L’Aventure du lieutenant Yergounof

L’Aventure du lieutenant Yergounof
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 74 (p. 644-670).
L'AVENTURE
DU
LIEUTENANT YERGOUNOF


I

Ce soir-là, le lieutenant Yergounof nous raconta de nouveau son aventure. Il la redisait exactement une fois par mois, et nous l’écoutions chaque fois avec un nouveau plaisir, bien que nous en sussions presque par cœur tous les détails. Ces détails avaient successivement poussé, pour ainsi dire, autour de la tige primitive de l’histoire comme des champignons autour d’un tronc d’arbre coupé. Le caractère de notre narrateur nous était trop connu pour que nous eussions la moindre difficulté à combler ses omissions et ses lacunes ; mais depuis ce temps le lieutenant est mort, et personne ne reste pour raconter son aventure : c’est pourquoi nous nous décidons à la porter à la connaissance de tous.

Elle s’était passée dans la jeunesse du lieutenant, il y a de cela une quarantaine d’années. Lui-même disait, en parlant de sa propre personne, qu’il était alors un élégant et beau garçon, qu’il avait un de ces visages qu’on appelle en russe sang et lait, des lèvres vermeilles, des cheveux frisés et des yeux de faucon. Nous le croyions sur parole, bien que ne trouvant plus en lui rien de semblable. Le lieutenant nous paraissait un homme d’un extérieur fort ordinaire, son visage était vulgaire et comme endormi, son corps lourd et mal fait ; mais il ne faut pas oublier que nulle beauté ne résiste aux années. Les restes de l’élégance s’étaient mieux conservés chez le lieutenant. Il portait encore dans sa vieillesse des pantalons très étroits avec des sous-pieds ; il sanglait sa taille épaisse, se frisait le toupet, et se coloriait les moustaches avec une certaine teinture persane, qui du reste avait plutôt des reflets rouges ou verts que noirs. A tout prendre, le lieutenant était un gentilhomme très estimable, bien qu’en jouant au whist il aimât à glisser dans le jeu du voisin son petit œil gris ; mais il faisait cela moins par amour du gain que par esprit d’économie, car il n’aimait pas à perdre inutilement son argent. C’est assez parler du lieutenant, venons à son histoire.

C’était dans la ville encore toute neuve alors de Nicolaïef[1]. On était au printemps. M. Yergounof, qui avait le grade de lieutenant dans la flotte, venait d’y être envoyé pour remplir une mission du gouvernement. On lui avait confié, comme à un officier solide et circonspect, la direction de certaines constructions maritimes ; on lui remettait fréquemment des sommes assez considérables, que, pour plus de sûreté, il portait constamment dans une ceinture de cuir bouclée autour de son corps. Le lieutenant Yergounof se distinguait en effet, malgré son jeune âge, par une grande prudence et une grande régularité de conduite : il évitait avec soin toute action inconvenante ; il ne touchait point aux cartes à cette époque, ne buvait pas de vin et fuyait même toute société, de sorte que, parmi ses camarades, il avait mérité près des bons sujets le surnom de jeune fille, tandis que les tapageurs lui donnaient le sobriquet de bonnet de nuit. Le lieutenant n’avait qu’une seule faiblesse : son cœur était trop sensible aux charmes du beau sexe ; mais de ce côté même il savait résister aux élans de la passion, et se gardait bien de ce qu’il eût appelé déroger. Il se levait et se couchait de bonne heure, remplissait ponctuellement ses devoirs, et n’avait d’autre distraction qu’une longue promenade du soir dans les quartiers éloignés de Nicolaïef. Il ne lisait jamais de livres, craignant l’afflux du sang au cerveau, et, même il était obligé chaque printemps de combattre par certaines décoctions cette pléthore. Ayant mis son uniforme et s’étant bien soigneusement brossé lui-même, notre lieutenant se dirigeait chaque soir vers les jardins fruitiers des faubourgs, dont il suivait à pas comptés les longues clôtures en bois. Il s’arrêtait souvent, admirait la belle nature, cueillait une fleur en guise de souvenir et ressentait une certaine satisfaction ; mais il n’éprouvait de plaisir véritable que lorsqu’il rencontrait « un petit cupidon, » c’est-à-dire quelque jolie bourgeoise qui, portant sur les épaules la mante qu’on appelle « chaufferette de l’âme, » sur la tête un mouchoir bigarré, et tenant un léger paquet sous son bras nu, se hâtait de rentrer à la maison. Étant, comme il le disait lui-même, d’une complexion sensible, mais modeste, le lieutenant n’adressait jamais la parole au « petit cupidon. » Toutefois il lui souriait avec affabilité et le suivait longtemps d’un regard caressant, puis il poussait un profond soupir, retournait dans sa chambre avec la même démarche solennelle, s’asseyait devant la fenêtre, et se livrait à ses réflexions pendant une demi-heure environ, en fumant avec précaution dans une grande pipe d’écume du tabac horriblement fort dont lui avait fait cadeau un officier de police allemand, son parrain. Ainsi se passaient les jours, sans tristesse et sans gaîté.

Il arriva que, retournant chez lui vers la tombée du jour par une ruelle déserte, le lieutenant entendit tout à coup derrière lui des pas précipités et des mots confus entrecoupés de sanglots. Il se retourna et aperçut une jeune fille d’une vingtaine d’années, dont le visage, fort agréable, était inondé de larmes. Un malheur aussi grand qu’inattendu semblait l’avoir frappée. Elle courait, elle trébuchait, elle se parlait à elle-même, elle agitait les bras en gémissant. Ses blonds cheveux s’étaient dénoués, et son fichu (dans ce temps-là l’on ne connaissait ni mantille ni burnous) avait glissé de ses épaules et ne tenait plus que par une épingle. La jeune fille était habillée comme une demoiselle, non comme une simple bourgeoise…

Yergounof se rangea de côté. Un sentiment de compassion vainquit en lui la crainte constante de déroger ; lorsqu’elle fut arrivée près de lui, il porta poliment la main à la visière de son shako, et lui demanda la cause de sa douleur. — En ma qualité de militaire, lui dit-il en portant la main à sa courte épée de marine, puis-je vous venir en aide ?

La jeune fille s’arrêta, et dans le premier moment ne parut pas comprendre l’offre du lieutenant ; mais aussitôt, et comme enchantée de pouvoir ouvrir son cœur, elle se mit à parler très vite et en assez mauvais russe. — De grâce, monsieur l’offizir, commença-t-elle, et sur-le-champ ses larmes jaillirent de nouveau, coulant goutte à goutte sur ses joues rondes et fraîches… c’est affreux, c’est horrible, Dieu sait ce que c’est. On nous a dévalisés… De grâce… la cuisinière a tout, tout emporté, la théière, la cassette, les robes…. Oui même les robes, et les bas, et le linge… Oui, et le ridicule de ma tante… Il y avait là, dans un étui, un billet de vingt-cinq roubles et deux cuillères en plaqué… et encore une pelisse… et tout, tout… Je dis cela à M. l’officier, de police, et M. l’officier me répond : — Allez-vous-en, je ne vous crois pas, je ne veux pas vous entendre. Vous êtes de la même bande. — Je lui dis : — De grâce… une pelisse… — Et lui de nouveau : — Je ne veux pas vous entendre, hors d’ici ! — et il frappe du pied. Quelle insulte, monsieur l’officier !… hors d’ici !… et où veut-il que j’aille ?

La jeune fille éclata derechef en sanglots, et, tout à fait éperdue, elle appuya son visage contre le bras du lieutenant. Éperdu à son tour, Yergounof, sans bouger, se bornait à dire : — Assez, finissez, et ne pouvait quitter du regard le cou palpitant de la jeune fille éplorée.

— Permettez, mademoiselle, je vais vous reconduire, dit-il enfin en touchant légèrement du doigt son épaule ; ici… dans la rue… vous le voyez, c’est impossible. Vous m’expliquerez votre chagrin, et certainement, en vrai militaire, je mettrai tous mes soins…

La jeune fille alors releva la tête, et parut pour la première fois se rendre compte de ce qu’était le jeune homme qui la tenait, on peut le dire, dans ses bras. Elle rougit, détourna le visage, et, tout en continuant à sangloter, elle s’éloigna de quelques pas. Le lieutenant réitéra son offre. La jeune fille lui jeta un regard en dessous à travers les longs cheveux blonds mouillés de larmes qui lui tombaient sur les yeux (à cet endroit du récit, Yergounof ne manquait jamais de nous dire que ce regard l’avait percé comme avec une alène, et même une fois il essaya de reproduire ce regard), puis, posant sa main sur le bras que lui offrait le galant lieutenant, ils s’éloignèrent ensemble du côté qui menait, disait-elle, à sa demeure.

Yergounof avait eu dans sa vie peu d’occasions de hanter les femmes, et, partant, ne savait trop par où commencer l’entretien ; mais sa compagne le tira bientôt d’embarras. Elle se mit à bavarder avec volubilité, tout en essuyant du revers de sa main les larmes qui venaient sans cesse mouiller ses paupières. Au bout de quelques instans, le lieutenant savait qu’elle se nommait Emilie Carlovna, qu’elle étaitftnative de Riga, qu’elle était venue à Nicolaïef en visite chez sa tante, qui était aussi native de Riga, que son père, à elle, avait été militaire, qu’il était mort de la poitrine, que sa tante avait pris une cuisinière russe, très bonne cuisinière et pas chère, mais sans passeport, et que cette même cuisinière, le jour même, leur avait tout volé, et s’était enfuie on ne sait où, qu’il avait fallu aller à la police… Ici le souvenir de l’insulte reçue lui revint à la mémoire, et de nouveau éclatèrent les sanglots. Le lieutenant fut encore une fois embarrassé de trouver à dire quelque chose de consolant ; mais la jeune fille, chez qui, paraît-il, les impressions venaient et s’en allaient avec la même rapidité, s’interrompit tout à coup pour dire dîne voix calme en étendant la main : — Voici notre maison.

Cette maison était une espèce de cabane à demi enfoncée dans la terre, avec quatre petites croisées donnant sur la rue. Derrière les vitres, on apercevait la sombre verdure des pots de géranium, et à travers l’une des fenêtres arrivait la faible lueur d’une chandelle. La nuit tombait. De la maison même, et haute comme le toit, s’étendait une clôture en bois percée d’une porte bâtarde. La jeune fille s’en approcha, et, la trouvant fermée, agita avec impatience le lourd anneau de fer de l’antique serrure. Des pas traînans se firent entendre derrière la clôture, comme ceux d’une personne chaussée de vieilles pantoufles, et une voix de femme enrouée fit en allemand une question que le lieutenant ne comprit pas. En vrai marin, il n’entendait que le russe. La jeune fille répondit de même en allemand. La porte s’entre-bâilla, laissa passer la jeune fille, et se referma brusquement au nez de Yergounof, qui eut le temps néanmoins de distinguer, dans le demi-jour du crépuscule, la figure d’une grosse vieille femme en robe rouge, tenant une lanterne à la main. Frappé de surprise, le lieutenant resta quelque temps immobile ; mais bientôt, à l’idée qu’on osait se permettre une telle impolitesse à l’égard d’un officier, il fit brusquement demi-tour et se dirigea vers son logement. A peine avait-il fait dix pas que la même porte se rouvrit, et la jeune fille, qui avait eu le temps de chuchoter à l’oreille de la vieille, parut sur le seuil et dit à haute voix : — Où allez-vous donc, monsieur l’officier ? Est-ce que vous n’entrez pas chez nous ?

Yergounof hésita un moment, puis revint sur ses pas.

Sa nouvelle connaissance, que nous allons dorénavant nommer Emilie, l’introduisit à travers une petite pièce humide et sombre dans une chambre assez grande, mais très basse de plafond. Une vaste armoire occupait, avec un sopha en toile cirée, l’une des parois ; au-dessus des portes et entre les fenêtres se voyaient les portraits éraillés de deux archevêques coiffés de la mitre, et d’un Turc en turban. Des coffres et des cartons à chapeaux encombraient les coins de la chambre, et, entourée de chaises boiteuses, se tenait une table de jeu ouverte, sur laquelle une casquette d’homme était posée près d’un verre de kvas à demi vidé. Sur les talons du lieutenant entra la vieille qu’il avait remarquée près de la porte. C’était une Juive d’aspect sordide ; ses petits yeux éraillés jetaient des regards sinistres, quelques poils gris couvraient sa lèvre épaisse. Emilie la désigna au lieutenant : — Voici, dit-elle, ma petite tante, madame Fritsche.

Le lieutenant ne put retenir un mouvement de surprise ; mais il crut de son devoir de décliner ses noms et qualités. Mme Fritsche ne lui répondit que par un regard oblique, et demanda en russe à sa nièce si elle voulait du thé. — Ah ! oui, du thé t s’écria Emilie. N’est-ce pas, monsieur l’officier, que vous prendrez du thé ? Oui, petite tante, apportez-nous un samovar. Pourquoi restez-vous debout, monsieur, au lieu de vous asseoir ? Mon Dieu, que vous êtes cérémonieux ! Permettez-moi d’ôter mon châle.

Emilie, pendant qu’elle parlait, tournait la tête de côté et d’autre, et donnait de petites secousses à ses épaules. C’est ainsi que font les oiseaux quand ils sont perchés au faîte d’un arbre, et que le soleil les éclaire de tous côtés.

Le lieutenant prit une chaise, et, donnant à son maintien la gravité nécessaire, il ouvrit la conversation sur l’affaire du vol ; mais Emilie l’interrompit aussitôt. — Ne prenez pas cette peine, dit-elle, ce n’est plus rien ; ma tante vient de m’apprendre que les principaux objets sont retrouvés (ici Mme Fritsche murmura quelques mots dans sa barbe et quitta la chambre). Il n’était pas même besoin d’aller à la police ; mais je ne puis jamais me retenir. Je suis… vous ne comprenez pas l’allemand, je suis… si rapide. Regardez-moi, je n’y pense plus plus du tout.

Le lieutenant leva les yeux sur Emilie. Son visage en effet avait repris l’expression de l’insouciance. Tout souriait dans ce gentil visage, tout, les yeux entourés de longs cils cendrés, la bouche, les joues, le menton, jusqu’à la fossette du menton, jusqu’au bout du petit nez retroussé. Elle s’approcha d’un miroir ébréché, et, tout en chantonnant, tout en clignant les yeux, elle se mit à rattacher sa chevelure. Yergounof suivait avec attention chacun de ses mouvemens, car elle lui plaisait beaucoup.

— Vous m’excuserez, n’est-ce pas, se reprit-elle à dire en minaudant devant son miroir, de vous avoir ainsi amené chez moi ? Cela vous serait-il désagréable ?

— Que dites-vous là ?

— Je vous l’ai déjà dit : je suis si rapide ! J’agis d’abord, et puis je pense, et souvent même je ne pense pas du tout. Comment vous appelez-vous, monsieur l’officier ? Peut-on le savoir ? Ce disant, elle se plaça résolument devant lui en croisant sur sa poitrine ses bras rondelets.

— Je m’appelle Yergounof Kouzma Vasilief, dit le lieutenant.

— Yergou… Ah ! ce nom ne me va pas, il est trop difficile à prononcer. Je vais vous appeler Florestan. Nous avions à Riga un monsieur Florestan qui vendait de l’excellent gros de Naples, et qui était beau !… pas moins que vous ; mais quelle belle taille vous ayez !… celle d’un véritable héros russe. J’aime les Russes, je suis Russe moi-même. Oui, je suis Russe, car mon père était officier ; on voulait même lui donner une croix… Mais j’ai les mains plus blanches que les vôtres. Elle leva ses bras au-dessus de sa tête, agita ses mains pour faire descendre le sang, et les abaissant brusquement : — Voyez, dit-elle, Je les lave avec du savon grec parfumé. Sentez un peu… Ah ! mais… pas de baiser… Ce n’est pas pour cela que je vous les montre. Ou servez-vous ?

— Je sers dans la flotte, au 19e équipage de la Mer-Noire.

— Ah ! vous êtes marin… Avez-vous un gros traitement ?

— Non, pas trop.

— Vous devez être très brave. Je vois cela dans vos yeux. Quels épais sourcils vous avez ! On dit qu’il faut les frotter de suif la nuit pour qu’ils poussent ; mais pourquoi n’avez-vous pas de moustaches ?

— Le règlement ne le permet pas.

— Fi ! qu’il est bête, votre règlement ! Est-ce un poignard que vous avez là ?

— C’est une dague. La dague est le signe distinctif du marin.

— Ah ! une dague ! Est-elle tranchante ? Voyons un peu.

Et, fermant les yeux, se mordant les lèvres, elle tira avec effort la lame du fourreau, et se l’appliqua par le tranchant sur le nez : — Mais elle est ébréchée, votre dague, dit-elle. Et pourtant je puis vous tuer d’un seul coup. Elle menaça le lieutenant, qui fit semblant d’avoir peur et partit d’un gros rire. Elle se mit à rire aussi.

— Je vous fais grâce, dit-elle en prenant une pose majestueuse. Allons, reprenez votre arme. A propos, quel âge avez-vous ?

— Vingt-cinq ans.

— Et moi dix-neuf. Dieu, que c’est drôle !

Emilie se mit alors à rire avec tant d’abandon qu’elle s’en renversa en arrière. Le lieutenant restait immobile sur sa chaise, ne pouvant détourner ses regards de ce visage frais et rose, tout frémissant de l’éclat de rire. Elle lui plaisait de plus en plus.

Emilie s’arrêta tout à coup, et après avoir examiné le lieutenant avec attention, comme si elle le voyait pour la première fois, elle se rapprocha du miroir, tout en chantonnant entre ses dents (c’était son habitude). — Savez-vous chanter, monsieur Florestan ? demanda-t-elle.

— Non, mademoiselle ; on ne m’a point appris le chant quand j’étais petit.

— Et jouer de la guitare, pas davantage ? Moi, je sais. J’ai une guitare tout incrustée de nacre de perles ; seulement les cordes sont cassées. Vous me donnerez bien de quoi les remplacer, monsieur l’officier ? Alors je vous chanterai une belle romance allemande, si touchante !… Et savez-vous danser ?… Non ! c’est impossible. Je vous apprendrai l’écossaise et la valse cosaque. Tra la la, tra la la… Et Emilie se mit à sauter par la chambre. — Voyez quelles jolies bottines je porte. Elles viennent de Varsovie… Mais comment m’appellerez-vous ?

Le lieutenant rougit jusqu’aux oreilles : — Je vous appellerai l’adorable Emilie.

— Vous devez m’appeler mein Zucker Püppchen[2]. Voyons, répétez après moi.

— Avec le plus grand plaisir ; mais je crains que ce ne soit un peu trop difficile pour ma langue…

— C’est égal, c’est égal ; dites : mein

Mahin

Zucker

Tsouker

Püppchen, püppchen, püppchen.

Pu…. Non, je ne puis, ça ne peut pas sortir.

— Si, si, il le faut. Savez-vous ce que cela signifie ? C’est en allemand le mot le plus agréable aux demoiselles. Je vous l’expliquerai plus tard, car voici la petite tante qui nous rapporte le samovar. — Emilie battit des mains. — Petite tante, je prendrai mon thé avec de la crème. Y en a-t-il ?

— Tais-toi donc, dit la tante en allemand d’un ton bourru.

Le lieutenant resta chez Mme Fritsche jusqu’à la nuit. Depuis son arrivée à Nicolaïef, il n’avait pas encore passé de si agréable soirée. A la vérité, il lui vint plus d’une fois à la tête qu’il ne convenait guère à un officier, à un gentilhomme, de frayer avec des personnes comme la demoiselle de Riga et sa petite tante ; mais Emilie était si jolie, elle babillait si drôlement, elle le regardait avec des yeux si espiègles, qu’il refoula tous ses scrupules pour vivre cette fois à coudées franches, comme le lui conseillait un pope de ses amis. Une seule circonstance le troubla quelque peu et lui laissa une impression pénible. Pendant le feu de sa conversation avec Emilie et la tante, la porte de la chambre s’entre-bâilla et donna passage à un bras d’homme dont la manche, de couleur sombre, portait trois petits boutons d’argent, et qui déposa sur une chaise un assez gros paquet enveloppé dans une serviette. Les deux dames s’en approchèrent avec empressement pour regarder ce qu’il contenait. — Ce ne sont pas les mêmes cuillères, s’écria Emilie ; mais la tante la poussa du coude et se hâta d’emporter le paquet, sans même attacher les bouts de la serviette, sur l’un desquels le lieutenant crut apercevoir une tache rouge semblable à une tache de sang. — Qu’est-ce ? demanda-t-il. Vous a-t-on rapporté quelques autres des objets volés ?

— Oui,… dit Emilie avec une certaine hésitation, on a rapporté…

— Qui les a trouvés, votre domestique ?

Emilie fronça le sourcil. — Quel domestique ? dit-elle. Nous n’en avons pas.

— Un homme donc ?

— Jamais aucun homme ne vient chez nous.

— Permettez, permettez, j’ai parfaitement reconnu la manche d’une venguerka, et puis cette casquette…

— Jamais, jamais aucun homme ne vient chez nous, répéta Emilie avec insistance. Qu’avez-vous pu voir ? Vous n’avez rien vu… Cette casquette est à moi.

— Comment, à vous ?

— À moi. Il m’arrive quelquefois d’aller au bal masqué. En un mot, elle est à moi, cela suffit.

— Mais alors qui donc vous a apporté ce paquet ?

Emilie ne répondit rien et sortit brusquement sur les talons de sa tante. Quelques minutes plus tard, elle rentra seule. Lorsque le lieutenant voulut l’interroger de nouveau, elle le regarda entre les deux yeux, et tandis qu’elle lui disait qu’il était honteux à un cavalier de se montrer si curieux, son visage changea, s’assombrit, et bientôt, tirant de la table un vieux jeu de cartes, elle demanda au lieutenant de lui dire sa bonne aventure sur le roi de cœur.

Yergounof se mit à rire, prit les cartes, et toutes les pensées de soupçon qu’il pouvait avoir le quittèrent immédiatement ; mais ces mauvaises pensées lui revinrent encore, et dans le courant de la même soirée. Il avait même déjà franchi la petite porte s’ouvrant dans la haie sur la rue, il avait crié pour la dernière fois à Emilie : Adié, Zuckerpüppchen ! lorsqu’un homme de petite taille le frôla brusquement, et la lune, qui jetait un vif éclat, lui fit apercevoir un maigre visage de bohémien avec des moustaches noires, un nez recourbé et des yeux brillans sous d’épais sourcils. Cet homme se jeta prestement derrière l’angle d’une maison. Toutefois le lieutenant crut reconnaître, non pas son visage, qu’il n’avait jamais vu, mais la manche aux trois boutons d’argent de sa redingote à brandebourgs. Une sorte d’inquiétude s’éveilla dans l’âme du prudent jeune homme. Rentré à la maison, il n’alluma point, suivant sa constante habitude, sa grande pipe d’écume de mer. Du reste la rencontre inattendue qu’il avait faite de la charmante Emilie et les heures agréables qu’il venait de passer avec elle pouvaient expliquer l’agitation de ses sentimens.

II

Quelles que fussent les appréhensions du lieutenant, elles se dissipèrent rapidement, sans laisser de traces. Il continua de visiter de plus en plus fréquemment les deux dames de Riga. D’abord le sensible Yergounof alla chez elles en cachette, ayant quelque honte d’une telle intimité ; puis, peu à peu il préféra ouvertement la demeure de ses nouvelles connaissances à toute autre maison, sans excepter naturellement les tristes quatre murs de sa chambre. Mme Fritsche n’excitait plus en lui de sensations désagréables, bien qu’elle continuât de le traiter d’une façon peu avenante et presque farouche. Les dames de cette espèce apprécient principalement dans leurs visiteurs la générosité, et le lieutenant n’était pas sans quelque avarice. En fait de cadeaux, il donnait plus volontiers des noix, des raisins secs et des pains d’épice. Une fois seulement il s’était ruiné, suivant sa propre expression : il avait offert à Emilie un petit fichu en soie rose et de véritable fabrique française. Le jour même, elle en brûla les bouts à la chandelle ; il lui fit des reproches : alors elle attacha le fichu à la queue de sa chatte ; il se fâcha, elle lui rit au nez. Le lieutenant dut enfin s’avouer que non-seulement il n’inspirait aucun respect aux dames de Riga, mais qu’il n’avait pas même acquis leur confiance, car on ne le laissait jamais entrer d’emblée et sans un examen préalable. Souvent on le faisait attendre, d’autres fois on le congédiait sans façon, et, pour ne pas le mettre dans les confidences, on parlait allemand devant lui. Emilie ne lui rendait aucun compte de ses actions, et à toutes les questions qu’il pouvait faire elle trouvait toujours des échappatoires ; mais ce qui l’intriguait le plus, c’était de se voir constamment fermer certaines chambres de la maison de Mme Fritsche, qui, bien qu’elle eût toutes les apparences d’une cabane, était assez spacieuse. Malgré tout, Yergounof était toujours aussi assidu chez Emilie. Il rencontrait là, comme nous disons, des âmes vivantes, et son amour-propre était secrètement flatté de ce que sa jeune amie, qui continuait à l’appeler Florestan, admirât de plus en plus sa mâle beauté, et trouvât que ses yeux ressemblaient à ceux d’un oiseau de paradis.

Un jour, au plus fort de l’été, à midi, le lieutenant, après avoir passé toute sa matinée en plein soleil avec les ouvriers du chantier, se traîna, harassé, jusqu’à la petite porte de lui trop connue. Il frappa ; on ne le fit pas attendre. A peine entré dans ce qu’on nommait le salon, il se laissa tomber sur le sofa. Emilie s’approcha et essuya avec son mouchoir son front baigné de sueur.

— Qu’il est fatigué ! qu’il a chaud ! dit-elle avec compassion. Pauvre ami ! S’il avait seulement décroché les agrafes de son hausse-col ! O Seigneur, on voit sauter sa petite âme dans sa poitrine !

— Je n’en puis plus, répondit Yergounof en gémissant. Debout depuis le matin, et ce soleil brûlant sur mon shako ! Je voulais d’abord me réfugier à la maison ; mais ces serpens de fournisseurs m’y attendent. Ici, chez vous, quelle fraîcheur ! je crois que, si j’osais, je ferais un petit somme.

— Eh bien ! dors ; personne ici ne te gênera.

— Mais j’ai conscience…

— Quelle idée ! dors. Je vais te bercer.

Et elle se mit à fredonner une berceuse. L’autre dit : — Si je buvais d’abord un peu d’eau ?

— Tiens, en voici, fraîche comme du cristal. Attends, je vais te mettre un petit coussin sous la tête… Et encore ceci… contre les mouches…

Elle lui couvrit le visage de son fichu.

— Grand merci, mon petit cupidon, dit l’autre, et déjà il s’était endormi. Emilie chantonnait en se balançant comme si elle l’eût bercé, et elle riait elle-même de son geste et de sa chanson.

Au bout d’une heure, Yergounof s’éveilla. Il lui avait semblé, à travers son sommeil, que quelqu’un l’avait touché en se penchant sur lui. Il enleva le fichu qui lui couvrait les yeux… Emilie se tenait à genoux tout près de lui avec une expression de visage qui lui parut étrange. Elle se releva précipitamment et courut vers la fenêtre en cachant quelque chose dans sa poche. Le lieutenant s’étira les membres. — J’ai pourtant bravement dormi ! dit-il. Venez un peu vers moi, ma chère demoiselle. — Emilie se rapprocha ; il se souleva brusquement du sofa, enfonça sa main dans la poche d’Emilie, et en tira… une paire de petits ciseaux. — Jésus ! s’écria involontairement Emilie.

— Ce sont des ciseaux ? balbutia le lieutenant.

— Certainement. Que croyais-tu donc trouver ? un pistolet ? Oh ! quelle drôle de figure il a ! les joues plissées comme un coussin, et les cheveux tout droits sur la nuque ! Il ne sourit même pas. Oh !

Emilie se tordit de rire.

— Assez, assez, dit le lieutenant d’un ton fâché. Si tu ne peux rien trouver de plus spirituel, je m’en vais… Je pars, ajouta-t-il, en voyant qu’elle ne cessait pas de rire, et il prit son shako, Emilie se tut. — Fi ! qu’il est méchant, dit-elle, un vrai Russe ; tous les Russes sont méchans. Voilà qu’il s’en va. Fi ! hier il m’a promis cinq roubles ; aujourd’hui il ne m’a rien donné, et il s’en va.

— Je n’ai point d’argent sur moi, murmura le lieutenant, déjà sur le seuil de la porte. Adieu.

Emilie le suivit des yeux et le menaça du doigt. — Entendez-vous ce qu’il dit : il n’a pas d’argent. Oh ! que tous ces Russes sont trompeurs ! mais attendez, attendez, monsieur l’enjôleur ! Petite tante, venez ici ; J’ai quelque chose à vous confier.

Le soir du même jour, en se déshabillant pour se coucher, le lieutenant s’aperçut que le rebord supérieur de sa ceinture, de cette ceinture qu’il portait toujours sur lui, était décousu de la longueur d’un doigt. En homme d’ordre qu’il était, il prit aussitôt du fil et une aiguille, cira le fil et répara soigneusement la déchirure. Du reste, il ne prêta aucune attention à cette circonstance insignifiante.

Toute la journée suivante fut consacrée par le lieutenant aux devoirs du service. Il ne sortit pas de la maison même après dîner, et jusqu’à la nuit, à la sueur de son front, il rédigea et copia des rapports à l’autorité, confondant impitoyablement l’accent grave avec l’accent aigu, plaçant chaque fois après mais un point d’exclamation, et après cependant un point et une virgule. Le lendemain matin, un enfant juif, pieds nus et couvert d’une souquenille en loques, lui apporta une lettre d’Emilie, la première qu’il eût reçue d’elle. « Mon très cher Florestan, lui écrivait-elle, es-tu maintenant fâché contre ta Zuckerpüppchen que tu n’es pas venu hier ? De grâce, ne sois pas trop fâché, si tu ne veux pas que ton aimable Emilie pleure beaucoup, beaucoup, et viens ce soir à cinq heures sans faute (le chiffre 5 était entouré d’une double petite couronne de fleurs dessinées à la plume). Ton aimable Emilie. »

Le lieutenant s’étonna ; il ne croyait pas son Emilie si savante. Il donna un sou à l’enfant, et fit répondre qu’il irait.

Yergounof tint parole. Cinq heures n’avaient pas encore sonné que déjà il frappait à la porte de Mme Fritsche ; mais, à sa grande surprise, Emilie n’était point à la maison. Ce fut la tante qui le reçut, et après lui avoir fait, chose étonnante, une révérence préliminaire, elle lui apprit que des circonstances imprévues avaient forcé Emilie à s’absenter, mais qu’elle serait bientôt de retour, et qu’elle le priait de l’attendre. Mme Fritsche s’était coiffée d’un bonnet tout blanc, elle souriait, elle parlait d’une voix caressante, et s’efforçait évidemment de donner une expression aimable à son visage renfrogné, qui du reste ne gagnait rien à ses efforts, et prenait au contraire je ne sais quelle teinte équivoque et louche. « Prenez place, monsieur, prenez place, disait-elle en lui avançant un fauteuil, et, si vous le permettez, nous aurons le plaisir de vous offrir une petite collation. » Mme Fritsche fit une autre révérence, sortit de la chambre, et revint bientôt avec une tasse de chocolat sur un plateau de fer-blanc. Le chocolat n’était pas de qualité supérieure ; cependant le lieutenant le but avec plaisir, mais il essayait vainement de comprendre d’où venait le subit empressement de Mme Fritsche, et ce que tout cela signifiait. Emilie ne venait point. Il commençait à perdre patience, lorsque tout à coup les sons d’une guitare se firent entendre dans la maison, derrière le mur de la chambre. Ce fut un accord, un second, un troisième, de plus en plus forts et pleins. Le lieutenant fut frappé de stupeur. Emilie avait bien une guitare, mais cette guitare n’avait que trois cordes ; il n’avait pas encore trouvé le temps d’acheter les autres. D’ailleurs Emilie n’était pas à la maison. Derechef un accord résonna, si fort cette fois qu’il semblait partir de la chambre même. Le lieutenant tourna sur ses talons, et faillit pousser un cri de surprise et d’effroi… Devant lui, sur le seuil d’une petite porte basse qu’il n’avait point remarquée jusqu’alors, cachée qu’elle était par la lourde armoire, se tenait un être inconnu, étrange, pas enfant, pas jeune fille non plus. Cette créature était vêtue d’une robe blanche bigarrée de dessins de couleurs, et portait des chaussures rouges à talons. Retenus au sommet du front par un cercle d’or, ses cheveux noirs, épais et lourds, tombaient comme un manteau de sa petite tête sur son corps grêle et maigre. Sous cette masse, deux grands yeux brillaient d’un éclat sombre, et deux bras minces et hâlés, chargés de bracelets d’or, tenaient des deux mains une guitare. A peine pouvait-on apercevoir le visage, tant il semblait étroit et obscur ; seulement un nez effilé s’y dessinait en ligne droite au-dessus de lèvres rouges. Le lieutenant resta pétrifié. Il regardait sans cligner des yeux cet être bizarre qui le regardait aussi les yeux fixes et sans prononcer une parole. Il revint pourtant à lui, et s’approcha à petits pas. Le visage sombre se mit peu à peu à sourire, des dents blanches brillèrent tout à coup ; la tête se releva, et, secouant sa lourde chevelure, se montra dans toute sa beauté fine et acérée.

— Quel est ce diablotin ? murmura le lieutenant, et, s’approchant encore davantage, il dit à voix basse : — Petite, petite, qui es-tu ? — Ici, répondit-elle d’un timbre voilé, avec une prononciation étrangère qui faisait porter à faux les accens, ici… Puis elle fit un pas en arrière. Le lieutenant franchit le seuil après elle et se trouva dans une très petite chambre, sans aucune fenêtre, dont les murs et le plancher étaient recouverts d’épais tapis en poil de chameau. Une forte odeur de musc le prit à la gorge ; deux fines bougies en cire jaune brûlaient sur une table ronde devant un sofa très bas, à la turque ; un très petit lit se voyait dans un coin, caché sous des rideaux en mousseline orientale à rayures satinées, et un chapelet d’ambre terminé par un gland de soie rouge était suspendu à la tête du lit.

— Mais, permettez, qui êtes-vous enfin ? répéta le lieutenant.

— Sœur… sœur d’Emilie. — Vous êtes sa sœur ? Vous demeurez ici ?

— Oui.

Le lieutenant étendit de nouveau la main vers elle, et de nouveau elle recula.

— Comment se fait-il donc qu’elle ne m’ait jamais parlé de vous ? Vous cacheriez-vous ?

L’autre dit oui d’un signe de tête.

— Vraiment ! vous avez des raisons pour vous cacher ? Voilà donc pourquoi je ne vous ai jamais aperçue. J’avoue que je ne soupçonnais pas seulement votre existence… Quoi ! cette grosse vieille Mme Fritsche est votre tante ?

— Oui.

— Hum !… On dirait que vous ne comprenez pas très bien le russe. Comment vous appelle-t-on ?

— Colibri.

— Hein ?

— Colibri.

— Colibri ! voilà un nom extraordinaire. N’est-ce pas, il y a en Afrique des insectes qui se nomment ainsi ?

Colibri se mit à rire d’un rire court et bizarre, comme si des verres s’entre-choquaient dans son gosier. Elle secoua gravement la tête, jeta un rapide coup d’œil autour d’elle, et, posant la guitare, elle s’approcha de la porte en un saut et la ferma brusquement. Chacun de ses mouvemens était preste, agile, avec le frôlement sec d’un lézard. Ses cheveux lui tombaient par derrière plus bas que les jarrets. — Pourquoi fermez-vous la porte ? lui demanda le lieutenant. Colibri posa un doigt sur ses lèvres :

— Pour Emilie.

Le lieutenant eut un sourire de fatuité.

— Seriez-vous jalouse ?

— Quoi ? dit Colibri en levant la tête et prenant comme à chaque question qu’elle faisait une expression enfantine.

— Jalouse,… fâchée…

— Oh ! oui.

— C est beaucoup d’honneur que vous me faites. Écoutez : quel âge avez-vous ?

— Dix et sept.

— Dix-sept ans, vous voulez dire ?

— Oui.

Le lieutenant parcourut d’un nouveau regard plus scrutateur sa bizarre compagne.

— Mais vous êtes une vraie petite merveille de beauté. Quels cheveux ! quels yeux ! et ces sourcils ! oh !… Colibri se mit à rire encore, et fit lentement rouler ses yeux magnifiques.

— Oui, je suis une beauté, dit-elle avec une gravité étrange. Asseyez-vous… Moi, près de vous… Tenez, une fleur, belle fleur, qui sent bon.

Elle tira de sa ceinture une branche de lilas blanc, et regarda le lieutenant par-dessus les fleurs dont elle mordillait un pétale. — Tenez, voulez-vous des confitures de Constantinopoli ? cherbett ?

Colibri se leva rapidement, s’approcha d’une commode, l’ouvrit et en tira un petit pot doré enveloppé dans un morceau d’étoffe rouge parsemée de paillettes en acier, puis une cuillère en vermeil, une carafe en cristal à facettes remplie d’eau et un verre pareil. — Prenez du cherbett, signore, bien bon, et je chanterai. Voulez-vous ?

Elle saisit la guitare. — Vous chantez ? demanda le lieutenant en se mettant dans la bouche une cuillerée de ce cherbett, qui était excellent en effet.

Colibri saisit des deux mains son épaisse chevelure, la rejeta en arrière, pencha la tête de côté et pinça quelques accords en regardant avec attention le bout de ses doigts et le manche de sa guitare ; puis elle se mit à chanter d’une voix agréable et plus forte qu’on ne pouvait l’attendre d’un être si frêle, mais qui parut bizarre au lieutenant. — Comme elle miaule, la petite chatte ! se dit-il en lui-même.

Elle chantait une chanson mélancolique ; ce n’était ni du russe ni de l’allemand, c’était une langue absolument inconnue à Yergounof. D’après ce qu’il a rapporté, des sons gutturaux, étranges, se mêlaient fréquemment à son chant, et pour terminer elle prononça lentement le mot sinzimar, sintamar, ou quelque chose d’approchant. Ensuite elle appuya sa tête sur sa main, poussa un soupir et posa la guitare sur ses genoux. — Eh bien ! demandât-elle, voulez-vous encore ?

— Avec plaisir, répondit le lieutenant ; mais pourquoi toujours le visage si triste ? Prenez un peu de cherbett.

— Non, mangez, vous. Cette fois ce sera plus gai.

Alors elle chanta une autre chansonnette à la façon d’un air de danse, mais dans la même langue incompréhensible et avec les mêmes sons de gorge. Ses doigts basanés couraient sur les cordes comme de vraies petites araignées, et elle finit en jetant un grand cri sur le mot hassa et en frappant à coups violens et répétés avec son petit poing sur la table. Ses yeux brillaient d’un éclat sauvage.

Le lieutenant était, comme nous disons, embrouillardé ; la tête lui tournait. Tout était si nouveau pour lui : cette odeur de musc, ces chants bizarres, ces bougies en plein jour, ce cherbett à la vanille, et puis cette Colibri qui s’approchait de lui plus près et plus près, ces cheveux qui luisaient et bruissaient comme la soie, et ce visage toujours si triste. — C’est une roussalka[3], se dit-il, éprouvant un malaise singulier. Ma petite âme… avouez… qui vous a donné l’envie de m’appeler aujourd’hui ?

— Vous êtes jeune, joli garçon, j’aime ceux-là.

— Ah ! ah !… Mais que dira Emilie ? Elle va venir, elle m’a écrit ce matin.

— Rien à Emilie… elle me tuerait.

Le lieutenant partit d’un éclat de rire. — La croyez-vous si méchante ?

Colibri hocha la tête. — Il n’y a pas que les méchans qui tuent… Rien non plus à Mme Fritsche.

Elle lui frappa plusieurs fois le front du bout du doigt : — Comprenez-vous, officier ?

Le lieutenant fronça le sourcil. — Bon, bon ! je garderai ton secret ; mais en récompense tu me donneras un baiser.

— Non, après, quand tu partiras…

— Tout de suite.

Il se pencha vers elle ; mais elle recula lentement, se redressa et se raidit comme une couleuvre sur laquelle on a marché dans l’herbe épaisse d’un bois. Le lieutenant la regarda dans le blanc des yeux. — Est-elle méchante ! dit-il… A ton aise, et que Dieu te bénisse !

Colibri se mit à rêver un instant, et elle se décidait à se rapprocher du lieutenant, lorsque trois coups sourds retentirent dans la maison. Colibri se leva brusquement, avec un rire forcé : — Aujourd’hui, non ; demain, oui. Viens demain…

— A quelle heure ?

— Le soir, à sept heures.

— C’est bien ; mais demain tu me diras pourquoi tu t’es si longtemps cachée de moi.

— Oui, oui, demain la fin, mon officier.

— Allons, tiens ta parole, et je t’apporterai un joli petit cadeau.

— Jamais ! dit-elle en frappant du pied. Cela, cela, cela (montrant ses habits, ses bijoux, tout ce qui l’entourait), cela, à moi. Des cadeaux, jamais !

— Ne vous fâchez pas, mademoiselle, je ne force personne. Il faut donc partir. Adieu, mon petit joujou… Et le baiser ? Colibri bondit légèrement, et, jetant ses deux bras autour du cou du jeune lieutenant, elle lui donna un baiser, qui fit à Yergounof l’effet d’un coup de bec. Il voulut l’embrasser à son tour ; mais elle s’échappa vivement et s’abrita derrière le petit sofa.

— Ainsi donc à sept heures, demain ? dit le lieutenant un peu confus. Elle lui répondit par un signe de tête, et, prenant du bout des doigts une de ses longues tresses de cheveux, elle se mit à les mordiller de ses dents aiguës. Le lieutenant lui fit de la main un geste d’adieu et tira la porte sur lui ; il entendit Colibri s’en approcher en courant et la fermer à double tour.

Il n’y avait personne dans le salon de Mme Fritsche ; le lieutenant, qui ne se souciait pas de rencontrer Emilie, se hâtait de sortir ; mais en arrivant au perron il vint se heurter contre la maîtresse du logis. — Vous partez, monsieur le lieutenant ? dit celle-ci avec la même grimace affectée et sinistre ; vous n’attendrez pas Emilie ?

Le lieutenant mit son shako : — Je dois, madame, vous faire savoir que je n’ai pas l’habitude d’attendre. Il est fort probable que je ne viendrai pas demain non plus. Informez-en votre nièce.

— Bien, bien, dit l’autre ; mais vous ne vous êtes pas ennuyé, monsieur le lieutenant ?

— Non, madame, je ne me suis point ennuyé.

— C’est tout ce que nous voulions savoir. Nous vous présentons nos hommages.

— Je vous salue, madame.

Le lieutenant rentra chez lui, et, se jetant sur son lit, s’enfonça dans un dédale de réflexions. « Que diable est-ce cela ? s’écria-t-il plus d’une fois à voix haute ; pourquoi Emilie m’a-t-elle écrit ? Elle me donne un rendez-vous et n’y vient pas ! » Il prit la lettre d’Emilie, la tourna dans ses mains, la flaira. Elle sentait le tabac à fumer, et dans un endroit l’on avait remplacé un verbe au masculin par la terminaison féminine. De cela que pouvait-on conclure ? « Est-il possible que cette vieille Juive, que Dieu confonde, ne sache rien ? Elle surtout, qui est-elle ? »

La charmante Colibri ne lui sortait pas de la tête, et il attendait impatiemment la soirée du lendemain, bien que, dans le fond de son âme, il eût presque peur de ce « petit joujou. »


III

Avant l’heure du dîner, le lieutenant passa par le bazar, et, après avoir obstinément marchandé, il acheta une petite croix en or pendue à un velours noir. « Bien qu’elle affirme, se disait-il, qu’il ne lui faut aucun cadeau, nous savons ce que cela veut dire. Du reste, si elle a une âme si désintéressée, Emilie ne fera pas fi de l’objet. » Vers les six heures du soir, le lieutenant se rasa avec un soin extrême, envoya chercher un coiffeur du voisinage et lui recommanda de bien friser et bien pommader son toupet, ce que l’autre fit en conscience, et sans épargner le papier officiel de la couronne, dont il fit des papillotes. Ensuite le lieutenant endossa son uniforme le plus neuf, prit dans sa main droite une paire de gants qu’il n’avait pas encore portés, et après s’être bien aspergé d’eau de lavande, il sortit de la maison. S’il avait soigné sa toilette beaucoup plus que lorsqu’il faisait la cour à sa Zuckerpüppchen, ce n’était pas que Colibri lui plût davantage, mais il y avait dans celle-ci quelque chose qui excitait même l’imagination paresseuse de notre officier.

Mme Fritsche vint à sa rencontre selon sa coutume, et, comme s’ils se fussent mis d’accord pour un mensonge convenu, elle lui annonça qu’Emilie s’était encore absentée pour quelques instans et qu’elle le priait de l’attendre. Le lieutenant inclina la tête en signe d’assentiment et prit place sur une chaise. Mme Fritsche sourit de nouveau, c’est-à-dire montra ses longues dents jaunes, et se retira, mais sans lui offrir de chocolat cette fois.

Aussitôt le lieutenant fixa ses regards sur la porte mystérieuse. Elle restait fermée. Il toussa deux fois pour annoncer son arrivée. La porte ne s’ouvrit point. Il retint sa respiration, tendit l’oreille : rien ; pas le moindre léger bruit, on eût dit que tout était mort à l’entour. Le lieutenant se leva, s’avança sur la pointe des pieds vers la porte, chercha à tâtons le bouton de la serrure et, n’en trouvant pas, poussa la porte du genou. Elle résista ; il se pencha alors, et d’une voix basse, étranglée, il prononça deux fois : — Colibri, Colibri ! — Aucune réponse. Alors il se releva, tira des deux côtés les basques de son uniforme, puis, frappant cette fois du talon sur le plancher, revint près de la fenêtre et se mit à tambouriner sur les vitres d’un air dépité. L’honneur militaire blessé se révoltait en lui. — Diable ! pour qui me prend-on ? S’il en est ainsi, je vais frapper à poings fermés, elle sera bien obligée d’ouvrir, et si la vieille sorcière nous entend, ma foi, tant pis, ce ne sera pas ma faute. — Il fit brusquement volte-face. La porte était ouverte à demi.

Aussitôt le lieutenant, se remettant sur la pointe des pieds, s’élança vers la chambre secrète. Sur le sofa, vêtue d’une robe d’un jaune éclatant, la taille serrée par une large ceinture rouge, était couchée Colibri, qui, se cachant le bas du visage avec son mouchoir, riait aux larmes, mais sans bruit. Elle avait, cette fois-ci, arrangé sa chevelure ; elle en avait fait deux grosses et longues tresses entrelacées de rubans rouges. Ses souliers rouges de la veille se voyaient à ses petits pieds, qu’elle tenait croisés l’un sur l’autre ; mais les pieds étaient nus. On eût dit qu’elle avait mis des bas de soie brune. Le sofa était placé autrement que la veille, plus près du mur, et sur la table un plateau du Japon portait une cafetière au large ventre, un sucrier en cristal taillé, et deux toutes petites tassés en porcelaine bleue. Sur la même table était posée la guitare, et une fumée grisâtre s’élevait en fine spirale de la pointe d’une pastille de l’Orient.

Le lieutenant, qui avait embrassé tous ces objets du premier regard, s’approcha du divan ; mais, avant qu’il eût eu le temps de prononcer une parole, Colibri avança la main sans cesser de rire dans son mouchoir, et, enfonçant ses petits doigts durs dans les cheveux du lieutenant, détruisit d’un tour de poignet tout le bel édifice de sa coiffure. — Qu’est-ce que cela ? s’écria le lieutenant, fort peu satisfait d’une familiarité si déplacée ; voyez-vous l’effrontée ! — Colibri découvrit son visage : — Auparavant, mal, dit-elle ; comme cela, mieux. — Elle se recula vers un bout du sofa, et replia ses jambes sous elle : — Asseyez-vous là, là-bas. — Le lieutenant s’assit à la place qu’elle lui désignait. — Pourquoi donc m’éloignes-tu ? demanda-t-il après un court silence ; as-tu peur de moi ?

Colibri se pelotonna comme un chat, et le regarda de côté. — Moi ? non.

— Tu ne dois pas faire ainsi la sauvage, continua le lieutenant d’un ton paterne. Tu te souviens, n’est-ce pas, de ta promesse d’hier ?

Colibri serra ses deux genoux dans ses bras, posa la tête dessus, et regarda encore de côté :

— Je me souviens.

— Dans ce cas,… fit Yergounof, prêt à s’avancer.

— Pas. si vite, signore.

Colibri dégagea ses tresses de cheveux, dont elle avait enlacé ses genoux, et du bout de l’une d’elles lui cingla la main.

Le lieutenant resta tout penaud. — Quels yeux elle a, la mauvaise ! murmura-t-il involontairement. Mais alors… pourquoi m’as-tu fait venir ?

Colibri tendit le cou avec un mouvement d’oiseau et se mit aux écoutes.

— Emilie ? dit le lieutenant d’un air effaré ; quelque autre…

Colibri haussa les épaules.

— Mais tu entends quelque chose ? reprit Yergounof.

— Rien.

Elle retira avec un autre mouvement d’oiseau sa petite tête de forme allongée, dont les tresses épaisses étaient séparées par une raie soigneusement faite, qui se perdait dans un fouillis de petits cheveux frisés couvrant la nuque. — Rien, répéta-t-elle en se pelotonnant de nouveau.

— Personne ! dit le lieutenant. Je puis donc… Il étendit la main et la retira aussitôt ; une goutte de sang se voyait sur son doigt. Quelle bêtise, s’écria-t-il en secouant la main, toujours vos éternelles épingles ! Mais quelle maudite épingle est-ce cela ? ajouta-t-il en voyant une espèce de dard en or qu’elle replaçait dans sa ceinture. C’est un poignard, c’est un aiguillon. Et toi, tu es une guêpe, entends-tu, une guêpe !

Colibri sembla goûter fort la comparaison du lieutenant ; elle rit de son petit rire cristallin. — Oui, je piquerai… je piquerai.

Yergounof la regarda de travers. Elle rit, pensa-t-il, et le visage reste toujours triste. Regarde un peu ceci, ajouta-t-il à voix haute.

— Quoi ? demanda Colibri avec son expression enfantine.

— Ceci, et le lieutenant tira de sa poche la petite croix d’or, qu’il fit briller en la tournant en l’air entre ses doigts. C’est joli, n’est-ce pas ?

Colibri leva les yeux d’un air d’indifférence.

— Ah ! une croix, dit-elle, nous n’en portons pas.

— Comment ! vous ne portez pas de croix ! Tu es donc une Juive ou une Turque ?

— Nous n’en portons pas, répéta Colibri ; puis, se levant tout à coup et regardant en arrière, par-dessus son épaule : — Voulez-vous que je chante ? Je vais chanter.

Le lieutenant remit précipitamment la croix dans sa poche et se retourna aussi, car il avait cru entendre une sorte de craquement dans le mur. — Quel bruit fait-on là ?

— Souris, souris ! se hâta de répondre Colibri ; puis de la façon la plus inopinée pour le lieutenant, elle lui enlaça la tête de ses bras souples et lisses, et d’un rapide baiser lui brûla la joue comme avec un fer rouge. Il serra Colibri à son tour ; mais elle glissa de son étreinte comme un serpent, chose facile avec sa taille mince et onduleuse. — Attends, attends, dit-elle à voix basse. Auparavant du café…

— Quelle idée ! Après…

— Non, tout de suite, à présent brûlant, froid plus tard.

Elle saisit la cafetière par l’anse, et se mit à verser de haut dans les deux tasses. Le café tombait en jet tordu et fumant, et Colibri, penchant la tête sur son épaule, le regardait tomber. Yergounof jeta un morceau de sucre dans la tasse, qu’il avala d’un trait. Le café lui sembla très fort et très amer. Colibri le regardait faire en souriant et en dilatant ses narines au-dessus de la tasse, qu’elle avait portée à ses lèvres et qu’elle reposa lentement sur la table.

— Pourquoi ne bois-tu pas ? demanda le lieutenant.

— Moi, peu à peu.

— Mais, voyons, assieds-toi donc enfin près de moi, dit le lieutenant en frappant de la main sur le sofa.

— A l’instant.

Elle étendit la main, et sans quitter Yergounof des yeux elle prit sa guitare : — Avant, je vais chanter.

— Oui, oui, mais assieds-toi.

— Et je vais danser. Veux-tu ?

— Tu danses !… Ah ! je voudrais bien voir cela ; pourtant, si tu dansais après ?

— Non, non ; mais je t’aime beaucoup, moi.

— Vraiment ? Allons, danse, obstinée que tu es.

Colibri se plaça de l’autre côté de la table, et, après avoir pris quelques accords, elle entonna, à la grande surprise du lieutenant, qui attendait quelque chanson gaie et animée, une sorte de récitatif lent et monotone, accompagnant chacun des sons qui semblaient sortir avec effort de son gosier d’un balancement mesuré de tout son corps à droite et à gauche. Elle ne souriait point. Elle avait même rapproché ses sourcils hauts et arqués, entre lesquels se voyait distinctement un petit signe de couleur bleue, semblable à une lettre de quelque langue orientale, qui avait été probablement tracée avec la poudre. Elle avait presque fermé les yeux ; mais ses prunelles brillaient encore d’un éclat morne entre ses paupières abaissées, et elle s’obstinait à regarder le lieutenant avec la même fixité. Lui aussi ne pouvait détacher les yeux de ces yeux magnifiques et menaçans, de ce visage basané qu’une faible rougeur colorait de plus en plus, de ces lèvres à demi ouvertes et immobiles, de ces serpens noirs qui se balançaient en cadence aux deux côtés de sa tête élégante. Colibri continuait ses mouvemens sans quitter la place ; ses pieds ne faisaient que se soulever tantôt sur la pointe, tantôt sur le talon. Une fois seulement elle se tourna avec violence, et poussa un cri perçant en agitant la guitare au-dessus de sa tête, et de nouveau reprit la même danse balancée avec le même chant lent et monotone. Cependant Yergounof était assis très commodément sur le sofa, et continuait, sans mot dire, à regarder Colibri. Il éprouvait une sensation étrange et inaccoutumée ; il se sentait léger et libre, presque trop léger ; il n’avait plus de corps, il nageait dans l’espace. En même temps de petites fourmis froides lui glissaient le long du dos ; je ne sais quelle agréable défaillance énervait ses jambes, et la somnolence lui chatouillait les coins des lèvres et des yeux. Il ne désirait plus rien, ne pensait plus à rien ; il se sentait bercer doucement, et murmurait du bout des lèvres : — Oh ! mon « petit joujou. » — De temps à autre, le visage du « petit joujou » semblait se voiler. — Pourquoi donc ? se disait le lieutenant. Ah ! c’est de la fumée… il y a… ici… de la fumée bleue. — Et quelqu’un se remettait à le bercer et à lui murmurer à l’oreille des mots agréables qui commençaient et ne finissaient point.

Mais voilà que tout à coup il voit les yeux du petit joujou s’ouvrir énormes, d’une grandeur démesurée, comme les arches d’un pont. La guitare roula, et, se heurtant sur le plancher, sembla résonner des dernières profondeurs de l’abîme. Je ne sais quel ami, le plus intime du lieutenant, l’embrassa tendrement et fortement par derrière, et lui arrangea le nœud de sa cravate ;… puis il aperçut tout contre son visage les moustaches épaisses, le nez crochu et les yeux perçans de l’inconnu aux trois boutons d’argent, et bien que les yeux fussent à la place des moustaches et les moustaches à la place des yeux, bien que le nez fût également renversé, le lieutenant ne s’en étonna point. Il trouva même que ce devait être ainsi, et fut sur le point de dire à ce nez : — Bonjour, frère Grégoire ; — mais il ajourna cette intention et préféra… préféra partir immédiatement avec Colibri pour Constantinople, afin d’y célébrer leur mariage, Colibri étant Turque, et lui venant d’être fait mahométan…

Cela lui fut d’autant plus facile qu’un petit bateau se présenta… Il y porta le pied, et, bien que par maladresse il se fût heurté à ce point qu’il ressentit une douleur si vive qu’il ne savait plus où étaient ses membres, il se remit en équilibre, et, s’étant assis sur un petit banc qui se trouvait à la poupe du bateau, il se mit à descendre ce même grand fleuve qui, sous le nom de fleuve du Temps, se voit accroché dans les collèges de Nicolaïef, et qui mène droit à Constantinople. Cette navigation lui causait un plaisir extrême. Il rencontrait à chaque instant de grandes sarcelles rouges, qui par malheur ne se laissaient pas approcher et plongeaient aussitôt, ne laissant à leur place que de larges taches sanguinolentes. Colibri voyageait avec lui ; mais, désireuse d’éviter la chaleur, elle avait pris place dans l’intérieur du bateau, et de temps en temps frappait de petits coups contre le fond. Voici enfin Constantinople ; les maisons sont comme il convient aux maisons d’être en forme de chapeaux tyroliens, et tous les Turcs ont des faces si larges et si graves… Seulement il ne faut pas les regarder trop longtemps ; bientôt elles se déforment, font des grimaces et fondent comme des tas de neige au printemps… Voici le palais qu’il va habiter avec Colibri… Comme tout y est bien arrangé ! Des épaulettes partout, des soldats chevronnés sonnant de la trompette dans tous les coins, et naturellement sur tous les murs le portrait de Mahomet en général russe. Mais pourquoi Colibri court-elle devant lui de chambre en chambre, traînant ses queues après elle ? Et pourquoi ne veut-elle pas se retourner ? Et puis elle rapetisse, elle rapetisse toujours ;… ce n’est plus Colibri, c’est un petit gentilhomme en veste ronde, et il est son gouverneur, et le voilà forcé de grimper après lui dans l’intérieur d’une lunette d’approche, et cette lunette se resserre de plus en plus ; on ne peut plus s’y mouvoir, ni en avant, ni en arrière ; on ne peut plus respirer, et un poids énorme s’écroule sur son dos ; il a la bouche pleine de terre…


IV

Le lieutenant ouvre enfin les yeux…. Il fait clair et tout est calme autour de lui. On sent le vinaigre, la menthe. Au-dessus, à droite, à gauche, quelque chose de blanc l’enveloppe ; il regarde, il examine : sont les rideaux d’un lit. Il veut soulever la tête, impossible ; la main, impossible également. Qu’est-ce que cela signifie ? Il baisse les yeux : un long corps est étendu devant lui, caché sous une couverture en laine grossière avec des bandes brunes aux deux bouts. Ce corps, vérification faite, est le sien même. Il essaie de pousser un cri : rien ne sort ; il essaie de nouveau, il rassemble toutes ses forces : une espèce de son décrépit tremblote sous son nez. Des pas lourds se font entendre ; une main écarte le rideau. Un vieil invalide vêtu d’une redingote militaire rapiécée se tient devant le lieutenant. Tous deux semblent diversement étonnés. Une grande cruche d’étain vient s’appliquer sur les lèvres du lieutenant, qui boit de l’eau fraîche avec avidité. Sa langue se délie. — Où suis-je ? L’invalide le regarde une seconde fois, s’éloigne et revient avec un autre homme en uniforme. — Où suis-je ? répète le lieutenant.

— Allons ! il n’en mourra pas, dit l’homme en uniforme. Vous êtes à l’hôpital, reprit-il à voix haute ; mais il ne faut pas parler. Taisez-vous et dormez.

Le lieutenant va s’étonner encore ; mais il retombe dans le néant.

Le lendemain apparut le médecin de l’hôpital. Yergounof avait repris ses sens. Le docteur le félicita de sa guérison, et commanda que l’on changeât les bandages qui enveloppaient sa tête. — Comment, la tête ? Est-ce que j’ai quelque chose…

— Vous ne devez point parler, interrompit le docteur, ni vous agiter. Restez tranquille et remerciez le Très-Haut. Où sont les compresses, Popof

— Mais l’argent,… l’argent de la couronne… — Allons, voilà qu’il délire de nouveau. De la glace, Popof, encore de la glace !

Une semaine se passa. Le lieutenant était assez remis pour qu’on crût pouvoir lui révéler ce qui lui était arrivé. Voici ce qu’il apprit : le 16 juin, à sept heures du soir, avait eu lieu sa dernière visite chez Mme Fritsche, et le 17, vers l’heure du dîner, c’est-à-dire presque vingt-quatre heures plus tard, un berger l’avait trouvé dans un ravin, près de la grand’route de Kherson, à deux werstes environ de Nicolaïef, sans connaissance, la tête fendue et des taches bleuâtres autour du cou. Son uniforme et son gilet étaient déboutonnés, toutes les poches retournées ; son shako et sa dague avaient disparu, ainsi que sa ceinture de cuir. A en juger par l’herbe foulée, par une large trace laissée dans le sable et la terre glaise, le lieutenant avait dû être traîné de la route jusqu’au fond du ravin, et là seulement on lui avait porté sur la tête un coup avec une arme tranchante, peut-être avec sa propre dague. En effet sur toute la trace il ne s’était pas vu une seule goutte de sang, tandis qu’autour de sa tête il s’en était trouvé toute une mare. Les assassins avaient dû d’abord lui faire perdre connaissance, puis essayer de l’étrangler ; ensuite, l’ayant porté hors de la ville, ils lui avaient porté le dernier coup au fond du ravin. Le lieutenant n’avait échappé à la mort que grâce à son tempérament de fer, car il n’avait repris connaissance que le 23 juillet, cinq semaines après l’événement.

Yergounof fit immédiatement son rapport à l’autorité, raconta par écrit et verbalement toutes les circonstances du malheur qui l’avait frappé, et indiqua clairement la maison de Mme Fritsche. La police y courut, mais n’y trouva plus personne ; les oiseaux avaient déjà quitté le nid. On empoigna le maître de la maison, on le traîna devant la justice. On ne put tirer grand’chose de cet homme, bourgeois de la ville, extrêmement vieux et non moins sourd. Il habitait lui-même un autre quartier de Nicolaïef, et tout ce qu’il savait, c’est que, quatre mois auparavant, il avait loué sa maison à une Juive pourvue d’un passeport et nommée Schmoul ou Schmoulke, et qu’il l’avait, selon son devoir, immédiatement déclarée à la police. Une jeune fille, ajouta-t-il dans sa déposition, également pourvue d’un passeport était venue rejoindre la vieille Juive.

Quel était le métier de ces femmes ? Il n’en savait rien. Avaient-elles d’autres locataires ? Il ne le savait pas davantage. Et quant au petit garçon qui avait été le gardien de sa maison, il était parti pour Odessa, ou pour Pétersbourg, ou pour toute autre ville. Le nouveau gardien n’était entré en fonction qu’au 1er juillet.

On fit alors des recherches sur les registres de la police et des investigations dans le voisinage, et l’on apprit que la Schmoulke avec sa compagne, dont le vrai nom paraissait être Frederica Bengel, avait quitté Nicolaïef vers le 20 juin pour une destination inconnue. Quant à l’homme mystérieux, à la mine de bohémien et aux trois boutons d’argent, ainsi que la fille étrangère au teint basané et à la grosse tresse de cheveux, personne ne les avait vus ou personne n’osa l’avouer.

Dès que le lieutenant put sortir de l’hôpital, il alla revoir lui-même la maison qui lui avait été si fatale. Dans la petite chambre où il avait eu ses causeries avec Colibri, et qui sentait encore l’odeur du musc, on avait découvert une autre petite porte, contre laquelle, à sa seconde visite, avait été adossé le sofa, et par où, selon toute vraisemblance, était entré l’assassin. Le lieutenant présenta aussitôt une supplique en forme. L’enquête commença. Une foule d’ordonnances portant les numéros de leur série furent rendues et communiquées dans toutes les directions. Une foule de réponses également numérotées revinrent en temps et lieu ; mais ce fut tout. Les personnes suspectes avaient disparu, et avec elles l’argent de la couronne, s’élevant à mille neuf cent dix-sept roubles et plusieurs kopeks, somme assez importante à cette époque. Pendant dix années, le malheureux lieutenant subit des retenues pour restituer la somme, jusqu’à ce qu’enfin il eut la chance d’en acquitter le reliquat à la faveur d’une amnistie qui étendit sa grâce sur lui.

Dans les premiers temps, il était resté fermement convaincu que la cause de tout le malheur, que la tête de la conspiration ourdie contre lui avait été Emilie, sa perfide Zuckerpüppchen. Il se souvenait que le jour de sa dernière entrevue avec elle il s’était imprudemment endormi sur le sofa, qu’à son réveil il avait remarqué le trouble de cette femme, et que le soir même il avait découvert cette fente faite à sa ceinture, évidemment avec les ciseaux qu’elle avait cachés dans sa poche. — Elle a tout vu, se disait-il ; elle l’aura dit à cette vieille diablesse et à ces deux autres démons. Elle m’a tendu un piège en m’écrivant cette lettre, et je me suis livré ; mais qui aurait pu s’attendre à cela d’elle ? Alors il se représentait le bon et joli visage d’Emilie, ses yeux clairs et rians. — O femmes, femmes ! répétait-il en grinçant des dents, race de crocodiles ! — Mais, lorsqu’il eut quitté définitivement l’hôpital pour rentrer dans son logement, il apprit une circonstance qui dérouta complètement ses conjectures. Le jour même où on l’avait ramené dans la ville plus qu’à demi mort, une jeune fille qui, d’après tous les signalemens donnés, était le propre portrait d’Emilie, était accourue tout en larmes et les cheveux épars à la maison du lieutenant, d’où, ayant demandé des nouvelles à son brosseur, elle était partie comme une folle pour l’hôpital. Là, on lui dit que le lieutenant ne passerait pas la journée, et elle disparut aussitôt en se tordant les bras et en donnant tous les signes du plus violent désespoir. Il devenait donc évident qu’elle ne s’était point attendue à l’assassinat. Ou bien l’aurait-on trompée elle-même ? n’aurait-elle point reçu sa part ? le remords se serait-il éveillé en elle ? Et pourtant elle avait quitté Nicolaïef avec cette abominable vieille qui devait certainement être au courant de tout… Le lieutenant ne savait que penser, et il n’ennuya pas peu souvent son brosseur en lui faisant répéter le signalement de la jeune fille et les paroles qu’elle lui avait dites.

Dix-huit mois plus tard, le lieutenant reçut d’Emilie, alias Frederica Bengel, une lettre en allemand qu’il se fit traduire aussitôt, et que depuis il nous montra plus d’une fois. Elle était tout émaillée de fautes d’orthographe, mais surtout de points d’exclamation. L’enveloppe portait le timbre de Breslau. En voici la traduction à peu près fidèle :

« Mon cher et incomparable Florestan ! monsieur le lieutenant Jörgenhof ! combien de fois me suis-je juré de vous écrire, et toujours, à mon grand regret, j’ai remis, quoique l’idée que vous puissiez me tenir pour complice de ce crime affreux ait toujours été pour moi la plus affreuse pensée ! Oh ! mon cher monsieur le lieutenant, croyez-moi, le jour où j’ai appris que vous étiez sain et sauf a été le plus beau jour de ma vie ! Mais je ne puis prétendre à me justifier complètement ; je ne veux pas mentir : c’est moi en effet qui ai découvert votre habitude de porter votre argent sur votre estomac (du reste, dans nos contrées, tous les bouchers et marchands de bestiaux font de même), et j’ai eu l’imprudence d’en parler ! J’ai même dit, comme par plaisanterie, qu’il n’y aurait pas grand mal à vous prendre un peu de cette somme. La vieille sorcière (oh ! monsieur Florestan, elle n’était pas ma tante !) entra immédiatement en conspiration avec ce monstre impie de Luigi et son autre complice ! Je vous jure, sur le tombeau de ma mère (qui était une honnête femme, pas comme moi !), que j’ignore jusqu’à présent quels étaient ces gens. Tout ce que je sais, c’est que lui se nommait Luigi, et qu’ils étaient arrivés tous deux de Bucharest, et que c’étaient certainement de grands criminels, car ils se cachaient de la police, et ils avaient de l’argent et des objets précieux. Ce Luigi était un terrible personnage : tuer son semblable n’était rien pour lui ! Il parlait toutes les langues, et c’est lui qui a écrit ma lettre. C’est lui qui a recouvré les objets volés par la cuisinière. Il pouvait tout faire, tout, tout ! C’était un terrible personnage ! Il a persuadé à la vieille qu’il ne ferait que vous étourdir un peu en vous donnant une certaine boisson, qu’ensuite il vous emmènerait hors de la ville et dirait qu’il ne sait rien, que c’est vous qui aviez pris un peu trop de vin ; mais le scélérat avait déjà dans l’esprit qu’il valait mieux vous faire un mauvais parti pour qu’après aucun coq n’en pût rien chanter ! Il écrivit cette horrible lettre, et la vieille m’éloigna par ruse, et je puis dire par force : Je ne soupçonnais rien, et j’avais une peur horrible de ce Luigi qui me disait : — Je te couperai le cou comme à un poulet ! — Et en disant cela, il remuait si affreusement ses moustaches ! Et voilà comment, par ruse, on m’a emmenée dans une certaine société… Oh ! monsieur Florestan, j’ai bien honte et je pleure des larmes bien amères, car il me semble que je n’étais pourtant pas née pour un semblable métier ! La pensée que j’avais été jusqu’à un certain point la cause de votre malheur m’a rendue presque folle, et pourtant je suis partie avec ces gens-là, car si la police nous avait découverts, que serais-je devenue ? Mais bientôt je les ai quittés tous, et quoique maintenant je vive dans la misère, souvent sans un morceau de pain, mon âme est tranquille. Ne me demandez pas pourquoi j’étais venue moi-même à Nicolaïef : je ne pourrais répondre ; j’ai prêté un serment terrible ! Je finis ma lettre par une supplication, monsieur Florestan : de grâce, si jamais vous pensez à votre pauvre petite amie Emilie, ne pensez pas à elle comme à une noire scélérate ! Le Dieu éternel voit mon cœur en ce moment : j’ai une mauvaise moralité et je suis légère, mais je ne suis pas méchante. Et je vous aimerai toujours, mon incomparable Florestan ! et je vous souhaiterai toujours ce qu’il y a de meilleur sur ce globe terrestre. Si ma lettre parvient jusqu’à vous, écrivez-moi quelques lignes pour que je sache que vous l’avez reçue. Vous rendrez par là très heureuse votre fidèlement dévouée

EMILIE. »

« P. S. Je vous ai écrit en allemand ; je n’aurais pas pu exprimer en une autre langue tous les sentimens qui m’oppressent ; mais vous pouvez m’écrire en russe. »

— Eh bien ! lui avez-vous répondu ? demandâmes-nous au lieutenant.

— J’en ai eu souvent l’intention ; mais comment écrire ? Je ne sais pas l’allemand, et quant au russe, quoi qu’elle en ait dit, il eût fallu se le faire traduire. Alors vous comprenez,… cette correspondance,… la dignité de l’épaulette,.. enfin je n’ai pas écrit.

Et chaque fois qu’il achevait son récit, le lieutenant Yergounof hochait la tête, poussait un soupir. — Voilà, disait-il, ce que c’est que la jeunesse ! — Et si parmi les auditeurs il se trouvait un novice qui entendait raconter pour la première fois la célèbre aventure, il lui prenait la main, la posait sur son crâne et lui faisait tâter la cicatrice de sa blessure. Elle était énorme en effet et s’étendait d’une oreille à l’autre.


IVAN TOURGUENEF.

  1. Fondée près de l’embouchure du Dnieper.
  2. Ma petite poupée de sucre.
  3. Espèce d’ondine ou de dryade malfaisante dans la mythologie slave.