L’Ambassade du général Junot à Lisbonne

L’Ambassade du général Junot à Lisbonne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 124-161).
L’AMBASSADE
DU
GÉNÉRAL JUNOT À LISBONNE
D’APRÈS DES DOCUMENS INÉDITS[1]


I

Bien avant que le système continental fût devenu la base de la politique extérieure de Napoléon, la situation du Portugal et ses intimes relations avec le cabinet de Londres avaient préoccupé le Directoire et le Premier consul. La cour de Lisbonne était commercialement inféodée à l’Angleterre ? depuis le traité de 1703 ; les efforts du marquis de Pombal pour relever et affranchir l’industrie nationale n’avaient pas amené de résultats durables : accoutumé par une longue tradition et disposé par des sympathies indéniables à suivre l’impulsion anglaise, le gouvernement portugais avait pris parti contre nous dans les guerres qui ont suivi la Révolution : le prince régent, qui administrait le pays depuis que la folie de la reine D. Maria, sa mère, avait été constatée par les Cortès, restait fermement attaché aux principes de l’ancien régime ; son armée avait paru sur les Pyrénées, sa flotte s’était unie aux escadres britanniques : partout il s’était joint ouvertement à nos ennemis. Vainement l’Espagne, lorsqu’elle conclut avec la France le traité de Saint-Ildefonse en 1796, avait conseillé au Portugal de fermer ses ports à la marine anglaise ; vainement elle avait, quatre ans plus tard, le 29 janvier 1801, signé la convention de Madrid dont l’objet précis était de dégager le royaume voisin de ses liens séculaires avec le cabinet de Londres. Le prince régent persista dans son attitude hostile et ne consentit à la modifier qu’au moment où l’Angleterre elle-même se résolut à la paix, et, deux jours avant la signature des préliminaires du traité d’Amiens, il conclut avec nous la convention du 29 septembre 1801 qui rétablit les rapports entre les deux nations. Cet acte, bien peu méritoire à nos yeux puisqu’il intervenait à la dernière heure et quand le Portugal, isolé, ne pouvait plus s’y soustraire, stipulait, il est vrai, la clôture des ports, mais cette clause était de pure forme, puisqu’elle devait cesser d’avoir son effet dès que la paix serait définitivement conclue entre la France et l’Angleterre ; les hostilités avaient cessé, le dénouement était imminent, il n’y avait plus d’intérêt anglais engagé dans la question, et la prohibition se trouva levée par le fait du traité d’Amiens, en mars 1802.

Néanmoins, et quels que fussent ces antécédens, le gouvernement consulaire ne parut point garder rancune au Portugal. préférant avec raison attirer, s’il était possible, ce royaume dans l’orbite de sa politique et le détacher peu à peu de ses anciennes alliances, il s’efforça par de bons procédés de lui inspirer de la confiance et même de l’amitié. Le général Lannes fut envoyé à Lisbonne en qualité de ministre plénipotentiaire et muni des instructions les plus conciliantes. Celui-ci, n’ayant d’ailleurs à suivre qu’un petit nombre d’affaires secondaires, devint bientôt, par les éminentes qualités de son caractère et de son esprit, persona grata auprès de cette cour. Sa légation fut donc fort paisible et les choses semblaient en bonne voie de ce côté lorsque arriva la rupture du traité d’Amiens. Le Portugal devait ressentir immédiatement le contre-coup de ce funeste événement ; la reprise des hostilités rendait à ses côtes, au point de vue militaire et commercial, une importance de premier ordre, et il devenait nécessaire de déterminer quelle serait leur situation à l’égard des belligérans.

En stricte logique, la meilleure solution eût été de faire revivre la clause de 1801 sur la clôture des ports, puisque le traité d’Amiens, qui l’avait abolie virtuellement, n’existait plus. Mais comment y contraindre le prince régent ? Il n’avait accepté cette mesure que transitoirement et en vue d’une paix prochaine ; on ne pouvait douter qu’il refusât de s’y soumettre en présence d’une guerre qui menaçait d’être longue et terrible. Le gouvernement français aima mieux être prudent, ne pas compliquer ses affaires, ajourner ses exigences et se donner le mérite de la modération, en s’assurant d’ailleurs un avantage pécuniaire assez considérable : il consentit à transformer la clause de 1801 en un subside ; total de seize millions fourni par le Portugal et payable par fractions mensuelles. En revanche, il accorda le maintien de la neutralité. Ce terme, assez équivoque, ne fut pas défini avec précision, et l’on ne tarda pas à voir qu’il était diversement interprété par les deux parties. Quoi qu’il en soit, le général Lannes fut autorisé à traiter sur ces bases, et la convention du 19 mars 1804 nous donna en outre d’importantes facilités commerciales consignées dans un tarif annexe. On sembla satisfait, tant à Paris qu’à Lisbonne, par ces arrangemens ; le prince régent crut avoir ainsi désintéressé la France sans blesser l’Angleterre, et le cabinet des Tuileries se flatta que la neutralité, étant appliquée dans un sens favorable aux intérêts français, gênerait sensiblement les combinaisons de la marine anglaise. Des mesures gracieuses et des complimens parurent attester de part et d’autre l’oubli des anciennes querelles et la stabilité de l’entente. D’abord un diplomate portugais, qui avait longtemps séjourné à Paris où il avait laissé de bons souvenirs, M. d’Araujo, alors ministre à Berlin, fut appelé à Lisbonne pour y prendre les portefeuilles des affaires étrangères et de la guerre. Le premier consul le reçut, à son passage, avec la plus affable courtoisie, ne doutant pas qu’il ne prît une in fluence prépondérante dans les conseils de la couronne, et n’écartât toute réminiscence de l’alliance britannique. Peu après, le prince régent accueillit la proclamation de l’Empire avec toutes les démonstrations imaginables de joie et de sympathie ; il adressa au général Lannes, élevé à la dignité de maréchal, les félicitations les plus chaleureuses ; en outre, les deux gouvernemens décidèrent de conférer à leurs représentais réciproques le titre d’ambassadeur.

Ajoutons, pour compléter ce tableau, que le maréchal Lannes, quelque peu ébloui par tant de démonstrations et s’exagérant singulièrement son influence, fit savoir à l’empereur qu’à son avis il lui serait facile de convertir la neutralité en alliance offensive et défensive. D’après lui, le Portugal, ému des bruits de guerre qui se propageaient en Europe, serait heureux de chercher en France un point d’appui qu’il craignait de ne plus rencontrer ailleurs. C’était là une insinuation prématurée : quels que fussent ses intentions pour l’avenir, Napoléon « désirait se borner à la neutralité », et M. de Talleyrand répondit en ce sens au maréchal[2]. On redoubla donc des deux côtés de belles paroles et de témoignages affectueux : l’empereur envoya son portrait en pied à M. de Villaverde, premier ministre portugais, et le prince régent offrit le sien, en miniature, à M. de Talleyrand sur une tabatière enrichie de brillans ; il y joignit même, ce qui semblerait bien étrange aujourd’hui, « un solitaire dans une bague »[3]. Enfin, pour donner au Portugal une preuve particulièrement sensible de ses bonnes dispositions et l’engager par la reconnaissance, le gouvernement impérial, en septembre 1804, prorogea de cinq mois le délai fixé pour l’acquittement du subside de seize millions. Ainsi la situation se présentait sous les meilleures apparences, et le maréchal Lannes, partant en congé, se regardait comme autorisé à écrire à Paris qu’il s’éloignait tranquille sur le maintien de l’état des choses.

Il se trompait cependant ; sous ces dehors pacifiques, une cause incessante de querelles subsistait entre les deux cabinets : ils n’interprétaient pas de même la clause de neutralité. cette question contenait en germe les plus graves événemens. Le Portugal, définissant la neutralité dans le sens le plus large, se croyait ou affectait de se croire en droit de donner, comme par le passé, toutes les facilités de séjour et de ravitaillement à la marine an glaise : le gouvernement impérial, au contraire, n’entendait pas que les escadres ou les corsaires britanniques pussent trouver aucun secours sur les côtes du Portugal. Le prince régent voulait louvoyer entre les deux adversaires ; l’empereur prétendait s’acheminer peu à peu à une véritable clôture des ports. L’un et l’autre évitèrent toutefois pendant quelque temps d’accentuer leurs dissidences ; le cabinet des Tuileries se borna à des réclamations de détail, présentées sous une forme mesurée ; la cour de Lisbonne donna à ses autorités maritimes des ordres stricts pour complaire à la France ; mais, d’une part, ces ordres ne furent pas exécutés par ses agens qui savaient répondre à ses vues secrètes par leur mollesse ou leurs inadvertances calculées ; de l’autre, l’empereur tenait note de tous ses griefs et n’attendait qu’une occasion pour imposer sa volonté.

Elle lui fut bientôt offerte : le cabinet britannique, considérant l’Espagne, alliée de la France, comme implicitement engagée dans la guerre, agit contre elle sans déclaration préalable d’hostilités ; une de ses escadres attaqua et détruisit, en octobre 1804, plusieurs frégates espagnoles. A la suite de cette violation du droit des gens, la cour de Madrid ayant déclaré la guerre, Napoléon saisit immédiatement ce prétexte pour engager le Portugal à prendre une attitude décisive, à suivre l’exemple du roi Charles IV, et à prévenir ainsi les agressions analogues dont sa marine et ses ports seraient menacés.

Le maréchal Lannes était en congé dans ses terres ; il fut invité, le 19 octobre 1804, à retourner sans délai à Lisbonne. M. de Talleyrand, en lui transmettant cet ordre, lui indiqua le but qu’il fallait atteindre ; il n’était plus question de neutralité ; le Portugal devait se considérer bon gré mal gré comme solidaire des griefs de l’Espagne et de la France : « Il est lié avec nous, » écrivait le ministre, « et il faudra qu’il fasse ce qui lui est commandé par le sentiment de l’honneur et celui de sa propre sûreté. »

C’était un euphémisme qui signifiait nettement la volonté de l’empereur. Et dans cette même dépêche, franchissant avec une incroyable rapidité la distance qui séparait ses intentions de celles du prince régent, annulant d’un trait de plume des arrangemens illusoires, M. de Talleyrand chargeait le maréchal de proposer un traité d’alliance, un plan d’opérations militaires, l’arrestation des sujets anglais sur le territoire du royaume et la séquestration de leurs biens : « Le gouvernement britannique, ajoutait-il, ne connaît plus aucune espèce de droit des gens, ses principes n’offrent aux puissances aucune garantie ; il ne leur en reste que dans l’emploi des moyens d’une légitime défense[4]. »

Par le même courrier, M. de Talleyrand écrivait à M. d’Araujo ; sans lui exposer les projets de l’empereur, il s’en référait aux communications qui lui seraient faites par le maréchal Lannes, et se bornait à lui faire pressentir, en termes inquiétans et vagues, la nécessité de mettre lin par des mesures décisives « aux vues ambitieuses du gouvernement britannique[5]. »

Tout semblait donc réglé, et même les nouvelles lettres de créance du maréchal Lannes en qualité d’ambassadeur étaient signées, lorsque l’empereur apprit avec étonnement que le maréchal manifestait une invincible répugnance à retourner à son poste. On devait d’autant moins s’y attendre que celui-ci, ainsi que nous l’avons dit plus haut, avait parlé le premier d’un traité d’alliance. Cependant, soit que, prévoyant une guerre européenne, il préférât se réserver pour un grand commandement militaire, soit que, jugeant mieux la situation à distance, il estimât impossible de persuader le prince régent, il refusa la mission qui lui était offerte.

Cette résolution ne pouvait modifier la politique impériale. Napoléon n’entendait pas laisser le Portugal couper la ligne du blocus qu’il prétendait étendre à tout le continent : il décida donc, sur-le-champ, de remettre à un autre la négociation que déclinait le maréchal Lannes, et, comprenant qu’une affaire aussi difficile et aussi aventurée exigeait un agent exceptionnel, il jeta les yeux sur un de ses lieutenans les plus vigoureux et les plus sûrs, le général Junot, et lui proposa l’ambassade en des termes qui équivalaient à un ordre.


II

Junot, volontaire de 1792, sergent au siège de Toulon, où Bonaparte avait remarqué son héroïque sang-froid sous le feu des batteries anglaises, aide de camp de Napoléon pendant la première campagne d’Italie et en Égypte, s’était couvert de gloire au combat victorieux de Nazareth ; dès lors général, puis commandant de la 1re division militaire à Paris, il avait été, dès la proclamation de l’empire, nommé premier aide de camp du souverain, colonel général des hussards, et grand-aigle de la Légion d’honneur. À trente-cinq ans, criblé de blessures, il avait conquis une des plus belles renommées militaires de son temps : sa bravoure était légendaire, sa fidélité chevaleresque. Issu d’une famille de bonne bourgeoisie de Bourgogne, intelligent et instruit, supérieur par son éducation à beaucoup de ses compagnons d’armes, il résumait en soi les mérites de cette jeune génération formée dans les armées républicaines, et qui, de la Révolution dont elle avait défendu l’œuvre nationale, n’avait connu que les vertus et la gloire. En même temps, et confondant en son cœur l’amour pour la patrie avec l’affection la plus enthousiaste pour son général, il était au premier rang de ces hommes sur lesquels Napoléon pouvait compter avec certitude et dont le dévoûment égalait l’énergie. Le premier consul l’avait marié à une jeune fille du meilleur monde, Mlle de Permon, dont la mère, Corse de naissance et Grecque d’origine, avait entouré de la plus affectueuse sollicitude la famille Bonaparte au temps de sa détresse et de son obscurité. Il occupait aux Tuileries, tant par ces souvenirs que par ses qualités personnelles et celles de sa femme si remarquable par sa distinction et son intelligence, une fort grande situation : « L’empereur, a dit M. Thiers, aimait Junot, qui avait de l’esprit naturel, un caractère trop ardent, mais un dévoûment sans bornes. » Le jeune général se trouvait donc assez bien désigné pour une entreprise pénible, étrangère il est vrai à ses aptitudes spécialement militaires, mais que l’empereur n’entendait confier qu’à un homme très ferme et en même temps bien élevé, capable de plaire et aussi d’intimider. Le souverain savait en outre que la nouvelle ambassadrice, bien qu’elle n’eût que vingt ans, avait été accoutumée à la vie mondaine dans le salon de sa mère, et à une époque où, la nouvelle société étant à peine ébauchée, une telle éducation était rare. Il lui assignait dans sa pensée la mission de représenter auprès d’une vieille monarchie les élégances de la cour impériale, et aussi de donner par sa bonne grâce un aspect moins rude aux négociations que son mari devait poursuivre.

Junot, qui était, en ce moment, occupé à la formation de la magnifique troupe d’élite connue alors sous le nom des grenadiers d’Arras, fut extrêmement surpris lorsque M. de Talleyrand lui fit connaître les intentions de l’empereur. Sa femme raconte dans ses célèbres Mémoires les légitimes hésitations de cet homme de guerre en présence d’une tâche aussi imprévue : « Je vis revenir un jour Junot, dit-elle, l’air préoccupé et presque triste. Il me dit que l’empereur voulait lui donner une marque de confiance. dont sans doute il était fort touché, mais qui le faisait presque trembler, lui qui pourtant ne tremblait guère. » Il ignorait en effet les procédés et les traditions de la diplomatie, et de plus le maréchal Lannes lui avait représenté la cour de Lisbonne « comme une vraie pétaudière ». Enfin il pressentait une coalition européenne, et « tu penses bien, disait-il à sa femme, que ce n’est pas au bruit des coups de canon que j’irai faire la sieste en Portugal[6] ». Il demeura donc quelque temps avant d’accepter, consulta ses amis, notamment M. de Narbonne et Cambacérès, et ne se décida qu’à la suite d’un affectueux entretien avec l’empereur ; encore fallut-il que Napoléon lui promît formellement de le rappeler si l’on entrait en campagne.

M. de Talleyrand présenta alors au souverain (le 24 janvier 1805) une note dans laquelle, après avoir constaté que « S. M. avait agréé les motifs qui font désirer à M. le maréchal Lannes de ne pas retourner en Portugal », il proposait la nomination de Junot. « Les services de ce général, disait le ministre, et son dévouement à la patrie recevront une juste récompense par cette marque honorable et éclatante de la confiance de Sa Majesté. » Le décret était signé le lendemain[7]. Une phrase d’une lettre écrite par l’empereur à cette même date, au premier ministre d’Espagne que Junot devait voir au passage, montre quelle était son estime pour le nouvel ambassadeur : « On peut lui dire tout ce qu’on voudra : ce sera comme si on me l’eût dit à moi-même[8]. » Le chef du poste étant ainsi désigné, M. de Talleyrand s’occupa du choix du secrétaire qui devait l’accompagner, et il fut très bien inspiré en nommant M. de Rayneval, fils de l’ancien premier commis des affaires étrangères avant la Révolution. Ce jeune homme avait été attaché à Saint-Pétersbourg ; nourri dans les principes de dignité discrète qui sont l’honneur de la carrière, il avait déjà fait preuve des qualités éminentes qui étaient dès lors et sont demeurées héréditaires dans sa famille. Il justifia entièrement, en des circonstances difficiles, les sympathies de son gouvernement. Junot eut ce bonheur rare de trouver dans son secrétaire un collaborateur habile et loyal. Ajoutons que, plus tard et lorsqu’il fut chargé d’affaires, M. de Rayneval fut à la hauteur des événemens où il fut appelé à jouer un grand rôle. La duchesse d’Abrantès a fait de lui dans ses Mémoires le meilleur éloge : « La malveillance, dit-elle, qui toujours s’attaque à la vertu, n’ose pourtant parler devant lui. »

Le gouvernement impérial eut soin, pour préparer un bon terrain à son ambassadeur, de présenter sa nomination au cabinet de Lisbonne comme « une marque particulière de considération » pour le prince régent ; dans la lettre officielle qu’il adressa au représentant de Son Altesse à Paris, le comte de Lima, le ministre donna à la mission de Junot le caractère le plus pacifique : « Le général, dit-il, réussira par son zèle et son bon esprit à maintenir les rapports de bonne intelligence et d’amitié qui existent entre les deux États. » On sait que cette phraséologie n’était guère d’accord avec le véritable objet qu’on avait en vue et que cette bonne intelligence et cette amitié ne devaient subsister que sous condition résolutoire. Les instructions adressées à Junot par M. de Talleyrand au nom de l’empereur, le 27 pluviôse an XIII (16 février 1805), indiquaient en effet à quelles décisions étaient subordonnés nos sentimens affectueux pour le Portugal. Mais c’était à l’ambassadeur qu’était réservé le soin de faire connaître à M. d’Araujo et au prince régent la politique que Napoléon entendait leur imposer.


III

Pendant que Junot se préparait au départ, l’empereur conçut la pensée de profiter de son passage par Madrid pour le charger d’une mission confidentielle auprès du gouvernement espagnol. Cette nouvelle négociation se rattachait, il est vrai, par des liens étroits à celle qu’il avait à conduire en Portugal, mais elle visait aussi, comme on va le voir, un objet spécial, particulièrement intéressant pour les vastes projets combinés en ce moment même par le cabinet impérial. La coopération de l’Espagne à ces plans était en effet non moins nécessaire, si ce n’est plus, que le concours du cabinet de Lisbonne.

L’Espagne était alors, non seulement amie, mais alliée de la France à la suite du traité de 1796, des actes diplomatiques de 1800 et de 1801 relatifs à Parme et à la Toscane, de la convention de 1803 conclue en vue de la rupture éventuelle de la paix d’Amiens, et surtout de la convention du 4 janvier 1805 qui unissait les forces navales des deux pays contre l’Angleterre. C’était l’exécution de ce dernier acte qui préoccupait vivement l’empereur. La formation du blocus continental et aussi le succès des grandes opérations maritimes destinées à favoriser la descente en Angleterre, dépendaient en partie de l’action prompte et dévouée des escadres espagnoles. Sans doute le Portugal devait s’associer, selon ses ressources, à une politique qui s’appliquait à toute l’étendue des côtes de la Péninsule ; il importait que le cabinet de Madrid usât de son influence à Lisbonne pour persuader le prince régent et au besoin pour le contraindre, et Junot, avant d’arriver à son poste, avait grand intérêt à être certain de l’appui du gouvernement espagnol auprès de la cour portugaise ; mais le premier but à atteindre était la mise en état immédiate des flottes de l’Espagne et leur jonction avec les nôtres. Napoléon gardait des doutes sur l’empressement du roi Charles IV et du prince de la Paix, et considérait comme nécessaire qu’une pression fût exercée sur leurs résolutions. Le passage de Junot par Madrid lui parut donc une occasion naturelle pour une énergique insistance, et sans l’accréditer officiellement auprès de Sa Majesté Catholique, puisque le poste n’était pas vacant, il lui donna l’ordre de transmettre de sa part les injonctions les plus catégoriques au cabinet de Madrid. C’était donc en réalité une ambassade préliminaire dont Junot se trouvait chargé avant de se rendre à Lisbonne.

L’ambassadeur de France en Espagne était, depuis deux ans, le général Beurnonville, ancien ministre de la guerre de la convention, et qui en cette qualité avait été le chef hiérarchique de son souverain ; le premier consul l’avait nommé à Madrid en considération de ses services passés, mais, depuis son avènement à l’Empire, il le tenait à distance et n’entendait pas l’initier aux détours de sa politique : « Il jouit de ma confiance pour les affaires générales, écrivit-il à Junot, mais il ne l’a pas pour les affaires plus intimes. » Et il ajoutait : « Vous ne lui laisserez pas voir que vous êtes chargé d’aucune communication… vous serez poli avec lui et bon camarade, mais sans cependant lui laisser prendre avec vous aucun empire, ni aucune espèce de ton. » On sait que Napoléon n’aimait pas les militaires qui n’avaient point servi avec lui, qui n’étaient point de son temps, encore moins ceux qui avaient été ses supérieurs et dont il pouvait redouter la familiarité ; il sentait bien d’ailleurs que Beurnonville ne verrait pas de bon œil les pourparlers de Junot avec le gouvernement espagnol, et il s’attachait avec autant de soin à prévenir sa curiosité inopportune qu’à assurer une complète indépendance à l’envoyé spécial qui était son agent personnel et en pleine possession de ce qu’on pourrait appeler « le secret de l’empereur »[9].

Ce « secret », en ce qui concernait l’Espagne, fut résumé par lui dans une dépêche d’instructions qu’il dicta pour le général Junot le 23 février 1805. Nous rapporterons plus loin les directions qu’il lui fit adresser par M. de Talleyrand pour son ambassade à Lisbonne, la lettre du 23 février étant exclusivement destinée à régler sa conduite à Madrid. Elle avait pour objet de déterminer ce qu’il attendait de l’Espagne tant pour le concours maritime de cette puissance que pour sa coopération à la politique française en Portugal. Il recommandait d’abord à Junot d’insister avec une inébranlable fermeté auprès de Sa Majesté Catholique pour le prompt équipement des flottes espagnoles. Il faut, disait-il, « qu’elles soient prêtes pour les grandes expéditions que je médite ». On connaît la gigantesque manœuvre imaginée par Napoléon pour tromper par un circuit en Amérique la surveillance des escadres anglaises et les éloigner ainsi de la Manche au moment où les troupes du camp de Boulogne tenteraient le passage du détroit. Pour une telle entreprise, dont le but, dans la pensée de l’empereur, était, soit de donner le change aux bâtimens britanniques, soit de les occuper assez longtemps à l’entrée de la Manche pour permettre le transport de l’année en Angleterre, des forces considérables étaient nécessaires : il exigeait donc que les escadres espagnoles de Cadix et du Ferrol, composées l’une et l’autre de six vaisseaux de ligne et de plusieurs frégates, fussent en mesure du 20 au 30 mars, pourvues de tout un matériel qu’il énumérait avec précision, afin d’opérer leur jonction et combiner leur marche avec la flotte française. Junot était chargé de transmettre sur ce point les injonctions les plus impérieuses au roi Charles IV et surtout au premier ministre, le prince de la Paix. En second lieu, comme il était indispensable que le Portugal agît de concert avec la France et l’Espagne en se déclarant contre l’Angleterre et en lui interdisant l’accès de ses côtes, Napoléon réclamait l’aide diplomatique du cabinet de Madrid pour entraîner l’adhésion du prince régent. Junot avait donc ordre de faire connaître au prince de la Paix la volonté de l’empereur à cet égard, de demander l’intervention personnelle du roi Charles IV à Lisbonne, et de ne pas lui cacher que, dans le cas où le prince régent refuserait d’y déférer, la France s’emparerait du Portugal. On comptait pour cette conquête sur l’union des troupes espagnoles et françaises, et Junot était autorisé à s’entendre, dès à présent, avec Sa Majesté Catholique « sur la destinée future de ce royaume[10] ». Il est inutile de faire remarquer combien cette dernière confidence était aventurée ; on verra même qu’elle devançait singulièrement, dans des prévisions subordonnées à tant de circonstances, les résolutions décisives de Napoléon. Il engageait ainsi bien prématurément sa politique, car ce fut seulement deux ans plus tard, et après des fluctuations contradictoires, qu’il en vint aux mesures extrêmes qu’il annonçait dès lors. Peut-être voulait-il seulement effrayer le Portugal ; peut-être aussi avait-il l’idée de séduire l’Espagne en ouvrant une perspective à son ambition, s’assurer ainsi du concours de ses escadres, quitte à faire ses comptes avec elle après l’événement.

Ce qui permet dépenser qu’il n’avait point alors le projet bien arrêté d’en venir immédiatement à la violence envers le Portugal et n’envisageait cette perspective que pour un avenir incertain ou du moins assez éloigné, c’est qu’il montra beaucoup de sollicitude pour les détails extérieurs et mondains de l’ambassade de Junot à Lisbonne. Il voulut que celui-ci se préoccupât avec soin de son train de maison, et du brillant appareil dont il devrait être entouré. Il fit part de ses intentions, non seulement à son ambassadeur, mais encore à Mme Junot : il l’entretint plusieurs fois à ce sujet sur ce ton à la fois plaisant et impérieux qu’il affectait en parlant aux femmes ; il lui fit des recommandations minutieuses sur le langage qu’elle avait à tenir aux princesses portugaises et à leur entourage en ce qui concernait la famille impériale et la société de Paris, sur la grande idée qu’elle devait donner de l’éclat de sa cour, et aussi sur les devoirs d’une femme placée dans une situation diplomatique : « Une ambassadrice, lui dit-il, est une pièce plus importante qu’on ne croit dans une ambassade… Ne soyez pas haute, encore moins susceptible… Vous êtes moqueuse, vous aimez à raconter ; soyez circonspecte, j’entends par là point bavarde, caillette ; recevez beaucoup ; que votre maison soit agréable à Lisbonne comme elle l’était à Paris, lorsque vous y étiez Madame la Commandante ; mais qu’on s’y amuse avec dignité. Vivez en bonne harmonie avec vos camarades diplomatiques, mais ne formez de liaisons avec aucune[11]. » Ces sages observations adressées à une jeune femme, qui d’ailleurs les a écoutées et retenues, résument sous une forme familière ; les principaux devoir d’une ambassadrice ; elles semblent aussi indiquer que l’empereur croyait, alors envoyer Junot pour un temps assez long ; qu’il se flattait de persuader le prince régent ; et ajournait en tout cas à une époque indéterminée les dispositions belliqueuses dont il faisait parade à la fois pour intimider le Portugal et tenter les convoitises espagnoles.


IV

Junot hâta autant que possible ses préparatifs. Il emmenait avec lui son aide de camp, le colonel de Laborde, M. de Rayneval et un secrétaire particulier ; sa femme et sa fille encore tout enfant l’accompagnaient avec beaucoup de monde et de bagages. le départ eut lieu le 26 février 1805. Ce n’était pas alors une petite affaire que d’accomplir le voyage de Paris à Lisbonne. Mme Junot a laissé dans ses Mémoires le récit de toutes les difficultés et lenteurs qu’il fallut subir. Les chemins étaient horribles : sa voiture cassa cinq fois de Paris à la frontière ; il fallut s’arrêter deux jours à Angoulême, autant à Bordeaux, et l’on en mit quatre pour aller de cette ville à Rayonne. On devait accepter en même temps les obligations d’un voyage d’apparat, l’empereur ayant voulu que le premier ambassadeur envoyé depuis son avènement fût reçu partout avec solennité. Des salves de coups de fusil, parfois même d’artillerie, des harangues de fonctionnaires, signalèrent le passage dans les principales villes ; il y eut nombre de réceptions et de banquets, si bien que Junot, qui savait sa mission urgente, résolut, en arrivant à Bayonne, de rattraper le temps perdu et de ne pas subir les longs ennuis d’une route à petites journées en Espagne. Laissant en arrière sa famille et son convoi de fourgons, de muletiers et de domestiques sous la garde de M. de Rayneval et d’un vieil ami, M. de Cherval, qui avait consenti par dévouement à le suivre, il reprit ses habitudes militaires et partit pour Madrid avec le colonel de Laborde à franc étrier. Il y entra le 18 mars. gagnant ainsi toute une semaine. Mme Junot dut en effet se soumettre aux étapes traditionnelles que les muletiers engagés à Saint-Sébastien ne voulaient pas modifier et n’arriva que le 25, c’est-à-dire un mois après avoir quitté Paris. Son voyage fut d’ailleurs assez heureux, car elle n’eut à souffrir que de la fatigue et des mauvais gîtes et ne rencontra point de brigands, ce dont il y avait lieu de se féliciter à cette époque : deux mois auparavant, M. d’Araujo avait été arrêté et dévalisé en traversant l’Espagne pour aller à Lisbonne prendre le portefeuille des affaires étrangères[12].

Le général Beurnonville reçut très courtoisement Junot et ne laissa rien paraître des soucis personnels que lui causait sa venue. Il en ignorait en effet les motifs, ayant été simplement averti que l’envoyé de l’empereur devait conférer avec le prince de la Paix et remettre une lettre de Napoléon au roi d’Espagne. En homme bien élevé, il dissimula son sentiment dans ses relations avec son collègue ; il n’osa pas davantage se plaindre à Paris, sachant qu’avec le maître, il ne fallait pas s’y jouer, et s’abstint de toute observation dans ses dépêches officielles ; mais, dans sa correspondance particulière avec M. de Talleyrand, il ne put se défendre de quelques paroles amères sur le « jeune camarade Junot », qui, ajoute-t-il, « n’était pas encore officier lorsque je commandais les armées françaises » ; plus loin, il faisait remarquer, avec une évidente jalousie, que lui-même n’était que grand-officier de la Légion d’honneur tandis que Junot était grand-croix, et que le roi Charles IV, frappé de cette inégalité, se demandait si l’ambassadeur de France à Madrid « avait bien la confiance de S. M. Impériale » ; plus tard enfin il accusait assez légèrement son collègue d’avoir attendu le jour de son audience solennelle pour remettre au roi la lettre de l’empereur, ce qui était au contraire parfaitement conforme à l’étiquette et aux instructions mêmes du gouvernement[13]. Beurnonville était donc fort malveillant au fond et inquiet, ce qui se comprend du reste, car ces sortes de missions secrètes diminuent singulièrement la situation d’un ambassadeur et sont d’ordinaire un présage de disgrâce.

V

Nous avons trouvé aux Archives nationales le seul document qui fasse connaître la négociation de Junot à Madrid : c’est une dépêche très circonstanciée qu’il adressa le 30 mars à l’empereur[14]. Cette pièce unique, entièrement écrite de sa main, est un récit complet et d’une évidente exactitude ; le style en est fort négligé, mais très précis ; on y reconnaît un homme moins accoutumé à tenir la plume que l’épée, mais qui rapporte ce qu’il a dit et entendu, jour par jour, et qui n’a d’autre désir que celui d’informer sincèrement son souverain de sa conduite. Mme Junot, dans ses Mémoires, se borne à l’exposé anecdotique de leur séjour en Espagne et ne donne aucun détail sur les affaires politiques confiées à son mari. Mais la dépêche du général suffit pleinement à déterminer l’aspect de l’incident.

Junot, dès le 19 mars, lendemain de son arrivée, fut présenté au prince de la Paix par Beurnonville ; le 20, il retourna seul chez le premier ministre et lui remit une lettre particulière de Napoléon. Cette lettre l’accréditait, déclarait l’intention bien arrêtée d’amener le Portugal à s’unir aux cabinets de Paris et de Madrid contre l’Angleterre, et notamment invitait le gouvernement espagnol à donner à ses forces militaires et maritimes « de la consistance et un caractère imposant »[15]. Le général traita d’abord cette dernière question, qui en effet était la plus urgente ; il en développa le sens et indiqua nettement les mesures à prendre immédiatement, à savoir : la réunion effective à Cadix de six bâtimens de ligne complètement armés sous le commandement de l’amiral Gravina, et de six autres au Ferrol. Ce désir était un ordre : Godoï le comprit et déclara que tout serait prêt dans le délai fixé. C’était beaucoup dire ; on manquait de vivres, et la presse des matelots, activée dans tous les ports, ne donnait que des résultats fort insuffisans. Le prince de la Paix n’avait en réalité que des renseignemens très vagues sur la situation des escadres espagnoles. Junot, se défiant de son ignorance et de son inertie, ne se contenta pas de ses promesses : il lui fit rédiger, séance tenante, un questionnaire précis et des ordres rigoureux adressés au Ferrol et à Cadix, puis il revint, le 21, s’assurer que les courriers étaient partis, Le prince de la Paix lui affirma, — et c’était vrai, — que ses dépêches impératives étaient expédiées, qu’il n’admettrait de la part des amiraux aucune excuse ni aucun retard, et que, dans chacun des deux ports, les six vaisseaux seraient à la date convenue en état de prendre la mer. Disons tout de suite qu’en effet l’amiral Villeneuve, sorti de Toulon le 30 mars, rallia à Cadix la division de Gravina dans les premiers jours d’avril ; quant à la flotte espagnole du Ferrol, à peu près pour vue après quelques lenteurs, elle eût été en mesure de s’unir à celle de l’amiral Ganteaume qui devait la rejoindre en venant de Brest, si la persistance des vents contraires n’eût empêché sa sortie de ce dernier port et n’eût, comme on sait, forcé de modifier le plan auquel elle devait être associée.

Ce point capital ayant été ainsi rapidement réglé par l’insistance de Junot, ses entretiens journaliers avec le premier ministre prirent une forme plus intime, et bientôt tout à fait confidentielle. Il se conformait ainsi à la pensée de Napoléon qui, tout en réclamant impérieusement le concours de l’Espagne, voulait alors plaire à cette cour et l’entraîner à sa suite autan ! par amitié que par contrainte. Le général rencontra d’ailleurs chez le prince de la Paix des dispositions favorables ; celui-ci, dont les timidités ou le mauvais vouloir avaient été si violemment stigmatisés par le premier consul en 1803, était encore sous l’impression de la terreur que lui avaient inspirée alors ces expressions redoutables. Depuis la création de l’empire, à peu près rentré en grâce à force de flatteries et de complaisance, il entendait affermir cette nouvelle situation, ne la compromettre par aucun écart, et en user pour le maintien et l’accroissement de sa fortune politique. La venue d’un personnage honoré de l’amitié de l’empereur était pour lui une chance inespérée ; il s’empressa donc de le traiter avec la plus affectueuse familiarité ; dès la seconde entrevue il lui demanda sa montre et sa tabatière comme souvenir et lui offrit en échange une boîte de mille écus et trois chevaux : « C’est pour lui une grande affaire, écrit le général assez étonné de ces démonstrations, car il n’aime pas à donner. »

L’entretien sur le Portugal suivit ces premiers épanchemens. Nous avons dit que Junot devait ne pas cacher les intentions de conquête qui étaient alors, en cas de résistance, le dernier mot de la politique impériale à Lisbonne. Il fit allusion à cette éventualité, mais en passant, et il fut très étonné de la réponse de Godoï ; il était loin en effet de supposer jusqu’où s’élevaient les ambitions du premier ministre espagnol. Celui-ci commença, n’osant encore démasquer entièrement ses étranges espérances, par diverses observations sous forme voilée, mais assez significatives, sur les sentimens du gouvernement portugais ; selon lui, le prince régent était trop engagé avec l’Angleterre pour accéder aux vœux de Napoléon. Puis, donnant à son langage le ton d’une causerie personnelle, il insinua qu’il connaissait bien ce pays, étant lui-même à moitié Portugais et possédant déjà une principauté dans ce royaume. Il s’étendit ensuite sur la nécessité où il se trouverait de quitter l’Espagne à la mort de Charles IV, étant haï de la princesse des Asturies, fille de la reine de Naples, si notoirement hostile à la France. Le général, qui avait dressé l’oreille en entendant ce discours ambigu, voulut savoir au juste quel en était le sens ; et pour engager Godoï à s’expliquer, tout en l’amenant par des paroles bienveillantes à placer complètement l’Espagne sous la dépendance du cabinet des Tuileries, il lui fit entendre que la reconnaissance de l’empereur lui serait acquise et le sauverait des périls d’un changement de règne, s’il usait dès à présent « de tout son pouvoir et de tous ses moyens » pour favoriser la politique française.

Ces expressions, qui visaient seulement en apparence le concours qu’on attendait de Godoï, lui causèrent une assez vive émotion pour qu’il crût le moment venu d’entrer dans la voie des confidences. D’ailleurs, en présence du service qui lui était indiqué, il jugeait peut-être habile de tâter le terrain et de laisser pressentir quel prix il en osait attendre. Il affecta donc un air solennel, il prit la main de Junot, et lui demanda, d’un ton pénétré, comme « au meilleur ami de l’empereur », si vraiment Napoléon était revenu de ses mauvaises impressions à son égard et le croyait en état de gouverner. Le général lui ayant répondu avec courtoisie, il découvrit pleinement sa pensée : « L’empereur ne sait peut-être pas, dit-il, que les grands de Portugal se sont réunis et se sont entendus pour m’offrir la couronne. Je les ai remerciés on leur disant que je voulais servir mon maître jusqu’à la fin, mais qu’après, s’il entrait dans les vues de la France que j’acceptasse, j’accepterais avec l’amitié de l’empereur. »

Junot, tout en se doutant bien que son interlocuteur espérait une sérieuse ; récompense de son concours, était loin toutefois de s’imaginer qu’il eût porté ses vues aussi haut. Une telle communication était absolument imprévue ; ses instructions, écrites ou verbales, n’autorisaient aucune conjecture sur les intentions ultérieures de son gouvernement à l’égard du prince de la Paix. Il garda, en cette occurrence, le sang-froid d’un vieux diplomate, ne manifesta aucun sentiment qui pût décourager Godoï ou flatter ses espérances. Il se borna à insister d’une manière générale sur l’assistance qu’on attendait de lui dans les circonstances présentes et sur les avantages que lui assurerait l’appui de Napoléon. Il eut soin, autant pour exciter son zèle que pour se dispenser d’une réponse directe, de tracer à grands traits le tableau de la puissance de son maître ; il montra l’Italie « entièrement sous sa dépendance », la place d’Alexandrie en état de contenir et d’approvisionner une grande armée et lui donnant « le pouvoir d’entrer en Italie à sa volonté » ; les Suisses et les Hollandais entraînés dans notre orbite, la plupart des princes allemands unis à la France par leur intérêt même, la Prusse liée à nous « par tant de garanties qu’elle ne pouvait se détacher ». Si l’Espagne reste fidèle, dit-il encore, et si le Portugal nous seconde, il n’y a rien à redouter des Russes, malgré leurs menaces, ni de l’Angleterre « qui ne peut faire une guerre continentale », ni de l’Autriche « qui aurait trop de désavantage à recommencer la lutte ». En réalité, cet exposé qui reproduisait la pensée de toute la jeune et enthousiaste génération dont l’empereur était le chef et le héros eût été plus exact un peu plus tard, après Austerlitz et Iéna, mais il contenait dès lors assez de vérités pour impressionner fortement le prince de la Paix et lui faire comprendre la haute valeur de la bienveillance impériale. Junot ne pouvait en dire davantage ; il se résuma en deux mots pratiques : « Faisons d’abord ce qu’il y a à faire aujourd’hui. » Godoï comprit qu’il n’obtiendrait rien de plus, car, dans la troisième conférence, qui eut lieu le lendemain, il ne fut question que de détails secondaires sur les préparatifs maritimes et les caractères généraux de l’alliance franco-espagnole. Le jeune négociateur avait donc parfaitement esquivé une difficulté et réservé toute la liberté d’action de son gouvernement.

Le prince de la Paix se rendit le 23 à Aranjuez pour rendre compte au roi Charles IV de bipartie officielle de ces entretiens et préparer la réception du général et de sa femme. Cette audience-solennelle, facilitée d’ailleurs avec bonne grâce par Beurnonville, eut lieu le jeudi 28 mars. Mme Junot était arrivée depuis deux jours. Comme elle n’était point ambassadrice à Madrid, elle fut reçue en confidencia, c’est-à-dire dans l’intimité, sans habit de cour et sans paniers : la mode des paniers s’était conservée en Espagne et en Portugal pour les grandes cérémonies, et Mme Junot devait s’y soumettre à Lisbonne ; elle en fut dispensée à Madrid ; la camerera mayor ne lui imposa que d’ôter ses gants avant d’entrer chez les personnes royales, conformément à une étiquette qui étonna bien à tort l’ambassadrice, car elle était alors généralement admise et subsiste même encore dans plusieurs cours. La reine en profita d’ailleurs pour lui faire un compliment : « C’est un usage, lui dit-elle, dont vous ne devez pas vous plaindre, car vos mains sont faites pour être vues. » Le reste de l’entretien répondit à ces gracieuses paroles : Charles IV et la reine, avec une courtoisie qui montrait combien le prestige de la nouvelle dynastie était grand auprès des anciennes maisons souveraines, furent l’un et l’autre on ne peut plus affables envers la jeune femme qui apportait les élégances de la France impériale dans le vieux palais des Bourbons. La conversation fut dégagée de tout appareil, mondaine, familière même, dirigée avec beaucoup d’art par Maria-Luisa sur les divers objets qu’elle devait effleurer, l’impératrice Joséphine, les fêtes des Tuileries, les modes, les usages de cette société impro visée et déjà si brillante. Mme Junot eut l’occasion de mettre à profit les conseils que lui avait donnés Napoléon et elle laissa les souverains sous l’impression de son aimable esprit et de sa distinction parfaite. Tous deux félicitèrent depuis le général qui ne manqua pas de faire connaître ces complimens à Paris.

Lui-même fut reçu quelques instans après, en visite particulière, par le roi d’abord, puis par la reine. Il remit à Charles IV la lettre impériale ; ce document était conçu en termes affectueux, mais très laconiques : l’empereur y rappelait la nécessité de lutter avec énergie contre les Anglais : « Votre Majesté tenant tout ce qu’elle a promis, disait-il, je lui réponds que nous ferons repentir ces dominateurs de la mer. » Il insistait sur l’envoi d’argent dans les ports : « C’est le seul moyen de lever tous les obstacles. » Il terminait en rappelant « la nécessité de forcer le Portugal à faire cause commune » avec la France et l’Espagne[16]. Le roi lut attentivement cette missive et se déclara prêt à tout faire « pour seconder Sa Majesté » ; mais, — avec une certaine mélancolie assez justifiée, car Napoléon ne lui disait rien de ses combinaisons maritimes, — il ajouta « que la meilleure preuve de sa bonne volonté était qu’il donnait ses escadres pour des opérations qu’on ne lui avait même pas confiées ». Ce silence attestait en effet la décadence de l’antique monarchie qui avait jadis joué le premier rôle en Europe. Charles IV se borna à celle vague plainte et. acheva sa courte allocution par quelques phrases qui témoignaient de son entière condescendance. Il n’entra d’ailleurs dans aucune considération de politique générale, dans aucun détail pratique, n’étant instruit d’aucun des rouages de son gouvernement.

Junot trouva au contraire chez la reine une entière connaissance de la situation : le prince de la Paix conduisait tout en Es pagne, mais elle se tenait au courant des affaires et les menait de concert avec lui. Son langage exprima, il est vrai, le même dévouement à l’empereur ; toutefois elle eut soin de faire remarquer, en accédant aux désirs de son allié pour les armemens des flottes de Cadix et du Ferrol, combien ces sacrifices étaient onéreux au cabinet de Madrid. Elle tenait à faire valoir des décisions qui, dans la pénurie du trésor espagnol, ne pouvaient être exécutées qu’avec tant d’efforts. Cependant, comme, d’un côté, elle avait trop de dignité pour crier misère, et que, d’autre part, sa responsabilité était engagée dans la déplorable administration qui réduisait à tel point les ressources de la monarchie, elle ne s’étendit sur ce sujet que juste assez pour donner du prix à son consentement, et déclara « que l’argent ne manquerait pas plus que la bonne volonté ». Puis elle passa à un intérêt qui lui était particulièrement cher, celui de sa fille préférée, la reine d’Etrurie, dont elle voulait agrandir le royaume par les mains de Napoléon ; elle se montra même toute disposée, en vue de cet avantage, à sacrifier son autre fille, femme du prince régent de Portugal : « Le roi, dit-elle nettement à Junot, écrira au prince régent en père et en souverain pour l’engager à entrer dans les vues de la France, et si celui-ci refuse, il lui laissera courir les chances de la guerre, et l’abandonnera. » Le général retrouvait là les traces des projets personnels du prince de la Paix. Celui-ci était au surplus alors en pleine faveur ; lorsqu’il entra avec le roi dans le cabinet où la reine recevait Junot, Maria-Luisa s’écria : « Voilà notre soutien… c’est sur lui que nous fondons tout notre espoir… il a notre confiance entière ; il la mérite et l’empereur doit lui accorder la sienne. »

Napoléon fut donc pleinement édifié par la dépêche où Junot lui racontait ces diverses entrevues. Absolument maître de la cour de Madrid, il tenait Godoï par ses ambitions, le roi et la reine par Godoï. Les escadres espagnoles étaient à sa disposition, car très certainement Charles IV et Maria-Luisa le secondaient sincèrement de tout leur pouvoir. Leur avenir semblait associé au succès de ses entreprises ; il restait libre de récompenser plus tard à son gré le prince de la Paix. La mission de Junot, conduite avec autant de fermeté que de prudence, avait complètement réussi. Toutefois, pour que son œuvre fût achevée, il fallait que le Portugal suivît la même politique : alors seulement, en effet, la Péninsule serait vraiment fermée à la marine anglaise, et le système ‘continental se trouverait en pleine vigueur dans tout le midi de l’Europe. Mais c’était là le but le plus difficile à atteindre, et Napoléon non plus que son ambassadeur, ne prévoyait les obstacles qu’ils allaient rencontrer à Lisbonne. Ils se trompaient en croyant que l’attitude de l’Espagne réglerait celle du royaume voisin. Le cabinet de Madrid avait déjà pris parti, il était en guerre avec celui de Londres et pouvait aller de l’avant ; le prince régent, au contraire, ne se prononçait pas et ne pouvait pas se prononcer ; ses traditions, ses engagemens, ses sympathies le plaçaient dans une situation toute différente de celle de l’Espagne ; en un mot, derrière le Portugal, il y avait l’Angleterre.

Bien que Junot ne comprit que vaguement encore cet état de choses, il se rendait compte de la nécessité de sa présence immédiate à Lisbonne. S’attarder à Madrid, où il avait cause gagnée, lui semblait avec raison inutile, d’autant que la route était longue et malaisée. Trois jours après les audiences royales, le 1er avril 1805, il partait pour son poste avec sa famille : « Je presserai mon voyage autant que je le pourrai, écrivit-il à Paris, mais il est impossible de voyager promptement ; partout on manque du nécessaire. » Il parvint cependant à réaliser, malgré bien des difficultés matérielles, les prévisions de ses étapes, car ayant annoncé son arrivée à Lisbonne pour le 12 avril, il entrait le 13 dans la capitale du Portugal.


VI

La duchesse d’Abrantès a décrit dans ses Mémoires les sites pittoresques et sauvages que la caravane diplomatique eut à traverser, les étapes fort éloignées les unes des autres, les chemins à moitié détruits. Faute d’argent et de soins, les provinces demeuraient presque désertes, stériles, d’ailleurs infestées de brigands : les rares habitans étaient misérables ; on rencontrait des gîtes sinistres. Il fallut passer une nuit dans une auberge dont le propriétaire, embarrassé du cadavre d’un individu mort la veille, n’avait rien imaginé de mieux que de le placer sous le lit de la chambre destinée à la fille de l’ambassadeur. Dans les villes du parcours, Junot était reçu avec les plus grands honneurs par les autorités ; mais, en rase campagne, lui-même et son escorte devaient être sous les armes pour en imposer aux rôdeurs. Le convoi, grâce à ces précautions très ostensiblement prises, ne fut pas attaqué, et l’ambassadrice, qui aimait les beaux paysages et les fleurs, put admirer à son aise les aspérités des montagnes et la végétation magnifique des plaines. Elle en fut cependant distraite par un intéressant épisode.

Les voyageurs traversaient l’Estramadure lorsqu’un personnage, qu’ils ne s’attendaient guère à voir se présenta devant eux, venant de Lisbonne et se rendant à Madrid : c’était le jeune frère de l’empereur. Jérôme Bonaparte, alors en pleine disgrâce à la suite de son mariage avec Mme Paterson. Il arrivait avec elle de Baltimore et l’avait envoyée à Bordeaux d’où elle dut se rendre à Amsterdam, tandis qu’il allait, dans l’espoir de fléchir Napoléon, le retrouver à Milau où s’apprêtaient les fêtes du couronnement. Junot et sa femme avaient l’un et l’autre connu Jérôme tout enfant ; ils lui conservaient une amitié sincère ; l’entrevue fut extrêmement affectueuse et l’entretien confiant et long. La situation était délicate : Jérôme, passionnément épris de sa jeune femme, semblait décidé à tout braver plutôt que de l’abandonner ; ses sentimens nobles et romanesques, la chaleur de son langage, sa tristesse, ses illusions touchèrent vivement ses interlocuteurs ; mais Junot, représentant de l’empereur, ne pouvait se laisser aller à son émotion ; il devait recommander la soumission aux volontés de son souverain, et il le fit en termes généraux, ne pouvant préjuger d’avance quelle serait en définitive l’étendue des sacrifices que Napoléon exigerait de son frère. L’ardeur de Jérôme n’était, au surplus, que factice ; après avoir parlé d’abord avec l’enthousiasme d’un amoureux, il n’approfondit pas beaucoup la question majeure et parut bientôt désireux avant tout de regagner l’amitié de l’empereur. Junot s’empressa de faire connaître ces dispositions à M. de Talleyrand par une lettre particulière : « Il est convenu avec moi de ses torts, et me parut très décidé à les réparer… il m’a ouvert son âme tout entière et j’y ai lu la détermination positive où il est de recouvrer, à quelque prix que ce soit, les bontés de Sa Majesté[17]. » Néanmoins, le général ne pensait pas qu’il dût subir si promptement l’ascendant impérial ; sa femme, au contraire, devinant que l’autorité du maître et aussi les séductions de la cour, les solennités du couronnement, l’attrait de l’ambition, exerceraient une influence irrésistible sur un caractère faible et versatile, n’avait pas douté du dénoûment.


VII

Les instructions relatives à la mission de Junot en Portugal sont signées de M. de Talleyrand et datées du 16 février 1805. Il n’y est fait aucune allusion aux pourparlers de Madrid ; elles visent exclusivement les démarches que devait faire l’ambassadeur auprès du cabinet de Lisbonne. Après avoir retracé, en remontant jusqu’au XVe siècle, la prospérité du Portugal au temps de son indépendance et constaté la décadence commerciale et politique qui avait été la conséquence de ses rapports intimes avec l’Angleterre, le ministre en venait à la situation présente. Il rappelait le traité de vendémiaire an X et la convention conclue par le maréchal Lannes, le 19 mars 1804, sur la base de la neutralité et d’un subside, mais il ajoutait aussitôt que les circonstances actuelles, la rupture du traité d’Amiens, la déclaration de guerre de l’Espagne au gouvernement britannique et les nécessités de la lutte, le système maritime anglais ouvertement contraire au droit international et à la liberté des mers, les nombreuses infractions à la neutralité, rendaient impossible le maintien des stipulations précédentes. Le moment était venu « de se porter vers un nouveau système politique plus conforme aux intérêts des deux États ». Il fallait profiter de la présence de M. d’Araujo au pouvoir pour faire cesser définitivement la sujétion du Portugal à l’Angleterre : « Le ministère anglais, disait M. de Talleyrand, a établi arbitrairement, à sa convenance, le droit de blocus, le droit de visite, le droit de saisie. Il a insulté tous les ports, tous les rivages du continent… Contre un gouvernement sans foi envers ses amis, sans respect pour les principes du droit des gens et de l’humanité, il est tout à la fois de l’honneur et de la prudence de ne plus se lier à ses promesses, et de se mettre en état de repousser ses agressions. » D’un autre côté, l’Espagne ne pouvait souffrir que les escadres anglaises trouvassent dans les ports du royaume voisin des facilités d’abri et de ravitaillement ; elle exigeait donc, comme la France, que le prince régent prît, une décision catégorique. M. de Talleyrand concluait en chargeant l’ambassadeur de réclamer à Lisbonne la rupture avec l’Angleterre et la clôture des ports. Il ne prescrivait cependant encore aucune déclaration coercitive ; jusqu’à nouvel ordre, le général devait se borner à une invitation amicale, fondée sur l’intérêt même du Portugal ; on se réservait d’adopter une décision suivant sa réponse, et aussi d’après la tournure que prendraient les événemens en Europe. La négociation, pacifique en apparence, était donc très menaçante en réalité : Junot savait mieux que personne à quoi s’en tenir, puisque, ainsi qu’on l’a vu, il avait été autorisé à discuter avec le prince de la Paix, dans l’hypothèse de la résistance du prince régent, l’éventualité de la conquête du Portugal.

On est frappé, en lisant ce document, de l’étonnante sérénité avec laquelle le gouvernement impérial, tout en parlant des intérêts du Portugal, place les siens en première ligne comme un droit indiscutable qui domine tout et s’impose à l’adhésion universelle. À ce point de vue, ces instructions sont fort significatives : elles sont un des premiers actes diplomatiques où la politique de Napoléon est proposée comme un dogme à une puissance étrangère. Sans tenir compte des difficultés que pouvait rencontrer le cabinet de Lisbonne, sans les discuter même, l’empereur subordonnait tout à ses convenances et dictait sa volonté. Il entrait ainsi dans la voie qui devait lui être funeste. On va voir toutefois qu’il était loin d’être aussi décidé qu’il voulait le paraître. Junot était lancé un peu à l’aventure, et ce fut seulement après les éblouissantes campagnes de 1805 et de 1806 que la diplomatie impériale agit en souveraine dans la Péninsule ; elle n’était pas fixée encore à l’époque où nous sommes, et le nouvel ambassadeur répondit parfaitement à sa pensée en se montrant à la fois énergique et mesuré ; les circonstances en effet devaient obliger le cabinet des Tuileries à mettre un certain intervalle entre l’exposé de ses théories politiques et leur application à Lisbonne.


VIII

Rappelons en peu de mots quel était l’état de choses en Portugal au moment où Junot était chargé d’y substituer notre influence à celle de l’Angleterre. Depuis 1792, la reine Dona. Maria étant folle, son fils Jean avait pris le gouvernement avec le titre de prince régent. C’était un homme d’un esprit borné, d’un caractère timide, indolent, ignorant les affaires, livré aux intrigues de cour, et destiné à être toute sa vie le jouet des événemens. Par habitude, par tradition de famille, par un vague instinct de conservation personnelle, il était au fond dévoué au cabinet anglais, auquel il avait été strictement fidèle jusqu’au traité d’Amiens. Comme il ne manquait pas d’un certain bon sens, il jugeait avec raison qu’entre deux adversaires également redoutables la neutralité était pour lui la meilleure des situations ; mais il favorisait incontestablement sous-main les intérêts britanniques.

Physiquement, il était d’une laideur repoussante : « avec un gros ventre, de grosses jambes, une énorme tête surmontée d’une chevelure de nègre qui du reste était bien en harmonie avec ses lèvres épaisses et son nez africain »[18]. Au moral, écrivait Junot à M. de Talleyrand, « c’est un homme faible, soupçonneux, jaloux de son autorité, mais incapable de la faire respecter : il est dominé par les prêtres ; on lui dénonce les abus, mais il n’en corrige aucun ; la peur agit seule sur lui ; par elle, on peut tout obtenir ; comme il nous craint, il nous fait des démonstrations d’amitié, mais il est persuadé que l’Angleterre doit être son alliée naturelle[19]. » Les historiens portugais confirment ce jugement : « Dépourvu des qualités d’un monarque, dit M. de Stella, en défiance contre tous, ce prince infortuné eut toute sa vie les craintes d’un tyran sans l’être[20]. » L’ambassadeur de France ne devait donc attendre d’un tel souverain qu’une politique fort équivoque, des phrases affectueuses, et des actes ambigus.

Il était également impossible de faire fond sur les conseillers de la couronne. Le président du conseil, M. de Villaverde, cachait sous des apparences de bonhomie et de bienveillance à notre égard des sentimens systématiquement hostiles ; Junot en parle en termes très sévères : « C’est un personnage rusé, dit-il, à qui on ne doit jamais se lier ; le trésor public est sa caisse ordinaire[21]. » Ajoutons qu’il n’avait d’autre principe de gouvernement que l’entente secrète avec le cabinet anglais. M. d’Anadia, ministre de la marine, ne savait que se lamenter sur la triste situation de son pays, sans être à aucun degré capable d’y porter remède[22]. Au fond, le gouvernement impérial ne rencontrait à Lisbonne d’autres sympathies que celles de M. d’Araujo, qu’il avait poussé au ministère des affaires étrangères et qui inclinait visiblement de notre côté ; mais son crédit était restreint par cela même au milieu de collègues d’opinion contraire et en présence d’un souverain favorable à nos ennemis. Cet homme aimable, spirituel, eût peut-être réussi en des conjonctures moins délicates à rapprocher le régent de la France ; mais il n’avait pas d’influence, et, dans la pensée du prince, il ne servait qu’à atténuer les défiances de l’empereur. On comptait sur lui à Lisbonne pour masquer par une habile phraséologie les tendances anglaises du gouvernement, pour prévenir des exigences trop précises et pour traîner en longueur. Lui-même d’ailleurs, tout bien disposé qu’il fût pour la politique impériale, n’envisageait pas sans inquiétude les périls que ferait courir à son pays une rupture avec le cabinet de Londres ; il voulait bien s’en éloigner peu à peu, mais non point le pousser à bout ; il consentait volontiers à interpréter la neutralité dans un sens avantageux pour la France, mais n’entendait pas y renoncer. Il représentait seul dans le cabinet l’élément français, et encore d’une façon un peu flottante, ménageant des intérêts divers, et ne donnait à l’ambassade qu’un concours parfois inutile, toujours incertain.

Les autres ministres étaient fort médiocres ; les finances avaient été confiées à M. de Vasconcellos, « incapable, écrivait Junot, d’être commis dans un de ses bureaux, » et qui passait pour s’occuper avant tout de sa propre fortune, « ce qui, disait encore l’ambassadeur, injustement peut-être, ne lui est pas difficile en s’entendant comme il le fait avec le caissier ». Les titulaires des postes secondaires dans le cabinet ne pouvaient que suivre la direction imprimée à l’ensemble des affaires par les principaux confidens du régent. De sorte que Junot n’avait rien à espérer que de son action personnelle et de la timide initiative de M d’Araujo ; mais il gardait la chance des modifications heureuses qu’un grand succès de Napoléon dans sa lutte contre l’Angleterre pouvait éventuellement amener dans les conseils du Portugal. Ajoutons que le sentiment public nous était hostile : bien que le pays fût dans un état déplorable, puisque « rien n’y était payé, ni les militaires, ni les administrateurs, ni les juges », la nation demeurait très attachée à la dynastie, et, inquiète à bon droit des vues de la France, réservait sa confiance à l’Angleterre. Le ministre britannique à Lisbonne, lord Fitz Gerald, diplomate habile, à la fois soutenu par l’opinion générale et les sympathies de la cour, maintenait avec beaucoup d’art la traditionnelle influence de son gouvernement, et, par son altitude officielle autant que par ses pourparlers occultes, encourageait les résistances du cabinet portugais.

Le prince régent et ses ministres étaient toutefois extrêmement troublés par l’arrivée d’un nouvel ambassadeur qu’on leur avait représenté comme le confident intime de Napoléon. Ils résolurent donc, en toute hypothèse, de le recevoir avec beaucoup de cordialité. Déjà, sur son passage, il avait été salué par l’artillerie des villes ; dès qu’il fut à Lisbonne, il fut accueilli en grande pompe au palais de Quélus ; on eut soin d’observer dans les moindres détails le cérémonial suivi pour la réception du dernier ambassadeur du Louis XVI, le comte de Châlon ; le prince régent lui montra toute la bonne grâce du monde et voulut même se faire faire un uniforme de colonel-général des hussards exactement semblable à celui que portait l’envoyé de l’empereur. Il était, à ce qu’il paraît, avec sa tournure épaisse, fort ridicule dans ces vêtemens très chamarrés et qui exigeaient une belle mine et une taille élégante : mais il avait à cœur de flatter l’ambassadeur en adoptant son costume. Enfin il lui offrit sur-le-champ le grand cordon de l’ordre du Christ.

Quant à Mme Junot. son audience chez la princesse fut à la fois très solennelle et très amicale. On eût cru lui faire tort en négligeant les moindres règles de l’étiquette, et la princesse portant les jupes à paniers qui étaient de mode au XVIIIe siècle, il fallut que l’ambassadrice fût également affublée de ce somptueux et embarrassant attirail. Accoutumée aux robes étroites du temps, elle eut beaucoup de peine à garder son équilibre entre ces énormes falbalas et à dessiner ses révérences, mais la cour de Portugal entendait la recevoir avec toute la majestueuse courtoisie dont elle usait autrefois en pareille circonstance. La princesse s’était d’ailleurs couverte de tous les diamans et perles de la couronne, et si Mme Junot fut frappée avant tout de sa laideur, de ses yeux éraillés, de sa peau noire, de sa taille déjetée, elle n’en dut pas moins reconnaître qu’elle avait déployé, en l’honneur de la France, le luxe le plus éblouissant. L’entretien se poursuivit sur le ton le plus affable, et ce fut avec-les apparences d’une vive sympathie que la princesse parla de l’impératrice, de la cour impériale, enfin de tout ce qui pouvait intéresser la jeune ambassadrice[23].

Ces manifestations gracieuses étaient de règle sans doute, mais elles dépassaient sensiblement la mesure des politesses ordinaires ; la cour cherchait à dissimuler ainsi les véritables directions de sa politique : elle prétendait, à force de démonstrations flatteuses et même enthousiastes, donner le change sur ses véritables sentimens et prévenir peut-être des exigences qu’elle pressentait avec effroi. Junot n’était pas homme à se laisser séduire par ce manège : il accepta ces honneurs comme un hommage légitimement dû à son souverain, mais n’en estima pas moins qu’il fallait agir sans retard et voir, conformément à ses instructions, ce qu’on pouvait espérer du Portugal. L’instant était au surplus favorable : Napoléon, qui venait de créer le royaume d’Italie, ceignait à Milan en ce moment même la couronne des rois lombards. Cette nouvelle preuve de la prépondérance impériale en Europe donnait fort à penser au cabinet de Lisbonne ; c’était, il est vrai, avec plus de chaleur que de sincérité qu’il félicitait l’ambassadeur de la nouvelle dignité dont son maître était revêtu ; mais, en fait, cet événement augmentait nos forces et notre prestige. Junot résolut donc de saisir l’occasion, et de présenter sur-le-champ les propositions françaises.

Il eut soin, dans un entretien préliminaire, de les indiquer d’une manière générale à M. d’Araujo pour y préparer l’esprit de ce ministre ; puis il lui adressa, le 3 mai 1805, une note claire et précise : il posait en principe, dans ce document, que le Portugal « par sa situation continentale, devait être l’allié de la France et de l’Espagne ». Il représentait ensuite que la neutralité s’exerçait à l’avantage exclusif de l’Angleterre : « Les ports du royaume, disait-il, sont devenus l’entrepôt des marchandises anglaises… Dernièrement, l’escadre de l’amiral Cochrane est venue prendre des vivres à l’embouchure du Tage, les corsaires anglais semblent avoir pris les ports du Portugal pour le lieu de leur embuscade. » Puis, après avoir stigmatisé le système d’oppression développé par la Grande-Bretagne sur toutes les mers, il déclarait, en conclusion, que le traité de neutralité ne pouvait être maintenu ; que la convention de 1801 qui interdisait à la marine britannique l’accès des côtes portugaises devait être remise en vigueur ; et il ne paraissait pas « douter un instant » que le prince régent n’eût à cœur de « contribuer à rabaissement d’un gouvernement despotique dont l’insatiable avidité voudrait détruire le commerce du reste de l’Europe[24]. »

Junot se conformait à ses instructions en tenant à M. d’Araujo ce langage péremptoire ; mais, dès son arrivée à Lisbonne, il avait compris et apprécié les obstacles que rencontrerait son effort. Fidèle, en soldat, à sa consigne, il l’exécutait quand même, tout assuré qu’il fût, d’après ses impressions personnelles et ses entrevues avec le ministre portugais, des véritables tendances du cabinet de Lisbonne. Il jugeait bien que celui-ci ne céderait qu’à la force et, ne pouvant sans un péril manifeste opter entre la France et l’Angleterre, s’obstinerait à demeurer neutre. Il crut donc nécessaire de ne pas laisser à cet égard d’illusion à son gouvernement, et le jour même où il envoyait sa note à M. d’Araujo, il exposait dans une dépêche à M. de Talleyrand les objections qui lui seraient inévitablement opposées et dont il ne méconnaissait pas la justesse. « La pénurie où se trouve le Portugal, écrivait-il le 4 mai, le dérangement total de ses finances, le manque absolu de grains, le mettent hors d’état de faire la guerre à qui que ce soit, mais particulièrement à l’Angleterre qui pourrait, avec trois ou quatre vaisseaux, intercepter tout le commerce des colonies portugaises, et, en bloquant le port de Lisbonne, mettre avant un mois la famine dans cette immense ville[25]. » C’était là une vérité incontestable, et réellement nous posions au prince régent une question insoluble : non seulement nous lui demandions de renier ses traditions, ce qu’à la rigueur nous pouvions lui imposer, mais nous prétendions le contraindre à prendre une décision manifestement ruineuse. Sa réponse négative était tellement indiquée et nécessaire que l’ambassadeur l’annonçait d’avance à Napoléon.

Un incident très caractéristique mit en pleine lumière, deux jours plus tard, la gravité de la situation. Le 6 mai, un convoi de troupes anglaises, escorté par une escadre, arriva dans les eaux du Tage ; l’occasion de se décider était offerte au gouvernement portugais : s’opposerait-il à l’entrée du convoi ? Sa conduite ici fut éloquente : il ne prit aucune mesure, et les bâtimens britanniques se rangèrent paisiblement dans le port. Junot se rendit aussitôt chez M. d’Araujo et lui reprocha sa faiblesse ; au lendemain de sa note, une telle complaisance n’attestait en effet que trop les dispositions du cabinet. L’ambassadeur les connaissait bien sans doute, mais il n’en usa pas moins avec énergie de cet argument pour démontrer au ministre combien la neutralité portugaise était illusoire, puisque le séjour et le ravitaillement de la marine anglaise ne rencontraient aucune difficulté dans la capitale même du royaume. Il fit pressentir le mécontentement de l’empereur. M. d’Araujo se confondit en excuses : il n’avait pas été prévenu, la flotte anglaise ne devait rester que peu de jours, les équipages ne seraient point débarqués. Junot n’accepta point ces explications et envoya, le 7 mai, au ministre une nouvelle note qui se terminait par ces paroles menaçantes : « Si les troupes anglaises n’ont aucun projet concerté avec le Portugal, pourquoi entrent-elles dans ce port ? Si elles viennent pour l’occuper, la mission de l’ambassadeur est finie[26]. »

M. d’Araujo était dans le plus cruel embarras en présence des deux communications de Junot. Il ne pouvait se dérober à la proposition d’alliance qu’en affirmant la neutralité, et d’autre part le peu de consistance de la neutralité était prouvé par le fait même qu’on avait sous les yeux, à savoir l’entrée d’un convoi de troupes et de munitions dont les intentions étaient étrangement suspectes. L’impérieux langage de l’ambassadeur l’obligeait cependant à donner une réponse prompte aux notes du 3 et du 7. En vrai diplomate, il s’en tira par d’ingénieux artifices de langage, et estimant plus urgent de fournir d’abord des explications sur l’incident anglais, il commença par protester contre tout soupçon de connivence avec le cabine ! britannique : « Le prince régent, dit-il, ne consentira jamais à un débarquement de troupes anglaises… les ordres sont donnés pour repousser une telle trahison. » Il déclara en outre qu’il n’y avait rien, en cette circonstance fortuite, dont il atténuait avec soin le caractère, « qui pût altérer la bonne harmonie que S. A. R. désire toujours conserver avec S. M. l’empereur[27]. » Le lendemain, considérant sans doute qu’il avait suffisamment dégagé sa responsabilité dans la question du convoi, il aborda l’examen des propositions politiques du gouvernement impérial. Il le lit sous la forme la plus courtoise, mais refusa nettement de modifier le système neutre. Le régent, dit-il, désirait vivement « complaire à la volonté de Sa Majesté, mais ne pouvait suivre les sentimens de son cœur à cause du préjudice grave et irréparable qui en résulterait pour ses sujets et sa couronne ». Il soutint que nulle infraction sérieuse au traité de neutralité n’en justifiait la rupture, qu’une alliance avec la France contre l’Angleterre ferait perdre au Portugal ses colonies, ruinerait son commerce et affamerait Lisbonne[28]. C’était bien l’argumentation que Junot avait prévue, et. il n’y avait pas à espérer qu’on s’en écartât jamais : l’ambassadeur en transmettant ce document à Paris s’exprima là-dessus avec précision et laissa même entendre (l’avenir devait montrer sa clairvoyance) que le prince, plutôt que de céder, s’embarquerait pour le Brésil[29].

Toutefois et quelle que fût sa conviction personnelle, il jugea et avec raison qu’il était de son devoir de maintenir fermement la politique dont il était le représentant et d’insister en tout cas pour le prompt départ du convoi anglais, dont la présence prolongée était en réalité inadmissible. Il envoya donc, le 9 mai, une note sévère à M. d’Araujo. L’Angleterre, disait-il, affectait de considérer le Portugal comme une de ses colonies, puisqu’elle y faisait stationner ses escadres : le cabinet de Lisbonne était hors d’état de maintenir sa. neutralité. Dans celle situation, l’ambassadeur ne pouvait « résider dans un pays occupé par une armée anglaise, et demandait les ordres de l’empereur ». Il exprimait son regret de voir le Portugal ne pas comprendre ses vrais intérêts et « s’attirer ainsi de grands malheurs ». Enfin il se déclarait « affligé d’interrompre des relations qu’il avait espéré suivre avec succès pour l’avantage des deux couronnes[30]. » Ce document était un véritable ultimatum.

Assurément, s’il ne se fût agi que de l’alliance proposée, une telle communication eût été excessive, car il eût fallu donner au Portugal le temps de réfléchir et à soi-même les apparences des bons procédés et les délais de la discussion. Mais le séjour du convoi anglais qui avait l’air d’une bravade, l’inaction suspecte du prince régent en face d’un pareil acte, changeaient en vérité l’aspect des choses et ne permettaient point de lenteur, il convenait ici de protester. Junot était d’autant mieux fondé à tenir un langage comminatoire que Nelson croisait aux environs avec une flotte de vingt vaisseaux, et pouvait, favorisé par les forces anglaises qui avaient pénétré dans le Tage, tenter un coup sur Lisbonne. En présentant la perspective d’une rupture, l’ambassadeur jouait gros jeu sans doute, mais avec toute chance d’effrayer un souverain faible et incertain ; au fond d’ailleurs, il n’avait pas l’intention de partir tout de suite, et il comptait, avant d’en venir à cette extrémité, s’abstenir de paraître à la cour[31], mais il voulait faire tout redouter au gouvernement portugais afin de le contraindre à exiger la sortie des bâtimens britanniques.

L’événement lui donna raison. Il n’avait pas trop présumé de son influence et du prestige de l’empereur. L’effet de l’ultimatum, remis collectivement d’ailleurs par Junot et son collègue espagnol, fut immédiat et décisif. Qu’il y eût ou non accord préalable pour l’entrée du convoi entre Londres et Lisbonne, — ce point est demeuré obscur, — le cabinet portugais insista si fortement auprès du commandant britannique que celui-ci, dès le lendemain, sortit du port ; la tentative anglaise avait échoué. Ce n’était, il est vrai, que pour peu de temps, car les troupes du convoi, transportées à Gibraltar, ont fait certainement partie de l’armée avec laquelle lord Wellesley envahit plus tard le Portugal, mais la fière attitude de l’ambassadeur avait ajourné le péril, et l’Angleterre ne pouvait en ce moment établir sa base d’opérations sur le Tage.


IX

Restait la question de l’alliance, c’est-à-dire le point capital de la mission de Junot. On a vu combien le prince régent y était contraire et quels doutes elle inspirait à l’ambassadeur lui-même. Il semblait donc qu’on dût s’attendre de ce côté aux incidens les plus graves. Mais les affaires diplomatiques ont des péripéties imprévues qui déconcertent tantôt les espérances et tantôt les craintes des agens les plus avisés. Le cours des événemens modifie les instructions les plus fermes, et c’est pourquoi tout plénipotentiaire engagé dans une grosse négociation doit toujours garder une certaine réserve ; il ne peut jamais savoir en effet quelles décisions nouvelles les circonstances imposeront à son gouvernement. Junot avait été, à ce point de vue, parfaitement correct : il avait exposé et défendu les demandes du cabinet impérial avec la plus grande vigueur, mais sans en venir, sur cette grave difficulté de la déclaration de guerre à l’Angleterre parle Portugal, jusqu’à des menaces belliqueuses qui l’eussent compromis et qui eussent engagé l’amour-propre et la dignité de l’empereur. Le champ restait ouvert à ces pourparlers dont une diplomatie prudente utilise à son gré, selon la marche des choses, soit les ressources conciliantes, soit les apparences pacifiques, soit même les décevans détours. Cette conduite se trouva pleinement justifiée, car une atténuation temporaire des projets de Napoléon sur le Portugal se produisit assez inopinément en présence de complications européennes.

Il est possible que la résistance du prince régent à la dangereuse entreprise qui lui était proposée ait fait hésiter le cabinet des Tuileries devant un acte de violence ; mais il est bien plus vraisemblable que la situation du continent lui fit comprendre la nécessité de ne rien détourner au Midi de son attention ni de ses forces au moment où il prévoyait une campagne contre de plus redoutables adversaires. L’Autriche et la Russie coalisées se préparaient en effet à une grande lutte, et Napoléon, pour faire face à cette agression inattendue ou du moins qu’il ne supposait pas aussi prochaine, se voyait contraint de renoncer au plan qu’il caressait depuis deux ans et dont il attendait tant, de profit et tant de gloire, à cette descente en Angleterre, bien plus intéressante à ses yeux qu’une guerre contre les ennemis du continent, tant de fois vaincus. A plus forte raison envisageait-il désormais comme secondaires ses visées sur la Péninsule ; il ne les abandonnait pas, — l’avenir ne l’a que trop prouvé, — mais il jugeait indispensable d’en ajourner l’exécution jusqu’à l’instant où, victorieux au Nord, il pourrait, en pleine liberté d’esprit, les reprendre de plus haut et parler absolument en maître à Lisbonne.

Junot, qui, sans être tout à fait instruit de l’état des choses, ne demeurait pas étranger aux affaires générales, ne fut donc pas surpris de recevoir une dépêche de M. de Talleyrand datée du 7 juin, qui, sans entrer dans aucun détail ni donner aucun commentaire, marquait un temps d’arrêt dans la politique française en Portugal. Le ministre, en quelques lignes concises, félicitait l’ambassadeur de sa conduite dans l’incident du convoi anglais, affectait gracieusement de partager son sentiment sur la difficulté d’obtenir promptement l’adhésion du prince régent à l’alliance, et terminait en lui disant : « Sa Majesté a jugé convenable, d’après vos observations, que vous restassiez au point où vous en êtes, sans aller plus avant dans l’une ou l’autre direction. » Ainsi le caractère de la mission de Junot était changé : au lieu d’exiger, il devait attendre ; au lieu de pousser le Portugal soit à céder, soit à rompre, il devait s’en tenir au statu quo[32].

Ces instructions étaient fort sages, mais leur brièveté et surtout l’absence de toute explication eussent pu induire en erreur un agent moins clairvoyant, qui, les prenant au pied de la lettre, les eût interprétées dans le sens de l’abstention absolue. Junot connaissait trop bien le caractère de son maître pour s’y tromper. Il eut le mérite de comprendre ce qu’on ne lui disait pas, à savoir que, si Napoléon, en présence de circonstances majeures, laissait de côté pour un temps ses projets sur le Portugal, il ne les perdait pas de vue. Les gouvernemens, quand ils ont des raisons pour se taire, veulent qu’on les devine ; la sagacité d’un diplomate se révèle dans ces délicates conjonctures. L’ambassadeur sut ici se placer spontanément dans l’ordre d’idées du souverain : sans insister pour une solution immédiate, il ne cessa de la préparer pour l’avenir par une action continuelle, persuasive à la fois et ferme, en saisissant toutes les occasions de donner au prince régent la conviction et la crainte de notre force et de lui faire voir que, tout en attendant son heure, notre politique demeurait immuable. Ce rôle était difficile à jouer : il fallait maintenir notre influence, engager peu à peu le cabinet de Lisbonne dans notre cause par les actes de détail qu’on obtiendrait de lui, et l’accoutumer en quelque sorte à la docilité pour le jour où l’on viendrait, victorieux, réclamer péremptoirement son concours.

Junot résolut donc d’affirmer sur-le-champ cette nouvelle tactique et de montrer que notre réserve temporaire n’impliquait en quoi que ce fût la moindre complaisance pour les sympathies an glaises du régent et de ses ministres. Un fait, qu’il avait d’ailleurs appris dès son arrivée, lui fournit le prétexte qu’il cherchait pour marquer la persévérance de notre diplomatie. La flotte portugaise qui croisait dans les eaux de Gibraltar, soi-disant pour surveiller les corsaires d’Alger, était commandée par un officier britannique, l’amiral Campbell. Celui-ci, s’occupant très peu des bâtimens du dey, servait les escadres anglaises en éclairant leurs mouvemens, sur les côtes d’Espagne et d’Afrique. Récemment, lors du combat du cap Saint-Vincent, il les avait averties de la position des troupes espagnoles, et le prince de la Paix avait protesté contre cette intervention, évidemment contraire à la neutralité. L’ambassadeur, profitant de la circonstance, s’empressa de signaler à M. d’Araujo la conduite de l’amiral Campbell, qualifia d’espionnage les manœuvres de cet officier, et, prenant l’initiative d’une injonction catégorique, déclarant contraire aux intérêts de la France et de l’Espagne qu’il conservât le commandement de la flotte portugaise. » réclama « son rappel au nom de Sa Majesté l’Empereur et Roi ». C’était un acte hardi, et même une ingérence directe dans les affaires intérieures du royaume ; mais on était sur un bon terrain. car le régent ne pouvait repousser l’impérieuse note de Junot sans le braver ouvertement et autoriser les plus graves soupçons. Conserver un amiral anglais à la tête de son escadre malgré une réclamation aussi justifiée, c’était avouer implicitement une connivence qu’on ne cessait de nier. L’ambassadeur eut gain de cause : le ton absolu de sa note intimida le régent ; le cabinet de Lisbonne s’exécuta, et l’amiral Campbell fut révoqué[33].

M. de Talleyrand fut extrêmement satisfait de ce résultat significatif, et Junot, en recevant les complimens du ministre, put se convaincre qu’il avait bien jugé la situation et pénétré la véritable pensée de l’empereur. Les termes de la dépêche qui lui fut adressée à ce sujet révélaient complètement en effet les intentions du cabinet impérial telles que l’ambassadeur les avait comprises : « La cour de Lisbonne, disait ce document, doit n’employer que des agens qui aient un esprit portugais et n’appartiennent pas à l’Angleterre par leur inclination et par leur origine. » Junot était invité à poursuivre ses avantages, à ne pas souffrir que les officiers du prince régent donnassent la moindre facilité aux escadres britanniques, à faire en sorte que celles-ci ne pussent trouver en Portugal aucune ressource, « aucun agent disposé à les servir[34]. » Il était donc clair que l’empereur, tout en tolérant que le cabinet de Lisbonne ne déclarât pas ouvertement la guerre à l’Angleterre, prétendait toujours exercer une influence exclusive sur les bords du Tage, y affermir lentement sa domination morale, y prévenir toute tentative anglaise et amener le régent à renoncer aux traditions qui l’asservissaient à la cour de Londres. Le reste dépendait du prestige des victoires futures dans la campagne qui allait s’ouvrir. C’était bien exactement ce qu’avait pensé Junot.

Avec une bonne humeur particulièrement méritoire chez un homme tel que lui, d’un tempérament audacieux et plus accoutumé aux actes violens qu’aux évolutions politiques et aux habiletés de langage, il s’attacha à entretenir les relations les plus courtoises avec le gouvernement portugais ; il affecta de croire aux dispositions amicales du prince régent pour l’encourager par cette confiance apparente à des procédés meilleurs ; il ne man qua pas de réchauffer le zèle un peu tiède de M. d’Araujo, le traitant avec affection, montrant aux autres ministres de bons sentimens. En même temps, il eut soin de ne pas laisser supposer que nos vues se fussent modifiées en elles-mêmes : ne pouvant rien imposer pour le présent, il réserva les principes, ne cessa de les exposer, de les maintenir, de les justifier dans tous ses entretiens soit avec le prince soit avec ses conseillers, leur donnant un caractère séduisant, les présentant comme l’expression même de l’intérêt bien entendu. Il en revenait toujours, avec une infatigable patience, à démontrer les bienfaits éventuels de l’alliance avec la France et l’Espagne, cherchait a accoutumer le Portugal à cette pensée, à représenter cette solution comme une nécessité inéluctable. Sa conduite ferme et gracieuse fut appréciée à Lisbonne : les rapports extérieurs devinrent même assez intimes entre l’ambassade et la cour ; le prince régent prodigua à Junot les bonnes paroles : il lui offrit la croix du Christ en diamans, entoura sa femme de tous les honneurs, protesta de son amitié et de son admiration pour l’empereur, et même donna tort d’avance aux puissances qui allaient former la coalition.


X

Malheureusement, il faut bien le dire, toutes ces manifestations, tout le manège de l’ambassadeur, étaient et devaient être stériles. En politique, le langage n’a qu’un temps : la réalité des choses est toujours la plus forte, et leur logique domine tout. De part et d’autre, on jouait une comédie dont nul n’était dupe. Sans doute il eût été beau d’amener le Portugal à l’alliance française par la persuasion, mais c’était tout simplement impossible. Dans la situation donnée, ce royaume étant aussi attaché à la cause anglaise par tradition et par conviction, la seule chance qu’on eût de l’en séparer c’était la menace d’une invasion et des préparatifs de guerre. L’empereur n’imposant point sa volonté par la force, Junot avait perdu son argument décisif ; réduit à discuter avec plus ou moins d’éloquence telle ou telle infraction à la neutralité, à définir des théories politiques, à se rendre personnellement agréable par ses réceptions ou ses discours, à disserter avec M. d’Araujo sur les affaires générales, il était au fond impuissant. Et il avait d’autant moins de crédit qu’après avoir d’abord parlé en maître et traité une question capitale, il se bornait à des conseils assidus et pressans, il est vrai, mais dépourvus de sanction. Comme tous les États faibles et qui vivent d’expédiens, la cour de Lisbonne avait de la finesse, tirait de long, saisissait les nuances, devinait sous les formes mesurées du langage de l’ambassadeur les hésitations de notre diplomatie ; elle entendait profiter, sans se compromettre, de la trêve que lui assurait la marche des événemens. Son calcul se fondait sur un dilemme : ou les négociations suprêmes engagées entre les cours européennes amèneraient la paix générale, même entre la France et l’Angleterre, et alors le prince régent serait dispensé de se prononcer pour l’une ou pour l’autre ; ou bien la guerre éclaterait, et lui donnerait du temps et aussi des lumières nouvelles pour apprécier la meilleure voie à suivre. Cette dernière hypothèse, il est vrai, lui inspirait une légitime frayeur : le génie de Napoléon en effet présageait la victoire, et, par suite, un retour offensif dans les affaires de la Péninsule ; toutefois, et en tout cas, il préférait garder une attitude expectante et, en définitive, puisqu’on ne lui demandait provisoirement rien de plus, se borner à converser académiquement, avec Junot, à lui accorder de petites grâces, à louvoyer sans rien résoudre.

Cet ingénieux subterfuge se combinait d’ailleurs avec des complaisances efficaces envers le cabinet de Londres. Et il faut bien rappeler qu’en ceci le prince régent était d’accord avec le sentiment de son pays, Junot ne se faisait sur ce point aucune illusion et sentait le terrain se dérober sous ses pas : « Jamais, écrivait-il à Talleyrand, le port de Lisbonne n’a été aussi utile à l’Angle terre que dans ce moment. C’est de là que partent tous les avis pour les différentes Hottes. Toute la province des Algarves et tout l’autre côté jusqu’à Porto sont garnis de gens disposés à prévenir les Anglais de tout ce qui se passe. Surtout ils ont des agens qu’ils paient bien, et ils savent a temps. Ils trouveront toujours ici secours et protection. Les particuliers y sont intéressés par le gain, et le gouvernement ferme les yeux par partialité. Dernièrement une escadre de l’amiral Calden a été ravitaillée par un bâtiment chargé dans le port même de Lisbonne[35]. »

La situation devenait intenable. Junot avait fait tout le possible dans l’ordre d’idées où il lui était enjoint de se maintenir. Il avait sauvegardé en principe le système politique de l’empereur, empêché à plusieurs reprises que des atteintes trop audacieuses fussent portées à la neutralité, réservé au cabinet impérial la faculté d’agir éventuellement ou de s’abstenir selon les circonstances ; mais cette diplomatie ne pouvait se prolonger davantage sans que les ressources d’esprit des négociateurs fussent épuisées. Comme il arrive souvent dans les conjonctures troublées, un grand événement vint mettre un terme à tous ces pourparlers équivoques et inutiles : la coalition de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie se forma, et les armées françaises marchèrent vers l’Allemagne. Tout allait dépendre des hasards de la guerre : ils décideraient du sort du Portugal en même temps que de celui des puissances engagées. L’ambassadeur n’avait plus rien à faire à Lisbonne. Il alla donner connaissance de ces nouvelles belliqueuses au prince régent, qui s’en montra fort ému, et à bon droit. Sans doute des intérêts autrement considérables que ceux du Portugal étaient en jeu dans la lutte qui se préparait, mais la destinée de la dynastie de Bragance était subordonnée à la fortune des armes : le régent n’osait se flatter de nos revers, et notre victoire lui devait imposer soit la vassalité, soit la chute.

Quant à Junot, avant tout il était soldat. Prisonnier de guerre en Angleterre au moment de la bataille de Marengo, le héros du combat de Nazareth n’entendit pas être encore une fois absent un jour de bataille. Nous avons dit que l’empereur s’était engagé à le rappeler en cas de guerre ; Junot, dès les premiers bruits de la coalition, lui avait écrit pour lui remettre sous les yeux cette promesse. Le 22 septembre 1805, M. de Talleyrand lui adressa la dépêche suivante : « Sa Majesté m’a donné l’ordre de vous faire connaître sans délai que son intention est que vous vous rendiez en toute diligence à Paris. Vous devez quitter Lisbonne sans affecter aucun grave motif de départ, et dire simplement que vous avez obtenu un congé que vous aviez antérieurement demandé[36]. » Cette lettre, accompagnée d’un billet affectueux de Duroc conçu dans le même sens, combla de joie le général : « Je prie Votre Excellence, répondit-il aussitôt au ministre, de vouloir bien mettre aux pieds de Sa Majesté mes respectueux remerciemens de ce qu’Elle a bien voulu se rappeler qu’à l’extrémité de l’Europe il y avait un de ses plus fidèles sujets qui, dans les circonstances actuelles, se serait trouvé bien malheureux d’être aussi éloigné de sa personne[37]. »

Il se hâta d’expédier les affaires urgentes ; mais, quelque grand que fût son généreux désir d’être sur le champ de bataille, il ne délaissa point jusqu’au dernier moment les intérêts politiques qui lui étaient confiés. Il regarda comme un devoir d’exprimer encore une fois la pensée de son gouvernement, de protester de nouveau contre le concours que le prince régent continuait à donner sous-main à la marine anglaise et d’adresser au Portugal un avertissement solennel. Il écrivit donc à M. d’Araujo une note remplie d’informations sur la conduite des autorités portugaises, sur les approvisionnemens fournis à la marine britannique dans tous les ports du royaume, sur les facilités accordées au commerce de l’ennemi, sur les renseignemens transmis aux amiraux anglais par les populations maritimes. Faisant allusion ensuite aux prétendus ordres envoyés par le prince régent pour mettre un terme à ces abus, Junot ne dissimulait point qu’à ses yeux ces directions « si mal suivies n’étaient. données que pour la forme ». Il terminait en invitant le cabinet de Lisbonne, en des termes dont M. d’Araujo ne pouvait méconnaître le sens profond et la suprême gravité, « à prendre en grande considération l’objet de la présente note » et à adopter des mesures décisives « pour que dorénavant aucun acte contraire aux intérêts des puissances alliées (la France et l’Espagne) ne puisse troubler la bonne harmonie désirée par Sa Majesté l’empereur et roi[38] ». A la veille du départ de l’ambassadeur, un tel document présentait l’autorité exceptionnelle d’un de ces conseils qui ne se renouvellent pas et qu’un État ne dédaigne qu’à ses risques et périls.

Le 17 octobre 1805, Junot accréditait M. de Rayneval comme chargé d’affaires ; le 19 il prenait congé du prince régent, et le 20, laissant à Lisbonne sa femme et sa fille, qui devaient revenir à petites journées, il partait à cheval pour Bayonne, d’où il gagna Paris, où il était vers le 10 novembre. Après vingt-quatre heures de repos, il poursuivit sa course à travers l’Allemagne pour rejoindre, aussi rapidement que le permettaient le mauvais état et l’encombrement des routes, l’interruption des relais et les incertitudes de l’itinéraire, le quartier général de l’empereur en Moravie. Le 1er décembre au matin, Napoléon, qui examinait la campagne aux avant-postes, vit de loin dans la poussière une chaise de poste qui venait à fond de train : « En vérité, dit-il, si la chose était possible. je croirais que c’est Junot ! » Et, lorsqu’il le vit entrer : « Pardieu ! s’écria-t-il, il n’y a que toi pour cela ! Arriver la veille d’une grande bataille, faire douze cents lieues, et quitter une ambassade pour le canon ! » Mais Junot avait oublié sa fatigue, et reprenait sur-le-champ ses fonctions de premier aide de camp. Il était d’ailleurs aussitôt payé de ses peines : le lendemain était la journée d’Austerlitz.


XI

Il me paraît bien douteux que Napoléon et M. de Talleyrand aient jamais sérieusement espéré amener par la douceur et le raisonnement le Portugal à rompre avec l’Angleterre. La mission confiée au jeune général improvisé diplomate à Lisbonne n’avait vraisemblablement pour but que de justifier par l’échec d’une tentative pacifique les agressions de l’avenir. En ce sens, l’ambassade avait atteint son objet : elle avait posé nettement la question d’alliance, gêné la marine britannique, démasqué la neutralité fallacieuse qui favorisait les projets anglais, et préparé les revendications qui devaient suivre les victoires de l’empereur. Junot avait donc servi les intentions de son gouvernement. Aussi-avec une logique reconnaissante, est-ce à lui que Napoléon, dix, huit mois plus tard, remettait le soin de conduire, c’est-à-dire d’imposer par la force des armes ce que la diplomatie n’avait pu obtenir. Il eut cette singulière destinée de revenir en conquérant dans ce royaume que ses noies diplomatiques n’avaient pu convaincre et de renverser le prince auprès duquel il avait été accrédité.

Il est vrai que, dans l’intervalle, les efforts de M. de Rayneval avaient été non moins infructueux que les siens, et que même Austerlitz, Iéna, Friedland n’avaient pu amener le cabinet de Lisbonne à se séparer ouvertement de celui de Londres. On se trouvait en présence d’une situation dominée par la force des choses, car il était évident que Napoléon, vainqueur de l’Europe coalisée, ne s’arrêterait pas devant les hésitations du prince régent. On sait le reste : l’ultimatum d’août 1807, le rappel du chargé d’affaires, la marche rapide de notre armée, l’audacieuse entrée de Junot, le 30 novembre, à la tête d’une avant-garde de 1500 hommes dans la capitale du Portugal, le départ de la famille royale pour le Brésil. C’étaient là de brillans exploits, une héroïque aventure militaire, mais rien de plus. Un prochain avenir devait démontrer que la victoire, souvent, n’est pas moins impuissante que la diplomatie : Junot, deux fois de suite, sur l’ordre de l’empereur, s’était heurté à l’impossible. Le nœud gordien était tranché, mais il se reformait au-dessous de l’entaille du sabre, et la triomphante entreprise du général ne devait pas être moins stérile que la mission de l’ambassadeur.


Cte Charles de Mouy.
  1. Les dépêches envoyées par le général Junot à l’empereur et à M. de Talleyrand pendant son ambassade appartiennent à nos Archives des Affaires étrangères. (Portugal, V. 125, 1805) et à nos Archives nationales, sous la cote 1515, sécrétairerie d’État. Les lettres de l’empereur à Junot ont été publiées dans la Correspondance de Napoléon, tomes X et XI.
  2. Arch. des Affaires étrangères. Dépêches du maréchal Lannes (27 prairial an XII) et de M. de Talleyrand (21 messidor).
  3. Ibid., M. d’Araujo à M. de Talleyrand, 20 messidor.
  4. Arch. des Affaires étrangères. Dépêches de M. de Talleyrand des 7 brumaire, 1er et 17 frimaire an XIII.
  5. Ibid.
  6. Mémoires de la duchesse d’Abrantès, t. V, Garnier frères.
  7. Arch. des Affaires étrangères : Portugal. Note et lettre des 4 et 5 pluviôse an XIII.
  8. Correspondance de Napoléon, no 8335 et 8299).
  9. Voir sur le général Beurnonville un ouvrage récent, puisé aux meilleures sources et intitulé : l’Ambassade française en Espagne pendant la Révolution, par M. de Grandmaison. Plon, 1893. On y trouve de très intéressans détails sur ce personnage et notre situation en Espagne sous le Consulat et dans les premiers temps de l’Empire.
  10. Correspondance de Napoléon, n° 8350.
  11. Mémoires de la duchesse d’Abrantès, t. V.
  12. Voir pour les détails de ce voyage les Mémoires de la duchesse d’Abrantès, t. V.
  13. Arch. des Affaires étrangères. Lettres particulières du général Beurnonville, Espagne (668 (21 ventôse, 13 et 24 floréal an XIII). Beurnonville oubliait qu’il avait été jadis nommé en trois mois colonel, général de brigade et divisionnaire.
  14. Elle est conservée au Musée des Archives (n° 1515) comme le plus intéressant des rares autographes du général.
  15. Corresp. de Napoléon, n° 8337.
  16. Correspondance de Napoléon, n° 8351.
  17. Arch. des Affaires étrangères, floréal an XIII.
  18. Mémoires de la duchesse d’Abrantès, t. V.
  19. Arch. des Affaires étrangères. Junot à Talleyrand, 13 août 1805.
  20. Histoire du Portugal, par M. de Stella, II, p. 107 et suiv.
  21. Junot à Talleyrand, loc. cit. — Mémoires de la duchesse d’Abrantès, t. VI.
  22. Ibid.
  23. Voir Mémoires de la duchesse d’Abrantès, t. VI.
  24. Arch. des Affaires étrangères. Note de Junot à M. d’Araujo, 3 mai 1805.
  25. Ibid. Dépêche de Junot à M. de Talleyrand, 4 mai.
  26. Arch. des Affaires étrangères. Note de Junot à M. d’Araujo, 7 mai 1805.
  27. Ibid. Note de M. d’Araujo à Junot, même jour.
  28. Arch. des Affaires étrangères. Note de M. d’Araujo, 8 mai 1805.
  29. Ibid. Lettre de Junot à l’empereur, 9 mai.
  30. Ibid. Note de Junot à M. d’Araujo, 9 mai.
  31. Arch. des Affaires étrangères. Lettre de Junot à M. de Talleyrand, 10 mai 1805.
  32. Arch. des Affaires étrangères. M. de Talleyrand à Junot, 7 juin 105.
  33. Arch. des Affaires étrangères. Note autographe de Junot, 29 juin 1805.
  34. Ibid. Dépêche de M. de Talleyrand, 29 juillet 1805.
  35. Archives des Affaires étrangères. Junot à M. de Talleyrand. 13 août 1805.
  36. Archives des Affaires étrangères. M. de Talleyrand à Junot, 22 septembre 1805.
  37. Ibid. Junot à M. de Talleyrand, 10 octobre.
  38. Arch. des Affaires étrangères. Note de Junot à M. d’Araujo, 30 septembre.