L'Art pendant la guerre 1914-1918/LA CARICATURE ET LA GUERRE

LA CARICATURE ET LA GUERRE


Si la caricature était, comme on l’a souvent prétendu, l’art du rire, la présente étude serait sans objet et son titre même ne pourrait s’écrire de sang-froid. Les spectacles auxquels nous avons assisté pendant toute cette guerre ont éveillé ou surexcité en nous, jusqu’au paroxysme, tous les sentiments dont l’âme humaine est capable, sauf ceux dont le rire est l’expression. Même les neutres, même les habitants les plus lointains de ce globe, qui semble, d’ailleurs, s’être rapetissé comme fait une boule d’argile dans la fournaise, ont senti que l’humanité entière court un danger. Que l’on puisse, en plein xxe siècle, déchirer les traités, renier sa signature, préparer froidement dans le plus grand détail l’assassinat d’un peuple, noyer des familles entières d’émigrants, envoyer des infirmières au poteau d’exécution, c’est là une surprise tellement tragique, un réveil si brutal des longs songes de paix et de fraternité sociales, qu’à peine aujourd’hui même notre pensée peut la « réaliser ». On n’en pourrait rire que dans Sirius, à la condition encore que, dans Sirius, il y eût des hommes et qui fussent dépourvus de tout sentiment d’humanité. Les auteurs gais se sont tus, du moins ceux dont l’humour vise au plaisant et demande, pour être goûté, l’esprit paisible et détaché des dilettantes. Ils ne feraient pas leurs frais.

Mais la caricature, — on a essayé de le montrer il y a longtemps[1], — n’est pas nécessairement ni essentiellement l’art du rire. C’est seulement une de ses fonctions que de faire rire, — et ce n’est pas la plus haute. Les pages immortelles de la Danse des Morts d’Holbein, des Horreurs de la Guerre de Callot, des Scènes de l’Invasion de Goya, les plus belles pages d’Hogarth, de Gillray, de Rowlandson, de Daumier, de Gavarni, de Grandville, de John Leech, et plus près de nous de M. Forain, de M. Willette, de M. Steinlen, de M. Grandjouan, n’ont jamais fait rire personne : elles ont fait penser. Plus d’une fois, elles auraient pu faire prévoir. «Tiens, tu m’fais mal avec tes ennemis les Anglais !… » disait, — il y a quelque vingt ans, — un terrassier de M. Forain, en montrant un obus que son camarade venait de déterrer dans un terrain vague, près de Paris. « Il est peut-être anglais, celui-là !… » et il n’était guère possible de résumer, avec plus de bon sens, la conduite à tenir dans les conseils de l’Europe. « Tiens ! la bière, aussi, est allemande ! » s’écriait un reporter de Caran d’Ache, admis à la table de l’État-major turc, pendant la première guerre gréco-turque, en considérant l’étrange allure des officiers du calife. Et vers la même époque, le même prophète dessinait une double image de Guillaume II. Dans l’une, le Kaiser, debout devant sa fenêtre, montre au public tout le haut de son personnage, casqué, cuirassé, la main sur son sabre, en empereur de la guerre ; mais le reste de son accoutrement dément cet appareil belliqueux : c’est une robe de chambre, des pantoufles, les attributs du commerce et des arts libéraux. Dans l’autre, c’est le buste d’un négociant ou d’un artiste qu’on aperçoit par la fenêtre ; seulement, le reste du personnage dément ce décor pacifique : les hautes bottes, le sabre, les engins de la guerre sont là pour avertir celui qui pénètre dans l’intimité, regarde et réfléchit. Et l’on se demandait : « Lequel est le vrai ? » Tandis que Jules Simon, revenant de Berlin, répondait sans hésiter : « C’est le pacifiste ! » et que Déroulède affirmait : « C’est le guerrier ! » Caran d’Ache laissait ouverte la porte du formidable inconnu.

Cet exemple du plus gai de nos caricaturistes modernes n’est pas unique. Elles fourniraient des volumes, les légendes profondes, suggestives, amères même, de Gavarni, de Daumier et de M. Forain. « Si « humour » voulait dire seulement « rire », écrivait Thackeray, qui fut, lui aussi, un caricaturiste à ses heures, vous ne prendriez guère plus d’intérêt à l’histoire des écrivains humoristes qu’à la vie du pauvre Arlequin, qui partage avec eux la faculté de faire rire. Si la vie et l’histoire de ces hommes éveillent en vous une curiosité mêlée de sympathie, c’est qu’ils s’adressent à un grand nombre de facultés, outre le sens du ridicule. L’humoriste cherche à éveiller et à diriger votre amour, votre compassion, votre bonté, votre mépris du mensonge, de la prétention, de l’imposture, votre tendresse pour les faibles, pour les pauvres, pour les opprimés, les misérables… » Thackeray, qui ne prévoyait pas la guerre actuelle, explique ainsi pourquoi, sans rien abdiquer des sentiments de tristesse ou d’indignation qu’elle suscite, on peut consulter ses caricatures.

Ce qu’on y trouvera, ce ne sont sans doute point des faits, comme dans les photographies ou les dessins des champs de bataille, mais bien les sentiments des peuples sur ces faits. Ce qu’on y saisira, ce ne sont point des réalités, mais l’image que les artistes et leur public se font des réalités et aussi des sentiments de leurs amis et de leurs adversaires. Ainsi envisagée, la caricature projette une vive lumière sur le grouillement complexe et confus des passions, des espérances et des craintes, éparses dans la subconscience d’une nation.

D’abord, elle résume. En tirant de tous les traits qui composent une figure le seul trait qui marque sa dissemblance d’avec l’espèce, le caricaturiste nous découvre le caractère propre à l’individu et, par là, nous résume le visage. De même, en faisant tenir, dans le cadre étroit d’un dessin et le geste de deux ou trois personnages, tout un événement contemporain, ou une théorie sociale, un système politique, il nous le résume, le dégage de tout ce qui est accessoire et, même en l’exagérant, nous en fait apparaître, à première vue, l’essentiel. C’est là, surtout quand il s’agit des idées et des sentiments d’un peuple étranger, lointain, ou dont nous ne pouvons pas aisément lire les publicistes, un avantage qu’il ne faut point dédaigner.

Ensuite, elle exprime très vraisemblablement, de ce peuple, le sentiment moyen et universel. Le trait caricatural est un signe ou un « sigle ». Pour qu’il soit employé, il faut qu’il soit compris. La « légende » même est trop courte et trop resserrée pour évoquer clairement ce qui ne serait pas, déjà, dans l’esprit du lecteur. La preuve en est que beaucoup de « légendes » de M. Forain, quoique bien modernes, sont déjà inintelligibles pour ceux qui n’ont pas assisté aux faits qu’elles résument ou qui, y ayant assisté, les ont oubliés. Quel homme d’État désignait chez nous un 7 gigantesque, auquel on le figurait pendu ? Quel autre, une ceinture dorée ou trente-six bêtes ? Que voulait dire ce morceau de lard, accroché au chapeau d’un prince ? Autant de signes qui seraient pour beaucoup d’entre nous lettres mortes. Aujourd’hui même, quelle nation désigne le Dindon chez les Anglais, quel parti l’Éléphant chez les Américains ? Lorsque le kangourou bondit dans une image politique, anglo-saxonne, quelle idée et quel pays traîne-t-il à sa suite ? Le tigre, à New York, a une signification complètement inconnue de ce côté de l’eau. C’est tout un langage presque hiéroglyphique à déchiffrer pour nous et cependant très clair pour le premier gamin qui passe dans le Strand ou Broadway.

Il y a donc conformité entre la caricature d’un homme ou d’une chose et l’idée que la foule se fait de cet homme ou de cette chose, du moins lorsque cette caricature circule, se répète, entre dans les habitudes et les moyens d’expression du public. Lorsqu’il s’agit d’un simple accessoire signalétique, cela n’a pas grande importance ; mais s’il s’agit d’un trait moral ou physiologique, ce peut être fort révélateur. Du temps de Gillray, c’est-à-dire sous la Révolution et l’Empire, la silhouette d’un homme maigre, efflanqué, mal rasé, sordidement vêtu de loques, dévorant des grenouilles ou jetant sur un roastbeef anglais des regards d’envie, désignait, sans plus de gloses, un Français. Cela ne prouve pas que les Français, à cette époque, fussent hâves et mourants de faim ; mais cela prouve que les Anglais les croyaient tels.

Il en va tout autrement d’un livre, un discours, même un article de journal qui est un développement d’idées et peut ainsi exprimer une thèse tout individuelle, propre à l’auteur, quitte à la développer, à la commenter et à la défendre, si elle ne répond pas, tout de suite, au sentiment moyen du lecteur. La caricature y répond, de toute nécessité. S’en servant en dehors et en dépit de l’assentiment du public, le dessinateur ferait comme un écrivain qui emploierait de nouveaux signes à la place des lettres accoutumées : il ne serait pas compris.

Puisqu’il l’est dans son pays, tâchons, nous aussi, de le comprendre et, par là, de comprendre mieux le sentiment populaire dont il est l’expression. Même exagérée, même fugitive, elle a son prix, parce que ce sentiment a sa force. Elle change comme il change, se fixe s’il se fixe, tourne à tous les vents. Il y a peu d’années encore, ce que la caricature, en Allemagne, raillait le plus, c’était le militarisme prussien. C’est le pacifisme qu’elle raille aujourd’hui. C’est donc une girouette. Mais il est bon de consulter les girouettes, parfois — en temps d’orage surtout. Ne dédaignons pas ces légères annonciatrices, si grotesques parfois que soient leurs formes découpées sur le ciel. Regardons les orientations qu’elles prennent sur nos toits, sur les toits de nos amis, sur les toits de nos adversaires. Elles nous indiqueront les grands souffles qui passent, en ce moment, sur l’Humanité.


  1. Cf. le Miroir de la Vie, lre série, 1902.