L’Éducation d’un féodal

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L’Éducation d’un féodal
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 37-56).
L’ÉDUCATION D’UN FÉODAL


I.

Quand je songe aux premiers temps de mon enfance, dit le colonel Siegfried, je me vois tout petit sur le bras du vieux baron Otto von Maindorf, seigneur de Vindland, mon respectable aïeul. C’était un grand vieillard sec et nerveux, les moustaches blanches, le nez fièrement arqué, les yeux gris clair, aussi droit à soixante ans qu’un jeune homme. Il avait fait la campagne de France contre les républicains en 1792 sous Brunswick, celle de 1806 sous Louis-Ferdinand, tué à Saalfeld, celles de 1813, 1814 et 1815 sous Blücher, sans pouvoir dépasser le grade de rittmeister[1] malgré ses blessures et ses actions d’éclat. Le digne vieillard en conservait un fonds d’amertume, il se plaignait de l’ingratitude des Hohenzollern, et vivait seul dans son antique castel de Vindland, près du Gurischhaff, au bord de la Baltique. Ayant perdu mon père, qui servait sous ses ordres, à la bataille de Ligny en Belgique, ma mère, une Zulpich, étant morte à la suite de ce malheur, et lui-même, après la campagne, ayant été mis à la retraite, il n’aimait plus que cette solitude, qui lui rappelait la splendeur des Von Maindorf dans des temps plus heureux.

C’est là, dans le vieux nid en ruines, baigné par les vagues, que nous vivions avec un vétéran, Jacob Reiss, ancien ordonnance du grand-père, et sa femme, la vieille Christina, qui nous servaient de domestiques. Nous étions vraiment pauvres, car les biens nobles du grand-père étaient criblés d’hypothèques : il devait à tous les Juifs de l’Allemagne et de la Pologne ; il leur en voulait à mort, disant que les misérables s’étaient fait un plaisir de laisser s’accumuler les intérêts, dans l’espérance de happer un jour l’héritage, dont les revenus se trouvaient saisis pour bien des années. Ce bon grand-père avait aimé le jeu, comme tout brave soldat insouciant de la vie pendant la guerre, et maintenant il fallait payer les dettes.

En rêvant à cela, ses lèvres se serraient, son nez se recourbait, ses poings se crispaient d’indignation ; il maudissait toute la Judée de père en fils, depuis Abraham jusqu’au dernier marchand d’écus de Francfort. Moi seul, je pouvais le faire sourire, quand il me portait en haut, dans les antiques galeries et sur la plate-forme de Vindland, en vue de la mer, regardant par les arcades les flots se dérouler sur la grève toute blanche d’écume, les barques des pêcheurs au loin retirer leurs filets, ou regagner le rivage à l’approche du soir. Alors, les coudes au bord d’une embrasure, m’entourant de ses bras, il me disait : — Regarde, Siegfried, regarde !.. Toute cette terre et cette grande eau étaient à nous autrefois. Ces vaisseaux qui passent là-bas, leurs voiles grises déployées, nous payaient tribut pour entrer dans la baie ; ces barques nous devaient une partie de leur pêche ; les pêcheries, où l’on sale, où l’on fume, où l’on marine le poisson, nous devaient tant pour le sel, tant pour le bois, tant pour leur place sur le sable. Ces paysans, qui labourent, qui sèment et récoltent, nous devaient du seigle, de l’orge, du houblon, du chanvre ; ils nous devaient de la viande, des œufs, des légumes ; nous avions part à tout, nous étions maîtres de tout ! Nous seuls avions droit de chasse, nos chevaux et nos chiens couraient seuls le daim, le renard et le loup dans les bois ; nos barques seules pénétraient au fond des lagunes du Curischhaff, faisant lever des nuages d’eiders, de cygnes et d’oies sauvages que nous abattions par milliers. Nous avions seuls tous les droits, parce que nous sommes de la race noble des Vandales, les premiers maîtres du sol, la noble race des conquérans. Comprends-tu ça, Siegfried, mon enfant ?

Et je comprenais ; mes yeux s’accoutumaient à regarder tout comme étant à moi ; je voulais avoir les oiseaux, les poissons, les barques, les pêcheries, les villages ; je répondais au grand-père : — Tout est à Siegfried ! — ce qui lui réjouissait le cœur.

— C’est bien, disait-il avec attendrissement ; les renards nous ont tout pris, il faudra tout reprendre : il faut que le paysan travaille, que le pêcheur pêche, que le marchand trafique et que le Juif vole pour les nobles descendans du vieux Maindorf à la dent de fer.

Il m’embrassait, tout fier de mon intelligence précoce, et me remportait, mon petit bras sur son épaule, ma joue contre la sienne, en me disant : — Tire-moi les moustaches, Siegfried, je suis content de toi ; tu es un brave garçon !

C’était un esprit clair, positif. — L’antique château menaçait ruine sur plusieurs points, il en avait abandonné la plus grande partie, pour se loger dans une aile encore solide, abritée par le donjon contre les vents du nord. Une vaste salle, haute et voûtée, cinq chambres encore en bon état, dont les fenêtres donnaient sur la baie, et l’antique cuisine, pourvue d’une immense cheminée à large manteau chargé de sculptures, formaient toute notre habitation. Au-dessous, les écuries s’ouvraient sur une cour profonde, où nous descendions par un escalier à balustrade de granit. Les hautes tours couvraient tout cela de leur ombre : c’était un coup d’œil sévère ; de pareils souvenirs sont ineffaçables. Je vois encore la grande salle avec son vieux tapis usé, sa table de chêne, les armes du grand-père suspendues aux murs des deux côtés de la porte, les fenêtres en ogive, vitrées de plomb, et la mer au loin, qui se déchaîne sur les récifs, la cuisine et sa flamme sur l’âtre, qui tourbillonne autour de la crémaillère, la vieille Christina assise auprès, sous le manteau noir de la cheminée, en train d’éplucher quelques légumes, de plumer des oiseaux ou de racler un poisson avec le vieux couteau ébréché. Elle était toute vieille, jaune et ridée comme une bohémienne de cent ans, les cheveux couleur de lin, ses larges poches carrées sur les hanches, le trousseau de clés à la ceinture, la petite toque de crin sur la nuque, grave, méditative et pourtant causeuse, aimant à raconter les vieilles histoires du château, les apparitions de feux follets, de lapins blancs, ses pressentimens à la mort d’un tel, pendant la grande tempête d’automne ou durant les longues nuits de l’hiver.

Oui, je la vois, et Jacob Reiss aussi, debout près d’elle, avec sa longue échine maigre, les jambes arquées, le vieux bonnet d’uniforme sur l’oreille, les bottes éculées, garnies de longs éperons de fer, la pipe dans ses grosses moustaches grises. Dehors, la mer chante son hymne éternel et semble accompagner de ses plaintes les histoires étranges de Christina. — Hé ! dit Jacob, tout ça c’est bien possible… J’avais toujours des pressentimens la veille d’une grande bataille, et le lendemain beaucoup de gens mouraient.

Il parlait d’un air convaincu ; mais, quand l’histoire était trop extraordinaire, il clignait de l’œil de mon côté, comme pour dire : — Ne crois pas ça, Siegfried, la vieille radote !.. Le lapin blanc était un chat dans la gouttière ou bien une martre zibeline dans le bûcher, sous les fagots.

J’aurais écouté Christina raconter ses histoires durant des heures ; mais ce qui m’amusait encore bien plus, c’était de descendre avec le vieux hussard, donner le fourrage à nos chevaux et les conduire à l’abreuvoir. Il ne manquait jamais de m’asseoir sur l’un d’eux, car nous en avions trois fort beaux ; c’était le seul luxe que le grand-père se permît encore. — Tiens-toi bien, Siegfried, me disait le vétéran ; prends la bride dans ta main gauche ; voilà comme tu seras plus tard, à la tête de ton régiment ; tu lèveras le sabre, et les trompettes sonneront la marche : hop !.. hop !.. hop !..

Quel bonheur d’être à cheval et de se promener au petit trot dans la cour sombre !

Les autres parties du château restaient désertes, les portes fermées, et, il faut bien le dire, les fenêtres n’avaient plus de vitres, les corneilles, les orfraies, habitaient les corniches, elles tourbillonnaient à tous les étages, jacassant et piaillant ; leurs ordures blanchissaient toutes les saillies, leurs nids remplissaient toutes les salles abandonnées, personne ne venait les troubler, et le vent d’hiver, se démenant parmi ces ruines, produisait une harmonie sauvage, surtout quand la mer y mêlait ses clameurs plaintives.

Combien de fois, dans ma petite chambre, la nuit, ne me suis-je point éveillé, prêtant l’oreille aux mille sifflemens de la bise par les fissures innombrables du vieux castel, me rappelant soudain les histoires de Christina et croyant entendre les âmes des morts glisser au loin dans les immenses corridors ! J’avais bien peur ; heureusement la chambre du grand-père touchait à la mienne, la porte en restait toujours ouverte, et la respiration forte, cadencée du vieillard me rassurait. Il dormait d’un sommeil paisible, et je me disais : — Si les esprits arrivent, je crierai… Le grand-père décrochera son sabre !

Le sabre du grand-père et ses pistolets m’inspiraient confiance ; avec le grand-père, j’aurais bravé tous les esprits du monde. Pourtant il advint un soir quelque chose d’étrange à propos des esprits, je ne l’oublierai jamais. C’était aux premières neiges de 1822, j’avais dix ans. Le grand-père et moi, ce soir-là, nous soupions ensemble comme d’habitude, la table entre nous, la lampe au-dessus, sur un trépied de bronze. Jacob nous servait, entrant et sortant, pour chercher les plats à la cuisine. Et, comme il arrive aux changemens de saison, la mer était grosse, les premières neiges fouettaient les vitres par rafales. Nous finissions de souper quand tout à coup, poussée par le vent, la porte s’ouvrit, et moi tout pâle je criai : — C’est Maindorf à la dent de fer !

Le grand-père alors, tout étonné, déposa son verre sur la table, et, regardant le vieux hussard d’un œil sévère, lui demanda : — Qu’est-ce que cela veut dire ? D’où vient que cet enfant s’effraie ?

— C’est Christina qui lui raconte des bêtises, balbutia le vieux soldat, se dépêchant d’aller refermer la porte.

— Christina ! s’écria le grand-père avec indignation, si la vieille folle était ici, je lui tordrais le cou… Que cela n’arrive plus !.. Puis se calmant et s’adressant à moi : — Écoute, Siegfried, dit-il, retiens bien mes paroles : Maindorf à la dent de fer est mort depuis six cents ans, et les morts ne reviennent pas ; ce que tu entends, c’est le vent qui souffle sur la mer… Et ça, fit-il en montrant les hautes fenêtres tour à tour blanches et noires, c’est la neige que le vent chasse contre les vitres ; il n’y a rien d’autre… Il n’y a pas d’esprit sans un corps. Ceux qui parlent de l’esprit des morts et qui y croient sont des ânes. Tu comprends ?

— Oui, grand-père, lui répondis-je.

— Eh bien ! tu vas prendre ce falot, je vais t’ouvrir le grand corridor, et tu iras seul jusqu’au bout, dans la vieille tour en face. Moi, je reste ici, je verrai la lumière par cette fenêtre, et quand tu seras dans la tour, tu crieras : — Maindorf,… Maindorf à la dent de fer, arrive ! — Tu m’entends ! Si tu ne fais pas cela, tu n’es pas de la vieille race des conquérans, tu as peur ; … un homme noble n’a pas peur !

Aussitôt je me levai et je pris le falot sans répondre. Le grand-père prit une grosse clé pendue sous ses armes et sortit m’ouvrir lui-même l’antique galerie des chevaliers. La tempête s’engouffrait dans cet édifice délabré, la lumière tourbillonnait au milieu des ténèbres. J’aurais voulu courir, mais le grand-père me dit : — Marche lentement… Ceux qui courent ont peur,… ils tombent !.. Prends garde aux décombres !..

Alors je partis seul. Les arceaux se suivaient à la file ; les larges dalles, couvertes d’herbes marines et d’arêtes de poissons apportées par les oiseaux qui avaient élu domicile dans l’antique masure, ne rendaient aucun son, je marchais sur ce fumier, regardant tourner l’ombre des colonnes sur la voûte, et parfois une orfraie, surprise dans son sommeil, déployer ses ailes et plonger dans l’abîme noir de la tempête. Ainsi je vis défiler l’un après l’autre les fenêtres, les balustrades, les tas de varech et d’autres débris en décomposition répandant une odeur infecte, malgré la hauteur des assises et le vent qui les balayait, en les couvrant de neige, et dans la grande tour, levant mon falot, après avoir repris haleine, je criai, non sans émotion, car les histoires de Christina me revenaient : — Maindorf à la dent de fer,… Maindorf à la dent de fer,… arrive !..

Mais, sauf les mille sifflemens de la tempête et les clameurs des vagues au pied de la falaise, rien ne répondit, rien ne bougea. Je tenais ma petite main devant le falot, pour l’empêcher de s’éteindre ; puis, ayant encore répété le même cri, je revins lentement, m’abstenant toujours de courir ; les arcades défilèrent sous mes yeux une seconde fois, et je rentrai dans la chambre du grand-père, qui ne me fit aucun compliment, et parut trouver la chose toute naturelle.

— Assieds-toi, Siegfried, me dit-il ; le vent souffle fort, n’est-ce pas ?… il fait bien froid dehors ?

— Oui, grand-père.

— Tiens, bois un bon coup.

Il remplit à moitié mon verre, et je le vidai d’un trait.

— Tu as appelé Maindorf ? fit-il en souriant.

— Oui.

— Il n’est pas venu !.. C’était pourtant un brave dans son temps, et qu’on n’appelait jamais sans le voir arriver aussitôt avec son casque et sa hache ; mais il est mort, et le plus lâche coquin, le plus misérable Juif pourrait le défier sans émouvoir sa poussière. Voilà ce que c’est que la mort, Siegfried. Depuis le commencement du monde, des milliers de milliards d’hommes sont morts, et pas un seul n’est revenu, pas un ! Cela prouve clair comme le jour que la mort est la fin de tout, et qu’il n’y a rien après. Mets-toi cette idée dans la tête, c’est la clé de tout le reste.

Ayant dit cela d’un air grave, le grand-père se leva ; il rentra dans le corridor refermer la grande porte et revint ensuite se remettre à table ; puis, le souper fini, il me souhaita le bonsoir comme d’habitude, et nous allâmes nous coucher.


II.

Le grand-père m’avait appris à lire de bonne heure, il m’avait enseigné les premiers élémens du calcul ; mais, à partir de ce jour, il s’occupa de mon instruction réelle. Chaque matin, après le déjeuner, nous descendions à l’écurie, et lui-même me donnait une leçon d’équitation, m’apprenant d’abord à bouchonner le cheval, à le seller, à le brider. Comme j’étais encore trop petit pour mettre la selle et passer le mors, il m’aidait, il serrait les boucles, le tout avec méthode, m’expliquant la destination de chaque courroie, m’en démontrant l’utilité. Puis il me parlait du caractère propre à chaque race chevaline, et m’en faisait remarquer avec soin les qualités et les défauts. Après ces explications, nous montions en selle et nous faisions un tour aux environs, tantôt sur le rivage, tantôt au bois. Quelquefois nous poussions notre pointe jusqu’au bourg de Vindland, ancienne dépendance du château, dont la population s’étendait de plus en plus et prenait de l’importance par son commerce. Quelques gros marchands étaient venus s’y fixer ; M. Strœmderfer, le plus riche armateur de la côte, venait d’y faire construire une halle superbe, pour fumer et mariner le poisson ; il avait des barques à lui, une grande maison, la plus belle du bourg, une tonnellerie, des employés. La pêche de l’esturgeon et l’expédition du caviar dans toutes les parties de l’Allemagne lui procuraient de grands bénéfices. C’était un gros homme, vêtu d’une façon simple, mais cossue, le large feutre carrément planté sur les sourcils, les favoris bruns ébouriffés autour de ses joues musculeuses, saluant toujours le herr oberst von Maindorf dès qu’il l’apercevait, mais d’un air calme, sans empressement et presque comme d’égal à égal.

Le grand-père abhorrait cet homme ; il répondait à son salut en levant brusquement sa casquette à la hauteur d’un pouce et serrant les éperons. Il faisait de même pour tous les autres commerçans et boutiquiers du bourg, et, tout en continuant de galoper, il me disait : — Tiens, Siegfried, tous ces gens-là, avant l’arrivée des Français en 1806, étaient nos serfs, ils étaient attachés à notre terre ; nous pouvions les imposer et même les vendre, sans qu’ils eussent à réclamer. Dans ce temps-là, leur costume se composait d’une chemise en grosse toile bise, sans col, et d’une espèce de caleçon bouffant en été, et l’hiver d’un casaquin en peau de mouton ; ils avaient les cheveux pendans sur les sourcils, marque de leur servage. Aujourd’hui cela s’habille d’un bon gros drap bleu, cela se tire le gilet sur le large ventre, cela se pose carrément sur les talons : — Houm !.. houm !.. — en vous regardant en face, sans baisser les yeux, comme pour dire : — Voici M. Strœmderfer, le riche armateur, qui vous fait l’honneur de vous saluer le premier, monsieur le baron ; il croit remplir en cela un devoir de convenance, mais il pourrait à la rigueur s’en dispenser, car sa caisse est mieux garnie que la vôtre ; son nom est connu dans plus d’un comptoir à Hambourg, à Brème, à Lübeck, même à Liverpool et Manchester, en Angleterre ; sa signature vaut tant, et ses produits sont cotés sur la place de Londres. Je vous salue pourtant le premier, parce que c’est un vieil usage, et puis mes fils seront forcés de servir, et votre jeune homme sera peut-être leur officier ; on fait toujours bien de ménager les amours-propres quand cela ne coûte rien…

Ainsi parlait le grand-père ; puis il poussait un éclat de rire sec et criait : — Allons, un temps de galop… Tiens-toi bien, Siegfried ! Tout cela pourra changer ;… il faut que cela change… Ah ! nous avons perdu de la marge,… ces Hohenzollern nous ont coûté cher ! Mais pourvu qu’ils tiennent leurs promesses par la suite, qu’ils nous rendent au centuple ce qu’il a fallu leur céder dans un temps de malheur,… qu’ils rétablissent notre autorité sur de plus larges bases,… on oubliera les vieilles déceptions. Seulement il faut que le grand coup réussisse,… il faut que le filet prussien englobe toute l’Allemagne… C’est la première étape. Après cela, nous verrons pour le reste !..

J’écoutais ces hautes pensées politiques, dépassant de beaucoup mon intelligence, mais elles me sont revenues depuis, et j’ai souvent admiré la pénétration, le rare bon sens de cet honnête vieillard.

Une fois revenus au château, vers une ou deux heures, les chevaux débridés, étrillés, épongés par Jacob sous nos yeux, le grand-père et moi, nous montions à la bibliothèque, qui se trouvait dans son cabinet de travail à côté de la grande salle, et nous commencions d’autres études. Alors le temps était venu d’apprendre les langues, l’histoire, la géographie, les mathématiques, pour être admis à l’école des cadets royaux, où j’avais droit d’entrer avec bourse entière ; mais il fallait passer un examen sérieux, et le grand-père voulait que ce fût avec distinction, comme il l’avait subi lui-même quarante-cinq ans auparavant. — Pour faire la guerre, disait-il, et surtout dans la cavalerie légère, où je puis encore te recommander près de vieux camarades, la première chose à connaître, ce sont les langues ; il faut savoir les parler autant que possible sans accent, car il s’agit souvent en campagne d’interroger adroitement les gens du pays sans éveiller leur méfiance, de s’informer des chemins, des sentiers, de la position des corps ennemis, et naturellement c’est toujours comme amis qu’on se présente. Il faut aussi savoir les lire rapidement, pour éplucher les correspondances que l’on a surprises à la poste, les dépêches des courriers que l’on a arrêtés, et pour en transmettre un résumé clair, succinct et complet à l’état-major. Tu comprends cela, Siegfried ? Et la première langue que nous devons étudier, nous autres Prussiens, c’est la langue française, celle de nos ennemis naturels. Frédéric II n’a jamais écrit que dans cette langue ; il était entouré de Français, et les imbéciles croyaient que c’était par admiration de leur génie ; il écrivait des livres comme l’Anti-Machiavel, pour leur faire croire que lui, Frédéric, était complètement incapable de suivre les idées de ce finaud italien, et qu’il les condamnait absolument. Cela ne l’a pas empêché de les suivre toute sa vie, et, par ce simple moyen, de s’arrondir dans tous les sens aux dépens des voisins, en s’assurant encore la réputation d’être un philosophe, un souverain moral et le plus délicat du monde. Je te dis cela, mon enfant, pour te montrer que la première chose, c’est de tromper ses ennemis, et que pour mieux les tromper, il faut connaître leur langue à fond.

Après m’avoir donné ce précepte judicieux, qu’il me répétait souvent, nous commencions à lire l’Hipparchie, ou le Maître de la cavalerie, de Xénophon, dans l’excellente traduction française de Gail, le texte grec et la version latine en regard. Le grand-père connaissait aussi ces deux langues et surtout le latin, qu’il écrivait couramment, comme tous les hommes instruits de son époque. C’est en latin que se rédigeaient alors tous les livres scientifiques ; il me l’enseignait en passant, et se plaisait à le parler avec moi ; pour me faciliter la conversation, il me faisait apprendre par cœur les Colloques d’Érasme ; toutes les études marchaient ensemble.

Les choses allaient ainsi depuis deux ans, le grand-père était content de mes progrès, lorsqu’un jour il me dit : — Tout va bien, Siegfried, nos études avancent, mais il ne faut rien négliger des choses de la vie ; c’est un usage dans le monde d’avoir une religion, de se déclarer protestant, catholique, et même juif, si l’on veut. Tout cela revient à peu près au même ; seulement il est bon de choisir la religion qui vous est le plus avantageuse. Chez nous, en Prusse, c’est la religion réformée, celle du roi, de la noblesse ; en France, en Autriche, c’est la religion catholique ; suivons donc la coutume, car les imbéciles disent qu’on ne peut être honnête homme sans religion. Je vais faire venir le pasteur de Vindland : il t’enseignera la religion du pays ; il te fera remplir les cérémonies accoutumées en pareil cas ; je le paierai raisonnablement, et tu seras luthérien réformé. À l’école des cadets, tu suivras les exercices religieux, car le roi y tient beaucoup, pour le bon exemple ; pourvu qu’on aille au temple de temps en temps, qu’on chante un cantique, cela suffit.

Après m’avoir tenu ce petit discours, qui servit à me faire comprendre toute l’importance de l’instruction religieuse, le grand-père envoya Jacob Reiss chercher M. le pasteur Brandhorst en char-à-bancs. M. Brandhorst était un homme de quarante ans, grand, maigre, les cheveux blond-filasse et les paupières rouges. Il passait à Vindland pour être très sévère sur les pratiques religieuses ; c’est ce que j’ai su depuis. Il arriva donc vêtu de noir, un petit manteau sur les épaules, un grand chapeau de soie sur sa grosse tête, l’air satisfait, heureux d’avoir été choisi par M. le baron Otto von Maindorf pour l’instruction religieuse de son petit-fils, ce qui ne pouvait qu’ajouter au relief de M. le pasteur parmi ses confrères et ses ouailles.

Au moment où rentrait le char-à-bancs, le grand-père et moi, nous étions dans la cour, je venais de prendre une leçon d’équitation, et c’est là que nous reçûmes M. le pasteur avec force salutations de sa part et cajoleries à mon sujet. Il parlait fort bien ; le grand-père lui répondait avec un sourire de bienveillance. C’est ainsi que nous montâmes le grand escalier et que nous entrâmes dans la bibliothèque, où M. Brandhorst, s’étant débarrassé de son petit manteau, s’assit auprès de moi, devant la cheminée, et commença tout de suite son instruction religieuse, me parlant de Dieu, de la création du monde en sept jours, d’Adam et d’Eve, etc., etc.

Le grand-père, pendant la leçon, se promenait derrière nous de long en large, la tête penchée, les mains croisées sur le dos, écoutant d’un air rêveur, sans desserrer les lèvres. À la fin du premier chapitre, M. Brandhorst me fit répéter ses explications, pour voir si j’avais bien compris ; il parut charmé de ma bonne mémoire, puis en me félicitant, ainsi que M. le baron, il se leva, remit son manteau et nous salua très profondément. Le grand-père l’accompagna jusque sur la porte ; il descendit seul l’escalier, et du haut de la rampe je le regardai remonter en voiture.

Cela se renouvela de la sorte durant quinze jours ou trois semaines. Le grand-père écoutait toujours sans rien dire. Nous en étions arrivés, après la lecture de l’ancienne loi, de l’histoire des Juges, des Rois, de la Chronique et des Prophètes, à la mission du Christ, enseignant l’égalité des hommes devant Dieu, les déclarant tous frères, leur prescrivant le pardon des injures, leur ordonnant de tendre la joue gauche, quand on leur avait frappé la droite,… et M. Brandhorst s’animait sur cette haute morale, s’exprimant d’une façon fort éloquente, lorsque le grand-père, jusqu’alors simple auditeur, s’arrêta tout à coup et prit la parole. — Tout cela, monsieur le pasteur, dit-il d’un ton net, est fort bien pour les bourgeois, les ouvriers et les paysans que vous rencontrez au village… Oui, vous faites très bien de leur prêcher cette morale, de leur dire de se soumettre à la volonté des supérieurs, de recevoir les coups sans les rendre, et de compter sur la vie éternelle en récompense de leur résignation ; c’est fort juste et fort utile. Mais autre chose est de parler à des gueux, descendans de serfs, destinés de père en fils à l’obéissance, et de parler à des nobles, descendans de nobles, destinés au commandement. Voilà ce que vous devriez bien expliquer et faire ressortir au jeune baron Siegfried von Maindorf, afin de l’initier à ses devoirs, car chaque instruction, pour être bonne, utile et vraie, doit s’adapter à l’état des personnes ; les points de vue changent, quand l’état change, un aigle en train de planer ne voit pas l’herbe des champs du même œil qu’un âne qui broute !

M. Brandhorst, tout surpris, ne répondait rien, et le grand-père continua : — Remarquez bien, monsieur le pasteur, que l’église n’a jamais pratiqué le pardon des injures, au contraire elle s’est toujours montrée impitoyable envers ses ennemis ; elle les a proscrits, torturés, brûlés, détruits dans ce monde et damnés dans l’autre, chaque fois qu’elle en a eu le pouvoir. Son exemple doit nous servir de règle ! — Et maintenant, pour en revenir à l’histoire sainte proprement dite, je vous ferai observer que tous vos patriarches et vos juges en Israël, que vous admirez tant, étaient des fainéans, qui voulaient commander au peuple, percevoir la dîme et dicter des lois sans porter les armes. Pendant que les autres allaient se faire tuer à la guerre, eux, ils restaient à la maison, ils veillaient sur l’arche sainte, et l’abandonnaient bravement pour sauver leur peau, quand les Philistins avaient le dessus. Le peuple finit par s’apercevoir qu’il était conduit par des lâches ; il fallut, bon gré mal gré, que Samuel consentît à lui donner un roi ; mais il choisit, dans l’intérêt de sa caste, un véritable imbécile, ce Saül, qui, la veille de la dernière bataille, alla consulter la pythonisse, une espèce de bohémienne cachée dans un trou, loin du camp, laquelle lui prédit insolemment sa défaite, — de sorte que, pendant l’action, ce crétin perdit tout courage et se perça lui-même de son épée. Ces choses sont claires, il faut être aveugle pour ne pas les voir ! Et quant à David, c’était un Bédouin courageux, rusé, il avait du sang, comme le coursier arabe ; il était toujours à cheval, rôdant à droite, à gauche, pillant celui-ci, détroussant celui-là. Ce brave garçon finit par éprouver le besoin d’assurer sa retraite, il jeta les yeux sur Jérusalem ; il s’entendit avec les prêtres, qui gardèrent leurs privilèges et lui soumirent le peuple. Ce David est le plus bel exemple de ce que peut faire la pureté du sang dans les races primitives, il fonda sa dynastie, il fit traîner ses ennemis sous des herses, il laboura leurs os ; il vécut jusqu’à l’extrême vieillesse ; il eut toutes les gloires de la sainteté, de la poésie, avec les satisfactions réelles, positives de l’existence… Voilà, monsieur le pasteur, les exemples qu’il faut choisir pour l’instruction d’un jeune noble, et non pas les exemples de Jonas, d’Elias et d’autres pareils démagogues. Parlez aux paysans de Job, de Ruth et de Booz, de Tobie, à la bonne heure ; mais parlez de David, de Mathathias, de Judas Machabée à des gens de guerre, et surtout ne venez pas leur donner des préceptes contraires à leur profession, capables de les faire manquer à l’honneur, comme de recevoir des coups sans les rendre.

Le pasteur était confondu. — Mais, monsieur le baron, dit-il à la fin, mais ce précepte est écrit en toutes lettres dans les Évangiles…

— Dans les Évangiles, répliqua le grand-père avec impatience, on trouve de tout, seulement il faut savoir choisir. Le Christ n’était pas ce que vous croyez, c’était un homme de race noble ; il descendait de David, il voulait être roi d’Israël. Il essaya de soulever le peuple et de se faire proclamer. Malheureusement les Romains dominaient le pays, ils en avaient déjà fait nommer les rois, de race étrangère, cela va sans dire : Hérode, un Iduméen, percevait les impôts et partageait le pouvoir avec le procurateur Ponce-Pilate. Les prêtres juifs, sous ce régime, conservaient en partie leurs privilèges ; ils comprirent très bien que, si le peuple se soulevait, trois ou quatre légions romaines viendraient le mettre à l’ordre, que Jérusalem serait saccagée et qu’eux-mêmes pourraient être massacrés ou vendus comme esclaves ; ils eurent peur, et le grand-prêtre Caïphe, dans un conseil secret, prononça ces paroles mémorables ; « Il faut qu’un seul périsse pour le salut de tous ! » Les prêtres dénoncèrent la révolte sur le point d’éclater, le Christ fut arrêté ; ses partisans se dispersèrent, ils abandonnèrent lâchement le roi national, qui fut crucifié avec cette inscription ironique attachée au haut de la croix : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs !.. » qui seule explique toute l’histoire. Ces faits sont incontestables. Le Christ, pour s’attirer le peuple, avait déclaré, contre toutes les règles du bon sens et de la nature, que les hommes sont égaux, comme ces fameux jacobins de 93, qui l’appelaient dans leur nouveau calendrier « le premier des sans-culottes » et prétendaient appliquer ses doctrines. — Mon Dieu, monsieur le pasteur, vous savez ces choses aussi bien que moi ; pourquoi donc embrouiller les questions ? Enseignez la soumission, la résignation, l’obéissance aux bourgeois, aux ouvriers, aux campagnards, c’est bien, très bien,… ces gens sont faits pour obéir !.. Mais présentez les choses à la race noble sous leur vrai point de vue.

Sachez que la religion est une institution politique, une sorte de discipline morale qui prépare les gens à la discipline réelle. Et, puisque nous en sommes sur ce chapitre, je vous déclare que la religion catholique, apostolique et romaine remplit cette destination bien mieux que la nôtre ; en défendant au peuple de lire les Évangiles, où l’on trouve les maximes les plus révolutionnaires, en lui donnant l’ordre de croire tout ce que décide l’église, sans raisonner, sous peine d’aller en enfer, en défendant aux prêtres de se marier, pour les attacher exclusivement à leur état, pour en faire des soldats sans autre famille, sans autre patrie que le drapeau, en exigeant des fidèles la confession de leurs péchés pour prévenir de loin toute révolte, en maintenant la langue latine dans toutes les cérémonies, pour en dérober le sens aux ignorans et conserver au culte un caractère mystérieux qui frappe toujours les esprits faibles, cette religion est une institution politique admirable, la plus grande et la plus profonde que le monde ait vue. Tant qu’elle a régné chez nous, la race noble et le clergé se sont parfaitement entendus, le peuple n’a pas bougé. Le pape et l’empereur se faisaient souvent la guerre ; mais le couvent et le château, sauf les petites querelles de voisinage, s’accordaient très bien ensemble ; ils avaient un intérêt commun, celui de ne pas éveiller les convoitises de la brute en l’instruisant sur ses prétendus droits, et de la tenir toujours courbée sur la glèbe. Quand je pense à cette glorieuse époque féodale, où chaque chose était à sa place d’après l’ordre naturel, je ne puis m’empêcher de reconnaître que Luther, premier violateur de la discipline ecclésiastique qu’il avait juré d’observer, nous a fait un mal irréparable ; ses principes de libre discussion, de libre conscience, de droit pour chacun d’interpréter les livres saints à sa manière, sont le renversement du sens commun ; il est le père légitime des droits de l’homme, cet évangile monstrueux de la canaille. Le gueux avait eu l’adresse d’intéresser les puissans à sa cause en flattant leurs passions, en leur accordant toutes les permissions que le pape leur refusait, en approuvant leurs divorces, en bénissant leur troisième et quatrième mariage, en excitant leurs convoitises et sanctifiant le débordement de toutes leurs passions. C’était un rusé compère ; mais depuis la discipline est brisée. Alors la discipline morale avait tout soumis ; aujourd’hui la force est redevenue nécessaire ; on l’emploiera, et le peuple rentrera dans l’obéissance, il reconnaîtra de nouveau ses maîtres, la distance prodigieuse existant entre sa propre nature, infime et bornée, et celle du seigneur, destiné de tout temps à le tenir en bride. Seulement, pour atteindre à ce but, le premier devoir du clergé sera de nous seconder en tout ; il faudra que chacun reçoive l’instruction religieuse convenable à son rang. — J’ai dit ce que je pensais ; maintenant, monsieur le pasteur, continuez votre leçon et tâchez de vous conformer à mes intentions.

M. Brandhorst entra tout de suite dans les vues du grand-père ; il s’étendit sur la carrière de David, sur les exploits des Machabées ; il fut récompensé de ses soins convenablement, et quelque temps après, un dimanche, pendant l’office divin, le grand-père et moi nous nous rendîmes à cheval au temple de Vindland. Je reçus la confirmation, seul en présence des fidèles. M. le pasteur, à cette occasion, crut devoir prononcer une allocution touchante ; les bonnes femmes en pleurèrent d’attendrissement, après quoi, le service étant terminé, je mis un double frédéric d’or dans l’assiette du sacristain qui recevait les aumônes à la porte. Nous sortîmes sur la petite place, où Jacob Reiss tenait nos chevaux en main, et, nous étant remis en selle, nous repartîmes au galop pour notre résidence. Ainsi je devins chrétien réformé selon le désir du grand-père et les vieilles traditions de la Prusse.


III.

Cela fait, il n’en fut plus question, et le grand-père s’occupa de pousser vigoureusement mes études mathématiques, point essentiel pour être admis à l’école des cadets royaux. Nous avions déjà revu l’arithmétique plusieurs fois, je la possédais suffisamment ; la géométrie et l’algèbre entrèrent en ligne. C’étaient ses études favorites, on aime toujours ce que l’on connaît bien ; il me tenait des heures entières au tableau, puis, me voyant fatigué, tout à coup il s’écriait en riant : — Allons, Siegfried, c’est assez pour aujourd’hui ; laissons la craie et l’éponge, en route !

Je respirais. Nous descendions seller nos chevaux, nous partions comme des bienheureux. L’excellent homme semblait rajeuni ; il voulait tout m’apprendre : la natation, l’équitation, les armes, et, tout en galopant sur le rivage, Jacob derrière nous à distance, il s’écriait : — Siegfried, je tiens à ce que tu sois le premier cadet royal à l’école ; je tiens à ce que tes professeurs n’aient plus rien à t’enseigner. Je veux que tu sois fort, vigoureux, adroit et rusé, comme je l’étais à trente ans, et que le jour où l’on tirera le sabre contre ces gueux de Velches, qui nous avaient réduits à zéro en 1806, et qui nous ont valu la perte des trois quarts de nos privilèges avec leurs principes de 89, je veux que tu puisses les hacher comme de la chair à pâté. Je serai déjà mort sans doute ; mais tu te souviendras de moi, tu croiras m’entendre crier : « Courage, Siegfried, courage !.. Tape ferme,… hache,… massacre,… pas de quartier ;… la pitié est une bêtise française… Brûle tout ce que tu ne peux emporter ;… happe !.. happe !.. mon garçon,… c’est le droit de la guerre,… ce qui est conquis par le glaive est bien acquis !.. » Canailles !.. nous ont-ils fait du mal avec leurs droits de l’homme ! Sans eux, jamais le baron de Stein n’aurait obtenu de Frédéric-Guillaume l’abolition du servage, ni l’admissibilité des brutes aux emplois civils et militaires, ni la déclaration que les anciens serfs pourraient acquérir des terres nobles, ni le droit pour les communes d’élire leurs magistrats municipaux, ni cinquante autres ordures pareilles, qui montrent bien l’abomination de la désolation où nous étions alors… Jamais les Hardenberg n’auraient osé porter la main sur notre vieille constitution !., mais il fallut promettre au peuple des libertés, il fallut lui accorder des droits, il fallut imiter la constitution des jacobins, pour entraîner toute la nation à nous soutenir, à combattre avec nous les envahisseurs. Ah ! oui, les gueux nous ont coûté cher ;… mais gare… gare… nous sommes en train de dresser nos bouledogues à la chasse, de leur apprendre à mordre, de leur inoculer dès l’école la haine impitoyable du Velche. Une fois la première partie gagnée, l’Allemagne sous notre griffe et toutes ces grosses brutes allemandes disciplinées à coups de trique, nous irons là-bas régler le compte définitif de ces bandits ; nous serons cinq ou six contre un, car ils sont trop bêtes pour s’attendre à une chose pareille,… nous les écraserons sous le nombre !.. Nous brûlerons leur Paris,… nous prendrons l’Alsace, la Lorraine, la Champagne, la Bourgogne, tout le pays jusqu’aux deux mers ; ils travailleront pour nous, comme leurs ancêtres ont travaillé pendant quatorze siècles pour les Francs !.. Nous extirperons l’esprit démocratique, nous rétablirons le régime féodal, et l’ordre naturel régnera encore une fois ; la noble race des conquérans qui a bousculé l’empire romain et fondé toutes les dynasties et toutes les aristocraties de l’Europe sera encore une fois maîtresse de l’Occident.

En parlant ainsi le digne homme serrait ses vieilles mâchoires édentées avec fureur, ses moustaches se hérissaient, et brusquement, reprenant haleine, il criait : — En avant !.. Hourra !.. hourra !..

Nous filions comme des flèches sur la grève ; Jacob avait peine à nous suivre. Quelquefois aussi, pendant les grandes chaleurs du mois d’août, le bonheur du grand-père était de me conduire sur la plage, au fond d’une petite anse, derrière les remparts du château, et de m’apprendre à nager. Jacob Reiss, sur la rive, nous regardait en fumant sa pipe, et, tout en fendant les vagues, en faisant la coupe, en se retournant et me lançant joyeusement une poignée d’eau à la figure pour rire, ce vigoureux vieillard, quand nous étions un peu loin du bord et qu’il me voyait fatigué, disait : — Allons, mon enfant, passe-moi le bras sur l’épaule ; tu es las, n’est-ce pas ?

— Oui, grand-père.

— Eh bien ! regagnons la rive, mais lentement, sans nous presser… Tu sais que rien n’est plus mauvais que de se dépêcher, on n’avance plus, on perd ses forces ; plus on va lentement, mieux cela vaut.

Et, tout en me parlant, en me répétant : — Doucement !.. doucement ! — nous arrivions sur le sable, comme deux poissons frétillant au soleil.

Jacob déroulait nos couvertures ; on s’asseyait, on se séchait, regardant la haute mer, écoutant les flots chanter le long du rivage, ou bouillonner en écumant le long des récifs. C’était un moment de calme solennel, de repos et de rêverie, dont le souvenir me procure encore, après tant d’années, un plaisir inexprimable. Puis on rentrait au château ; la vieille Christina avait préparé le déjeuner, on buvait un bon verre de vin. Quelle éducation aurait pu me rendre plus fort, plus sain de corps et d’esprit, plus apte aux fatigues de la noble vie militaire, et me donner des idées plus nettes sur l’ordre véritable en ce monde, sur la subordination des classes, sur les droits et les devoirs de la noblesse, et mieux me préserver de toutes ces théories absurdes, dont les professeurs de métaphysique ont toujours la bouche pleine dans nos universités, et qui réduisent bientôt leurs élèves au crétinisme le plus absolu ? Aucune ! Aussi je ne puis songer encore maintenant aux soins du grand-père sans éprouver une douce émotion, et je suis forcé de reconnaître qu’à lui seul se rapporte le mérite de mes convictions, que j’espère bien faire partager, bon gré, mal gré, selon mes forces et mes moyens, à tous les gueux d’opinion contraire.

En ce temps-là, dans le courant de l’été de 1828, parut pour la première fois avec la fermeté de mon caractère le succès des bonnes leçons du grand-père, ce qui lui fit un plaisir inexprimable.

Il souffrait depuis quelque temps d’une ancienne blessure qui le forçait de garder la chambre, étendu dans son fauteuil, la jambe en l’air et de fort mauvaise humeur ; mais cela ne m’empêchait pas de faire chaque matin un tour à cheval avec Jacob, car il le voulait absolument, pour entretenir les bonnes habitudes. Ce jour-là donc, nous galopions, le vieux hussard et moi, sur la route de Vindland ; le temps était superbe, on fauchait les seigles ; la fumée des pêcheries se déroulait dans les airs ; quelques voiles grises glissaient au loin sur la mer, unie comme un miroir. Naturellement tout cela nous avait égayés, quand arrivant près de la Mulsen, au moment de passer le petit pont de bois, nous vîmes arriver derrière nous un jeune homme à cheval, un grand garçon à peu près de mon âge, en petit frac vert, bottes molles garnies d’éperons et casquette de chasse ; il montait à la mode anglaise, appuyé sur les étriers, un magnifique bai brun, et nous devança sur le pont sans nous regarder, d’un air d’indifférence ; il se permit même d’écarter mon cheval d’un petit coup de sa cravache, ce qui me rendit d’abord tout pâle de colère.

— C’est le fils aîné de M. Strœmderfer le bourgmestre, dit Jacob ; il vient de visiter leurs récoltes. Ces grandes voitures de gerbes qui s’avancent là-bas sont à eux.

Je l’avais bien reconnu ; depuis longtemps cette figure me déplaisait. Aussi sans répondre je partis ventre à terre sur ses traces, en criant : — Halte !.. Halte !.. Attends !.. Halte !..

Mais lui, se retournant à demi, et m’observant du coin de l’œil d’un air moqueur, redoublait de vitesse ; son cheval, plus grand et meilleur coureur que le mien, m’eut bientôt distancé d’un quart de lieue, et je le vis entrer au bourg. Alors, tout frémissant, j’attendis Jacob. — Un fils de marchand de poisson, oser se rire d’un Von Maindorf !.. — Jamais je n’avais éprouvé d’indignation pareille.

— C’est un gueux !., me dit le vieux hussard ; il faudra se plaindre.

— Se plaindre !.. A qui ?.. Devant le juge Kartoffel, qui lui ferait des remontrances honnêtes, dont il rirait avec tout le village !.. Non !.. Suis-moi,… tu vas voir !..

Et sans dire un mot de plus, nous arrivâmes à Vindland. La troisième maison de la grande rue, à droite, était celle de M. le bourgmestre Strœmderfer. Un domestique bouchonnait encore le grand bai brun à la porte de l’écurie. C’est ce que je vis d’abord ; puis, regardant par les fenêtres du rez-de-chaussée, ouvertes au beau soleil, j’aperçus toute la famille à table, le père, la mère, les garçons et les filles, en train de dîner ; il était midi. Les bons plats et les bouteilles ne manquaient pas, ni la belle nappe blanche non plus.

Alors je mis pied à terre, et, jetant la bride à Jacob, j’entrai carrément, le chapeau sur la tête. Tout le monde me regardait étonné, et le père fit mine de se lever en me saluant ; mais sans lui répondre, et m’adressant à son fils aîné d’un ton de maître, je lui dis :

— Dis donc… toi,… grand drôle,… sais-tu bien que le cheval ne fait pas l’homme ? Sais-tu qu’il en coûte de prendre le pas sur un Von Maindorf, de le braver, de lui rire au nez et de courir quand il vous ordonne d’attendre ?

Tous ces gens étaient stupéfaits ; le vieux voulut parler, demander des explications, mais je lui dis : — Taisez-vous !.. Votre fils m’a insulté ;… il a osé frapper mon cheval, je vais lui donner une leçon dont il se souviendra.

En même temps je lui cinglai par la figure deux coups de cravache épouvantables qui le firent hurler comme un chien.

— Que ceci t’apprenne, lui dis-je alors en m’en allant lentement, la différence qu’il y a entre le fils d’un marchand de poisson et le descendant d’une race illustre.

Je sortis au milieu de la consternation générale. Jacob, à cheval devant la fenêtre, avait tout vu, tout entendu. Personne ne bougeait à la maison ; on criait, on se désolait. Je me remis en selle et dis au vétéran : — Allons,… en route !..

Il voulait galoper, mais je le retins en lui répétant : — Au pas !.. on croirait que nous avons peur ! — Et c’est ainsi que nous sortîmes de Vindland ; à la dernière baraque seulement nous reprîmes le trot.

Jacob était muet d’admiration ; il se tenait à distance derrière moi, comme avec le grand-père ; il avait compris que j’étais un Von Maindorf, que l’âge de raison m’était venu et qu’il me devait le respect.

Vers une heure, étant arrivés au château et voyant mon cheval baigné de sueur, je l’essuyai avec soin avant de monter. Jacob était parti. Je sortais de la cour, après avoir fini ma besogne, lorsque j’aperçus le grand-père au haut de l’escalier, appuyé sur la rampe, le vieux hussard derrière lui. Il m’attendait, et, d’une voix pleine d’attendrissement, il me cria : — Siegfried,… mon enfant,… arrive,… que je t’embrasse !.. À cette heure je vois que tu m’as compris, que tu es un digne représentant des anciens.

Je montai ; le brave homme m’embrassa ; puis, s’appuyant sur mon épaule, nous entrâmes ensemble dans sa chambre, et d’un accent que je n’oublierai jamais, s’asseyant dans son fauteuil, près de la table, il me dit : — Ceci, cher Siegfried, est le plus beau jour de ma vie… Jacob m’a tout raconté… Maintenant je puis partir,… le vieux sang des Maindorf me survivra !.. C’est beau… d’autant plus que cela te semble tout naturel, n’est-ce pas ?

— Sans doute ! lui répondis-je ; ne m’as-tu pas répété cent fois que les rustres doivent être mis à l’ordre ?

Alors son enthousiasme éclata d’une façon étrange ; il riait, il tapait du poing sur la table et criait : — Oui !., oui !., oui ! C’est bien ça !.. Quelle mine le gros marchand de poisson devait faire !.. Hé ! hé ! hé ! j’aurais bien voulu voir cette mine… Et il n’a pas bougé… il n’a rien dit ?

— Rien,… pas un mot,… il en aurait reçu tout autant !

Alors le grand-père, se calmant tout à coup en me serrant la main, devint grave.

— Tu m’as fait le plus grand plaisir qu’un homme puisse éprouver en ce monde, dit-il, je veux t’en faire un aussi, je veux te marquer mon estime.

Puis, remettant une petite clé à Jacob, il lui donna l’ordre d’ouvrir un placard derrière la cheminée et d’apporter le coffre qu’il trouverait au fond. Et cette chose faite, lui-même ouvrit le coffre sur la table ; c’était un petit meuble en chêne, contenant divers objets : des bijoux, des papiers, des décorations et quelques vieux frédérics d’or, une poire pour la soif.

Il remuait tous ces objets d’un air sérieux ; nous le regardions. À la fin il choisit parmi toutes ces vieilleries une montre en or, et s’adressant à moi :

— Tiens, Siegfried, me dit-il, cette montre,… je te la donne… C’est une montre de prix, à double répétition ; mais c’est encore sa moindre valeur : cette montre est un souvenir de ma vie militaire, je l’ai gagnée à la pointe de mon sabre… C’est autre chose que de l’avoir achetée à quelque Juif avec une poignée d’or… Tu comprends cela, mon enfant ?

— Oui, grand-père, lui répondis-je attendri.

— Eh bien ! fit-il, elle est à toi !

Les yeux du vieillard étaient troubles, et durant un instant nous restâmes silencieux ; puis il continua : — C’est le 9 mars 1814, la veille de la bataille de Laon et le lendemain du combat de Craonne, que j’ai gagné cette montre. J’étais en reconnaissance avec mes hussards aux environs de la ville, qui se trouve sur une hauteur. Jacob était là. Nous allions dans la nuit pour tâter les avant-postes ennemis, et le jour commençait à paraître, quant au détour d’un chemin nous aperçûmes quelques dragons d’Espagne, qui sans doute faisaient le même service de leur côté. Ils avaient leurs grands manteaux blancs et portaient la barbe entière ; nous avions nos dolmans rouges. Aussitôt qu’on se reconnut, les sabres furent en l’air ; ils rejetèrent le coin de leurs manteaux sur l’épaule, nous notre pelisse, et je me trouvai dans la mêlée face à face avec le chef de la reconnaissance ; il essaya de prendre à ma gauche, heureusement je l’avais prévenu, et malgré sa parade, les chevaux étant lancés, je le perçai d’un coup de pointe au cœur. Les dragons avaient attaqué bêtement, ils n’étaient pas en force ; mais ces gens-là ne doutent jamais de rien, et c’est pour cela que nous les battrons toujours. Sept ou huit des leurs restèrent sur place, je perdis deux hussards et j’eus un blessé. L’affaire s’était passée dans un clin d’œil. Les dragons, repoussés, allèrent se reformer plus loin ; mais, comme le canon se mettait à tonner, annonçant la bataille, et que mes ordres étaient remplis, je ne voulus pas les poursuivre. Seulement, en repassant sur la route et voyant mon homme en travers du fossé, je dis à Jacob de mettre pied à terre et de le visiter. Tu t’en souviens, Jacob ?

— Oui, mon commandant.

— Il avait cette montre, reprit le grand-père, et cinquante napoléons dans une ceinture. Je distribuai l’argent à mes hussards et je gardai pour moi la montre. Je l’ai portée jusqu’à mon départ du régiment. Elle a marqué l’heure la plus sublime de ma vie, l’heure où, chargeant à la fête de mes hussards dans la plaine de Waterloo, j’ai vu fuir devant nous, comme une armée de barbares en déroute, les dernières légions de Bonaparte !.. La voici… Porte-la toujours… et puisse-t-elle marquer pour toi des heures encore plus glorieuses, si c’est possible… Puisse-t-elle marquer la dernière heure de la puissance velche, en même temps que le triomphe de la vieille race féodale !

À partir de ce jour, Otto von Maindorf me traita en homme.

Quelques mois plus tard, j’entrais à l’école des cadets avec le numéro deux. Ce fut un nouveau jour de bonheur pour le bon grand-père. Il se réjouissait de me voir bientôt, le sabre au poing, à la tête d’un peloton de hussards ; mais cette dernière satisfaction ne lui était pas réservée : en apprenant la révolution de juillet 1830 et la fuite de Charles X, il fut pris d’un tel accès de rage qu’il en tomba comme foudroyé.

Vous pensez bien que cette fin tragique ne diminua pas la haine que le digne vieillard m’avait inspirée contre la race velche. Cette haine, je l’ai portée dans mon cœur, toujours grandissante, jusqu’en 1870, mais alors je l’ai assouvie : partout où le colonel Siegfried a passé avec ses hussards, il n’a laissé derrière lui que des ruines ! Ah ! la montre du vieux baron a marqué des heures glorieuses dans cette campagne, des heures telles que la race féodale n’en avait plus connu depuis des siècles ; pourquoi faut-il qu’elle ait aussi marqué l’heure à jamais maudite de l’évacuation ?.. Certes, si le vieil Otto von Maindorf pouvait revenir en ce monde, s’il revoyait son antique manoir, autrefois en ruines, magnifiquement restauré et rempli de dépouilles françaises, il reconnaîtrait avec plaisir que j’ai suivi son précepte : « emporte ce que tu ne peux brûler ! » Il en pleurerait d’attendrissement, le digne homme ; mais ensuite, si on lui disait qu’après avoir conquis la France nous sommes revenus chez nous, le sabre au fourreau, laissant à l’erbfeind[2] le temps de se relever, de reprendre des forces, de préparer une revanche, il crierait à la trahison et demanderait à rentrer dans la tombe ! Quelle faute nous avons commise,… quelle faute !.. Et l’homme qui a signé ce traité funeste passe pour un grand politique !.. C’était pourtant bien facile de partager la France, — comme nous avons fait de la Pologne, — d’en donner un morceau à l’Italie, un à la Suisse, un à la Belgique, un autre à l’Espagne, de nous créer des alliés fidèles, c’est-à-dire des complices, et de garder pour nous la plus grosse part… Qui pouvait nous en empêcher ? Nous avions écrasé toutes les armées ennemies, nous étions les maîtres du pays ; l’Europe, terrifiée par nos victoires, aurait fermé les yeux !.. Malheureusement on s’est laissé attendrir par un vieux bourgeois velche ; on a manqué de sang-froid devant la tentation des milliards,… on n’a pas eu le cœur à la hauteur de sa fortune,… on a mis de côté l’intérêt de la vieille race féodale pour s’allier avec les nationaux-libéraux, descendans des anciens serfs,… et d’un trait de plume on a perdu ce qu’une politique prévoyante avait mis un demi-siècle à préparer, et ce que le glaive avait glorieusement accompli.


Erckmann-Chatrian.
  1. Commandant.
  2. L’ennemi héréditaire.