l’Angleterre est le pays des meetings, et des grandes manifestations que permet la discipline admirable de la foule anglaise[4]. Qu’on juge de l’impression profonde exercée sur les esprits, quand le sujet des discours est le maintien des libertés britanniques, et le but des manifestations le recrutement des défenseurs de l’Empire. Il n’est pas rare qu’à ces meetings, un télégramme de lord Kitchener soit lu au milieu du plus grave recueillement, comme au dernier meeting de Southampton tenu le 12 octobre. « Des hommes sont nécessités d’urgence pour compléter les unités et les départs au-delà des mers. Tout effort doit être fait pour amener (induce) les hommes à rejoindre. »

Les argumens développés par les recruiting officers ou les orateurs se ramènent aux suivans :

— La destruction de la Belgique et son oppression systématique ne seraient que de pâles images à côté des ruines et des massacres qui attendraient l’Angleterre envahie, depuis que le refrain allemand s’entend sur toutes les bouches : « Dieu punisse l’Angleterre ! »

— Si le Royaume-Uni est vaincu et asservi, la libre Angleterre aura cessé d’exister : elle sera aussitôt prussianisée ; et ses citoyens deviendront allemands sous la direction d’ « experts » venus de Berlin. Il faut choisir : être les volontaires du roi George, — ou devenir les conscrits du Kayser.

— Les pertes des armées britanniques, sont considérables sur tous les fronts de guerre : en Flandre, aux Dardanelles, il faut des hommes pour combler les vides.

— La domination germanique serait la fin des libertés anglaises. Cet argument impressionne tout particulièrement les esprits, ainsi que la description de ce qui arriverait si l’Allemagne triomphait. Un journaliste, M. Alan Raleigh, en a donné sous une forme humoristique quelques piquans exemples.

« Le Dr Ernesth Smith, professeur de médecine à l’Université de Londres, vénérable savant aux cheveux blancs, se promenait hier dans Piccadilly. Comme il est quelque peu myope, il ne put éviter la rencontre d’un jeune second lieutenant qui déambulait avec l’air insolent et agressif du conquérant. Le choc lança le professeur dans le ruisseau en brisant ses lunettes. Comme le vieillard se relevait et brossait ses vêtemens, l’officier le frappa au visage du plat de son épée. Le professeur leva les mains pour parer le coup : il fut arrêté et condamné à un mois d’emprisonnement pour insultes envers l’Armée.

A la fin de la guerre, Herbert Jones, âgé de 21 ans, déterminé à tout prix à éviter le service militaire dans l’armée d’occupation, se réfugia en Amérique. Rappelé six mois plus tard près de sa mère mourante, il fit un voyage secret en Angleterre pour la revoir une dernière fois. Il arriva quelques heures trop tard. Le soir même, un inspecteur de police venait arrêter Herbert Jones, et le conduisait devant M. le président de police à West London Court, où il fut accusé : d’abord de n’avoir pas notifié son arrivée à Londres et condamné à l’amende de 100 marks ; secondement, de s’être absenté du pays étant astreint au service militaire. Pour cette dernière offense, il a été fusillé à la Tour de Londres.

Alice Thompson, une jeune domestique, était assise dans Hyde-Park auprès de son fiancé, lorsqu’un régiment de chasseurs vint à passer. Un officier la regarda si fixement qu’elle ricana. Arrêtée aussitôt, elle fut condamnée à 100 marks d’amende pour insultes à l’Armée. Son compagnon, ayant protesté, fut arrêté également et condamné à trois mois de hard labour. »

— Enfin tous les faits de guerre intéressant directement la population du Royaume-Uni sont naturellement exploités par les recruteurs pour dénoncer la barbarie allemande et démontrer la nécessité d’y mettre un terme. Citons l’automne dernier le bombardement des villes ouvertes Scarborough et Hartlepool, les 26 raids nocturnes des pirates aériens du comte Zeppelin tragiquement baptisés les tueurs d’enfans (bahy killers), les méfaits des sous-marins allemands et plus récemment la froide exécution de la nurse Cawell. C’est ainsi que l’on a pu dire que les meilleurs auxiliaires de lord Kitchener dans sa tâche gigantesque de chef recruteur étaient — après M. Hedley Le Bas, l’auteur des affiches militaires du War Office — le comte Zeppelin, l’amiral von Tirpilz, le Kayser lui-même et l’anonyme assassin de l’infirmière héroïque.

Restent enfin les argumens positifs, la perspective des avantages matériels accordés aux soldats volontaires et à leurs familles, — que les recruteurs ne manquent pas de faire miroiter.

La solde du Tommy anglais atteint de 1 fr. 20 à 1 fr. 50 comme argent de poche : et l’on sait qu’il perçoit en nature pour son alimentation de fortes rations en viande, lard salé, fromage, légumes, sans compter le sucre, le thé et, spécialité de l’armée anglaise, la confiture, le tout constituant un ordinaire excellent. Quant à la famille du soldat marié, elle perçoit des indemnités dont le montant élevé lui permet non seulement de vivre largement, mais apporte une véritable prospérité dans les classes ouvrières pauvres ou dans les districts ruraux. La separation allowance atteint en moyenne une livre sterling par semaine pour une mère et trois enfans. Dans bien des cas, celui des ouvriers agricoles par exemple, qui ne gagnent pas plus de 18 shillings par semaine, l’allocation dépasse le salaire normal du père, et comme celui-ci, absent, n’est plus à entretenir, il en résulte pour la famille une source de profits appréciable. De plus, des femmes, des filles, des garçons, qui ne réussissaient pas à s’employer dans l’industrie en temps de paix, trouvent aujourd’hui facilement de l’ouvrage bien payé. Enfin, dans un grand nombre de villages, les familles bénéficient du billeting. C’est que, les casernes n’existant pas en Angleterre, il a fallu loger les nouvelles armées de Kitchener en billets chez l’habitant. Celui-ci perçoit en échange des indemnités élevées : 30 centimes par homme et par nuit pour l’espace nu d’un local, 60 centimes si le matelas est fourni, et 90 centimes avec la part au feu et aux ustensiles de cuisine, 3 shillings pour une chambre d’officier. Remarquons que ces mêmes tarifs sont appliqués par l’administration au logement des troupes anglaises en France : ce qui explique, toute considération de sentiment mise à part, l’empressement avec lequel nos populations accueillent officiers et soldats de S. M. britannique.

Comme de plus le Tommy logé chez l’habitant abandonne journellement à ses hôtes le trop-plein de ses rations, la famille voit en même temps ses dépenses réduites et ses ressources augmentées : d’où bénéfice qui permet aux classes pauvres les frais d’un luxe inconnu. Ainsi a-t-on vu s’introduire dans les soldier villages l’usage des rideaux blancs aux fenêtres, l’achat d’orgues, de pianos, de gramophones, etc., et dans tous les marchés ruraux le commerce d’orfèvrerie commune réaliser des chiffres d’affaires inespérés.

Un tel état de choses, une prospérité si inattendue, justifie ces paroles recueillies par lady Seely lors de son enquête auprès des femmes de soldats de la classe ouvrière : « Une livre par semaine, et pas de mari à garder, c’est le Paradis ! »

Ces considérations, haute paye et nourriture excellente pour le soldat, larges allocations pour sa famille, expliquent comment les classes pauvres ont fourni aux armées de Kitchener un contingent considérable. Au 1er octobre 1915, le chiffre officiel déclaré par M. Tenant des separation allowances atteignait 857 000. On conçoit les dépenses journalières formidables qui en résultent pour les finances anglaises. Mais comme l’Anglais est plus positif que sentimental, il ne fallait pas moins que la perspective d’avantages très réels pour l’inciter à l’enrôlement.

Cependant il ne reste pas insensible aux considérations élevées, quand celles-ci font appel à son loyalisme. Aussi le récent message du Roi à son peuple a-t-il donné le signal d’un réveil des enthousiasmes. Le 23 octobre dernier, s’adressant solennellement à la nation anglaise, George d’Angleterre, I. R., écrivait :

«… Je me sens lier de mes sujets qui de tous les points du monde ont répondu volontairement et sacrifié famille, foyer, existence même. Mais la fin n’est pas encore en vue,… des hommes toujours de plus en plus (more men and yet more) sont nécessaires pour assurer la victoire. Je vous demande, hommes de toutes classes, de venir volontairement prendre part à la lutte… »

On voit que dans cet appel émouvant, le mot voluntary, si cher aux oreilles anglaises, revenait à deux reprises sur la bouche royale. Comme le King’s appeal suivait de près la mort de miss Cawell, dès le lendemain, un flot de recrues assiégeait la plate-forme de Trafalgar-Square pour y signer leur enlistment, et, au milieu d’une foule immense, têtes découvertes et fronts inclinés, la résolution suivante était votée :

« Nous citoyens de l’Empire britannique déclarons que nous ne remettrons pas l’épée au fourreau avant d’avoir vengé l’assassinat de miss Cawell. »

Le message royal trouvait un écho jusqu’au-delà des mers, et le 5 novembre le gouverneur général du Canada télégraphiait au secrétaire d’État aux Colonies qu’une mobilisation était décrétée pour atteindre le chiffre de 250 000 hommes, en augmentation de 100 000 sur le contingent canadien déjà fourni.


Si le Roi, faisant appel à de nouveaux soldats, pouvait rendre un solennel hommage à ses armées de volontaires, c’est que les résultats du voluntary System anglais ont été admirables et tels qu’aucune autre nation n’aurait su les égaler.

Le War Office n’a jamais fait connaître le chiffre officiel des engagemens. On peut toutefois essayer de s’en faire une idée d’après certains indices. Dans son grand discours du 2 novembre, M. Asquith a parlé de 2 500 000 hommes transportés par les flottes anglaises. Si l’on en défalque près de 500 000 blessés et malades rapatriés, total des pertes et déchets au 9 octobre, il resterait approximativement deux millions d’hommes combattant ou en service hors du Royaume-Uni. Aux Dardanelles par exemple, le chiffre des pertes avait atteint récemment 98 000, sans compter 76 000 malades ou réembarqués. Il semble ainsi que les forces anglaises dans la presqu’île de Gallipoli n’ont pas absorbé moins de 300 000 hommes. Sur le front des Flandres et dans les bases anglaises en France, plus d’un million, toujours d’après M. Asquith. Il faut ajouter le chiffre des tués qui dépassaient 100 000 à la date du 9 octobre. On sait qu’à l’encontre du gouvernement français, qui sur ce chapitre s’enferme dans un mutisme insondable, le Cabinet anglais a toujours annoncé franchement et officiellement le nombre des pertes, quelque impressionnant qu’il soit, jugeant la nation assez forte, assez maîtresse d’elle-même pour connaître ces cruelles réalités. Ainsi, le 9 octobre, les pertes britanniques se décomposaient comme suit :


Officiers Soldats
Tués 6 660 94 992
Blessés 12 633 304 832
Manquans 2 000 72 177
Totaux 21 293 472 001

En tenant compte de tous ces chiffres, et en y ajoutant les centaines de mille soldats demeurant encore sur le sol anglais, on voit qu’au total le nombre des volontaires de l’Empire britannique a dû dépasser le troisième million et tend vers le quatrième.

L’effort de la nation anglaise a donc été considérable et il faut lui rendre hautement justice.

Cependant le voluntary system était vigoureusement combattu par une partie de l’opinion qui le déclarait injuste, insuffisant et réclamait le service obligatoire pour tous. Ses argumens se résumaient ainsi :

— Pour avoir des hommes en grand nombre et à tout prix, on a enrôlé pour le Rome defence Army des milliers d’hommes trop âgés, d’où perte de temps et d’argent.

— Le recruiting system nécessite des frais énormes, en publicité, réclames, meetings, affiches, etc. Il emploie souvent des moyens peu recommandables, et obtient ainsi des soi-disant volontaires qui sont plutôt des pressed men.

— Les avantages matériels, indispensables pour obtenir des volontaires, occasionnent des dépenses considérables. S’il en résulte pour certaines classes une prospérité imprévue, les charges pour l’Etat sont écrasantes.

— La proportion des hommes mariés enrôlés est considérable, alors que de nombreux célibataires, jeunes et solides, demeurent : d’où frais énormes d’allocations aux familles, et de pensions aux veuves en cas de mort du père.

— Dans les classes pauvres, beaucoup de prétendus volontaires ont été poussés de force à s’enrôler (kicked out, chassés dehors à coups de pied), déclarent certains, par leurs femmes alléchées par la separation allowance.

— Un soldat volontaire, dit-on, vaut trois pressed men, affirmation plus que douteuse. L’exemple de l’armée allemande, de l’armée française, qui comprennent des hommes astreints, est là pour démontrer que le système de l’obligation peut produire d’admirables soldats.

— Le système volontaire consacre de grandes injustices. Il a pour conséquence que l’élément le plus noble, le plus courageux, d’esprit le plus élevé, les meilleurs de la nation se sacrifient et que beaucoup disparaissent, tandis que les couards et les lâches demeurent pour la continuation de la race. En outre, tandis que nombre d’ouvriers et d’employés abandonnent pour s’enrôler leur situation et leur salaire, les « embusqués » en profitent pour leur dérober les places et les emplois vacans.

Toutes ces inégalités, toutes ces injustices choquantes, seraient évitées par le service obligatoire.


Mais l’opinion publique anglaise, longtemps bercée par l’optimisme officiel du gouvernement, maintenue dans la quiétude par une presse à soothing syrup (potion calmante), tenue dans l’ignorance de la réalité des faits par une censure rigoureuse, ne s’est rendu compte que trop tardivement des exigences de la guerre, et de la nécessité de sacrifices de plus en plus grands.

Cependant, des journaux plus hardis lui avaient donné l’éveil, entre autres le Times et le Daily Mail. Le premier en dénonçant avec force au printemps dernier la crise des munitions, que le second n’hésitait pas à qualifier de shell scandal. On se rappelle qu’un désaccord des plus fâcheux et trop longtemps dissimulé, éclata entre lord Kitchener et sir John French, au sujet des obus explosifs, celui-ci se plaignant amèrement du manque de projectiles, et celui-là démentant officiellement le fait. Mais par les membres de la presse et du parlement, retour du front, par les lettres des officiers et soldats combattant en Flandre, la vérité se faisait jour, et cette déplorable crise aboutissait à l’heureuse création du Ministry for munitions, confié à M. Lloyd George.

Ce premier incident vint démontrer que tout ne marchait pas aussi bien que les dirigeans anglais en réitéraient paisiblement l’assurance : il alla jusqu’à éveiller des colères, des violences même, non pas contre les auteurs responsables de la crise des munitions, comme on aurait pu s’y attendre, mais contre la presse coupable d’avoir signalé courageusement ces incuries lamentables ! On vit le Times et le Daily Mail d’abord exclus des bureaux du Stock-Exchange, puis brûlés publiquement dans les rues de Londres : événement symptomatique si l’on considère l’universel respect dont le grave journal de la Cité était jusqu’alors entouré. Ces journaux, il est vrai, prenaient prétexte du shell scandal pour entamer une vigoureuse campagne en faveur du service obligatoire. Inde iræ

Un autre incident vint ébranler la molle confiance où s’engourdissait l’opinion. M. Winston Churchill, alors premier lord de l’Amirauté, déclarait publiquement au mois de juin « qu’un événement décisif était à la veille de se produire aux Dardanelles. » Or, depuis cette prédiction sensationnelle, rien ne s’était produit dans la péninsule de Gallipoli qu’une résistance acharnée des Turcs, et l’immobilisation absolue du front franco-anglais. M. Asquith déclarait dans son récent discours qu’aucune déception dans toute la guerre ne lui avait été plus sensible.

Enfin, quand elle connut le montant formidable des dépenses, quand elle sut le chiffre des pertes, atteignant 250 000 au 31 mai, aujourd’hui dépassant 500 000, en y joignant celles de la Navy, la nation anglaise prenait conscience des dures réalités : elle se rendait compte que la censure lui avait soigneusement caché les mauvaises nouvelles et transformé en succès importans quelques minces victoires (tiny victories) ; elle comprenait que l’ère allait s’ouvrir pour elle de sacrifices nouveaux en argent et en hommes.

Cependant, tandis que le Parti libéral ne cachait pas ses préférences pour la continuation du voluntary System, les Unionistes penchaient en faveur de l’obligation, eux qui déjà, aux précédentes élections législatives, avaient pris pour devise : « Tax the foreigner and défend the flag ! » (Taxez l’étranger et défendez le drapeau.)

Quant aux socialistes, comme ils ont toujours préconisé la « compulsion de tout homme pour servir son pays en paix et en guerre, » ils se déclaraient en faveur du service obligatoire. C’est l’un d’entre eux, nous l’avons vu, M. Robert Blatchford, qui, en 1909, écrivait en faveur de la conscription le plus éloquent plaidoyer, et il existe un Comité socialiste de défense qui, dès le début de la guerre, réclamait une mobilisation industrielle, aujourd’hui partiellement réalisée par le programme de M. Lloyd George. C’est que le Parti socialiste s’attache aux intérêts de la collectivité, même au détriment des libertés.

Le Labour Party, au contraire, se consacrant au maintien et à la conquête des droits de la classe ouvrière, s’opposait délibérément à la conscription, dans la crainte que celle-ci mit fin aux libertés si chèrement acquises par les travailleurs. Aussi a-t-il fait de grands efforts pour appuyer le voluntary System, et il est devenu un organe de recrutement des plus actifs, des plus précieux pour lord Kitchener. Tout un plan de recruiting campaign a été élaboré sous la direction des membres du Parlement travaillistes et, au récent meeting tenu à Camberwell, M. Bowerman déclarait en termes énergiques « que le Labour allait mettre bas sa cotte et relever ses manches pour obtenir encore plus d’hommes. »

Aussi, le Parti lançait dernièrement un manifeste aux travailleurs :

« Un appel aux hommes libres,

« Camarades compatriotes, à aucune époque de l’histoire, notre nation ne s’est trouvée en face d’une telle crise : grâce au voluntary System, nous avons levé de grandes armées dont les exploits nous rendent fiers. Cependant, si les principes en sont maintenus, 30 000 hommes par semaine doivent être trouvés pour soutenir la puissance de nos armées et assurer une victoire qui libérera le monde de la tyrannie germanique. En ce moment, dans le pays, il y a des dizaines de milliers d’hommes d’âge militaire, physiquement aptes, qui n’ont pas encore rallié les drapeaux, et pour lesquels équipement et munitions sont prêts. Nous faisons appel à tous ceux-là pour prendre immédiatement leur part du fardeau, non seulement parce qu’ils défendront ainsi leurs propres intérêts, mais parce que leur action préservera les intérêts vitaux de la nation. Ce n’est pas qu’ils manquent de courage pour s’enrôler, mais ils ne se rendent pas compte du sérieux de la situation. Nous savons que la défaite ou une paix équivoque (inconclusive) signifie pour nous non seulement la perte de prestige comme nation et la certitude que le conflit se rouvrira dans peu d’années, mais la ruine de ces libertés personnelles et de ces privilèges qui vous ont demandé des siècles d’efforts à conquérir.

« La responsabilité de la victoire ou de la défaite repose sur ceux qui n’ont pas encore répondu à l’appel. C’est pourquoi rejoignez comme volontaires, pour la défense de votre pays. »

Cependant, le chef du gouvernement, M. Asquith, ne cachait pas sa répugnance pour la conscription. Quant au présent ministère de coalition, tout comme l’ancien Cabinet libéral, il se trouvait divisé sur cette grave question, avec une faible majorité en faveur du volontarisme ; mais les personnalités les plus marquantes se rangeaient dans la minorité pour le service obligatoire. Il semblait donc que l’avis de lord Kitchener dût l’emporter et son opinion régler celle du gouvernement tout entier. Or, le 2 octobre, à une assemblée des membres du Labour Party, le chef du War Office, tout en affirmant ses préférences pour le voluntary System, qui, entre ses mains, s’est montré un instrument remarquable, déclarait que le taux du recrutement journalier ne correspondait plus aux besoins crois-sans des armées en campagne et devenait impuissant à combler les brèches.

Aussi avait-il esquissé un plan personnel pour appliquer le système du balloting, frappant chaque district d’une contribution en hommes, fixée à un certain quantum, qu’il s’agirait d’atteindre soit par volontaires, soit par compulsion ; en somme, une sorte de réquisition d’hommes, mais où la responsabilité et les mesures d’enforcement seraient laissées à la charge des autorités locales du comté.

C’est un système du même genre qui fut appliqué en 1809 par lord Castlereagh, nous l’avons vu, pour le recrutement des bataillons de milices.

Il en fut de même plus tard aux États-Unis, à l’instigation du président Lincoln, dès la deuxième année de la guerre civile. Le recrutement par volontaires avait fléchi considérablement. A l’appel de 300 000 hommes en août 1862, 86 000 seulement avaient répondu ; les meilleurs et les plus braves étaient partis ; les moins braves s’effrayaient des rigueurs de la guerre, les simples égoïstes gagnaient des salaires qui leur faisaient regarder comme des mendians les soldats a maigre paye. L’introduction de cette loi fut d’ailleurs attaquée furieusement. Le but de Lincoln, disaient ses adversaires politiques, était l’établissement d’un despotisme irresponsable et la destruction des libertés. De sanglantes émeutes marquèrent le commencement de la conscription ; à New-York seulement, près d’un millier d’hommes de la populace furent tués. Mais le président tint bon, avec un courage inflexible, et la victoire, comme par magie, revint à la bannière étoilée.

Ainsi le balloting system de lord Kitchener établirait une obligation restreinte, puisque limitée à un certain chiffre, mais susceptible d’accroître ses exigences à mesure des besoins par la simple augmentation de ce quantum. Ce serait une sorte de compulsion progressive, un service obligatoire échelonné et qui pourrait englober peu à peu tous les hommes valides ; mais le principe de la liberté individuelle serait respecté jusqu’à l’extrême limite du possible, et ce fameux mot de conscription qui sonne si fâcheusement aux oreilles anglaises serait encore une fois écarté.

En attendant, M. Asquith avait fait voter une mesure préparatoire, le National Registration Act. Cette loi prescrivait l’établissement d’un registre où se trouveraient portés tous les citoyens du Royaume-Uni avec l’indication de leur âge, de leurs aptitudes spéciales et de leur réponse, par : Oui ou non, à la question : Voulez-vous servir ?

Ouvert à la date du 16 août, ce recensement aujourd’hui clos a permis au gouvernement de se rendre compte des ressources en hommes disponibles et pourra servir de base à une liste générale de recrutement.


Enfin, avant de se décider pour une forme d’obligation légale militaire, le gouvernement anglais a voulu soumettre le voluntary system à une épreuve décisive.

Ce fut le Derby’s scheme ou projet de lord Derby, auquel la tâche a été confiée dans des circonstances piquantes, qu’il a contées lui-même dans un meeting. Posant devant la Chambre haute une question sur les moyens que le Gouvernement comptait employer si le système volontaire venait à faire faillite, il reçut en réponse l’offre de prendre lui-même en mains la direction des services du recrutement.

Par amitié pour lord Kitchener, lord Derby accepta et par une loyauté d’autant plus remarquable qu’il était lui-même, avant la guerre, partisan du National Service. Il s’engageait à faire tous ses efforts pour l’extension du système volontaire, en ajoutant que s’il échouait, il le déclarerait franchement ; mais il ne se dissimulait pas les difficultés de la tâche et se sentait un peu, a-t-il dit lui-même, dans la position du « syndic d’une « affaire en faillite » (a receiver of bankrupt concern).

Ancien secrétaire financier au War Office, ancien Post-Master general, lord Derby est une personnalité politique éminente. Le dix-septième comte de Derby, assurent ses admirateurs, possède le même courage que le premier, lequel prit part en 1485 à la bataille de Bosworth. A l’époque de la guerre sud-africaine, il remplissait les fonctions de chef de la censure. Depuis le commencement de la guerre, lord Derby s’est déjà occupé avec zèle de recruter des soldats. Le Dockers’ Battalion du King’s Liverpool Regiment a été levé par ses soins ; et l’on doit à son initiative et à son pouvoir de persuasion la formation de trois « Pals » bataillons de Liverpool, qui, par permission spéciale du Roi, portent au bras les armes des Derby.

Bravement lord Derby a accepté la responsabilité du succès ou de l’échec décisif du système volontaire dont le gouvernement s’est déchargé sur lui. Une période de six semaines était fixée pour la durée de l’expérience, — pendant laquelle il s’agissait de recruter 30 000 hommes par semaine. « Nous sommes arrivés, a dit lord Derby, à l’embranchement de deux chemins, et pour avoir des hommes il nous faut ou faire un succès au voluntary System pendant six semaines ou recourir à d’autres méthodes. »

Pour recruter cette petite armée, lord Derby mit en campagne ses canvassers (recenseurs). Tout homme susceptible par son âge de s’engager, — indications fournies par le National Register, — recevait la visite des recenseurs hommes ou femmes. Les comités locaux de recrutement avaient donné aux canvassers des instructions précises. Ceux-ci se présentaient chez l’intéressé jusqu’à ce qu’ils l’aient rencontré en personne, — puis lui exposaient clairement et poliment les besoins du pays, — mais sans le menacer ni le rudoyer (bully). Tout homme devait être de préférence enrôlé dans l’infanterie. En somme, il s’agissait d’un recrutement à domicile, et y mettant ces « formes » auxquelles la mentalité anglaise demeure si curieusement attachée. La division du Royaume-Uni en circonscriptions parlementaires était utilisée pour le recrutement. Dans chacune d’elles fonctionnait un comité comprenant des représentans de tous les partis, auquel chaque soir les canvassers rendaient compte des résultats obtenus.

Les hommes, ainsi visités et exhortés, devaient ou s’enrôler immédiatement, ou promettre de s’enrôler lorsqu’on les appellera. Le canvass une fois clos, il a été dressé un tableau de tous les hommes répartis en 46 classes, soit 23 divisions comprenant chacune les âges de dix-huit à quarante-deux et subdivisée en 2 classes distinctes : celle des hommes mariés, et celle des hommes seuls. Lord Derby a annoncé que les single men seraient appelés d’abord. En ceci était l’originalité du système.

Cette disposition rencontrait l’assentiment public, en faisant disparaître une des inégalités choquantes du recruiting de lord Kitchener : l’enrôlement sans distinction de tous les hommes mariés ou non aboutissant à l’envoi sur le front de pères de famille, tandis que de nombreux célibataires demeuraient à l’abri. On évaluait à plus de 750 000 dans la seule périphérie de Londres le nombre de ces shirkers.

Les partisans du Derby’s scheme estimaient que ce nouveau mode d’exhortation et d’appel déterminerait un mouvement « irrésistible. » On pouvait l’espérer ; mais les engagemens ainsi obtenus par la chasse et l’objurgation ne conservaient plus du système volontaire que l’ombre d’une apparence, — suffisante toutefois, vu la gravité des circonstances, à rassurer le fétichisme anglais pour la liberté individuelle.

La durée d’exercice du Derby’s scheme était fixée à six semaines et devait se terminer le 30 novembre, mais l’expérience fut prolongée jusqu’au 11 décembre. Les derniers jours qui précédèrent la date fatidique, une vague d’enthousiasme amena des flots de recrues, les bureaux ouverts nuit et jour étaient assiégés, les officiers recruteurs débordés, si bien que

[5] neuf cent mille hommes signèrent leur enlistment sans avoir le temps de subir l’examen physique.

Ce beau mouvement fit illusion aux partisans du système volontaire, qui triomphèrent passagèrement. On verra plus loin que la réalité vint leur donner un démenti brutal.

Mais en attendant les résultats du Scheme, M. Asquith faisait le 22 décembre d’importantes déclarations à la Chambre des Communes, il renouvelait sa promesse déjà faite concernant les hommes mariés enrôlés ; il donnait à nouveau l’assurance que ceux-ci ne seraient pas appelés avant que tous les single men se soient engagés ; enfin il adressait à ces derniers un solennel et suprême appel. Il restait convaincu, ajoutait-il, que ceux qui ne répondraient pas, ne formeraient qu’une « négligeable minorité. »

Le 5 janvier enfin, le rapport publié par lord Derby venait renverser les prévisions trop optimistes : l’opinion publique s’était illusionnée sur le flot des recrues de la dernière heure. Réduits à la sécheresse des chiffres, voici quels étaient les résultats :

Les 5 011 441 hommes d’âge militaire entre dix-huit et quarante et un ans se décomposaient en 2 832 210 hommes mariés, 2 179 231 célibataires.

De ceux-ci, 1 029 231 n’avaient pas répondu ; en en déduisant 378 071 starred men, ou travailleurs occupés à la fabrication nationale, restait le nombre impressionnant de 651 160 réfractaires.

On se trouvait loin de compte avec la « minorité négligeable » dont se leurrait M. Asquith.

« Il ne sera pas possible, concluait lord Derby, de maintenir l’engagement des hommes mariés, tant que les services des célibataires n’auront pas été obtenus par d’autres moyens, le présent système n’ayant pas réussi à les amener sous les drapeaux. »

Le rapport de lord Derby causa dans tout le pays un émoi et une déception sensibles. La nécessité d’une forme quelconque de service militaire apparaissait aux yeux des plus déterminés partisans du système volontaire.

Quant au Premier ministre, sa dernière illusion écroulée, et malgré ses répugnances personnelles, faisant face aux réalités, il se résignait à l’inéluctable. Le 6 janvier, il déposait à la Chambre des Communes un projet de loi, le Military Service Bill.

Bien que partisan du volontariat, disait-il, il regardait la loi comme nécessaire : mais il n’y avait pas lieu, à son avis, d’établir une obligation générale. Aussi le Bill comportait-il de nombreuses restrictions.

Tout d’abord, il ne s’appliquait qu’aux célibataires entre dix-huit et quarante et un ans.

Il ne s’étendait pas à l’Irlande : une population de plus de cinq millions d’habitans échappait ainsi à cette charge.

La durée du service était limitée à la durée de la guerre.

Un droit d’appel était ouvert aux hommes astreints devant trois juridictions successives : comités locaux, tribunaux régionaux et tribunal suprême.

Enfin le Bill était corrigé par un certain nombre d’exemptions dont les principales portaient sur les membres du clergé.

Les hommes reconnus nécessaires au travail national, les soutiens de famille ou ceux qui laisseraient des parens sans soutien : exemple, le dernier fils d’une mère dont les autres auraient été tués.

Enfin ceux qui font valoir une « objection de conscience » (consciencious objectors).

Cette dernière disposition, qui nous paraît singulière, s’explique par l’importance que prennent les questions religieuses en pays anglo-saxon : elle était imitée de la loi militaire australienne. Sont qualifiés consciencious objectors ceux qui prouvent devant l’autorité compétente que leurs croyances ne leur permettent pas de porter les armes. On sait que la secte des Quakers, entre autres, professe cette répulsion.

L’intéressé devra toutefois prouver que son objection est authentique, et n’a rien de commun avec une « conversion » de circonstance.

Le Military Service Bill, on le voit, comportait nombre de dérogations et de tempéramens, — excluant même de son intitulé les mots d’obligation ou de compulsion, — pour rendre moins sensible à la nation anglaise le renoncement à sa liberté la plus chère.

Le même jour, s’adressant à la Chambre des Lords, lord Kitchener déclarait :

« Il est nécessaire que l’engagement pris par le premier ministre reçoive sa réalisation, afin de maintenir le principe de l’enrôlement volontaire, en ce qui concerne dans l’avenir le service des hommes mariés. Je ne considère pas que le système proposé puisse être regardé comme une dérogation au système volontaire. Il affecte seulement pendant la période des hostilités une seule classe d’hommes parmi lesquels, sans doute, certains n’ont qu’une piètre idée de leurs devoirs de citoyens. A ceux-là, il faut une persuasion plus grande qu’un appel à venir se ranger sous les drapeaux. »

Le chef du War Office, on le voit, semble garder une foi indéfectible dans le principe du Système volontaire.

Nous avons exposé l’irréductible opposition du Labour Party à tout mode d’obligation militaire. Aussi les adversaires du Bill tentaient un dernier effort. Au grand Congrès des Trade-Unions, dont on sait la puissante organisation, tenu le 6 janvier au Central Hall de Westminster, dans une assemblée représentant trois millions de travailleurs, un amendement en faveur du service obligatoire était repoussé par 541 000 voix contre 2 121 000.

A la suite de ce vote, M. G. Henderson, ministre de l’Instruction publique, annonçait qu’il donnerait sa démission de ministre et de député pour en appeler à ses électeurs.

Cependant, le 7 janvier au soir, les débats sur le Bill militaire prenaient fin : et le projet était adopté en première lecture par 405 voix contre 105, la minorité comprenant des nationalistes irlandais, quelques membres dissidens du Labour Party et quelques radicaux.

Malgré cette majorité imposante, la démission de trois membres du Ministère de coalition laissait flotter un certain malaise : et certains milieux politiques considéraient la situation comme assez sérieuse pour faire envisager des élections générales.

Mais, outre que l’agitation inséparable de celles-ci donnerait aux nations alliées un déplorable exemple, qui serait exploité par l’opinion ennemie, il semble, comme l’a fait remarquer un membre du Parlement, M. Duke, qu’une saine compréhension de la situation interdise de risquer une chute du Gouvernement et une rupture de la trêve des partis pour un groupe d’hommes qui persistent à manquer à leur devoir envers le pays.

Quoi qu’il en soit, le voluntary system parait définitivement condamné. La nation anglaise comprend que ce vieux régime n’est plus capable de fournir les armées nécessaires à la victoire.

Sans doute il ne s’agit encore que de l’appel forcé d’un nombre d’hommes restreint, mais le premier pas fait dans cette voie, les gouvernans anglais y persévéreront selon les besoins de l’heure, et la nation, enfin réveillée, ne manquera pas de les suivre.

Ainsi, après avoir dans un magnifique effort formé des milliers de volontaires, la Grande-Bretagne a pris conscience que ce n’était pas assez, que des sacrifices encore plus grands devenaient nécessaires.

Sans doute, le péril d’une invasion allemande en Angleterre paraît écarté. La flotte germanique, réduite par la perte de nombreux croiseurs de bataille, n’ose plus s’aventurer hors du canal de Kiel, qui joue sur le front de mer le rôle d’une grande tranchée. L’activité meurtrière des sous-marins allemands s’est ralentie dans les mers du Nord, tandis que l’apparition inattendue des sous-marins anglais dans la Baltique, appuyés sur des bases navales russes, cause à la Hochsee flotte un malaise grandissant et entrave singulièrement la navigation dans cette mer jusqu’alors librement allemande. Mais la vigilance des men of war britanniques demeure impuissante contre les oiseaux nocturnes du comte Zeppelin ; et les raids meurtriers des grands pirates de l’air ont démontré que l’insularité de l’Angleterre ne suffit plus à protéger son sol contre les insultes, ni ses habitans contre les atteintes d’un ennemi entreprenant et sans scrupules.

D’autre part, l’incessante augmentation de dépenses formidables, l’immensité des pertes chiffrées aujourd’hui à plus d’un demi-million d’hommes, — la fixité des lignes anglaises dans les Flandres en face d’une redoutable muraille d’acier et de béton, l’extension grandissante des fronts de guerre avec leur consommation croissante d’hommes, tout démontre aux esprits anglais que l’heure est venue pour chacun de prendre sa part d’une lutte décisive et sans merci !

Enfin, la marche des Allemands sur Constantinople a achevé de convaincre les moins clairvoyans, en atteignant le principe même de toute la politique anglaise. « Napoléon est allé en Égypte par mer, écrivait récemment le capitaine de vaisseau allemand Persius, un critique autorisé. Aujourd’hui, pour libérer l’Égypte de la domination britannique, il n’est pas nécessaire de passer par la Méditerranée. Des navires de guerre anglais empêcheraient difficilement de traverser le canal de Suez ; et, une fois en Égypte, on peut regarder vers l’Est ou vers le Sud ; partout, le regard constate l’impuissance de la domination maritime anglaise. »

Ainsi, pour garantir contre une telle menace l’empire qu’ont édifié quatre siècles de puissance essentiellement maritime, l’Angleterre est amenée à reprendre l’esprit continental et à envisager le développement de ses forces militaires terrestres.

« Suez et l’Égypte, disent nos voisins d’outre-Manche, constituent le cou (neck) de la puissance britannique. » Une fois saisi à la gorge par la brutale main teutonne, ce grand corps périrait par étranglement.

Devant la gravité des événemens, l’Angleterre ne peut plus douter que, pour triompher, elle devra comme la France faire appel à toute l’étendue, de ses ressources : elle a déjà fourni largement argent et matériel, mais elle peut encore fournir des hommes et constituer avec ses prochaines armées la réserve générale des Alliés sur le front d’Occident.

Alors, à l’impérieuse formule allemande du Kaiser : « Jusqu’au dernier soldat et au dernier cheval ! » les Puissances alliées pourront opposer, en même temps que le clair mot d’ordre français : « La paix par la victoire, » la nouvelle formule de l’empire britannique :

« Jusqu’au dernier homme et au dernier shilling ! »


HENRI CARRE

  1. On se rappelle le cas de Mrs Pankhurst, la notable suffragette, arrêtée comme complice d’un attentat à la dynamite commis chez M. Lloyd George, qui fut mise en liberté sous caution moyennant une caution de cinq cents livres. Et pourtant on se trouvait là en matière criminelle.
  2. Chose curieuse, le langage lui-même a suivi cette idée, puisque les cuirassés de Sa Majesté britannique s’appellent en anglais les men of war, les hommes de guerre ; mais, par une singularité que nous ne nous chargeons pas d’expliquer, ces men of war sont, en anglais, du genre féminin.
  3. En réalité, 70 000 volontaires se présentaient chaque année dans les bureaux de recrutement anglais, mais près de la moitié étaient éliminés pour inaptitude physique : ce déchet s’explique, d’une part, par les exigences du service médical ; de l’autre, par ce fait que la majorité de ces hommes provenaient des classes sociales les plus miséreuses.
  4. Il nous souvient avoir vu, il y a quelques années, se dérouler dans les rues de Londres un cortège de hopgrowers (cultivateurs de houblon), près de 50 000 manifestans, hommes et femmes, réclamant des droits sur les houblons d’Amérique, dont la libre entrée allait ruiner la culture houblonnière anglaise. Dans cette colonne imposante que précédait gravement une locomobile enguirlandée ouvrant la marche, 200 policemen à cheval suffirent à maintenir en ordre parfait cette armée de pauvres gens, menacés pourtant dans leurs conditions d’existence, mais résignés et non révoltés. Seules les inscriptions de leurs bannières faisaient entendre leurs émouvantes protestations : « Nous demandons à ne pas mourir, » ou bien : « Sauvons les houblons de la vieille Angleterre. »
    Une telle manifestation, à Paris, aurait exigé la mobilisation de toute la garnison et la mise sur pied de toutes les forces de police.
  5. Une application de ce principe vient d’être faite. Le 18 décembre, un ordre du Roi prescrivait l’appel de cinq groupes des single men de dix-neuf à vingt-trois ans, en leur fixant pour rejoindre un délai de quinze jours.