L'Apprentissage des jeunes ouvriers dans la petite industrie en France

L'Apprentissage des jeunes ouvriers dans la petite industrie en France
Revue des Deux Mondes (p. 717-742).
L’APPRENTISSAGE
DES
JEUNES OUVRIERS DANS LA PETITE INDUSTRIE

Tout le monde est à peu près d’accord pour trouver que la France est trop administrée et trop réglementée. Le gouvernement lui-même semble être de cet avis, puisqu’il propose de réviser la loi du 4 mai 1855. On émancipera un peu les départemens et les communes; on ferait bien, pendant qu’on y est, d’émanciper aussi les individus, ne fût-ce que pour leur permettre de se livrer aux bonnes œuvres avec plus de dignité et de plaisir. Nos lois font à l’initiative personnelle une guerre impitoyable elles ont fini par rendre le dévouement ou impossible du difficile, et bientôt nous ne pourrons plus faire le bien que par voie de pétition.

Au milieu du courant d’idées qui entraîne les meilleurs esprits vers la décentralisation, il semble qu’on commette un anachronisme en demandant un redoublement de sévérité dans les lois qui limitent le travail des enfans; mais il n’en est rien, et la contradiction n’est qu’apparente. Personne ne songe à détruire la centralisation, ni à se passer de règlemens : on n’en condamne que l’abus. C’est violer la liberté que de réglementer le travail des adultes; c’est la servir que de protéger la santé et l’intelligence des enfans contre des calculs égoïstes et cupides.

La loi de 1841, en défendant aux parens de placer leurs enfans dans les manufactures avant huit ans révolus, gêne un peu la liberté des parens, et la même loi, en défendant de faire travailler ces enfans plus de huit heures par jour et de les faire travailler la nuit, gêne un peu la liberté des fabricans. Cependant n’est-ce pas une excellente loi, une loi nécessaire et profondément humaine? Il y avait, avant cette loi, des enfans de six ans dans les manufactures; on les y tenait enfermés pendant la journée entière, et la journée était alors de treize ou quatorze heures. Ces pauvres êtres avaient encore bien souvent un quart de lieue ou une demi-lieue à faire pour rentrer chez eux après treize heures de fatigue. Ils n’y trouvaient pas toujours un lit. Les ateliers n’étaient pas à cette époque dans les conditions hygiéniques où nous les voyons. On disait que, pour faire tenir debout ces ouvriers de six ans durant la journée entière, il fallait emprisonner leurs jambes dans une boîte de fer-blanc : ce détail, souvent répété dans les livres et dans les discours, et qui n’a pas peu contribué à exciter la pitié, est très probablement apocryphe. Il n’y avait pas dans les ateliers d’instrumens de torture; mais ces interminables journées, ce long travail imposé à de si faibles corps, cette absence d’air et de mouvement, cette solitude, ce défaut absolu de soins et de tendresse, ne tardaient pas à triompher des constitutions les plus saines et à causer la mort ou des maladies incurables. La loi de 1841, qui devait mettre fin à tant d’abus, remédier à tant de douleurs, ne fut pas votée sans peine ; cela tient sans doute à ce que peu de personnes avaient pénétré dans les ateliers, et vu de leurs yeux ce qui s’y passait. On invoqua contre la loi l’intérêt des fabricans : quel intérêt? Ils n’en avaient aucun, et quand ils en auraient eu! On parla moins du droit des pères de famille; c’est qu’au fond le droit de faire travailler un enfant de moins de huit ans pendant douze heures par jour ne diffère guère du droit de le tuer. Si ce mot paraît une exagération, que l’on consulte les tables de mortalité, et l’on se convaincra qu’il n’est que juste. La loi passa néanmoins, aux applaudissemens de tous les gens de cœur, et l’on put constater presque immédiatement qu’elle n’avait aucun résultat funeste pour l’industrie, et qu’elle en avait d’excellens pour l’hygiène publique. Elle a rendu les plus grands services partout où elle a été bien observée. Ce qu’on lui reproche aujourd’hui avec pleine raison, c’est de manquer d’une sanction efficace et de laisser encore au travail des enfans une trop grande latitude. Son mérite est d’avoir posé le principe; son défaut, de l’avoir appliqué très imparfaitement. Il est urgent, pour la compléter, de créer un corps d’inspecteurs salariés comme en Angleterre, et de réduire le travail des enfans dans les manufactures à la demi-journée. Cela doit se faire, et cela se fera.

Mais la loi de 1841 a un autre malheur : c’est de s’appliquer à trop peu d’enfans. Ceux qui l’ont faite ne l’ont guère considérée que comme un essai; ils ont avoué dans la discussion qu’ils avaient peur de généraliser et qu’ils voulaient procéder avec une sage lenteur. Il est regrettable que cet essai, tenté il y a vingt-trois ans, demeure à l’état d’essai, et l’on se demande comment cela est possible à présent que le succès est constaté. Est-ce timidité? est-ce négligence? La timidité n’a pas de prétexte, la négligence serait coupable. Voici l’article 1er de cette loi : « Les enfans ne pourront être employés que sous les conditions déterminées par la présente loi, 1° dans les manufactures, usines et ateliers à moteur mécanique ou à feu continu, et dans leurs dépendances, 2° dans toute fabrique occupant plus de vingt ouvriers réunis en atelier. » Cela revient à dire que la loi réglemente uniquement le travail des enfans dans la grande industrie. On se demande, en lisant cet article, si la grande industrie emploie plus d’enfans que la petite, et les occupe à un travail plus fatigant.

Or il n’en est rien. D’abord, pour la fatigue, les professions sont si variées dans la petite industrie qu’il est difficile de proposer une formule générale; mais il est clair que dans la grande industrie le métier de rattacheur, celui de lanceur, celui de margeur, sont au nombre des moins fatigans, et qu’ils s’exercent dans des ateliers plus salubres que ne le sont ordinairement ceux de la petite industrie. Pour le nombre, il n’y a pas de comparaison possible. Un recensement qui remonte à 1851 donne pour la grande industrie 2,094,370 ouvriers, pour la petite industrie 7,810,150 ouvriers, pour l’industrie agricole 20,351,630 ouvriers. La proportion entre les ouvriers et par conséquent entre les enfans était à peu près comme 2 est à 28. Supposons qu’elle ait varié dans ces quatorze ans, comme on n’en peut guère douter, car les progrès de la grande industrie sont manifestes : il n’en reste pas moins vrai qu’en limitant sa protection aux enfans employés dans la grande industrie, la loi ne protège pas la dixième partie des jeunes travailleurs. Cela étant, que peut-on répondre au raisonnement que voici : une loi n’est juste que quand elle est nécessaire; aucune loi n’est plus nécessaire, ni par conséquent plus juste que celle de 1841; cette loi est tout aussi nécessaire aux enfans qu’elle abandonne qu’à ceux qu’elle protège : donc elle doit étendre sa protection et ses bienfaits, non pas, comme elle l’a fait jusqu’à présent, à une catégorie très restreinte de jeunes travailleurs, mais à tous les ouvriers âgés de moins de seize ans, quel que soit l’atelier où ils travaillent?

Il n’y a qu’une seule objection, c’est que l’inspection, la constatation même des délits sera difficile dans les ateliers composés de moins de vingt ouvriers. Elle sera peut-être difficile, ce qui même n’est pas prouvé; mais elle ne sera pas impossible, et elle est très nécessaire : ces deux points sont hors de doute. Un petit atelier, dit-on, est quelquefois la famille elle-même; il faut craindre d’introduire une surveillance jusqu’au sein de la famille. A la bonne heure. Un atelier de dix-neuf personnes, est-ce une famille? Un atelier de quinze, de dix personnes, est-ce une famille? Est-il donc si difficile d’écrire dans la loi qu’un atelier composé du père et de ses enfans ne peut pas être surveillé? Que restera-t-il de l’objection, une fois cette restriction faite? Une telle restriction n’est-elle pas plus raisonnable, plus rassurante et aussi précise que cette limite de vingt ouvriers Introduite sans raison appréciable dans la loi de 1841? On n’aura pas même besoin de constater l’absence d’un étranger; cette constatation est toute faite par la loi sur les patentes. Il n’y a donc aucune difficulté, et il y a urgence. Ou supprimons la loi de 1841, ou rendons-la générale; ou déclarons une bonne fois qu’il est loisible à tout le monde de faire travailler un petit enfant dès qu’il est en âge de se tenir debout, et de le faire travailler chaque jour jusqu’à ce qu’il tombe en défaillance, ou, si nous croyons avoir le droit d’intervenir pour quelques milliers d’enfans au nom de l’humanité et de la morale, intervenons pour tous. C’est déjà trop que cette distinction inconcevable et injustifiable ait duré sans protestation pendant près de vingt-cinq ans. C’est trop pour notre honneur. Les Anglais ont eu plus d’entrailles.

Il est bien vrai qu’on a fait en 1851 une loi sur le contrat d’apprentissage en faveur des enfans employés dans la petite industrie; mais cette loi, qui est un progrès, bien qu’elle soit, comme la loi de 1841, fort incomplète, diffère surtout de la première en ce qu’elle offre sa protection sans l’imposer. Elle régit les contrats en laissant tout le monde libre de n’en pas faire; elle protège seulement ceux qui réclament sa protection. Un enfant entre-t-il dans la grande industrie, la loi de 1841 exige qu’il soit âgé de huit ans au moins, qu’il ne travaille pas plus de huit heures par jour, et qu’il fréquente assidûment une école. Entre-t-il dans la petite industrie, il échappe à la loi de 1841 et à toute autre loi spéciale. Il ne profite des stipulations de la loi de 1851 que s’il prend la qualité d’apprenti, et il est parfaitement libre de ne pas la prendre.

Nous ne demandons pas qu’on enlève à la loi de 1851 son caractère facultatif; il n’y a pas de raison suffisante pour forcer tous les jeunes travailleurs à souscrire un contrat régulier d’apprentissage; mais, si nous analysons cette loi, nous verrons qu’elle contient deux parties fort distinctes. La première partie limite pour chaque jour la durée du travail suivant les âges; elle oblige tous les patrons à laisser prendre aux enfans, sur la journée de travail, le temps nécessaire à leur instruction jusqu’à concurrence de deux heures. La seconde partie règle tout ce qui est relatif à l’enseignement de la profession. A le bien prendre, c’est cette seconde partie, et elle seule, qui traite du contrat d’apprentissage; c’est celle-là seule qui devrait être facultative. La première partie au contraire devrait s’étendre à tous les enfans, qu’ils soient apprentis ou non. Ce n’est pas parce qu’un enfant devient apprenti qu’il a besoin d’être ménagé et d’apprendre à lire, c’est parce qu’il est un enfant, et parce qu’il sera un homme. On a donc eu tort de confondre en une seule loi deux législations dont l’une est impérative et devrait être générale, tandis que l’autre est et doit demeurer facultative. Cette distinction est certainement très importante, et c’est pour l’avoir négligée qu’on a laissé un si grand nombre d’enfans en dehors des prescriptions de la loi.

La législation française était, avant la révolution, un véritable chaos. Refondre toutes les lois d’après un système unique, les faire entrer dans une codification régulière, de manière à éviter les contradictions et les doubles emplois, et à rendre l’étude de la jurisprudence relativement facile, était une idée à la fois simple et profonde. Nous avons raison d’en être fiers pour notre pays; mais comme il n’y a d’immuable dans la législation que la morale, et que la loi écrite est heureusement progressive, nous retomberons bien vite dans l’ancienne confusion, si nous faisons des lois nouvelles sans avoir le soin de réformer en même temps les lois anciennes qui traitent de la même matière ou de matières analogues. Par exemple, comment se fait-il qu’on ait promulgué en 1851 une loi sur le contrat d’apprentissage, et qu’on n’ait pas même eu l’idée de réformer la loi de 1841 sur le travail des enfans dans les manufactures? Il n’y a qu’à comparer ces deux lois, destinées l’une à réglementer la grande industrie, et l’autre à réglementer une portion restreinte de la petite industrie, pour voir que, quand elles se rencontrent, elles se contredisent.

Ainsi les enfans ne peuvent être admis dans la grande industrie avant huit ans, mais ils peuvent entrer à tout âge dans les ateliers de la petite industrie. — Dans la grande industrie, un enfant âgé de moins de douze ans ne peut être employé que huit heures sur vingt-quatre, divisées par un repos. Dans la petite industrie, les enfans au-dessous de quatorze ans, quel que soit leur âge, peuvent être employés dix heures par jour. — Dans la grande industrie, tout enfant au-dessous de douze ans est tenu de suivre une école; les enfans au-dessus de cet âge n’en sont dispensés que quand un certificat donné par le maire de leur résidence atteste qu’ils ont reçu l’instruction primaire élémentaire; les chefs d’établissement sont obligés d’y tenir la main sous leur responsabilité personnelle. Dans le système de la loi de 1851, si l’apprenti âgé de moins de seize ans ne sait pas lire, écrire et compter, le maître doit lui laisser prendre deux heures pour son instruction sur la journée de travail, d’où il résulte que, d’après la loi de 1841, le maître est obligé d’envoyer l’enfant à l’école, et que, d’après la loi de 1851, il est tenu seulement de ne pas lui refuser le temps et la permission d’y aller.

Au lieu de laisser subsister deux lois qui traitent de la même matière d’après des principes différens et y perdent l’une et l’autre en précision et en autorité, si on avait remanié en même temps toute la législation relative au travail des enfans, voici ce qu’on aurait fait : on aurait mis dans la première loi tout ce qui est impératif, c’est-à-dire tout ce qui concerne la santé et l’éducation, et l’on aurait généralisé cette loi en supprimant les paragraphes 2 et 3 de l’article premier, après quoi on aurait mis dans la seconde loi tout ce qui est facultatif, c’est-à-dire tout ce qui a trait à l’enseignement de la profession.

La première loi, avec les modifications que le temps et le progrès des idées ont rendues nécessaires, aurait pu être conçue à peu près ainsi : « Article 1er. Aucun enfant ne peut être employé, comme apprenti ou comme ouvrier, dans la grande ou dans la petite industrie, avant l’âge de huit ans révolus. — Article 2. Aucun enfant au-dessous de seize ans ne peut être employé à des travaux de nuit. — Article 3. Aucun enfant au-dessous de douze ans ne peut être employé plus de six heures sur vingt-quatre. — Article 4. Tous les enfans employés dans la grande ou dans la petite industrie iront à l’école, savoir : les enfans de huit à douze ans tous les jours, les enfans de douze à seize ans trois fois par semaine. La durée de la classe sera de deux heures, prises sur la journée de travail. Les patrons seront obligés, sous peine d’amende, de tenir la main à l’exécution du devoir scolaire. » Cette loi faite, on n’aurait plus mis dans la loi relative aux contrats d’apprentissage que ce qui concerne les contrats d’apprentissage, c’est-à-dire l’enseignement de la profession. Telle est la première réforme que nous voudrions voir introduire dans la législation sur le travail des enfans.

Une seconde réforme, qui tient au même ordre d’idées, consisterait à rattacher à la loi sur l’apprentissage et à la loi sur le travail des enfans dans les manufactures la loi projetée sur l’enseignement professionnel. Ce sont moins trois lois différentes que les trois titres d’une loi unique.

Nous n’avons pas à nous étendre ici sur l’enseignement professionnel, car nous pensons qu’on se donne inutilement beaucoup de peine pour le créer. Il existe depuis 1833 sous le nom d’écoles primaires supérieures, et nous en avons le type amélioré et perfectionné dans l’école Turgot à Paris et dans l’école La Martinière à Lyon. Au lieu de laisser tomber cette excellente organisation, comme on a eu le tort de le faire dans ces dernières années, ou de la remplacer par des collèges industriels, au grand détriment des études et sans avantage pour personne, on rendrait un grand service au pays, particulièrement aux familles d’ouvriers, en reprenant l’œuvre de 1833, et en multipliant dans Paris et dans toute la France les écoles primaires supérieures. Nous affirmons sans crainte que, si on ouvrait demain une école Turgot dans chacun des arrondissemens de Paris, il n’y aurait pas au bout de trois mois, dans une seule de ces écoles, une seule place vacante. Notez bien cependant qu’on n’apprend pas, dans ces utiles et nécessaires établissemens, à être tourneur, mécanicien, fileur, tisseur, ébéniste. On apprend ce qu’il faut savoir pour être un homme distingué dans sa profession, et-même dans toute profession: mais on n’y apprend pas sa profession. Un ouvrier sorti de l’école Turgot a toutes chances de devenir contre-maître, et même patron. Les premiers élèves trouvent à se placer d’emblée comme chefs d’atelier. Quelques-uns entrent dans les écoles spéciales d’Angers ou de Châlons, ou même à l’École centrale, ce qui en fait des ingénieurs. Une bonne éducation mène à tout. On peut voir dans le musée industriel de La Martinière, inscrits sur un tableau d’honneur, les noms de ceux de ses élèves qui sont arrivés jusqu’à l’École polytechnique. Ce qu’il y a d’excellent dans ces écoles, c’est qu’elles secondent l’ambition, quand elle est légitime, sans jamais la surexciter.

L’école d’apprentissage est toute autre chose que l’école professionnelle. L’école d’apprentissage est celle où l’on apprend un métier. Il y en a quelques-unes en France. La loi du 7 octobre 1848 avait organisé des écoles d’apprentissage pour l’agriculture. L’école des mousses, à Marseille, est une école d’apprentissage pour la marine. L’horlogerie a ses écoles spéciales à Cluzes, à Besançon: on s’occupe d’en fonder une à Paris. Mulhouse élève en ce moment même une admirable école de tissage. Les écoles d’arts et métiers de Châlons, d’Angers, d’Aix, peuvent être, à la rigueur, considérées comme des écoles d’apprentissage, puisqu’on y apprend à fond, théoriquement et pratiquement, l’un des métiers suivans : forgeron, fondeur, ajusteur, serrurier, tourneur sur métaux et menuisier. Déjà pourtant ces écoles s’élèvent au-dessus de l’apprentissage proprement dit; elles ne forment que des ouvriers d’élite ou des chefs-ouvriers, et pour y être admis il faut avoir fait un an d’apprentissage dans un atelier, et en apporter le certificat. Nous ne parlons que pour mémoire des écoles vétérinaires, des écoles de mineurs, des écoles d’hydrographie, etc., puisqu’il ne s’agit ici que des ouvriers et des arts mécaniques. Est-il possible, comme quelques personnes l’ont rêvé, de remplacer l’apprentissage dans les ateliers par des écoles d’apprentissage? Nous n’hésitons pas à dire que cela n’est pas possible. Il y a deux objections également invincibles. La première, c’est la dépense. Nous la dédaignerions, s’il ne s’agissait que de quelques millions. Il s’agit au contraire d’une dépense supérieure à celle de l’enseignement primaire et de l’enseignement professionnel réunis. En effet, une école d’apprentissage est une école sans doute; mais c’est encore plus un atelier qu’une école. Que fera l’état dans l’hypothèse de nombreuses écoles d’apprentissage? Prendra-t-il des élèves pour leur temps, comme les autres patrons? Alors il faut qu’il se transforme en entrepreneur. Se fera-t-il payer? Dans ce cas, pour aspirer à être ouvrier, il faudra être fils de famille. Enseignera-t-il les professions gratuitement? S’il le fait, il se ruinera. Il y a plus : s’il enseigne le métier à tout le monde, il l’enseignera mal, et c’est là la seconde objection, tout aussi forte que la première. Il est impossible que l’école d’apprentissage remplace avantageusement l’apprentissage dans l’atelier, parce qu’on y sacrifiera toujours involontairement la pratique à la théorie. À cet égard, il faut distinguer entre les ouvriers d’élite et les ouvriers ordinaires, entre les professions faciles et celles qui demandent une habileté supérieure.

Autant il serait impraticable de supprimer partout l’apprentissage pour le remplacer par des écoles, autant il est avantageux, pour l’industrie nationale et pour les ouvriers eux-mêmes, de placer dans les grands centres industriels quelques écoles spéciales, en petit nombre, bien pourvues de ressources et de maîtres, qui propagent les connaissances théoriques et fournissent des moniteurs à l’enseignement mutuel des ateliers. Il est par exemple hors de doute que l’école de tissage fondée à Mulhouse rendra les plus grands services à la fabrique française. Elle possède dès à présent un assortiment des machines les plus parfaites, et sera constamment tenue au courant des perfectionnemens mécaniques et des améliorations dans les procédés de préparation et de teinture. Les élèves qu’elle formera posséderont à fond la théorie comme la pratique de leur profession, et ils auront gagné, dans la fréquentation des plus habiles praticiens, ce point d’honneur professionnel qui est d’une importance inappréciable pour le développement d’une industrie. Est-ce à dire que les fabriques de Mulhouse vont manquer d’apprentis, et que les ouvriers vont aller se former à l’école de tissage? Ils n’y penseront même pas, et il suffit de voir l’école, sans parler de son règlement, pour comprendre qu’on n’a pas en vue les futurs ouvriers, mais bien les futurs patrons. On forme sans doute des ouvriers dans les écoles d’horlogerie; seulement il faut se rappeler ce qu’est un bon ouvrier horloger : c’est un mécanicien, un artiste. Avec une petite mise de fonds, il peut aisément devenir fabricant et marchand, parce que pour la réparation et même pour la fabrication des montres à l’usage civil il n’est pas nécessaire d’avoir un atelier ; le maître suffit avec un apprenti et un compagnon. D’ailleurs les petits horlogers, qui ne font que du rhabillage et des réparations, n’iront pas se former dans une institution spéciale ; leurs bénéfices sont trop restreints pour qu’ils affrontent les dépenses qu’une pareille résolution leur imposerait. L’école fondée à Paris par M. Mildé en fournit la preuve. Cette école est gratuite, mais l’élève donne en entrant, à titre de cautionnement, une somme de 50 francs, qu’à la vérité on lui rend plus tard ; il paie 5 francs par mois, pendant vingt mois, pour l’outillage, et c’est un avantage énorme, car l’outillage coûte ordinairement 350 francs. Il n’est reçu qu’après un examen dans lequel il doit prouver qu’il sait passablement l’orthographe, le système métrique et l’arithmétique jusqu’aux fractions inclusivement. Il doit être âgé en entrant de treize ans au moins, et l’apprentissage dure quatre ans pour les montres, pendules et compteurs à l’usage civil, cinq ans pour les instrumens de précision. Il faut donc s’entretenir et même faire des dépenses spéciales jusqu’à l’âge de dix-sept ou de dix-huit ans. Cela suppose une assez grande aisance, et très peu d’ouvriers sont en mesure de donner à leurs fils une pareille éducation. Ces écoles n’en sont pas moins précieuses, parce qu’il en sort des ouvriers d’élite, des patrons instruits, en un mot des moniteurs. Il faut les recommander, les aider, les propager ; elles contribuent à perfectionner notre main-d’œuvre, et c’est par la main-d’œuvre surtout que notre industrie nationale doit prospérer. Ces écoles modèles cependant, qui sont et seront toujours à la portée du petit nombre, forment en définitive plutôt l’esprit que la main. Ce qui doit être universel, ce sont les écoles primaires, parce que tout le monde doit savoir lire et écrire ; ce qui doit être très général, sans être universel, ce sont les écoles professionnelles, ou écoles primaires supérieures, parce que tous les enfans qui se sentent capables doivent trouver près d’eux les ressources nécessaires pour cultiver leur esprit, perfectionner leur éducation et donner l’essor à leurs facultés. Quant aux écoles d’apprentissage, elles ne doivent et ne peuvent être qu’une exception, et jamais les écoles professionnelles ni les écoles d’apprentissage ne dispenseront les ouvriers, et surtout les ouvriers pauvres, de s’engager dans un atelier pour y apprendre leur état.

Après tout, où est le mal ? L’habitude du travail manuel est essentiellement virile ; elle fortifie l’âme et le corps, pourvu que le travail soit toujours mesuré sur les forces, et qu’il n’absorbe pas la journée entière au point de ne rien laisser pour l’étude. Le travail, et même le travail manuel, est souvent un plaisir; il est aussi, reconnaissons-le, dans beaucoup de cas une peine. Il faut s’y plier dès l’enfance, pour qu’il ne paraisse pas trop lourd à l’âge mûr. Il faut apprendre à aimer ce rude compagnon, qui compense la fatigue du corps par la sécurité, la dignité, la bonne conscience. La vie est un ensemble de peines et de plaisirs, où les peines ont la plus grande part. A la longue, le bon travailleur sent naître et se développer en soi une force qui le protège contre la peine : c’est la conviction d’avoir virilement employé son temps, et d’être prêt à aller généreusement, simplement, jusqu’au bout, sans défaillir. S’il se mêle à cela quelque sentiment plus doux, une amitié fidèle, un devoir patriotique accompli, on doit remercier Dieu à l’heure de la mort. Ce monde n’est qu’un grand atelier où nous sommes tous ouvriers, chacun à notre place, et l’enfant qu’il faut plaindre est celui qui n’apprend pas dès le premier jour qu’il a une tâche à remplir, tâche petite ou grande, obscure ou glorieuse, mais pénible à coup sûr, puisqu’il est homme.

On aura donc toujours besoin d’une loi sur l’apprentissage, même quand notre système d’instruction primaire aura été complété par la création de l’instruction professionnelle, et il ne peut pas être question, pour des esprits sérieux, de supprimer la loi de 1851, mais seulement de la compléter. Une première remarque à faire sur cette loi, c’est qu’on en profite très peu. Cela prouverait peut-être qu’elle n’est pas suffisamment pratique. Voici à cet égard des chiffres significatifs, empruntés à la dernière enquête de la chambre de commerce de Paris, publiée en 1864. On a recensé dans les ateliers de Paris 25,540 enfans au-dessous de seize ans, savoir 19,059 garçons et 6,481 filles. Sur ce nombre, 5,798 enfans, dont un peu plus de 200 filles, sont employés comme ouvriers auxiliaires, c’est-à-dire qu’on achète leurs bras pour un salaire, sans leur donner avec ce salaire aucune instruction professionnelle. Ces enfans, devenus adultes, ne pourront donc utiliser que ce qui leur restera de force ; ils n’y joindront aucune aptitude acquise, et se trouveront réduits à la condition de journaliers et de manœuvres, la pire de toutes les conditions aujourd’hui que la force mécanique tend à remplacer partout la force humaine. Sur les 19,752 apprentis des deux sexes qui travaillent dans les ateliers de Paris, 10,487 garçons et 4,732 filles sont engagés sans contrat. Il n’y a donc en tout que 3,674 garçons et 849 filles, soit 4,523 enfans sur un total de 25,540, qui aient profité des stipulations de la loi de 1851.

Doit-on croire qu’un certain nombre d’enfans, sans être régulièrement engagés comme apprentis, sont cependant traités comme tels par les patrons? Oui sans doute, quoique l’omission d’une formalité si importante et si facile à remplir indique beaucoup de négligence dans les pères de famille et soit d’un mauvais augure pour la surveillance exercée par eux sur le travail et la conduite de leurs enfans. En revanche, les contrats d’apprentissage les plus réguliers et les mieux rédigés ne sont pas toujours une barrière suffisante contre les abus. Si quelques maîtres humains et intelligens sont de véritables pères pour leurs apprentis, beaucoup d’autres ne songent qu’à tirer le plus grand parti possible de leur travail, sans souci de leur santé, de leurs mœurs et de leur instruction. Nul ne peut s’en étonner en se rappelant qu’il suffit d’exercer un métier pour avoir le droit de prendre des apprentis.

L’article 6 de la loi de 1851 est ainsi conçu : « Sont incapables de recevoir des apprentis les individus qui ont subi une condamnation pour crime, ceux qui ont été condamnés pour attentat aux mœurs, ceux qui ont été condamnés à plus de trois mois d’emprisonnement pour les délits prévus par les articles 388, 401, 405, 406, 407, 408, 423 du code pénal, » c’est-à-dire pour divers délits de vols, détournemens, abus de confiance et tromperie sur la nature ou la qualité des marchandises vendues. Sauf ces incapacités, qui même peuvent être levées, après un certain temps, par les préfets des départemens ou par le préfet de police à Paris, tout ouvrier peut recevoir un jeune enfant dans son atelier et dans sa maison, le loger, le nourrir, se substituer, pendant deux, trois ou quatre ans, à tous les droits et à tous les devoirs du père de famille. L’atelier peut être composé de repris de justice et de femmes perdues; le maître lui-même peut avoir été condamné pour vol, pourvu que la condamnation ait été de moins de trois mois; il peut être brutal, ignorant, débauché ; il peut avoir une femme ou un fils, partageant, au moins par le fait, son autorité sur l’apprenti, sans que la loi ait prévu le cas où cette femme aurait été condamnée à une peine infamante. Que deviendra un enfant dans un milieu pareil? Sur quels soins peut-il compter? Quelle éducation peut-il recevoir? La loi accumule les précautions quand il s’agit de choisir un instituteur; est-il nommé, l’administration le surveille tous les jours, à toute heure; à la moindre faute contre l’honneur ou les bienséances, il est impitoyablement destitué, et tout cela est juste. Cependant il n’est jamais seul avec un de ses élèves, il ne les voit, pour ainsi dire, qu’en public; il ne les garde que cinq ou six heures par jour, tandis que l’apprenti est livré corps et âme, jour et nuit, au patron pendant toute la durée de l’apprentissage. On est obligé, en l’absence de toute précaution législative, de se reposer, pour le choix d’un bon maître, sur la sollicitude et l’intelligence du père; mais tous les enfans n’ont pas de père, et tous les pères n’ont pas le cœur d’un père. Un ouvrier nomade, sans capacité, sans moralité, sans ressources suffisantes pour vivre, lui et les siens, se décharge le plus vite qu’il peut, et sur le premier venu, du soin de nourrir et d’élever son enfant. Quelquefois, plus soucieux et plus attentif, trompé par des apparences de probité, il livre son fils, croit lui donner un maître, et ne lui donne en réalité qu’un tyran.

La loi a bien pris cependant quelques précautions, mais ses dispositions, presque toujours incomplètes, sont facilement éludées. Par exemple, pour la limitation de la journée, qui est de dix heures, et que nous voudrions réduire à six, la loi est demeurée sans effet. On peut affirmer que les trois quarts des parens ne la connaissent pas. Sait-on ce que dure à Lyon, dans le tissage et les industries connexes, la journée de l’adulte? Treize, quatorze et quelquefois quinze heures. Si un apprenti annonçait l’intention de travailler dix heures seulement, il trouverait difficilement un patron, et voici pourquoi. Tout patron ou chef d’atelier a dans sa chambre quatre, cinq ou six métiers qui forment son capital. Deux de ces métiers sont occupés par lui et sa femme; il loue les autres à des compagnons, et tire de cette location un bénéfice assez élevé. Quand un apprenti qui occupe un métier ne travaille pas, le patron ne perd pas seulement le travail de l’apprenti, il perd la location du métier; c’est pourquoi il n’est pas rare de voir des enfans de douze ou quatorze ans, des jeunes filles, travailler treize heures par jour, et même plus, comme leurs maîtres. Toute cette population est sobre, économe, laborieuse, dure pour elle-même. Dans la plupart des industries lyonnaises, la journée est de treize heures. Passe pour les adultes, puisqu’ils le peuvent et le veulent; mais il est cruel de penser qu’on impose à des enfans une tâche qui serait trop lourde pour des hommes faits.

Une des conséquences de cette situation de la fabrique lyonnaise, c’est que très peu d’apprentis suivent les écoles. Après avoir décidé, dans son article 9, que la durée du travail effectif des apprentis âgés de moins de quatorze ans ne pourra dépasser dix heures par jour, la loi de 1851 ajoute, dans l’article 10, que si l’apprenti âgé de moins de seize ans ne sait pas lire, écrire et compter, ou s’il n’a pas encore terminé sa première éducation religieuse, le maître sera tenu de lui laisser prendre, sur la journée de travail, le temps nécessaire pour son instruction, et que ce temps ne pourra pas dépasser deux heures. Ces deux articles semblent contradictoires, puisque l’un impose dix heures de travail effectif, tandis que l’autre permet de prélever deux heures sur la journée de travail pour assister à l’école. Ces deux heures sont, pour le maitre, une perte sans compensation, et cette perte est surtout sensible quand le travail de l’apprenti est l’unique rémunération des frais qu’il occasionne. On s’explique très bien que le maître ne se soucie pas de prendre un apprenti qui ne travaillera que huit heures, au lieu d’un apprenti qui en travaillerait dix, et qu’une fois le contrat signé il ne se donne pas grand’peine pour envoyer l’enfant à l’école et pour se priver ainsi de ses services pendant deux heures tous les jours. Au fond, la loi ne le rend pas responsable de la fréquentation de l’école; il est seulement tenu de laisser prendre à l’apprenti le temps d’y aller. En d’autres termes, il ne peut pas refuser la permission, si on la lui demande. Au moins dans la loi de 1841 on avait un recours direct, une action légale contre le patron négligent. A dix ans de distance, la législation a reculé au lieu d’avancer.

Personne n’ignore que la France occupe un des derniers rangs, parmi les nations de l’Europe, pour l’instruction primaire. On le déplore, on en rougit. On sent doublement la nécessité de l’instruction depuis l’établissement du suffrage universel et la suppression du système protectioniste. On dit qu’on ne refuse d’établir chez nous l’instruction obligatoire telle qu’elle existe en Prusse, en Suisse et dans presque toute l’Allemagne, qu’à cause du respect dû à l’autorité paternelle; mais ici ce n’est pas le père que la loi aurait devant elle, c’est le patron; ce n’est pas dans la famille qu’il s’agirait d’intervenir, c’est dans l’atelier. Le principe de la responsabilité directe du patron a été posé nettement dans la loi de 1841; pourquoi n’a-t-il pas été maintenu dans celle de 1851 ? Pourquoi n’a-t-on pas pris les mesures nécessaires pour rendre efficaces l’une et l’autre loi? A-t-on peur d’éclairer le peuple? Ne comprend-on pas tout ce qu’il gagnerait en habileté professionnelle, en moralité et en bien-être, s’il avait plus de lumières? Y a-t-il un bien plus facile à faire, un devoir plus impérieux, un plus grand service à rendre à l’humanité et à la patrie?

A défaut de l’instruction générale, abandonnée, sacrifiée, autant par la faute de la loi que par celle des parens et des maîtres, l’instruction professionnelle est-elle au moins donnée convenablement? Cela importe à l’état, comme aux enfans et aux familles. Il faut qu’un état ait de bons soldats dans ses armées et de bons ouvriers dans ses ateliers. Nous avons d’assez bons soldats, comme le monde le sait, un peu à ses dépens : où en sont nos ouvriers? Quel est notre rang dans les expositions internationales? Et quelles sont, sur les divers marchés, la qualité et la quantité de nos exportations? Nous pourrons faire des conseils-généraux, des chambres consultatives, des comices, des sociétés industrielles, distribuer des croix et des médailles, envoyer des délégations à Londres et à Berlin, fonder des musées industriels, créer des écoles, réformer nos lois, notre batellerie, nos messageries : tout cela est excellent; le grand secret, le véritable secret de la supériorité d’un peuple, c’est la bonne organisation de l’apprentissage. Il faudrait que le gouvernement, ou une académie, ou une société industrielle fît faire une enquête sur cette question. Il est impossible à la statistique de s’orienter dans ce dédale, si elle n’a pas à sa disposition toutes les ressources d’une commission d’enquête. L’apprentissage varie de place en place, et presque d’atelier en atelier. Au milieu de renseignemens contradictoires, voici ce qui surnage : c’est que, dans un grand nombre de maisons, l’apprenti fait un service de domestique. Il nettoie l’atelier et les outils, il fait les courses. S’il apprend son état, c’est par hasard et en regardant par-dessus l’épaule des compagnons. C’est là un stage plutôt qu’un apprentissage. D’un atelier ainsi tenu, il ne peut sortir que des ouvriers incapables, si même il en sort des ouvriers. Quand un enfant a porté des boîtes et des cartons, du matin au soir, dans tous les coins de Paris, pendant trois ans, à quel métier est-il bon, si ce n’est à celui de commissionnaire? Dans d’autres états, où il n’y a pas de courses à faire, on met l’enfant à un établi, et il apprend au moins quelque chose; mais alors il arrive trop souvent que le patron en fait un spécialiste, ce qui rend son savoir très court et très peu productif. Par exemple, un enfant veut être bijoutier. S’il entre dans une bonne maison, et sous la direction d’un patron honorable, on lui fera faire successivement des chaînes, des anneaux, des épingles, des bijoux montés, il apprendra à graver, à sertir, à polir; en un mot, il deviendra un bijoutier, et, son apprentissage fini, il pourra se présenter avec confiance dans les meilleures maisons et aspirer à un bon salaire. En revanche, il n’aura rendu que très peu de services au maître, parce que, passant sans cesse d’un genre de travail à un autre, et quittant une partie aussitôt qu’il y excelle, il ne peut être, pendant la durée de l’apprentissage, qu’un ouvrier médiocre. S’il tombe au contraire dans les mains d’un patron peu scrupuleux, qui ne cherche qu’à l’exploiter, le moyen est en vérité facile. Il consiste à lui faire faire indéfiniment un seul genre d’ouvrage; en deux ou trois mois, il le fera aussi bien et aussi vite qu’un compagnon, surtout si on ne lui met jamais autre chose en main pendant la durée de ses trois années. Le résultat de cette manœuvre est que le patron a eu pendant trois ans un ouvrier pour rien, et que l’apprenti, habile dans cette spécialité et ignorant tout le reste, ne trouve que de l’ouvrage mal rétribué, et le trouve difficilement. Il y a même des ateliers fondés sur ce principe : on dirait, à les voir, que c’est une école; au fond, c’est tout le contraire, puisque les enfans n’y apprennent rien. Le patron, avec un ou deux ouvriers, prend douze ou quinze apprentis qu’il transforme assez promptement en habiles spécialistes; il n’accepte qu’un seul genre de commande; grâce à cette industrie, il a la main-d’œuvre pour rien, et fait à bon marché la besogne de dix-huit personnes. Sans doute un atelier n’est pas un lieu mystérieux où nul ne pénètre; des spéculations de cette nature ne peuvent se faire à huis clos; les fabricans ou les cliens qui donnent de l’ouvrage, les compagnons qui travaillent dans l’atelier, et les apprentis eux-mêmes sont bien vite édifiés sur cette malhonnête exploitation. Le père, quand il vient conduire son fils le premier jour, est averti de ce qui l’attend, rien qu’en jetant les yeux autour de lui. Il devrait se dire, sans même aller plus loin dans ces réflexions, que la même personne ne peut pas montrer le métier à six enfans; mais, que ce soit ou non la faute du père, la faute est commise, puisque les ateliers sont pleins, et qui en souffre? C’est l’enfant d’abord, qui n’apprend rien, et ensuite c’est le pays, qui n’a plus que des ouvriers mal préparés et médiocres.

Bien des raisons excusent ou du moins peuvent expliquer la faute du père. Il n’est pas facile de trouver un apprenti ou un maitre. Il n’y a rien d’organisé à cet égard, pas de publicité, pas de bureaux de renseignemens et de placement. On prend ce qu’on trouve. Un ouvrier est toujours à court de temps, parce qu’il ne faut pas perdre sa journée. Il connaît son état, et ne connaît guère les autres. Il ne sait qui consulter pour bien choisir. Un jour il s’aperçoit que ses forces diminuent, que ses dettes augmentent et que son fils est devenu grand. Il s’informe autour de lui des places vacantes. Il s’estime heureux s’il en trouve une à propos, et la retient pour profiter de l’occasion. A Paris, les solides et sérieuses maisons sont assez rares. Le chaland est obligé de chercher le bon marché, et le fabricant, pour le contenter, sacrifie tout à l’apparence. Dans l’ébénisterie, dans la joaillerie, dans l’article Paris, dans la confection, il s’agit avant tout de sauver le premier coup d’œil. Les apprentis jouent un grand rôle dans cette fabrication éphémère. On est coulant sur les conditions, parce qu’on ne saurait se passer d’eux, et les parens, de leur côté, se laissent allécher par cette grande et merveilleuse raison de sans dot. Sous prétexte d’apprendre à leurs enfans un métier, on ne leur apprend que l’art d’éluder l’article 423 du code pénal. Dans ce genre d’industrie, les marchands vendent de tout, et les fabricans ne fabriquent qu’un objet unique : deux effets contraires produits par la même cause. La bijouterie, par exemple, se divise aujourd’hui en une foule de professions différentes. Un ouvrier ne fait que des chaînes ou des épingles; un autre ne fait que des doublés ou des ouvrans. Un autre encore a pour spécialité les clefs de montre, les cachets ou les porte-mousqueton. Il en est de même de l’ébénisterie. Tel ébéniste ne fait que le genre Boule, tel autre se confine dans le gothique. Les ébénistes à la trôle, c’est-à-dire ceux qui n’ont ni magasins ni commandes, et colportent leurs meubles à mesure qu’ils les ont faits, s’en tiennent ordinairement à un meuble unique. Ainsi ils font un lit et le vendent, puis un autre lit, et ils le vendent encore; puis ils recommencent un troisième lit : jamais ils ne feront une table ou une commode. S’ils prennent un apprenti, c’est évidemment pour lui apprendre à faire un lit, puisqu’ils ne savent faire que cela. Ces ouvriers en lits, ou en tables, ou en commodes, ne s’appellent pas, à proprement parler, des ébénistes. On a inventé depuis quelques années des machines qui coupent toutes les pièces d’un meuble. Un industriel achète ces pièces en nombre à vil prix; il ne s’agit plus alors que de les agencer, c’est comme un jeu de patience. Le meuble ainsi fait ne vaut rien pour l’usage; il a bonne mine le premier jour, et peut se livrer pour presque rien. Après trois ans passés dans une maison où l’on travaille de la sorte, un enfant ne sait pas même manier un rabot ou une scie; cependant il est censé avoir fait un apprentissage d’ébéniste ! Au fond, il a perdu trois ans de sa vie; mais personne ne l’a trompé, puisqu’il aurait dû savoir où il entrait. Est-ce un abus? est-ce un malheur? Les exemples de cette sorte abondent dans la plupart des industries; ils sont innombrables dans la fabrication des cuirs et peaux.

C’est une chose étrange, et pourtant vraie, que l’apprentissage dans ces maisons où l’on n’apprend rien ne se fait pas toujours à des conditions avantageuses pour l’apprenti. Pour beaucoup de pères et de tuteurs, ne rien payer est la question principale. Ce n’est pas toujours par défaut de tendresse. À cette condition indispensable de ne rien payer, ils se montrent faciles sur la nourriture, le logement, l’entretien, et même sur l’utilité et les avantages du métier. A Paris, le plus grand nombre des apprentis, 8,904 garçons et 2,762 filles, en tout 11,666 enfans, logent chez leurs patrons; 5,257 garçons et 2,819 filles, en tout 8,076 enfans, restent dans leur famille : ces derniers appartiennent pour la plupart à la grande industrie. Outre cette différence essentielle, il y a tant de variété dans la manière dont les enfans sont traités, dans les services qu’ils rendent par leur travail, dans la durée et le prix de l’engagement, qu’il est impossible d’arriver à se former une idée un peu générale. Voici quelques détails sur les conditions de l’apprentissage dans deux ou trois industries très répandues. Nous les prenons au hasard, et nous les donnons seulement comme preuves de la grande diversité des usages locaux.

A Paris, dans l’industrie de la peau, les tanneurs ne forment pas d’apprentis. Pour 1,283 ouvriers, on n’a recensé que trois enfans, employés comme ouvriers auxiliaires à raison de 1 franc par jour. Les boyautiers, qui occupent 125 hommes et 119 femmes, n’ont qu’une apprentie unique. Les mégissiers, pour 612 ouvriers, n’emploient que 23 enfans, dont 8 ouvriers auxiliaires et 15 apprentis. Un manœuvre entre dans une tannerie ou une boyauderie en sa qualité d’homme de peine, et se fait ouvrier peu à peu en voyant faire les autres. Au contraire, pour les drayeurs, l’apprentissage est réglé de la façon suivante : l’apprenti donne en entrant 400 francs pour un an; il gagne sur-le-champ un salaire, qui est de 1 franc 50 centimes par jour pendant trois mois, de 2 francs pendant les trois mois qui suivent, et de 2 francs 50 centimes pendant les six derniers mois. Il en résulte, en comptant vingt-cinq jours par mois et peu de chômage, qu’il donne 400 francs par an et en reçoit 637; mais ce dernier chiffre est exagéré, car personne ne travaille trois cents jours dans un an. L’apprenti a donc travaillé toute l’année pour moins de 237 francs. Avec cela, il ne sait pas complètement son métier, car il y a presque autant de métiers que d’ateliers. Rien que dans le corps d’état des corroyeurs, on distingue les ouvriers de couteau et de table, les metteurs au vent et à l’huile, les dégraisseurs, estampeurs débrides, cambreurs, cambruriers, chauffeurs, etc. L’ouvrier qui n’a travaillé que le mouton pendant son année d’apprentissage ne peut entrer dans une maison où l’on travaille la chèvre sans verser de nouveau 400 fr. et faire un second apprentissage aux mêmes conditions que le premier. La durée de l’apprentissage dans l’ébénisterie varie de deux à quatre ans, et l’on comprendra cet écart, si l’on songe aux énormes différences de la fabrication dans cette partie. Dans les grandes maisons, on apprend véritablement son état, et c’est un état avantageux pour un bon ouvrier. Dans les maisons où l’on fabrique la pacotille, l’apprenti ne fait que coller ou assembler des parties de meubles fournies toutes taillées par la mécanique, et il y gagne tout au plus un peu d’adresse. Les enfans employés dans les papiers peints sont plutôt des ouvriers auxiliaires que des apprentis; leur travail est différent de celui de l’ouvrier, et ne les exerce pas à devenir ouvriers plus tard. C’est en partie pour cela, et en partie à cause de l’influence délétère des produits chimiques, que le recrutement des enfans est très difficile dans ces ateliers, quoiqu’ils touchent un salaire en entrant. Au contraire, l’apprentissage se fait régulièrement dans la gravure sur bois pour papier peint, industrie très différente, quoique voisine. La mise en couleur des planches gravées constitue dans le même groupe un état particulier, plus avantageux que celui de graveur. Les ouvriers de cette catégorie refusent de faire des apprentis, et ne livrent les secrets de leur art qu’à leurs fils ou aux fils de leurs amis. Quand ils consentent à prendre un élève étranger, ils se font donner une somme de 200 à 300 francs. Si l’on pouvait multiplier indéfiniment ces exemples, on reconnaîtrait avec étonnement que les usages des diverses industries ne sont pas moins variés aujourd’hui qu’ils ne l’étaient du temps d’Etienne Boileau.

Cette vérité est particulièrement remarquable à Lyon. Nous pourrions en donner des exemples dans la chapellerie, la lithographie, la coutellerie; mais nous nous bornerons au tissage, qui est l’industrie capitale. L’apprenti tisseur est nourri et logé. Il donne une indemnité de 50 francs et quatre ans de son temps. Ces conditions sont les mêmes pour un garçon ou pour une fille. Elles semblent assez dures, car si l’apprenti n’a pas commencé trop jeune, au bout d’un an il sait le métier et travaille aussi bien qu’un ouvrier; mais il faut ajouter qu’il ne travaille pas toute la journée pour le compte du maître. On lui assigne une tâche qui est censée représenter deux tiers de journée et les représente largement; s’il travaille au-delà, il reçoit la moitié du produit de son travail pendant l’autre tiers, et son bénéfice varie, suivant son habileté et son activité, entre 60 centimes et 1 franc. On regarde en général la position des apprentis tisseurs comme assez favorable; plusieurs ouvriers tisseurs prétendent même qu’ils regrettent leur temps d’apprentissage.

Les tisseurs sont en quelque sorte les aristocrates de la fabrique lyonnaise. Étrange chose que l’aristocratie! elle se glisse un peu partout; nous sommes presque tous à la fois dédaignés et enviés. Ce sont surtout les tisseuses qui tiennent le haut du pavé dans l’industrie lyonnaise, parce qu’elles gagnent autant que les hommes et dépensent moins, et aussi parce que leur position contraste avec celle des moulineuses et des dévideuses. Il n’y a pas d’apprentissage dans l’industrie du moulinage, qui ne rapporte aux ouvrières que 1 fr. 25 cent, pour une journée de douze ou treize heures; avec cela, elles doivent se nourrir, se loger et pourvoir à tous leurs besoins. Les dévideuses à la pièce ne sont guère plus favorisées: les plus heureuses s’engagent à l’année pour la nourriture et le logement, avec un salaire qui varie de 200 à 300 francs. Elles font de rudes journées pour cette modique somme, et sont chargées presque toujours, outre leur travail, de tous les gros ouvrages de la maison. Il serait vrai de dire que ni les moulineuses ni les dévideuses ne sont des ouvrières ; les moulineuses sont des manœuvres et les dévideuses sont des servantes. Cependant il faut un apprentissage de quatre ans pour être dévideuse, et pendant ces quatre ans la malheureuse, nourrie et logée, ne touche qu’un maigre salaire de 20 ou 30 francs pour s’entretenir. On se demande ce qui guide les pères de famille dans le choix d’un état pour leurs enfans. Quand il faut payer une somme, c’est pour beaucoup un obstacle insurmontable; mais enfin l’apprentissage est également de quatre ans pour une tisseuse et pour une dévideuse : toute la différence est qu’une tisseuse doit donner 50 fr.; il n’y en a pas d’autre, puisqu’avec son tiers de journée elle peut gagner beaucoup plus des 20 francs par an que le maître donne à l’apprentie dévideuse. Il n’est pas besoin non plus d’une capacité exceptionnelle pour apprendre le tissage de la soie ; la plupart des dévideuses en seraient venues facilement à bout. C’est donc tout simplement cette somme de 50 francs une fois donnée qui met entre ces deux femmes, et pour toute la vie, une si grande différence. Quelquefois l’apprentissage se fait à des conditions absolument identiques dans deux métiers dont l’un est excellent et l’autre assure à peine de quoi vivre. Pourquoi le mauvais métier trouve-t-il des enfans qui s’y dévouent? Est-ce encombrement des professions lucratives? est-ce ignorance des pères de famille? Se laissent-ils déterminer par l’occasion? Le fils entre-t-il sans réflexion dans la carrière de son père? Ni la loi ni l’administration n’ont prise sur la détermination des ouvriers : on ne peut que les avertir. Il en est de même pour la réglementation, la durée et les conditions de l’apprentissage; tout cela vient d’usages surannés, qu’on maintient par aveuglement ou par résignation. Il serait bien temps d’établir une juste proportion entre les avantages du métier et les sacrifices exigés de l’apprenti. A défaut de la loi, qui n’a pas le droit d’intervenir, qu’on s’adresse au bon sens des contractans. Un abus signalé et constaté est à demi vaincu. Ce serait peut-être là le meilleur résultat d’une enquête; mais pour qu’une enquête soit vraiment utile, il faut que les ouvriers la connaissent; il faut qu’ils aient assez d’instruction pour puiser aux sources les renseignemens dont ils ont besoin et pour s’intéresser aux questions générales. Soit qu’on pense au perfectionnement de l’industrie ou à l’amélioration du sort des ouvriers, la nécessité de l’instruction revient partout. C’est le premier et le dernier mot de toutes les réformes.

Nous venons de tracer un tableau bien sombre. Il faut cependant, pour le compléter, parler de la manière dont sont traités certains apprentis par les hommes qui se sont chargés de leur donner un état, et qui en réalité ne font que les exploiter. Ce mot de patron fait illusion au premier moment; on songe toujours à un chef d’établissement qui ajoute à sa famille un ou deux enfans étrangers et les élève paternellement avec les siens. On se dit aussi, pour se tranquilliser, que le vrai père, en confiant son fils, ne l’abandonne pas. Il peut bien n’avoir pas assez d’instruction ou d’intelligence pour s’apercevoir que l’apprentissage est nul ou insuffisant; mais, contre les mauvais traitemens que son fils aurait à subir, il est armé par sa tendresse d’abord et ensuite par la loi. Si l’enfant est employé à des services qui ne se rattachent pas à l’exercice de sa profession, à des travaux insalubres ou au-dessus de ses forces, si on le fait travailler la nuit ou plus de dix heures par jour, on peut invoquer les articles 8 et 9 de la loi de 1851. S’il a subi de mauvais traitemens, on peut demander la résiliation du contrat, sans préjudice des réparations civiles et des poursuites correctionnelles. Enfin, le maître étant tenu de se conduire envers l’apprenti en bon père de famille, il est évident qu’il doit le loger convenablement, suivant ses moyens, et lui donner une nourriture saine et suffisante. La loi est entrée dans tous ces détails : que pouvait-elle faire de plus? Il est vrai; mais quand le patron est dans la misère, ce qui est loin d’être rare, et qu’il n’y a pas assez de pain pour tout le monde, la ration de l’apprenti sera retranchée, en dépit de la loi, avant celle du fils de la maison. La loi dit bien qu’on ne doit travailler que dix heures; mais il n’y a pas de pendule dans l’atelier, l’ouvrage presse, les autres travaillent jusqu’à la nuit, l’apprenti fait comme eux : comment pourrait-il quitter l’établi? où irait-il? Il est rare qu’il ait une chambre pour lui seul. S’il n’y a pas de femme dans la maison, pas de domestique, on ne peut compter qu’un enfant de sept à huit ans sera proprement tenu, qu’il sera soigné s’il tombe malade : tout le monde dans la famille et dans l’atelier a sa tâche inexorable, qui ne permet ni interruption ni retard. Le patron est obligé, par le contrat et par la loi, de veiller sur les mœurs de l’apprenti : pourra-t-il y veiller, s’il a un atelier nombreux? Et même, s’il n’a pour tout aide que son apprenti, pense-t-on qu’il veillera sur lui, une fois la pesogne faite? Quand il va au cabaret, mettra-t-il l’apprenti sous clé pendant ce temps-là? Il faut bien qu’il le laisse sortir et aller où bon lui semble. Le père n’est pas toujours averti ; il ne sait ce qui se passe que par les doléances de l’enfant. Pour qu’il ait le droit d’intervenir, il faut des faits d’une certaine gravité, mesure bien difficile à saisir pour un homme qui a été élevé durement et qui a toujours été dur pour lui-même. Après tout, c’est une assez grosse affaire que d’aller devant les prud’hommes ou devant le juge de paix. C’est d’abord du temps perdu, et puis on peut succomber, et alors que devient l’enfant, livré désormais à un ennemi? Si l’on gagne, il faut savoir où l’on placera l’enfant. Il n’y a pas toujours un autre maître tout prêt ou de la place dans la maison paternelle. Nous disons métaphoriquement : avoir du pain sur la planche; ce n’est pas une métaphore pour les pauvres gens, il y a des maisons où le pain manque souvent sur la planche, où ce petit, qui reviendrait, apporterait avec lui la famine : cela fait supporter bien des choses. Le père n’en est pas moins père; il ne faut pas se hâter de l’accuser. Qu’on se souvienne aussi que l’apprenti n’a pas toujours un père pour veiller sur lui. Il y a bien des orphelins et bien des enfans qui, plus malheureux encore, ne savent pas le nom de leur père; il y en a même plus que jamais. Qui protégera ceux-là contre le patron, s’il est inhumain? Voilà une situation vraiment déplorable: un enfant abandonné à un maître qui a sur lui tous les droits d’un père, qui n’en a pas les sentimens, et qui a peut-être intérêt à le surcharger et à le maltraiter[1] ! Oui, certes, il y a des lois; mais qui les invoquera pour ce pauvre enfant? Qui lui dira qu’il peut les invoquer? Quelquefois c’est encore plus triste : l’enfant a un père, et un bon père; tout à coup l’ouvrage vient à manquer dans la ville, l’ouvrier ramasse ses outils, prend son bâton de voyage, va chercher au loin le salaire. Il laisse son fils derrière lui, et dans quelles mains? Il y laisse aussi son cœur.

La chambre de commerce de Paris, en rappelant que 4,523 enfans seulement sur 25,540 ont souscrit un contrat régulier d’apprentissage, ajoute ce qui suit : « En présence des sages dispositions de la loi du 22 février 1851, nous avons constaté avec regret le petit nombre d’engagemens régulièrement intervenus entre patrons et apprentis. » On ne peut que s’associer à ce regret. Ce qui en diminue l’amertume, c’est que, dans les contestations qui se produisent après deux mois révolus, la jurisprudence des conseils de prud’hommes est d’appliquer les dispositions de la loi, même en l’absence de stipulations formelles; mais ce n’est là qu’un remède insuffisant, puisque les décisions des prud’hommes ne peuvent intervenir qu’à propos d’une contestation, et par conséquent lorsque le mal, et un mal souvent irréparable, est déjà fait.

Il est donc à désirer que l’usage des conventions écrites se généralise, et nous pensons même qu’on ne devrait pas se contenter de la simple formule légale fournie par l’article 12 de la loi, et qui est ainsi conçue : « Le maître enseignera son métier à l’apprenti progressivement et complètement, » ou de la formule ordinaire : « Le maître enseignera à l’apprenti tout ce qui est relatif à sa profession, sans rien lui cacher ni déguiser, afin qu’il devienne un bon ouvrier. » Il serait utile d’insérer dans le contrat l’énumération de ce qui constitue essentiellement le métier ou la profession, et par exemple, s’il s’agit d’un ébéniste, de stipuler tout au long que l’apprenti devra, pendant son apprentissage, faire successivement des lits, des commodes, des tables, en bois plein et en plaqué, en ciré et en vernis. Nous pensons aussi que pour suppléer à ce qu’il y a d’insuffisant dans la rédaction de l’article 10 de la loi, on ferait bien de fixer dans le contrat même, par une clause spéciale, tout ce qui concerne les temps d’école. La loi, pour faciliter l’usage des contrats, a sagement décidé qu’ils pouvaient être faits verbalement ou par écrit, par acte public ou par acte sous seing-privé, et rédigés indifféremment par les notaires, les secrétaires des conseils de prud’hommes et les greffiers de justice de paix. Il est à souhaiter que l’intervention des secrétaires des conseils de prud’hommes soit préférée partout où cette juridiction existe, et que ces officiers soient mis en mesure de donner des conseils et des renseignemens aux parties contractantes. On viendrait peut-être à bout, par ce moyen, de vaincre peu à peu la routine, et de substituer à des usages surannés une équitable proportion entre le prix et la valeur réelle de l’apprentissage.

Il est presque impossible, et nous le regrettons, de limiter par la loi le nombre d’apprentis que chaque maître pourra recevoir, et d’empêcher ainsi que des patrons de mauvaise foi se donnent des ouvriers gratuits sous prétexte d’apprentissage. Il ne paraît pas plus facile d’augmenter le nombre des incapacités édictées par les articles 4, 5 et 6; mais il serait peut-être juste de ne pas se borner à retirer aux individus condamnés pour certains délits le droit de recevoir des apprentis, et d’étendre cette incapacité aux patrons non repris de justice, dont la femme, demeurant avec eux, a subi des condamnations. Il faut se rappeler qu’un patron est à tous égards dans la même situation qu’un instituteur, et que sa maison, quand l’apprenti loge chez lui, remplace la maison paternelle. Par les mêmes motifs, il y aurait lieu de réformer le paragraphe à de l’article 15 et de le rédiger ainsi : « Le contrat d’apprentissage sera résolu de plein droit, si le maître ou l’apprenti, ou la femme du maitre demeurant avec lui, vient à être frappé d’une des condamnations prévues en l’article 6. »

Une modification non moins importante, que nous avons déjà indiquée, et qu’il faudra introduire dans la loi sur les contrats d’apprentissage, si on ne modifie pas la loi de 1841 en la généralisant, consisterait à réduire à six heures, au lieu de dix, la journée de travail effectif pour les enfans au-dessous de quatorze ans. Le temps d’école serait pris en dehors de la journée de travail. En renonçant à la limite de huit heures, fixée par la loi de 1841 pour les enfans employés dans les manufactures, le législateur de 1851 a tenu compte des conditions assez douces du travail dans certaines industries, et de la difficulté de surveiller l’enfant en dehors de l’atelier; mais le travail des enfans est en général très doux dans les usines, et quand on fixe un maximum pour la durée de la journée, il faut songer que ce maximum devient aussitôt une règle générale; par conséquent on doit se préoccuper plutôt du travail fatigant que de celui qui ne l’est pas. Quant à la surveillance au dehors, elle n’est pas moins difficile pour les enfans qui appartiennent à la grande industrie, et elle n’a pas arrêté le législateur. Il y a là certainement un danger, mais un danger qu’il est aisé de prévenir. L’école reçoit naturellement l’enfant quand il sort de l’atelier, et le temps est venu de modifier le règlement des écoles publiques, en tenant compte des besoins de la grande et de la petite industrie. Le travail des enfans comprend deux parties : le travail en atelier, le travail à l’école; il est évident qu’on ne saurait séparer, ni dans la loi ni dans l’usage, ces deux côtés d’une question unique.

Enfin, ce qui serait hautement et par-dessus tout nécessaire, ce serait l’établissement d’une surveillance. On a prétendu, en 1841, qu’on pouvait surveiller les ateliers composés de plus de vingt ouvriers travaillant ensemble, mais que surveiller des ateliers de vingt ouvriers ou au-dessous, ce serait rétablir l’inquisition et porter l’effroi dans les familles. La vérité est que, faute d’avoir créé des inspecteurs salariés, on n’a surveillé ni les grands ateliers ni les petits. Nous ne voyons guère ce que viennent faire les souvenirs de l’inquisition à propos d’une surveillance qui ne commence à s’exercer que quand un étranger, un mineur, est introduit dans la famille, et qui a pour unique but, pour unique droit, de constater l’exécution des lois et règlemens en ce qui concerne cet étranger, ce mineur. Il n’y aura pas au contraire de vraie sécurité pour les familles tant que leurs enfans ne seront pas sous la protection d’inspecteurs spéciaux et salariés. Peut-être la nécessité de cette inspection est-elle plus évidente pour la petite industrie, parce qu’il y est plus facile de cacher le mal. Les prud’hommes pourraient en être chargés. Sous l’empire de la législation actuelle, les conseils de prud’hommes ne peuvent introduire des commissaires dans les ateliers que dans l’un de ces deux cas : ou lorsqu’ils ont été saisis d’une plainte en contravention et spécialement requis de procéder à une visite, ou deux fois par an, sans plainte ni réquisition préalable, mais seulement pour constater le nombre des métiers et des ouvriers, et deux jours après que le fabricant a été prévenu officiellement. Ces dispositions sont très restrictives. L’article 65 de la loi du 11 juin 1809 en explique clairement le but : « En aucun cas les prud’hommes ne pourront profiter de leur inspection pour exiger la communication des livres d’affaires et des procédés nouveaux de fabrication qu’on voudrait tenir secrets. » Aucun de ces intérêts ne serait compromis par le droit donné aux prud’hommes de visiter les apprentis, et de faire pour eux ce que le père ne peut pas ou ne sait pas faire. Rien ne s’opposerait à ce que le conseil prît, dans son sein ou hors de son sein, un ou plusieurs délégués, suivant les besoins, pour les charger de cet office. Ces délégués recevraient un traitement. Il est du reste regrettable et singulier que les prud’hommes n’en reçoivent pas. C’est la seule magistrature qui s’exerce gratuitement. A Lyon, les prud’hommes patrons et les prud’hommes ouvriers reçoivent des jetons de présence; on y ajoute, pour les ouvriers seulement, un traitement annuel, qui est de 1,000 francs pour les tisseurs, et de 500 francs pour les autres professions. Tout cela est mal conçu et irrégulier. Il faudrait un traitement fixé par la loi et égal pour tous les membres des conseils. S’il y a un lieu où l’égalité doive régner plutôt encore que partout ailleurs, c’est dans les conseils de prud’hommes; s’il y a une magistrature qui doive être salariée de préférence aux autres, c’est celle-là. Les prud’hommes patrons peuvent sans honte recevoir un traitement, comme les magistrats et les députés. C’est à cette condition seulement que les attributions de cette magistrature populaire pourront être étendues, et qu’on pourra leur demander d’exercer leur patronage sur les apprentis. Cela seul suffirait pour démontrer l’urgence d’une réforme d’ailleurs peu dispendieuse. La réglementation du travail des enfans n’est devenue effective en Angleterre que depuis l’établissement d’inspecteurs salariés. Qu’on prenne ces inspecteurs dans les conseils de prud’hommes, ce qui serait le mieux, ou qu’on les choisisse d’une autre manière, il est certain que, tant que nous n’en aurons pas, nos lois sur le travail des enfans et sur le contrat d’apprentissage ne seront qu’une lettre morte.

Une des plus grandes difficultés que la loi sur les contrats d’apprentissage rencontre dans l’application, c’est qu’on aboutit presque toujours, en cas d’inexécution, à des dommages-intérêts, et que personne ne peut les payer. Les petits patrons, qui sont de beaucoup les plus nombreux, sont aussi pauvres que leurs apprentis. On se dit de part et d’autre que, s’il y a une condamnation, elle ne sera pas suivie d’effet, et alors pourquoi commencer une poursuite? pourquoi même signer un contrat, puisqu’il se trouve dépourvu de sanction? Dans plusieurs corps d’état, notamment dans la fonderie de fer, on a eu l’idée de prélever une retenue de 25 pour 100 sur le salaire des apprentis. Cette retenue accumulée fait à la sortie une masse sur laquelle le patron peut se payer des amendes qui lui sont dues. Ce moyen n’est pas toujours praticable; il laisse l’apprenti sans recours, et ne garantit tout au plus que l’intérêt du patron.

Il y aurait lieu d’appliquer à la solution de cette difficulté le principe de solidarité, principe tout nouveau dans notre droit et dans nos habitudes, et qui a, dès sa naissance, rendu tant de services. Nous avons marché très lentement du mont-de-piété à la caisse d’épargne, très rapidement de la caisse d’épargne aux assurances sur la vie et à la caisse des retraites, aux sociétés de secours mutuels et aux sociétés, bien autrement fécondes et encore mal définies, de crédit mutuel. Pourquoi les pères de famille ne formeraient-ils pas une caisse qui aurait pour objet de garantir le paiement des amendes dues par le patron ou par l’apprenti? L’intérêt produit par l’argent versé dans cette caisse couvrirait les pertes, s’il y en avait, et il y en aurait d’autant moins que le membre de l’association qui donnerait lieu à une dépense deviendrait débiteur de ses associés et parviendrait le plus souvent à effectuer sa libération. L’existence d’une pareille caisse serait une grande sécurité pour les familles; elle donnerait une grande force aux contrats; elle permettrait aux apprentis de payer avec de l’argent, au lieu de payer avec du temps, les chômages occasionnés par la maladie pendant la durée de l’apprentissage. Une fois l’association en voie de prospérité, on pourrait faire des prêts d’honneur à d’honnêtes et laborieux enfans frappés tout à coup par la mort de leurs parens et mis dans l’impossibilité de continuer les études de leur profession. Ce serait même un puissant moyen d’émulation dans les écoles, si l’association décidait que les élèves les plus distingués seraient placés dans des établissemens d’un ordre supérieur, non pas à ses frais, mais sous son patronage et au moyen d’avances qu’elle fournirait. Le fils d’un pauvre ouvrier pourrait ainsi devenir avocat, ingénieur à l’aide de ses pairs, sans rien devoir à personne, si ce n’est de la reconnaissance. Cette belle institution existe en Allemagne. On voit un juge rendre par annuités à de simples artisans l’argent qu’ils lui ont prêté pour suivre les cours de l’université, et il n’en est pas moins fier sur son tribunal. Notre temps, qui a ses tristesses et qui a aussi ses consolations, serait digne de voir naître une institution de ce genre, car on n’a jamais été plus préoccupé de l’éducation des enfans, et jamais le sentiment de la famille, qui fait la force morale des peuples, n’a trouvé des apôtres plus ardens et plus convaincus.

Nous attendons aussi beaucoup des écoles. Nous comptons particulièrement sur l’émotion publique, si jamais la lumière se fait sur le sort de ces milliers d’enfans qui souffrent sans être plaints et sans comprendre leur mal. Nous n’avons pas dit, tant s’en faut, la moitié de leurs misères, et pourtant, nous le savons, tout le monde ne nous croira pas. Personne ne dévoilera jamais une des plaies de la société moderne sans être accusé aussitôt d’exagération et d’imprudence. Il y a toujours une réponse prête à nos lamentations : elle consiste à opposer le bien, qui est réel et que nous ne contestons pas, au mal, qui est réel aussi, et qu’on ne devrait jamais oublier. Quel homme de bon sens voudrait entreprendre de soutenir qu’il n’y a pas en grand nombre d’excellens patrons, aimant leurs apprentis, leur faisant du bien, ménageant leurs forces, surveillant leurs mœurs, attentifs à leur enseigner tous les secrets de la profession, et restant leurs amis après avoir été leurs maîtres? Ceux-là nous réjouissent et nous consolent; ils ne nous dispensent pas de signaler la conduite des autres et le mal qui résulte d’une loi insuffisante. On voudrait, pour nous accorder le droit de nous plaindre, que nous eussions les mains pleines de remèdes infaillibles! Voilà bien le mal français : ou la résignation poussée jusqu’à la lâcheté, ou une révolution. Il faut d’abord connaître la maladie; c’est le commencement de toute réforme, et quand on la connaît, il ne faut ni s’irriter, ni se décourager: la colère et le découragement sont les deux formes de la faiblesse. Le vrai rôle d’un ami de l’humanité, d’un ami de son pays, est de chercher avec patience, avec persévérance, de ne jamais dédaigner les petits remèdes et les humbles réformes. En un mot, et c’est là le point capital, on ne doit jamais cesser de marcher en avant, à grands pas si on le peut, lentement s’il le faut.


JULES SIMON.

  1. M. Auguste Callet, rapporteur de la loi de 1851 à l’assemblée législative, résume en ces termes l’impression que lui avait laissée l’étude des faits : « L’ignorance des parens, la faiblesse de l’enfant, l’avidité du maître, celle des père et mère de l’apprenti, ont engendré des fautes et des violences criantes. On a trop souvent oublié de part et d’autre le caractère moral et le but de l’apprentissage pour en faire un indigne trafic... — Qui d’entre vous, messieurs, dit-il ailleurs, à l’aspect de la dégradation physique de la classe pauvre dans toutes les grandes villes industrielles, qui de vous n’a plaint la destinée de ces pauvres enfans, maigres, pâles, décharnés, et si épuisés déjà qu’on doute presque en les voyant qu’ils puissent vivre jusqu’à l’âge d’homme? En effet, beaucoup de ces êtres étiolés meurent vers l’âge de la puberté; quant à ceux qui vivent jusqu’à la conscription, lorsqu’ils arrivent au conseil de révision, ce sont eux qui forment cette foule de jeunes soldats réformés... »