L'Art pendant la guerre 1914-1918/LES RUINES

LES RUINES

Ce mot de « ruines », quand on le prononçait avant la grande coupure historique de 1914, évoquait des choses patinées par le temps, sanctifiées par le respect, témoins de générations disparues. C’étaient des visages d’aïeules qu’on n’avait jamais connues jeunes et à qui l’on n’imaginait pas une autre beauté. Les cicatrices paraissaient des rides, les brèches, dans les longues lignes architecturales, des élégances. De l’herbe, montée peu à peu, noyait les décombres, des feuilles s’abaissaient sur les mains mutilées des statues. La mousse y jetait sa fourrure verte, le lichen son voile doré. Les surplombs des sommets, entraînés, jour à jour, par les intempéries ou l’action dissolvante des racines, étant peu à peu tombés, les masses avaient pris, insensiblement, une forme pyramidale, la plus stable de toutes, et, ainsi, n’avaient plus l’air de choses détruites, mais bien de choses bâties telles quelles « pour le plaisir des yeux ». D’ailleurs, une vie nouvelle y était née, de tous les germes apportés par l’oiseau ou le vent qui passe, et y croissait sous la protection des vieilles pierres encore capables de ce service, et, pourvu que les archéologues ne vinssent pas trop les gratter, rien n’y évoquait l’idée de la mort.

Mais des ruines d’hier, des « ruines neuves », on ne savait ce que c’était ce que ce pouvait être — hors des pays à tremblements de terre ! Des villes mises à sac, des palais en flammes, des maisons éventrées, le brasier où tombent des trésors d’églises, où se calcinent les statues, où fondent les plombs, les bronzes, les orfèvreries, les tentures précieuses ; des cathédrales illuminées intérieurement, comme par un feu d’enfer ; les torsades des fumées d’incendie qui montent, la terre qui change la couleur du Ciel, c’était là des spectacles néroniens qu’on ne pouvait situer que dans le Passé ! Peut-être quelques dilettantes, moralement pervertis, comme il y en a toujours aux époques de civilisation raffinée, regrettaient-ils de vivre à une époque où l’on ne pût rien espérer connaître des émotions des temps barbares. Quand les artistes voulaient les représenter, quand ils tâchaient de figurer, par exemple, le tableau évoqué par Olivier de la Marche, racontant le siège de Dinant, en 1465 : « Et le comte de Charolois et ses gens entrèrent dedans la vile comme maîstres et seigneurs et fut la vile pillée de toutes pars et puis fut mis le feu dedans : et fut brûlé Dinand par telle façon qu’il semblait qu’il y eut cent ans que la ville était en ruine », — ils faisaient des efforts inouïs d’imagination. Aujourd’hui, ils n’ont plus besoin d’imaginer, de surexciter artificiellement leur verve, de fermer les yeux, — mais de les ouvrir. Des ruines toutes chaudes, des ruines comme celles que les Vandales ou les Huns ont pu faire après eux, des ruines comme celles de Dinant en 1465, en voici.

Ce qui frappe, d’abord, dans les aquarelles de la guerre, de M. Duvent, de M. Flameng, de M. Vignal, c’est leur allure de procès-verbal. On sent fort bien que l’artiste n’a nullement cherché à se « monter la tête ». Il a cherché, au contraire, — devant un spectacle d’horreur qu’il ne pensait voir de sa vie, — à garder tout son sang-froid, à dompter ses nerfs, à fermer, pour ainsi dire, les pores de sa sensibilité. Quand Gustave Doré, quand Victor Hugo, dans leurs étonnants dessins, fabriquent des « ruines », ils mettent l’accent sur l’horreur et sur la désolation. Ici, l’accent n’est pas mis, la voix n’est pas enflée : elle raconte, d’un ton égal, la lamentable histoire. C’est dans les temps de calme et de bonheur qu’on aiguise ses facultés de sentir, c’est-à-dire de souffrir. De même, c’est quand le « motif » est banal, qu’on se livre à des tentatives de technique hasardeuse, pour le renouveler. Quand le drame est là, pesant sur toutes nos fibres à les briser, on chercherait plutôt le secret de l’insensibilité pour « tenir ». Quand le « motif» d’horreur se présente dans la vie, il ne s’agit pas de l’accentuer, ni de l’enrichir d’une technique imprévue. Il suffit de le rendre.