L’Avenir de la Hongrie

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L’avenir de la Hongrie
Edouard Sayous


L'AVENIR DE LA HONGRIE

Lorsque s’est répandue, il y a quelques semaines, la nouvelle de la mort de François Deàk, les Hongrois et les étrangers qui suivent avec intérêt les destinées de la Hongrie ont pu se demander si ce grand orateur, ce grand et sage patriote, n’avait pas emporté dans la tombe son œuvre entière et l’avenir de son pays. N’était-ce pas lui qui avait ranimé chez ses concitoyens magyars la vie politique et l’espérance, tout en tendant la main à la monarchie vaincue des Habsbourg, et en réussissant, malgré de cruels et récens souvenirs, à réconcilier la dynastie autrichienne avec les plus fidèles, bien que les plus indomptables de ses sujets ? N’était-ce pas lui qui, non content d’avoir préparé et accompli le dualisme, avait consacré sa vieillesse à faire passer dans les mœurs et dans la vie de chaque jour cette combinaison difficile, calmant les impatiences, mais sans favoriser la tiédeur et le sommeil ? Aussi avait-on pris l’habitude de le regarder comme le drapeau vivant de sa patrie ! même dans ses dernières années, la fatigue et la maladie, en diminuant son activité, n’avaient point diminué son prestige. Nous l’avons connu dans cette période de sa vie, nous avons eu l’honneur de causer plus d’une fois avec lui dans cette simple chambre d’hôtel qui tenait lieu de palais à sa médiocrité volontaire, pour ne pas dire à sa pauvreté. Jamais nous ne perdrons le souvenir de ce regard franc et profond, tout brillant de loyauté et d’intelligence, de ces affectueuses et robustes poignées de main, de cette parole forte et sans prétention, quelquefois joviale. Deàk était de ceux qu’on n’oublie pas.

Plus sa personnalité était puissante, plus sa mort a été vivement sentie, pas toujours avec regret, car les nombreux adversaires des Magyars ont salué son convoi funèbre comme si l’on avait célébré les funérailles de l’autonomie hongroise. D’autres symptômes qui se sont produits depuis quelques années dans la situation politique et dans la vie matérielle du pays leur ont paru et leur paraissent encore encourageans pour leurs espérances ou leurs rancunes. En dehors même des sujets non magyars de la couronne de Hongrie, Slaves, Germains ou Roumains, en dehors des contrées voisines et rivales, certains défauts des Magyars, comme aussi certaines circonstances dont ils ne sont pas responsables, ont irrité contre eux une bonne partie de la presse européenne, en particulier plusieurs journaux français. Le moment semble venu de nous demander, en laissant de côté tout parti-pris, quel est l’avenir de la Hongrie. Sans nous perdre dans des détails, et en recueillant les renseignemens que nous fournit l’histoire, complétés par les données d’un récent voyage, nous allons interroger la vie politique, les intérêts économiques, la situation religieuse et intellectuelle de ce noble et souvent malheureux pays.


I

Les Magyars sont peut-être, s’il est permis de s’exprimer ainsi, le peuple le plus électoral qui existe. Nulle part on ne se préoccupe autant des élections. avant, pendant, après, et d’une façon presque permanente, car à peine une élection a-t-elle produit ses résultats que l’on pense déjà à l’élection prochaine. Au moment même de ces solennités nationales, c’est une sorte de fièvre qui, par les accidens déplorables qu’elle cause, n’a pas été sans attirer sur ce peuple les reproches les plus mérités. Les violences célèbres de certaines élections britanniques ou américaines sont alors dépassées : il y a eu en plusieurs endroits autour du scrutin des rixes sanglantes suivies de morts d’homme. Le vin, qui est capiteux et à très bon marché, est prodigué dans ces occasions, et contribue à exaspérer les colères politiques et les rivalités personnelles. Du reste les Magyars, qui ont beaucoup de rapports avec les Anglo-Saxons, leur ressemblent aussi par leur respect pour les décisions de la législature une fois constituée, tandis qu’en France on a vu les crises révolutionnaires les plus redoutables précédées des élections les plus pacifiques. Néanmoins il est temps que de pareils scandales disparaissent des mœurs hongroises : c’est ce que ne semblent pas comprendre des hommes d’état très sérieux pourtant, lorsqu’ils parlent de ces coups de poing et de ces coups de couteau comme d’incidens prévus faisant partie intégrante du caractère national.

Toutefois il ne faudrait pas exagérer un pareil tableau en le généralisant, car il existe un grand nombre de comitats où tout se passe avec ordre, et dans les autres les combats meurtriers autour du scrutin sont heureusement exceptionnels. Il faut surtout comprendre que ce sont là des excès d’une chose bonne en elle-même, le zèle passionné des affaires publiques. Cet attachement aux devoirs civiques a dans le passé des racines profondes, il tient à l’habitude séculaire de ce que les Anglais appelleraient le self-government. Aucun des pays qui avoisinent la Hongrie, aucun pays de l’Europe orientale ne saurait, sous ce rapport, lui être comparé. Seuls au milieu de ce monde vaste et compliqué, au milieu de cette Babel de races et de langues dominée par trois grands empires, les Magyars ont une tradition politique, une tradition de liberté. Même sous l’occupation ottomane, même sous la réaction autrichienne, ils conservaient au moins en principe leur indestructible constitution. Lors même que les circonstances empêchaient la réunion périodique des magnats et des députés en une diète nationale, — dans les cinquante comitats qui divisaient le sol, une nombreuse petite noblesse se réunissait, élisait des autorités locales, faisait l’assiette de l’impôt, réglait en un mot les affaires provinciales à défaut des affaires du pays. Lorsque revenaient des temps meilleurs, cette nombreuse petite noblesse, qui a été le seul peuple légal jusqu’en 1848, élisait des députés et votait un mandat détaillé qu’ils étaient tenus d’exécuter dans toutes ses parties. Chose étrange, le mandat impératif, qui est aujourd’hui dans plusieurs pays le rêve de la démocratie avancée, était une réalité dans cette constitution aristocratique, jalouse de consacrer l’action politique directe des citoyens.

Aujourd’hui encore les candidats sont tenus, dans l’intérêt de leur élection et surtout de leur réélection, de rester en communication fréquente avec leurs électeurs. Nous avons eu l’occasion, au mois de mai dernier, d’assister à l’une de ces rencontres dans une très petite ville, chef-lieu d’une circonscription. C’était le lundi de Pentecôte, jour de fête pendant lequel les travaux de la campagne sont interrompus. Dès le matin commençaient d’arriver les propriétaires et fermiers de plusieurs lieues à la ronde ; à travers les larges rues, bordées d’acacias et de basses maisons blanches, sous le soleil ardent d’un été précoce, ils défilaient jusqu’à la modeste maison de ville où les convoquait leur député. La plupart portaient de longues chemises flottantes, des bottes larges et fortes, de grands chapeaux d’où l’on voyait sortir leurs cheveux souvent disposés en tresse comme ceux des hussards de notre première révolution. Quelques-uns, les plus riches et les plus instruits, méprisant ce costume national, portaient exactement les mêmes habits que les messieurs cultivateurs des campagnes françaises ; un jeune noble, fort aimable et très élégant, était habillé selon la dernière mode de Vienne. A côté de ces électeurs venus des environs se faisaient remarquer les bourgeois et les fonctionnaires de la localité, le pasteur protestant et son maître d’école à côté d’un supérieur de franciscains.

L’assemblée, qui se tenait en plein air, moitié à l’ombre, moitié en plein soleil, ne comptait guère plus de 300 personnes. C’était là non-seulement l’élite des électeurs, mais une notable portion du corps électoral, dans un pays où les circonscriptions sont plus petites qu’en France, et où le suffrage universel n’existe pas. Pour avoir droit de suffrage, il faut, ou bien être noble (condition transitoire qui n’aura bientôt plus d’effet), ou bien payer un impôt de 26 francs, ou bien enfin posséder un titre intellectuel quelconque, fût-ce le simple titre de maître d’école, figurer en un mot dans ce que nous appelions la liste des capacités, étendue aussi largement que possible. Il n’y a donc que le quart des citoyens à peu près qui soient admis à voter, ce qui rend plus faciles les communications directes, si chères depuis bien des siècles au tempérament magyar. Le député, qui nous avait invité à visiter son château, comparut devant l’assemblée, monta sur une table et présenta tout un exposé de la politique qu’il s’engageait à soutenir, avec la justification détaillée de ses, votes importans de l’année précédente. Son discours, écouté avec le plus grand soin, obtint l’approbation générale ; quelques questions lui furent adressées, il y répondit heureusement, et sa candidature fut proclamée en vue des élections prochaines.

Un banquet réunit ensuite, dans une salle immense, le candidat et ses électeurs. Excepté quelques paysans fort occupés de leur verre et de leur assiette, la réunion faisait moins attention aux mets et aux vins, excellens d’ailleurs, qu’aux discours accompagnés de toasts qui avaient commencé et devaient finir avec le dîner. L’usage veut que ces discours, prononcés debout, s’adressent à l’une des personnes présentes, laquelle doit écouter également debout, l’interpellant et l’interpellé tenant leur verre à la main. L’orateur conclut toujours en portant une santé qui est accueillie par le cri de eljen, vivat. Un des assistans prit sept ou huit fois la parole ; d’autres une ou deux fois, la plupart se bornant à écouter et à applaudir. Étant nous-même l’objet d’un toast fort aimable pour nos concitoyens, nous avons risqué un discours en langue magyare, dans lequel était rappelée la vieille sympathie des Français et des Hongrois ; on nous acclama cordialement en nous pardonnant un solécisme. Cependant les heures passaient ; dans l’intervalle des allocutions, les Tsiganes de la petite ville jouaient avec leur verve ordinaire les airs nationaux. La musique étrangère était représentée par la Fille de madame Angot. Les principaux airs de cette opérette étaient interprétés par des musiciens fort habiles, mais qui n’avaient aucune notion des paroles et du genre même de l’ouvrage, et ne connaissaient les motifs que pour les avoir entendus une fois dans un orchestre de Pesth, en sorte que l’air connu sous le nom d’air des collets noirs, joué avec une vigueur majestueuse, semblait un chaut patriotique remarquable par l’ampleur et l’élévation.

Les souvenirs agréables que nous a laissés cette journée ne doivent pas nous faire négliger d’autres aspects de la vie politique hongroise : il faut l’envisager dans la capitale, au parlement. La tribune magyare est aujourd’hui, comme il y a trente ans avec les Széchenyi et les Kossuth, une des plus remarquables de l’Europe par le talent littéraire et l’éloquence. Malheureusement elle ne l’est pas au même degré par la modération et la sagesse politiques dans les questions où il s’agit de l’existence d’un ministère : on a pu signaler, tantôt avec inquiétude, tantôt avec une joie malicieuse, tous ces cabinets qui tombaient depuis trois ans les uns après les autres sans évidente nécessité. La principale cause en est sans doute dans le peu d’expérience qu’ont encore les Magyars du régime parlementaire complet. Habitués à la vie provinciale dans leurs comitats, habitués dans les diètes à une lutte patiente avec la couronne et avec les ministres allemands, ils n’avaient pas, dans leur vigoureuse mais imparfaite constitution, la responsabilité ministérielle proprement dite. L’expérience de 1848 avait été trop courte pour pouvoir compter ; ce n’est donc que depuis huit ou dix ans que les députés ont entre leurs mains l’existence des ministères : est-il étonnant qu’ils aient usé de leur pouvoir avec trop de vivacité ? Espérons qu’ils trouveront bientôt le moyen d’éviter des crises aussi fréquentes. Déjà la distribution des partis s’est simplifiée le jour où M. Tisza, en arrivant aux affaires, a fortifié le parti modéré par le précieux concours du centre gauche.

Lorsqu’on parle des députés, il semblerait que l’on dût aussi se préoccuper des magnats, car la Hongrie possède une pairie qui s’est constituée dès la fin du moyen âge comme la pairie anglaise, avec les mêmes élémens laïques et ecclésiastiques. Les révolutions et les réactions ont respecté cette haute chambre, sa composition, son cérémonial et ses costumes ; au moins dans les grandes occasions, telles que la clôture des sessions législatives, à voir la robe rouge du primat, qui est presque toujours cardinal, les robes violettes des évêques, les sabres recourbés, les grands manteaux, les bonnets de fourrure, on pourrait se croire au temps de Marie-Thérèse, si ce n’est au temps de Mathias Corvin. Hélas ! le courant qui entraîne les nations de l’Europe n’est guère favorable aux chambres héréditaires ; partout où ces vieilles institutions ne sont pas rajeunies par un élément électif, ou bien elles disparaissent, ou bien elles perdent toute force réelle et ne sont plus conservées que comme un musée d’antiquités qui rappelle le passé national. La pairie hongroise est peut-être celle du continent qui se soutient le mieux et qui durera le plus longtemps ; mais son importance ne saurait se comparer à celle de la chambre basse.

Jusqu’à présent, nous avons envisagé les institutions politiques de la Hongrie dans leurs ressorts intérieurs, comme s’il s’agissait d’un peuple homogène sous un roi indigène, et la question se posant dans ces termes-là, nous pourrions dire que nulle nation de l’Europe, malgré d’incontestables défauts, ne présente plus de garanties de vie politique sérieuse et de sages progrès. Ce point de vue trop avantageux est celui où se placent volontiers les Magyars optimistes : on leur rendra service toutes les fois qu’on leur rappellera le double écueil qui les menace constamment. D’une part en effet, leur pays ne forme pas une monarchie indépendante, leur roi étant aussi l’empereur d’Autriche ; d’autre part, sur leur propre territoire, ils ne sont pas la moitié de la population, la majorité se composant de trois races très distinctes ; les Roumains, les Allemands, les Slaves qui sont au nord des Slovaques et des Ruthènes, et des Serbes au midi. Ces deux difficultés, très graves déjà par elles-mêmes indépendamment l’une de l’autre, deviennent bien plus redoutables encore si elles se réunissent, si les nationalités deviennent les alliées de la dynastie, coalition qui s’est déjà réalisée plus d’une fois. Lorsque des orateurs ou des journaux magyars, se refusant à tenir compte de ces périls, raisonnent comme si les choses se passaient à Londres, en pleine sécurité, entre les diverses nuances de la chambre des communes, ils méritent le reproche d’arrogance et de légèreté que leur adresse quelquefois la presse européenne.

De tels reproches sont d’autant plus mérités que ces dangers ne sont pas inévitables. S’ils étaient pressans au point de laisser entrevoir une destruction imminente, on comprendrait que la nationalité hongroise, renonçant à des tempéramens inutiles, jouât le tout pour le tout et risquât la mort contre le triomphe. Bien au contraire, la modération et le bon sens suffisent, dans notre conviction, à conjurer les périls que les ennemis de la Hongrie se plaisent à exagérer.

La plupart des hommes éclairés du pays n’ont pas besoin qu’on leur prêche la concorde avec l’Autriche, surtout avec l’empereur François-Joseph, qui pour eux et sur leur territoire ne saurait être que le roi. Ils savent que ce prince n’éprouve pas à leur égard les sentimens de défiance, presque d’aversion, que nourrissaient plusieurs de ses devanciers, que, tout au contraire, il les a en affection et en haute estime, ils connaissent l’accueil affable de la reine qui parle leur langue avec facilité et qui a repris la tradition des anciennes souveraines populaires. Ils se rendent compte des bienfaits longtemps inespérés du compromis entre les deux moitiés de la monarchie, de l’avantage qu’il y a pour eux à ne supporter que les trois dixièmes des dépenses communes. Ils voient un Andrassy premier ministre de tout l’empire, un Apponyi ambassadeur à Paris, un Karolyi ambassadeur à Berlin, combien d’autres dans les situations politiques les plus enviées ! Malgré tout cela, il est impossible de se dissimuler que le vieux levain de haine instinctive contre l’Autriche n’a pas disparu de tous les esprits. Ce sentiment a été trop justifié pendant des règnes entiers pour n’avoir pas plongé dans les âmes des racines profondes. La passion a disparu, mais la défiance n’est qu’endormie, et il suffit de peu de chose pour la réveiller, sinon à l’égard du prince, du moins à l’égard de ses conseillers habituels et des hommes d’état cisleithans.

Les rapports mutuels de la Hongrie et de l’Autriche ne sont pas sans fournir quelques prétextes au moins spécieux à cette tendance chagrine. Les économistes de Pesth se plaignent de voir les intérêts hongrois sacrifiés dans les questions relatives aux douanes, et ils sont préoccupés de l’établissement d’une banque nationale indépendante. Il est possible qu’à ces deux points de vue et à quelques autres la Transleithanie ait encore des progrès légitimes à souhaiter. Ce qui est fâcheux, c’est que des réclamations, même sérieuses et modérées, semblent encourager les aspirations chimériques de l’opposition extrême vers l’absolue indépendance du pays, c’est-à-dire vers le démembrement de la monarchie austro-hongroise. En effet, la sainte couronne magyare dût-elle être conservée à la maison de Habsbourg, la séparation complète des deux états équivaudrait à un démembrement. Nous conjurons les électeurs et les représentans de cette nation qui a de si précieuses qualités politiques, de bien envisager les conséquences d’un événement semblable, non-seulement pour l’Europe, mais avant tout pour eux-mêmes, et de faire tous leurs efforts pour prévenir jusqu’à la possibilité d’un aussi funeste dénoûment. Ils peuvent être assurés que dans les graves sujets qui agitent aujourd’hui la politique orientale, leurs intérêts spéciaux et leur honneur national, comme un ministre l’affirmait naguère au parlement, seront toujours pris en considération très sérieuse. Pour eux comme pour d’autres nations, l’impatience serait aujourd’hui une faute mortelle.

Les Magyars ont d’autant moins le droit de commettre cette faute que les autres nationalités en dedans et au dehors de leurs frontières ne manqueraient pas d’en profiter. Ils sont dans une situation tellement avantageuse, malgré ce qu’ils peuvent encore désirer, qu’ils ne pourraient que perdre à un bouleversement quelconque. Ils le comprennent à merveille en ce qui concerne les relations extérieures, par exemple avec l’empire ottoman : ils se défient de tout remaniement territorial capable de fortifier les Slaves du sud, et ils rendront volontiers quelques services aux Turcs leurs ennemis séculaires, devenus quelquefois dans les temps modernes leurs alliés ou leurs amis. Puissent-ils comprendre aussi bien que les questions de race, dans l’intérieur de la monarchie elle-même, les exposent à des dangers permanens ! Malheureusement ils sont trop disposés à ne pas s’en rendre compte. Un historien distingué dont nous attirions l’attention de ce côté nous répondait : « Les Slaves ne peuvent nous causer aucune inquiétude s’ils ne sont pas appuyés par la Russie ou par la dynastie ; or la Russie s’occupe d’autres affaires et la dynastie nous est dévouée, donc nous sommes tranquilles. »

Leur sécurité, encore affermie par la conscience de leur supériorité en richesse, en lumières, en esprit politique, sur les Slaves et les Roumains régnicoles, n’est pas telle qu’ils se croient dispensés de toute mesure de précaution. Seulement les mesures qu’ils prennent ne sont pas toujours bien inspirées, car elles ne sont pas toujours libérales, et mieux vaudrait qu’ils fussent réellement exempts de toute inquiétude, assez pour dédaigner tout moyen d’oppression. Ils sont pressés de voir, triompher partout, dans les limites du royaume, leur langue si difficile pour qui ne la sait pas de naissance ; au lieu de se contenter de lents progrès déjà obtenus et qui ne pourraient manquer de continuer, ils sont enclins à préférer l’action brusque et précipitée de la loi et à fermer les collèges slaves qui les gênent. De tels procédés ne sont pas dignes de ce grand peuple, ils l’ont compromis chaque fois qu’il s’y est laissé entraîner, comme l’ont compromis toutes ses velléités d’autonomie absolue. La force et la gloire des Magyars est d’être la nation libérale du grand empire du Danube, de le diriger au nom de son intelligence politique et de son glorieux passé, de s’assimiler des élémens trop faibles à eux seuls, mais capables de perfectionnement, par la puissante attraction des viriles institutions et du patriotisme. Par là ils sont et resteront vraiment forts.


II

Les économistes, dans ces dernières années, ne se sont pas moins préoccupés des affaires hongroises que les hommes politiques, et le plus souvent la tristesse ou la sévérité domine dans leurs appréciations. Ils ne pensent pas pouvoir dissimuler leurs inquiétudes sur l’avenir d’un pays où les finances publiques sont en souffrance comme la richesse des particuliers. À ce point de vue encore, il faut constater les périls et les difficultés, tout en se gardant de craintes exagérées. L’admirable équilibre économique de la France, avec son agriculture variée et féconde, son industrie puissante et originale, ses habitudes financières, régulières et prudentes, cet équilibre encore fortifié aux yeux de tous par l’épreuve que nous avons faite, après la dernière guerre, de notre merveilleux crédit, nous rend volontiers des juges difficiles quand il s’agit de nations moins heureusement douées que la nôtre.

Assurément la Hongrie ne peut pas être comptée parmi les pays mal doués, mal pourvus par la nature ; mais l’équilibre, l’harmonie économique lui fait défaut. C’est un malheur peut-être pour un grand pays industriel de devoir toujours compter sur son charbon, son fer et ses filatures ; c’est un malheur aussi pour un pays d’être exclusivement agricole, au point de se trouver à la merci d’une mauvaise récolte. Traversez la puzta chantée par les poètes nationaux, la vaste plaine magyare qui voit chaque soir d’été le globe rouge du soleil disparaître derrière l’horizon lointain comme dans le désert ou l’océan ; vous serez effrayé des périls qui menacent ce grenier magnifique. Ces terres noires et fortes, aussi plates que la mer par un calme absolu, sont presque au même niveau que les larges eaux de la Theiss et des autres cours d’eau ; de votre wagon, le fleuve et le sol vous sembleront être juste à la même hauteur. Que sur les pentes des montagnes, disposées comme un cirque immense autour de la puszta, la neige fonde brusquement, ou que les nuages attirés et retenus par ces sommets laissent tomber des pluies trop abondantes, rien ne peut empêcher une inondation à perte de vue et la ruine des plus riches moissons. Ce soleil ardent, qui dore les épis et qui fait mûrir sur les coteaux le raisin de Tokay, s’il se fait sentir avec trop de force, dessèche et stérilise les champs de blé ; c’est ainsi qu’il y a moins de deux ans quelques jours de chaleur excessive au printemps ont suffi pour détruire les plus belles promesses.

Dans de pareilles conditions, la récolte est superbe ou elle est nulle ; or le malheur a voulu qu’après une série de bonnes années vînt une série d’années détestables comme les plus vieux paysans ne se rappellent pas en avoir vu. Qu’on se figure dans une semblable contrée les effets d’une mauvaise récolte ! En France, où les ressources présentent une grande variété, où d’ailleurs il y a trop de climats différens pour que le mal frappe également toutes les parties du territoire, en France une mauvaise récolte est déjà une calamité. Qu’est-ce donc dans une région où la plaine, les coteaux, les montagnes s’arrondissent en cercles concentriques, où il fait presque toujours le même temps partout, dans une région où les villes mêmes sont de grands villages agricoles : la ville de Debreczin par exemple a plus de 30,000 habitans, de beaux monumens, des libraires et des imprimeurs ; là aussi, à côté des magasins, vous trouverez des granges et des étables, les fiacres rencontrent au coin des rues les troupeaux de bœufs et les chars qui rentrent la moisson. Une mauvaise récolte est donc un désastre universel, à plus forte raison cinq mauvaises récoltes consécutives. La nourriture devient insuffisante et malsaine, et les épidémies ont plus de prise sur les corps affaiblis. Le choléra de 1873, qui n’a pas fait moins de 100,000 victimes, a été grandement aidé dans son œuvre de destruction par la mauvaise hygiène à laquelle ont été soumis les paysans plusieurs années de suite.

La disette et le choléra ne sont pas les seuls fléaux qui se soient abattus sur la malheureuse Hongrie. Des ouragans furieux, comme on n’en voit habituellement que sous les tropiques, ont détruit des maisons.et noyé leurs habitans. Plusieurs rivières ont débordé, et tout récemment la crue du Danube faisait craindre l’entière destruction de la capitale. Les calamités naturelles, que la sagesse humaine ne peut ni conjurer, ni prévoir, suffiraient donc à expliquer en partie un incontestable malaise. Si dans les premiers temps du dualisme et du compromis avec l’Autriche tout semblait marcher à souhait dans le royaume transleithan, c’est que le sol produisait en abondance des grains demandés sur tous les marchés de l’Europe ; si dans la période suivante non encore terminée aujourd’hui tout a semblé paralysé, c’est que tous les malheurs se réunissaient pour accabler le royaume rendu depuis quelques années à son autonomie. Ce sont là des causes fatales, irrésistibles, nous pouvons ajouter rassurantes, car elles ne sont pas de celles qui peuvent s’acharner indéfiniment sur une société ; l’avenir ramènera sans aucun doute une série plus fortunée.

Il est vrai que ces causes ne rendent pas un compte suffisant de la situation vraiment inquiétante des finances publiques : disproportion toujours plus accusée entre l’accroissement des recettes et l’accroissement des dépenses, emprunts difficilement et incomplètement couverts, variations ministérielles amenant des systèmes nouveaux et peu durables. On ne s’expliquerait pas suffisamment non plus le succès médiocre de plus d’une entreprise particulière ou collective. Aux forces de la nature il faut ajouter en effet les fatalités historiques et les illusions des contemporains.

L’abolition du régime féodal en Hongrie ne date que de vingt-six ans, et il est loin d’avoir disparu des souvenirs et des mœurs. On peut ne pas s’en douter lorsque, dans un voyage à Constantinople, on s’arrête à l’hôtel Hungaria entre deux bateaux à vapeur pour contempler le point de vue du château de Bude, se promener dans le bois de la ville de Pesth et regarder les collections du Musée national ; mais passez quelques jours à la campagne, là où se trouvent un vieux château et une vieille famille, allez surtout dans la région voisine des Carpathes, où l’aristocratie seule est magyare, où le peuple est slovaque, dans un de ces châteaux dont la porte est encore aujourd’hui gardée par un homme d’armes, la hache sur l’épaule, et vous aurez l’impression d’un monde encore vivace disparu de notre Occident. La bonté des châtelains et des châtelaines, le respect dont on les entoure, ne les préservent pas des passions haineuses qu’engendre l’infériorité et que développent les malheurs publics. Lors du choléra de 1831, plusieurs seigneurs furent accusés d’empoisonner les fontaines et massacrés ; une grande dame, qui pendant le choléra de 1873 soignait courageusement les paysans de sa propre main, nous a raconté qu’on murmurait les mêmes absurdités assez distinctement pour qu’elle les entendît au lit des malades. A vrai dire, dans ces régions-là presque rien n’a été changé par la suppression des lois féodales : les propriétés sont immenses, il n’est pas rare qu’un grand seigneur possède trente villages, les maisons comme les champs, de sorte que les paysans sont presque tous, non pas même leurs fermiers, mais leurs journaliers et leurs domestiques.

Même dans ces régions excentriques, même dans ces conditions qui semblent avantageuses, la noblesse magyare n’est pas à l’abri d’une crise économique qui va grandissant chaque jour. La grande propriété directe est ruineuse en cas de mauvaise récolte. Les très hautes et très riches maisons résistent, surtout quand elles possèdent des valeurs mobilières nationales ou étrangères ; mais les maisons de second ordre, confiantes depuis longtemps dans leurs domaines étendus, habituées depuis longtemps à une vie noble et fastueuse, se voient obligées d’emprunter, et, comme il n’y a plus qu’un petit nombre de majorats, elles finissent par vendre une partie de leurs terres. L’acquéreur est inévitablement le Juif ou l’Allemand du voisinage, dont la maison s’élève à côté du château endetté : de là toute une crise sociale dont la noblesse magyare sortira à son honneur, si elle sait faire certains sacrifices d’amour-propre, car elle a subi victorieusement des épreuves encore plus redoutables que celles-là.

La suppression de la féodalité dans l’ensemble du pays a exercé et continue d’exercer une influence directe sur les finances du royaume. En France, trente-cinq ans après l’émigration, il a fallu 1 milliard d’indemnité pour effacer la trace des confiscations ; en Hongrie, des millions de florins sont consacrés chaque année au remboursement des droits féodaux que la révolution de 1848 n’a supprimés qu’en en stipulant le rachat. C’est là une très lourde charge qui a pesé tout particulièrement sur les années qui viennent de s’écouler, et qui sera toujours moins sensible dans l’avenir. Plus nous avançons dans l’exposé de cette situation économique, plus il devient évident que l’on a tort de prendre un singulier concours de circonstances fatales pour des causes permanentes de dissolution. C’est ce que nous faisait remarquer un député avec qui nous voyagions sur des routes très imparfaites, mais qu’on améliore chaque jour. « Nous avons eu, me disait-il, à entreprendre en quelques années un renouvellement des travaux publics, de l’instruction publique, de l’armée, de l’économie agricole, pour lequel les autres nations ont eu un demi-siècle, et cela pendant que tous les fléaux s’acharnaient sur nous. »

Cet honorable représentant faisait surtout allusion aux chemins de fer, au réseau dont la Hongrie s’est couverte un peu hâtivement. Le moment est venu de reconnaître ce qu’il y a de vrai dans les reproches adressés aux Magyars : ils se sont jetés avec une sorte de fièvre dans un trop grand nombre d’entreprises, afin de réparer le temps perdu. Leurs chemins de fer, aujourd’hui très nombreux, prêtent à diverses critiques, si l’on excepte la route déjà ancienne de Vienne à Pesth et de Pesth à Bazias, une des plus importantes et des plus rapides de l’Europe. Le voyageur n’a qu’à se louer sans doute de la politesse des employés et de ses compagnons ; les voitures sont en général excellentes, mais les buffets sont loin de valoir ceux de la Russie par exemple ; les différens embranchemens concordent mal, et la lenteur est souvent excessive. Il y a telle station où l’employé crie tranquillement : Quatre-vingt-onze minutes d’arrêt ! et il tient parole. Ces défauts d’organisation sont dus à la précipitation avec laquelle des compagnies nombreuses et dépourvues de puissance financière se sont mises à l’œuvre. Pour ne pas les laisser périr, l’état se voit obligé à de grands sacrifices, et la nécessité d’une réforme s’impose aujourd’hui à tous les esprits.

En général, les Magyars n’ont pas assez conservé leur sang-froid depuis le glorieux rétablissement de leur autonomie. Ils se sont jetés dans des dépenses capables d’aggraver la crise inévitable que leur infligeaient des événemens indépendans de leur volonté ; ils ont été entraînés, par l’ardeur de leur patriotisme et quelque peu par la manie de spéculations qui a bouleversé Vienne et Berlin dans ces dernières années, à plus d’une entreprise prématurée ou dangereuse. Ils ne se sont pas toujours assez rendu compte de la vraie nature et des vraies conditions de leur richesse nationale. Voilà ce qu’on peut de leur reprocher, et voilà ce dont l’expérience les préservera bientôt. Lorsque ce progrès se sera accompli, lorsque les changemens sociaux amenés par les révolutions politiques ne pèseront plus sur les finances et sur l’économie rurale, lorsqu’une nouvelle série de belles récoltes aura produit ses effets, en un mot, lorsque la Hongrie sera sortie de cette épreuve multiple qu’elle supporte encore mieux que ne le feraient bien d’autres nations, alors elle sera certainement l’un des membres les plus prospères de la société européenne.


III

Si l’état politique de la nation magyare peut faire naître à la fois l’admiration et l’inquiétude, si les intérêts matériels traversent une crise sérieuse sans être redoutable, la situation religieuse et intellectuelle est plus rassurante et plus enviable que dans les autres pays de l’Europe presque sans exception.

La diversité des religions n’est pas moins frappante que celle des races et des langues : dans la Hongrie proprement dite, Transylvanie comprise, 7 millions au moins de catholiques romains, 2 millions de protestans réformés ou calvinistes, 1,200,000 protestans luthériens, 60,000 unitaires, 1,500,000 grecs-unis, 2 millions 1/2 de grecs orientaux, 500,000 Juifs ! On peut dire que nul pays du monde chrétien ne présente une telle bigarrure religieuse, car les nombreuses églises des États-Unis ont pour la plupart la même croyance et ne sont séparées que par des nuances relatives au culte public ou à l’organisation. L’hostilité des religions semblerait devoir être envenimée par la rivalité des races ; en effet, les réformés sont tous de purs Magyars, les grecs orientaux sont tous des Slaves du sud ou des Roumains, les grecs-unis presque tous des Ruthènes, les luthériens presque tous des Allemands ou des Slovaques ; parmi les catholiques romains, les Magyars dominent. On pourrait donc croire que la singulière recrudescence des passions confessionnelles, qui est un des fléaux de la société contemporaine, trouve en Hongrie un terrain merveilleusement préparé.

Il n’en est rien : les rapports entre les membres des différentes églises et les ministres des différens cultes sont empreints de bienveillance et de cordialité. Si parfois ils semblent se gâter, c’est qu’il y a au fond une question politique, une question de race, qui ne tarde pas à se dégager des fausses apparences d’une querelle religieuse. Si les Juifs sont mal vus dans certaines régions, cela tient à leur supériorité commerciale, à ce que leurs voisins s’alarment de voir les terres passer entre leurs mains : ils sont redoutés comme financiers plutôt que haïs comme infidèles. Ce sont là d’ailleurs des exceptions. Nous avons entendu récemment des conversations tout à fait amicales et paisibles sur les questions les plus brûlantes de la critique théologique, les ecclésiastiques catholiques s’entretenant avec une curiosité bienveillante, et non pas avec un ignorant dédain, des discussions qui agitent le monde protestant. Nous avons vu un aimable prieur de franciscains se promener dans son couvent en donnant le bras au pasteur protestant du village, qui entretient avec lui de fréquentes relations. Dans les séances et dans les travaux de l’académie royale, les membres des deux églises et des deux clergés, le pasteur Révész, comme l’évêque Ipolyi ou le pasteur Ballagi, apportent également leur pierre au monument de l’histoire nationale, malgré les mauvais souvenirs que pourraient éveiller beaucoup d’événemens des trois derniers siècles.

Nous venons d’indiquer un des secrète de cette bonne entente » devenue si rare ailleurs qu’en Hongrie. Le patriotisme ne s’y est point énervé ; loin que rien fasse supposer dans l’avenir un affaiblissement de ce sentiment vivace, il est constamment aiguisé par les périls d’une race entourée de rivalités. Tout ce qui est magyar, tout ce qui sans être purement magyar tient à l’existence de la Hongrie autonome, constitutionnelle et libérale, se serre autour du drapeau national sans distinction départis religieux. Bien n’est plus conforme à la tradition historique : les actes odieux de fanatisme qui ont été commis surtout pendant le XVIIe siècle étaient l’œuvre des étrangers. Les jésuites, qui ont été longtemps les plus dangereux adversaires de l’indépendance hongroise, bien que leur ordre ait donné au pays quelques savans distingués, sont regardés comme des ennemis par ces prêtres et ces prélats, qui dans leur jeunesse prenaient les armes pour la cause nationale. Au contraire, les protestans sont connus pour avoir vigoureusement résisté à l’Autriche absolutiste, et un évêque historien nous disait qu’on leur devait de la reconnaissance pour leur invincible attachement aux libertés de la patrie.

Cette heureuse et paisible situation religieuse n’est point causée par l’oubli ou la négligence des institutions propres à chaque confession : tout au contraire, chacune d’elles a conservé avec une rare fidélité l’organisation et l’esprit qui la caractérisent. L’épiscopat catholique, bien qu’il soit sur un pied de relations amicales et fraternelles avec le clergé inférieur et ne prétende pas le faire marcher comme un régiment, est entouré de l’éclat et de la richesse qui conviennent, dit-on, à une église hiérarchique. Il siège tout entier à la chambre haute ; il possède de vastes domaines, si vastes que l’évêque de la petite ville de Szathmar reçoit chaque année de ses fermiers près de 300,000 francs. Le clergé grec oriental, qui porte un costume tout différent, a son patriarche indépendant, qui réside à Carlowitz. Les évêques grecs-unis sont moins riches que leurs collègues catholiques romains ; l’un d’eux n’a ait guère d’autre revenu, sous l’ancien régime, que certains droits féodaux sur les boissons, et il disait à ses paroissiens : « Buvez, mes amis, buvez, mais avec modération. » Nous avons visité le palais épiscopal d’Ungvar, la cathédrale, où le culte se célèbre comme dans les églises russes, mais sous la suprématie romaine, et le séminaire où étudient les futurs popes, vêtus comme leurs professeurs de longues robes bleu de ciel. Un de ces maîtres nous adressa des questions que notre ignorance du ruthène et sa manière de prononcer les autres langues ne rendaient pas faciles à comprendre ; la lumière jaillit tout à coup au milieu d’une phrase latine : ce prêtre bleu des Carpathes voulait avoir des nouvelles de M. Gambetta.

Si les églises romaine, grecque et grecque-unie ont les institutions distinctes et les ressources qui leur conviennent, il en est de même des églises protestantes, réformée et luthérienne. Elles ont toutes deux une existence légale et officielle, mais elles ne reçoivent de l’état aucun subside, et elles sont dispensées de sa tutelle et de sa protection. Leur régime intérieur reposé sur l’élection à divers degrés pour les paroisses, les séniorats ou consistoires et les synodes de cercle, ceux-ci présidés par un premier pasteur ou surintendant et par un membre laïque, lequel est, pour le cercle réformé de Pesth, l’ancien premier ministre, le comte Lonyay. Ces différens ressorts du régime le plus libéral que puisse posséder une société religieuse fonctionnent avec ordre et simplicité. Il y a des conseils d’église tels que celui de Debreczin, la principale ville réformée, qui sont de véritables assemblées, et qui ont contribué autant que les institutions politiques à entretenir dans la nation magyare l’esprit libéral et viril sans lequel un peuple ne vaut pas la peine d’être nommé.

L’avenir respectera-t-il les mœurs confessionnelles dont nous venons d’indiquer le tableau ? Il est probable qu’elles se modifieront peu à peu, non point par un progrès dans la tolérance entre les différens cultes, laquelle ne laisse plus rien à désirer, mais par l’absolue liberté de conscience, par l’absolue laïcité de la loi. Déjà l’enseignement a cessé d’être exclusivement confessionel, et il est question de rendre le mariage civil obligatoire ; sans doute il sera bientôt légalement permis de ne se rattacher à aucune des religions établies. Sans vouloir réclamer contre des changemens qu’amène la force des choses, et dont la plupart sont de véritables progrès, il est à souhaiter que les principaux traits de notre esquisse ne soient pas démentis par l’avenir ; il est à souhaiter que la Hongrie, avec sa tolérance laborieusement acquise, surprenne agréablement les esprits fatigués du spectacle de passions religieuses plus ou moins sincères, que ce spectacle ne réjouit guère et qu’il édifie encore moins.

Le patriotisme, qui est assez fort pour apaiser les passions confessionnelles, est aussi le trait dominant de la vie intellectuelle des Magyars. Aucune nation ne possède une littérature plus nationale, qui ait présenté ce caractère à un plus haut degré dès l’origine et qui le conserve davantage aujourd’hui. Nous avions l’honneur de prendre part il y a quelques mois, comme membre étranger, à la séance annuelle de l’académie royale : les membres du bureau, les orateurs inscrits à l’ordre du jour et une partie de l’assemblée portaient le grand manteau de fourrures, le long sabre recourbé et le bonnet surmonté d’une aigrette qui dans tous les livres illustrés constituent l’image du Hongrois. Les sujets traités dans cette séance avaient tous le rapport le plus direct avec l’histoire, la politique et la science régnicoles. Dans le banquet qui fut ensuite célébré sous la présidence d’un orateur jurisconsulte, M. Csengery, les discours et les toasts saluèrent des noms nationaux et des œuvres nationales, deux noms en particulier, celui de M. Toldy, l’historien de la littérature magyare, déjà souffrant du mal qui devait l’emporter au commencement de l’hiver ; celui de M. Fogarassy, qui venait d’achever avec ses collègues le grand dictionnaire de l’académie, presque aussi volumineux, presque aussi riche que celui de M. Littré. Plus les difficultés spéciales de la langue et le petit nombre de ceux qui la parlent restreignent la publicité de pareilles œuvres, plus, dans ces étroites limites, on est disposé aux sacrifices nécessaires pour les soutenir.

Les présidens et les secrétaires des sections de l’académie sont tous des hommes qui ont rendu et qui continuent de rendre des services à leur pays dans le domaine littéraire : des poètes tels que MM. Arany et Gyulai reflètent dans leurs œuvres le génie particulier de la race et contribuent à le conserver pur tout en l’excitant au progrès. M. Horvath a écrit l’histoire de la Hongrie et de ses dernières révolutions. M. F. Pulszky dirige le musée national, dont il a fait une belle collection destinée à être visitée par les savans de toute l’Europe lors du prochain congrès archéologique ; les monumens de l’épigraphie romaine ont été expliqués par M. Romer et par notre concitoyen M. Ernest Desjardins. Enfin M. Fraknoi a entrepris la publication de tous les actes relatifs aux diètes hongroises dans les trois derniers siècles, rendant par là un service signalé à l’histoire générale de la maison d’Autriche et même de l’Europe.

Ce n’est pas là une exception, fort heureusement : pour être nationale, la culture intellectuelle des Hongrois n’est pas étroite et exclusive. L’académie, assez richement dotée, continue plusieurs séries de publications qui apportent les contributions les plus précieuses à la science européenne. Les érudits magyars, qui fouillent les bibliothèques et les archives trop dispersées de leur pays, savent aussi consacrer des années de travail au dépouillement des collections italiennes, allemandes, françaises, belges, anglaises, et si même alors ils se préoccupent avant tout de ce qui peut illustrer le passé du royaume natal, le passé des états ennemis ou alliés de la Hongrie en reçoit d’utiles éclaircissemens. Par exemple, l’histoire de la maison d’Anjou à Naples et en Pologne, celle même de notre diplomatie au temps de Louis XIII ou de Louis XIV s’explique mieux grâce aux recherches de MM. Szilagyi, Wenzel et Simonyi. Les études philologiques de M. P. Hunfalvy et de M. Budenz intéressent l’Europe orientale et même l’Asie, tandis que les travaux géographiques de M. J. Hunfalvy et de M. Keleti fournissent de précieux termes de comparaison à la statistique européenne tout entière. Les Magyars comprennent à merveille l’utilité des échanges avec les littératures étrangères : tandis qu’à Pesth M. Greguss enseigne l’esthétique générale et que M. Szasz traduit Molière, à Paris M. de Djfalvy enseigne les langues finnoises, comme il y a vingt ans M. Iranyi nous racontait dans notre langue les grands événemens de la dernière révolution.

Telle est l’activité intellectuelle du peuple magyar, telles sont les œuvres récentes dont leur sont redevables la science européenne et le public sérieux. On conviendra qu’une nation peu nombreuse capable de tels travaux ne saurait être rangée parmi les nations en décadence. Notre but était de dresser en quelque sorte le bilan de la Hongrie actuelle et d’en tirer une conclusion pour son avenir. Cette conclusion, la voici : les Magyars ont des défauts et ils subissent des épreuves ; mais leurs ressources sont plus grandes que leurs épreuves et leurs qualités plus grandes que leurs défauts. Nul peuple aussi peu nombreux n’est aussi vivace, et les prédictions de leurs ennemis ne les empêcheront pas de fournir une nouvelle carrière de progrès.


EDOUARD SAYOUS.