L'Agriculture extensive et les alluvions artificielles

L'Agriculture extensive et les alluvions artificielles
Revue des Deux Mondes3e période, tome 50 (p. 794-830).
L’AGRICULTURE EXTENSIVE
ET LES
ALLUVIONS ARTIFICIELLES

Notre agriculture subit en ce moment une crise dont il faut espérer qu’elle sortira victorieuse, mais à la condition de savoir largement réformer ses vieilles habitudes de pratique traditionnelle.

Les perfectionnemens apportés dans les voies de transport permettent déjà aux deux Amériques et à l’Australie de nous envoyer des laines, des céréales, des viandes salées ou conservées ; et bientôt, paraît-il, elles pourront nous expédier des bestiaux sur pied, du beurre, des fromages, du vin, des fruits à des prix qui, au dire de nos agriculteurs, les mettraient hors d’état de soutenir la concurrence.

Nos économistes se sont beaucoup préoccupés de cette question ; mais s’ils n’en ont pas toujours discerné les véritables causes, ils ont bien moins encore réussi à nous indiquer les moyens d’en conjurer les résultats. On a surtout allégué comme motifs de l’infériorité de notre production la suppression des droits de douane, et plus particulièrement de l’échelle mobile qui protégeait nos produits nationaux, l’insuffisance prétendue de notre outillage industriel en ce qui concerne les voies de transport, les charges particulières dont serait chez nous grevée l’agriculture par le fait de l’impôt foncier et de la rente payée aux propriétaires du sol, l’épuisement de nos terres végétales par rapport à celles du Nouveau-Monde.

La dernière question, plus particulièrement technique, sera traitée à fond dans le cours de cette étude ; mais je crois devoir, dès le début, donner quelques explications nécessaires sur les trois premières. Je ne m’arrêterai pourtant pas sur la question des droits protecteurs, qui est définitivement résolue et jugée. Quelque sacrés que soient les intérêts des producteurs, ceux des consommateurs ne le sont pas moins ; et jamais gouvernement ne saurait assumer chez nous l’impopularité méritée qui s’attacherait à des mesures fiscales dont le premier résultat serait de faire enchérir la vie.

Mais si nos hommes d’état se refusent en principe à surcharger le consommateur, jamais ils n’ont été plus disposés à alléger les prétendues charges du producteur agricole. C’est à ce désir instinctif plutôt que réfléchi qu’il faut attribuer ces sacrifices incessans imposés au budget en vue de compléter ce qu’on est convenu d’appeler l’outillage industriel du pays. On commet cependant une erreur quand on allègue l’infériorité prétendue de cet outillage, quand on oppose, par exemple, aux 30,000 kilomètres de chemins de fer que nous possédons à peine les 150,000 kilomètres de voies analogues existant dans les États-Unis. En pareille circonstance, la comparaison doit porter non sur la population, mais sur l’étendue relative des pays considérés. Les États-Unis ont cinq fois plus de chemins de fer que nous, mais, leur territoire étant douze fois plus étendu que le nôtre, ils sont en moyenne, et partout, beaucoup moins bien desservis que nous ne le sommes nous-mêmes.

Ils comprennent d’ailleurs tout autrement la question. Tandis que nous nous efforçons à grand renfort de milliards d’ajouter tous les ans à l’ensemble de notre réseau quelques centaines de kilomètres de nouveaux tronçons, rompant ses mailles déjà trop étroites, faisant une concurrence inutile et ruineuse aux lignes existantes, les Américains, tout en amortissant leur dette publique au lieu de l’accroître indéfiniment, construisent, il est vrai, de 12,000 à 15,000 kilomètres de nouveaux chemins de fer tous les ans ; mais si l’on étudie leur répartition relative, on reconnaît que les états de l’Est, depuis longtemps peuplés et analogues à nos contrées européennes, n’ont qu’une part très minime dans ce total. La tendance générale est de porter les voies nouvelles sur les états les plus éloignés de l’Atlantique, vastes solitudes qui n’étaient même pas connues de nom il y a quelques années, et qui, comme par enchantement, se peuplent et se couvrent de villes florissantes. C’est ainsi qu’en 1880 on n’a pas construit moins de 1,094 kilomètres de chemins de fer dans le Dakota, 1,060 dans le Texas, 835 dans le Nouveau-Mexique; plus pour chacun de ces états en particulier qu’on n’en ouvre annuellement dans la France entière.

Si les Américains, au bon sens pratique desquels nous aimons à rendre justice, se trouvaient à notre place, il y a donc tout lieu de penser qu’ils ne s’évertueraient pas à multiplier au-delà de toute limite raisonnable des voies de transport qui n’ont de raison d’être que lorsqu’elles sont réellement appelées à desservir un trafic sérieux en voyageurs ou marchandises. S’ils voulaient trouver un utile emploi de leurs capitaux dans la construction des chemins de fer, ce n’est pas sur notre territoire métropolitain qu’ils les multiplieraient, mais sur ce continent plus voisin du nôtre que les états de l’Est américain ne le sont de ceux de l’Ouest, sur cette terre d’Afrique où nous avons planté notre drapeau depuis plus d’un demi-siècle et où nous n’avons pas encore ouvert plus de voies de fer que l’état de Dakota n’en construit en un an. Ils en auraient depuis longtemps, dans la marche de leur civilisation envahissante, sillonné non-seulement l’Algérie, mais la Tunisie et le Maroc. Ils n’auraient pas depuis six ans soumis la question du Transsaharien aux stériles discussions des commissions et des congrès géographiques ; mais franchissant d’un bond le Sahara sans plus s’en effrayer que des obstacles analogues qu’ils ont rencontrés sur leur territoire, ils auraient déjà pris pied dans ces riches régions de l’Afrique équatoriale, qui auraient offert à leur activité industrielle et civilisatrice plus d’élémens de prospérité que ne pourront jamais leur en fournir les vastes solitudes de leur Far-West.

C’est là que les Américains, s’ils avaient été à notre place, auraient probablement trouvé, c’est là certainement que nous devrions chercher la solution de tant de difficultés matérielles et morales qui entravent notre développement social. En aucun cas, ce ne saurait être à l’extension exagérée de nos chemins de fer ruraux que nous devrions demander la solution du problème agricole qui se discute chez nous.

S’il ne s’agissait que de réduire le prix de revient des denrées alimentaires pour le consommateur, on pourrait sans doute obtenir ce résultat, plus sûrement et à bien moins de frais pour l’état, en réduisant les tarifs des chemins de fer existans qu’en leur créant de ruineuses concurrences. Mais ce résultat profiterait autant aux blés américains qu’à nos blés indigènes. Du moment où, pour venir en aide à notre agriculture, ce qu’on doit se proposer, ce n’est pas de réduire le prix d’achat payé par le consommateur, mais d’augmenter le prix de vente payé au producteur, force nous est de reconnaître que la question de l’amélioration de nos voies de transport intérieures ne peut avoir aucune influence sur le résultat cherché.

On ne saurait trouver de palliatif plus sérieux dans l’allégement de ce que l’on est convenu d’appeler les charges particulières de notre agriculture. Les Américains, nous dit-on, n’ont à payer ni impôt ni rente de la terre. Je doute qu’il en soit ainsi et que l’état américain puisse alimenter son budget et, qui plus est, rembourser sa dette, sans faire contribuer à un titre quelconque la production agricole, qui est sa plus importante industrie. Admettons-le cependant et voyons ce qu’ont réellement d’onéreux et d’excessif les charges qui grèveraient, dit-on, notre agriculture.

Il y a toujours eu chez nous un impôt particulier qui de tradition restait impopulaire et dont la suppression était le thème habituel des candidats de popularité. Il y a trente ans, c’était l’impôt du sel, en fait celui de tous nos impôts qui rentrait le plus facilement, avec le moins de frais, qui pesait du poids le moins lourd sur l’alimentation publique. Mais il avait contre lui le souvenir des exactions des anciennes gabelles, et l’on a dû le supprimer au détriment du trésor, sans profit appréciable pour les classes pauvres qui ne se sont jamais aperçues de sa disparition. Aujourd’hui, pour des causes analogues, c’est l’impôt foncier qui a hérité des méfaits de l’impôt du sel, et bien peu de ceux qui en demandent la réduction se doutent peut-être de son peu d’importance réelle.

Sous l’ancien régime, quand l’impôt du sol était la ressource la plus certaine du budget, les gouvernemens ne cherchaient qu’à l’accroître, et une aggravation de taxe était habituellement le résultat le plus immédiat d’un nouveau règne. Depuis la révolution, les choses ont bien changé. Il est peu de gouvernemens nouveaux, et le nombre en est grand, qui se soient établis sans dégrever l’impôt foncier. La république de 1848 seule a fait exception, et l’impopularité de ses 45 cent, n’a pas peu contribué à la discréditer dans les masses. L’empire, mieux avisé, a débuté par un dégrèvement d’une trentaine de millions.

Somme toute, depuis un siècle, pendant que notre budget voyait quadrupler et quintupler ses charges totales, l’impôt foncier, seul réduit, de plus de moitié probablement, ne représente plus qu’un appoint fort insignifiant. Restreint aux propriétés non bâties, il ne figure pas pour plus de 118 millions au budget de 1881. Sa suppression complète, si elle était répartie en entier sur la production du blé, qui est de près de 120 millions d’hectolitres, n’en diminuerait pas le prix de revient de plus de 1 franc par hectolitre. Réparti, ce qui est plus logique, sur l’ensemble de la production agricole, dont le blé ne représente qu’un tiers, l’allégement obtenu n’irait qu’à 33 centimes par hectolitre. Ce n’est pas là, il faut l’avouer, ce qui pourrait améliorer notablement la situation agricole.

Cet impôt d’ailleurs ne pèse pas, comme celui du sel, plus particulièrement sur la classe pauvre, qu’on voudrait surtout soulager. Il est, pour la majeure part, payé par les classes riches. Ajoutons que s’il ne s’est pas accru comme tous les autres impôts, s’il a été au contraire constamment réduit, il se trouve en fait, dans la plupart des cas, racheté par une foule de subventions que, sous des titres divers, l’état accorde aux populations rurales.

Ayant eu récemment la curiosité de vérifier le budget d’une commune d’importance moyenne, d’une population d’un millier d’habitans et d’une contenance de 1,500 hectares, je n’ai pas été peu surpris de voir que, sur une somme de 15,000 francs environ, mise à la disposition de l’administration municipale, moins de la moitié provenait des ressources directes de la commune et près de 8,000 fr. des subventions de l’état accordées pour les seuls services de l’instruction publique et des chemins vicinaux. Cette subvention était supérieure de près du double au principal de l’impôt foncier, qui ne s’élevait qu’à 4,700 francs pour toute la commune; et encore bien certainement plus de la moitié de cette somme est-elle payée par des propriétaires ne résidant pas dans la localité, bien qu’ils en supportent les charges particulières.

Le fait que je cite n’est pas une exception. Il se produit partout, et si, sur bien des points, la situation matérielle de nos populations rurales laisse encore beaucoup à désirer, c’est à tort qu’on croirait devoir l’attribuer au poids excessif de l’impôt. Il y a là une de ces vieilles erreurs consacrées par le temps, trop enracinée dans les esprits pour qu’il puisse être permis de la signaler et de la relever sans s’exposer à être traité de paradoxal par tant de gens qui ont intérêt à la maintenir. Il n’en est pas moins vrai que, loin de contribuer dans une proportion exagérée aux charges de l’impôt, les populations rurales absorbent et au-delà ce qu’elles donnent et sont en fait entretenues et subventionnées par les populations des villes, qui supportent seules les impôts directs les plus onéreux et la presque totalité des impôts indirects.

S’il est des économistes à idées généreuses qui cependant réclament la réduction de l’impôt foncier, il en est d’autres, à visées plus larges, qui ne prétendent à rien moins qu’à la suppression de la rente de la terre; comme si l’application d’un pareil principe ne devrait pas entraîner la ruine publique, l’annihilation de fait du capital foncier, qui ne peut avoir de valeur réelle et de raison d’être que s’il représente une valeur échangeable et productive de revenu, aux mains de celui qui la possède !

Les propriétaires du sol, par un excès d’abnégation et de désintéressement patriotique qu’on ne saurait exiger d’eux, s’entendraient-ils pour renoncer à toute rente, à tout revenu locatif de la terre qu’ils n’exploitent pas directement, que ce généreux abandon de leur part ne diminuerait en rien le prix de vente des denrées; il n’aurait d’autre effet que de transmettre intégralement à des tiers, à des fermiers, le revenu délaissé par le propriétaire. Les terres sont en effet d’inégale valeur et produisent avec plus ou moins de frais la même denrée. Prenant pour terme de comparaison la culture la plus importante, celle du blé, on comprend parfaitement que, suivant la fécondité naturelle du sol, les frais de production de l’hectolitre doivent s’élever par gradation successive, suivant la classe, d’un minimum que je pourrais supposer de 10 francs à un maximum illimité, car il est des sols absolument infertiles qui ne restitueraient même pas la semence qu’on leur confierait.

Le producteur supposé libre de choisir la terre qu’il devra mettre en culture s’adressera de préférence à la meilleure d’abord, et successivement à celles de qualité inférieure jusqu’au moment où, le prix de revient se trouvant égal au prix de vente, il n’aurait plus que des pertes à éprouver au-delà. Si ce prix de vente, réglé par les besoins de la consommation, est de 20 francs par hectolitre, l’excédent constituant le bénéfice net de l’opération sera de 10 francs par hectolitre pour la terre de première qualité où les frais s’élèvent à 10 francs. Il ne sera que de 8 et 6 francs, etc. pour les terrains où les prix de revient sont de 12, 14 francs, etc. C’est cet excédent multiplié par le nombre d’hectolitres produits à l’hectare qui constitue en fait la rente de la terre, le prix de location que le propriétaire peut raisonnablement exiger du fermier.

La rente ne détermine pas le prix de vente de la denrée, mais elle en résulte; elle n’est pas cause, mais effet. Si, par le fait d’une moindre consommation ou d’une importation étrangère, le prix de l’hectolitre de blé baisse de 20 à 18 francs, la rente baissera nécessairement de 2 francs par hectolitre de blé sur les diverses classes de terres que nous avons supposées, jusques et y compris la dernière, qui, ne pouvant produire de blé à moins de 20 francs, restera nécessairement en friche.

En fait, dans la pratique, les choses ne se passent pas avec cette rigueur mathématique que suppose le fameux théorème de Ricardo, dont je viens de rappeler le principe théorique. Le blé n’est pas notre seule culture, et sa production ne saurait être prise pour unique terme de comparaison. Telle terre infertile, en ce sens qu’elle ne pourrait produire le blé au-dessous du prix de vente, n’en est pas moins susceptible de revenu net et, par suite, de rente pour son propriétaire en l’affectant à toute autre culture ou emploi agricole.

Mais, pris dans sa généralité, le théorème de Ricardo ne nous montre pas seulement de quelle chimérique utopie se bercent ceux qui voudraient résoudre les difficultés intérieures du problème agricole de notre époque par une réduction arbitraire du prix de fermage; il nous permet surtout d’en apprécier les difficultés extérieures résultant de la concurrence américaine.

Les fermiers du Nouveau-Monde ont sur les nôtres ce premier avantage que, ayant devant eux une surface de terre illimitée, ils ne choisissent probablement que les meilleures, et c’est sur leur rendement qu’ils peuvent calculer leur prix de revient. Mais s’ils n’ont que peu ou point de rente à payer, ils ont, en revanche, à compter sur les frais de transport et de commission nécessaires pour envoyer leurs denrées lutter sur les marchés européens.

La moindre distance qu’elles aient à parcourir est de 8,000 kilomètres par voie de mer entre New-York et le Havre et de 3,000 kilomètres par voie de terre intérieure pour les états du centre, le Kansas, par exemple. En comptant sur un fret de 3/4 de centime par voie de mer, de 1 centime 1/2 par voie de terre, le transport d’une tonne ne saurait coûter moins de 90 francs, soit un peu plus de 7 francs par hectolitre de blé, devant représenter la prime dont jouit en fait notre production agricole au port de déchargement, ou, en d’autres termes, la rente proportionnelle dont les terres similaires aux terres américaines devraient jouir chez nous, si les autres frais de production étaient les mêmes dans les deux pays. Rapportée à une production moyenne de 25 à 30 hectolitres à l’hectare, la rente que pourraient payer nos fermiers serait de 175 à 200 francs par an, ce qui est un chiffre au moins égal et peut-être supérieur à celui de nos meilleurs sols.

La concurrence ne deviendrait réellement ruineuse pour les fermiers de nos bonnes terres que si les colons américains pouvaient, à qualité de sol égale, produire à meilleur marché qu’eux. C’est à ce point de vue surtout que la question mériterait d’être étudiée et qu’on doit regretter que nous ne puissions le plus souvent nous prononcer que sur des renseignemens très vagues, émanant de personnes qui, pas plus que celui qui écrit ces lignes, n’ont vu les choses sur les lieux.

Nous n’avons pas à faire intervenir ici l’épuisement du sol, sur lequel je me réserve de revenir plus loin, puisque nous ne comparons que des terres similaires supposées des deux parts de première qualité, pouvant produire 25 à 30 hectolitres de blé à l’hectare, résultat qui est obtenu dans les bons sols de nos provinces voisines de la Manche, plus particulièrement exposées à la concurrence, et qui ne paraît être dépassé nulle part en Amérique.

Les élémens de comparaison devraient porter surtout sur les frais généraux et particuliers de la culture. La main-d’œuvre, directement payée à l’ouvrier, est incontestablement plus élevée en Amérique que chez nous, mais on ne saurait douter qu’elle n’y soit mieux utilisée et que les autres frais n’y soient incomparablement moindres. Opérant sur de vastes étendues de terrain, à l’état de nature, que la main de l’homme n’a pas arbitrairement morcelés, les Américains ont pu constituer l’usine agricole avec tous les perfectionnemens, toutes les simplifications de travail qu’a déjà réalisés chez nous l’industrie manufacturière. Décuplant la force de l’homme qui les dirige, les machines agricoles, employées sur la plus grande échelle, leur permettent de réaliser avec une merveilleuse rapidité des résultats que nous n’obtenons qu’au prix de coûteux et pénibles efforts. Là surtout est la cause de la supériorité du fermier américain, qui lui permet non-seulement de racheter la différence des frais de transport qu’il a à supporter pour atteindre nos marchés, mais encore de réaliser un surcroît d’économie de prix de revient qui peut rendre toute concurrence impossible de notre part. Là est le véritable danger qui menace notre production nationale, d’autant plus redoutable que, dans l’état de la propriété chez nous, il paraît plus difficile de le combattre.


I.

Au point de vue pratique comme au point de vue théorique, notre agriculture a sans doute réalisé d’incontestables progrès depuis le siècle dernier; mais combien les résultats obtenus sont minimes si on les compare à ceux de l’industrie manufacturière substituant l’usine et son merveilleux outillage au stérile et pénible labeur individuel de l’ouvrier des temps passés! Le moindre métier de filature, avec ses innombrables broches échelonnées, conduit par une seule femme, file plus de laine ou de lin en un jour que ne pouvait en filer à la quenouille toute la population féminine d’un village il y a cinquante ans. Les marteaux-pilons, les laminoirs de nos grandes forges, préparent plus de fer que n’auraient pu en ouvrer cent forgerons frappant à tour de bras sur leur enclume primitive.

Nos laboureurs disposent de meilleures charrues achetées à meilleur marché. Dans quelques grandes fermes, on a appris à se servir de quelques machines, faucheuses, moissonneuses, économisant les trois quarts (et parfois plus) de la main-d’œuvre. Grâce à ces perfectionnemens, l’agriculture a pu se maintenir et payer la main-d’œuvre beaucoup plus cher qu’autrefois sans augmenter notablement ses prix de vente pour les denrées les plus essentielles, telles que le blé, à la condition toutefois d’être encouragée, favorisée, de voir incessamment réduite sa part proportionnelle dans la charge commune des impôts. L’impôt foncier, je viens de le rappeler, a été réduit à une somme minime, restituée en fait sous une autre forme aux populations rurales, tandis que les autres impôts s’accroissent d’un poids d’autant moins lourd pour ceux qui les supportent, qu’ils sont en fait plus élevés.

La cause la plus certaine de cette infériorité relative de notre production agricole, que la concurrence américaine nous a révélée, qu’on ne saurait lui attribuer, provient uniquement de ce que, si nous avons pu emprunter aux Américains une partie de leur outillage, nous n’avons pu constituer comme eux l’usine agricole, le milieu dans lequel cet outillage doit fonctionner pour pouvoir produire tous ses bons effets.

L’usine manufacturière, si considérable que soit sa production, n’exige qu’une surface de terrain limitée, renfermée dans l’étroite enceinte d’une clôture, où l’on peut entasser les productions naturelles d’une province entière et organiser les forces mécaniques nécessaires pour les transformer en produits ouvrés d’un ordre supérieur : minerais en barres de fer, barres de fer en engins de toute sorte, laine ou coton en étoffes, blé en farine ou en pain. L’usine agricole correspondante ne saurait s’adapter dans un aussi faible espace. Elle doit englober nécessairement toute la surface du terrain à cultiver. Pour qu’elle puisse fonctionner avec toute l’économie possible de frais généraux, dans les meilleures conditions de rendement des machines les plus perfectionnées, il est nécessaire qu’elle embrasse, non les 50 ou 100 hectares de sol morcelé qui forment en général le domaine de nos plus grandes fermes, mais quelque chose de correspondant à ces vastes exploitations agricoles du Nouveau-Monde, où des milliers de têtes de bétail paissent en liberté sous la garde de quelques surveillans, dans des enclos aussi grands que des provinces ; à ces champs de blé sans limites qui, dans les régions de l’Ouest américain, produisent les céréales par 10,000 et 100,000 hectolitres. De pareils résultats de simplification dans les dépenses ne sauraient jamais être réalisés chez nous. Nos plus grandes fermes ne pourront jamais s’en rapprocher que de très loin, et les petites exploitations y resteront complètement étrangères. Pourra-t-on y arriver un jour par l’association groupant les terres éparses d’un grand nombre de propriétaires, supprimant révolutionnairement ces limites enchevêtrées qui morcellent à l’excès notre sol cultivable, fondant en une seule exploitation générale vingt exploitations partielles ?

Comme exemple d’association agricole, on pourrait citer les fruiteries de la Suisse et de quelques-unes de nos provinces de l’Est ; mais on ne saurait espérer voir de tels résultats se généraliser sur une grande échelle. Quelques propriétaires pourront bien sans doute s’associer pour traiter, conserver ou vendre certains produits agricoles, plus rarement peut-être pour acheter et employer en commun quelque machine perfectionnée d’un prix trop élevé pour chacun d’eux; mais l’esprit d’association n’ira jamais jusqu’à leur faire abdiquer leur initiative individuelle, les faire renoncer à ce droit absolu du propriétaire seul maître chez lui, qui a plus de prix à leurs yeux que le produit même de la propriété.

Supposât-on d’ailleurs aux propriétaires des sentimens qu’ils n’auront jamais, que l’association appliquée à la culture même du sol présenterait encore d’inextricables difficultés, par suite de l’obligation qui subsisterait toujours de tirer un parti quelconque de l’outillage actuel, des bâtimens, chemins, digues, canaux d’irrigation ou d’égouttage, travaux de toute nature représentant un capital considérable qu’on ne saurait vouloir sacrifier et qui cependant serait plutôt une gêne qu’une ressource réelle pour un système tout différent d’exploitation.

Les diverses branches de notre industrie manufacturière, longtemps en retard chez nous, sont, il est vrai, parvenues à lutter contre la concurrence étrangère et à vivre de leur vie propre en dehors de toute subvention de l’état. Mais elles n’y sont parvenues qu’à la longue, après de pénibles tâtonnemens, de coûteux essais qui, bien souvent, ont ruiné les premiers exploitans avant d’enrichir ceux qui leur ont succédé. Une pareille perspective n’a rien de bien séduisant, et on comprend qu’elle donne à réfléchir aux propriétaires auxquels on voudrait proposer prématurément des réformes trop radicales.

A défaut de l’association directe des propriétaires sur lesquels on ne saurait compter, on pourrait peut-être fonder quelques espérances sur l’extension du fermage permettant à un seul exploitant de grouper un grand nombre de parcelles éparses en une seule exploitation, et de leur appliquer des procédés de culture plus simples que ceux qui sont usités de nos jours. La situation de ces fermiers ne prenant la terre qu’à court bail, gênés dans une foule de détails, resterait toujours très inférieure à celle des grands producteurs américains, et il ne leur serait jamais permis de réaliser les mêmes économies de frais généraux. Prenons par exemple une machine agricole de quelque importance, une batteuse qui, avec son moteur, coûte de 10 à 12,000 francs et peut produire journellement 150 à 200 hectolitres de blé, avec une équipe de douze à quinze bons ouvriers. Il est évident qu’une telle machine ne peut fonctionner dans de bonnes conditions économiques si elle n’est pas utilisée pendant une campagne de deux à trois mois, correspondant à une production de 10 à 12,000 hectolitres de blé au moins. En Amérique, cette production étant obtenue et même dépassée par bon nombre d’exploitans, et les frais généraux se répartissant sur une longue durée de travail, la dépense du battage par hectolitre ne dépassera pas 60 c. à 70 c. Nos plus grandes fermes produisant rarement plus de 1,000 à 2,000 hectolitres de blé, aucun de nos fermiers ne pourrait acheter et faire fonctionner une telle machine pour son usage exclusif. Ils devront presque tous s’adresser à des entrepreneurs de battage, qui, obligés à de fréquens déplacemens, désirant amortir rapidement les frais d’achat de leur machine, demanderont rarement moins de 2 francs par hectolitre ; et encore le fermier ne pourrait-il profiter de cet avantage que s’il a au moins de 2 à 300 hectolitres de grains. L’entrepreneur ne saurait se déplacer à moins. Tous les producteurs qui seront au-dessous de ce rendement, et c’est le plus grand nombre, continueront à se servir de leurs procédés primitifs de battage, faisant revenir l’opération à 4 ou 5 francs.

En résumé, nous pourrons conclure de ce qui précède que, tout compte fait, nos grandes fermes, disposant d’une assez grande étendue de bonnes terres pour pouvoir se servir d’un outillage perfectionné, pourront soutenir la lutte contre les producteurs américains. Elles auront toujours à leur profit la différence des frais de transport représentant une prime de 7 à 8 francs par hectolitre, suffisante pour maintenir aux bonnes terres une valeur locative ne s’éloignant pas trop des conditions actuelles du prix de rente. Mais pour les petites exploitations, si nombreuses chez nous, et, d’une manière plus générale, pour toutes les terres de qualité inférieure à la moyenne, les conditions relatives de culture seront de plus en plus mauvaises, et l’on doit s’attendre à voir retourner à l’état de friches incultes celles qui ne sauraient donner de produits rémunérateurs.

Cette situation d’un pays dans lequel le dépérissement de l’agriculture locale coïncide avec la prospérité générale la plus grande en apparence n’est pas sans exemple. Un fait analogue s’est produit pour l’Italie au moment de la plus grande puissance de l’empire romain, pour l’Espagne à la suite de la découverte du Nouveau-Monde. Aujourd’hui plus que jamais, grâce aux facilités nouvelles des voies de communication, un peuple qui, en même temps qu’il exercerait au dehors une grande prépondérance politique, saurait, par son commerce ou son industrie, se créer de grandes sources richesses, pourrait se maintenir longtemps en tirant du dehors une part plus ou moins grande des denrées agricoles nécessaires à son alimentation. C’est ce qui se passe aujourd’hui plus encore en Angleterre que chez nous. Cette situation se justifie peut-être chez nos voisins, dont le nombre s’accroît chaque année par une reproduction progressive, indice certain que les ressources matérielles ne leur font pas défaut. Elle s’excuserait beaucoup moins bien chez nous, où la population reste stationnaire et où la production industrielle est loin d’avoir atteint les mêmes développemens qu’en Angleterre; et nous ne saurions sans une coupable indifférence nous résigner à une décadence agricole qui serait probablement, comme elle l’a été pour Rome et pour l’Espagne, le prélude d’une décadence politique.

Nous devons faire tous nos efforts pour combattre le mal qui nous menace. Nos hommes d’état, nos représentans ne s’y épargnent pas. En dehors du rétablissement des anciens droits protecteurs qu’on n’ose pourtant proposer, il n’est pas de dégrèvemens, de subventions de toute espèce qu’on ne prodigue à l’agriculture, et cela sans grands résultats. On ne saurait, en effet, considérer comme bien sérieuse une prospérité factice qui ne repose que sur une exonération des charges budgétaires analogue à celle dont jouit aujourd’hui l’agriculture. Pour qu’une industrie soit réellement vivace, il faut non-seulement qu’elle puisse se suffire à elle-même, faire vivre dans une certaine abondance ceux qui y prennent part, mais encore concourir au bien-être des autres et supporter largement la part des charges communes de la société. Or telle n’est pas la situation actuelle de notre industrie agricole. On m’accusera peut-être de soutenir un paradoxe, tant les idées du passé ont de force à cet égard ; mais je crois pouvoir affirmer que si, du grand propriétaire au dernier des laboureurs, on pouvait faire le compte de chacun en produit et dépense, on arriverait nécessairement à trouver, pour cette classe si importante de citoyens, qui représente chez nous près des deux tiers de la population, un déficit considérable qui doit être nécessairement comblé par les bénéfices réalisés d’autre part.

La statistique nous donne d’ailleurs à ce sujet des chiffres qui, sans avoir une valeur bien rigoureuse, n’en précisent pas moins ce que je viens d’avancer. Tandis que la population agricole, s’élevant à plus de 20 millions de personnes, mettant en œuvre un capital énorme que l’on ne saurait estimer à moins de 100 milliards, réalise à peine 6 ou 7 milliards de produits réels[1], soit moins de 300 francs par tête, l’industrie manufacturière, occupant au plus trois millions de personnes, produit 15 milliards, près du double, soit 5,000 francs par tête au lieu de 300.

Il y a là un état de choses défectueux, une disposition fâcheuse contre lesquels il est temps de réagir plutôt que de vouloir nous en dissimuler la gravité. Du moment où une population de plus de 20 millions d’âmes, exclusivement affectée à la production agricole, ne peut assurer notre existence animale à aussi bas prix que le fait en Amérique une population certainement deux ou trois fois moins considérable, qui, en même temps qu’elle suffit aux besoins d’un peuple déjà plus nombreux, inonde encore nos marchés de l’excédent de ses produits, il est évident qu’une telle agriculture est dans une voie mauvaise, qu’il est plus nécessaire de la réformer que de la protéger.

Le but de cette réforme est facile à définir : il faut produire beaucoup plus et avec moins de bras, il ne suffit pas d’augmenter le rendement, il faut encore que la main-d’œuvre agricole soit mieux rémunérée, et c’est ce qui n’est pas possible chez nous en l’état actuel des choses.

La proportion de la population occupée aux travaux des champs varie beaucoup suivant l’état social des peuples. Dans nos vieilles civilisations qui, à leur début, n’avaient d’autre luxe que la satisfaction, insuffisante pour le plus grand nombre, des exigences de la vie animale, cette proportion était très considérable. Tous les bras valides étaient occupés à la culture, l’unique industrie du moment. A mesure que la civilisation se développe, d’autre besoins se créent, d’autres industries s’établissent, réclamant une main-d’œuvre qui peu à peu est enlevée à la population rurale. Cette transformation s’opère chez nous lentement, bien que beaucoup trop vite, au dire de certains économistes qui déplorent la dépopulation des campagnes, faute d’avoir compris que c’est une des nécessités de notre époque. Dans les sociétés nouvelles qui s’organisent de toutes pièces sur un sol vierge, la répartition s’établit d’elle-même sur des bases beaucoup plus rationnelles. La population des villes ne dépasse pas en France le tiers de la population totale. Elle est de plus des deux tiers en Amérique et en Australie, et c’est vers cette proportion que nous devons tendre; je dirai plus, au-dessous de laquelle nous devrions descendre si nous ne voulons nous trouver en retard sur nos rivaux. Les jeunes peuples ayant proportionnellement plus de bonnes terres à leur disposition, l’exploitation agricole leur est indiquée comme l’industrie d’exportation la plus naturelle. Leur population rurale devrait être proportionnellement plus grande. C’est précisément l’inverse qui a lieu, et des deux parts l’équilibre normal doit tendre à s’établir. Nous venons de voir que la supériorité relative des producteurs américains, assez grande pour compenser les frais énormes du transport de leurs denrées à des distances de 12,000 à 15,000 kilomètres, résultait surtout de ce que, libres de choisir le terrain de leur exploitation agricole et de ne traiter que les terres naturellement fertiles, ils ont pu, en outre, installer leur exploitation, leur usine agricole sur des bases assez larges et dans des conditions assez uniformes pour diminuer les frais généraux et leur permettre de recourir à des engins perfectionnés utilisant le mieux possible la main-d’œuvre réduite dont ils disposent. Or n’est-il pas évident que, si nous pouvions instantanément disposer des mêmes ressources, trouver chez nous, sans aller les chercher dans les plaines du Texas on du Nouveau-Mexique, d’immenses étendues de terres en friche, de qualité supérieure, n’attendant que la main de l’homme pour produire bestiaux et récoltes de toute sorte, nous saurions en tirer aussi bon parti que nos concurrens, en recourant aux mêmes méthodes de culture; et que, bénéficiant en outre de la prime des frais de transport, nous pourrions, en fait, fermer notre marché aux produits étrangers, sans recourir aux mesures fiscales des droits protecteurs auxquels répugne notre bon sens économique?

On me dira sans doute que ce n’est là qu’un rêve chimérique ; que, si nous pouvons, comme on l’a parfois conseillé, chercher à trouver au dehors, dans quelque colonie lointaine, des terres meilleures que les nôtres, nous ne saurions les faire miraculeusement surgir dans les étroites limites de notre territoire. Rien cependant n’est plus pratiquement vrai, en ce sens que, si nous ne pouvons augmenter la surface de notre sol, il ne dépend que de nous d’en changer presque partout la nature, de supprimer les non-valeurs, de substituer à la plupart des terres mauvaises ou médiocres, que nous nous efforçons, faute de mieux, de mettre en culture à grands frais, une égale quantité de terres éminemment fertiles, aptes à la production de toutes les denrées alimentaires sur lesquelles nous pourrons adapter les procédés rapides et économiques de la culture américaine.

Tel est le but de la théorie des alluvions artificielles, sur laquelle je me permets d’appeler à nouveau l’attention du public. Lorsque je la produisis pour la première fois, il y a près de vingt ans, elle fut accueillie avec une curiosité méfiante. Aucune autre objection ne m’a jamais été faite que celle de l’immensité des résultats qu’elle promettait, auxquels la raison irréfléchie se refusait à croire ; quelques-uns même redoutaient ces résultats plus qu’ils ne les désiraient, en prévision des bouleversemens considérables que le succès de l’entreprise aurait nécessairement entraînés dans notre situation économique et la répartition actuelle des fortunes, terreur moins fondée que jamais aujourd’hui, car si, par la force des choses, notre agriculture locale doit nécessairement se défendre contre une redoutable concurrence, mieux vaudrait, l’on doit en convenir, que cette concurrence lui fût faite par des producteurs nationaux que par des producteurs américains.

Malgré l’incrédulité ou les doutes du plus grand nombre, la question des alluvions artificielles n’en parut pas moins assez sérieuse à ses débuts pour que quelques bons esprits n’aient pas hésité à s’y arrêter. A deux reprises différentes, j’ai pu croire que mes idées, favorablement accueillies dans leur application pratique à la fertilisation des Landes, allaient se réaliser, sous le patronage de la Société de crédit mobilier d’abord, et plus tard sous celui de l’empereur.

Des circonstances fortuites, qu’il est inutile de rappeler ici, ont paralysé ces bonnes dispositions. Peu après sont survenus nos désastres militaires, et, frappée de ce discrédit qui s’attache forcément aux choses dont on a cessé de parler, l’affaire est tombée dans un oubli immérité dont je crois devoir essayer de la faire sortir.

Au moment où, substituant son initiative publique à l’initiative privée, l’état s’efforce de multiplier des travaux publics d’une utilité contestable en vue surtout d’assurer le placement des capitaux de l’épargne, il ne saurait leur trouver un meilleur emploi que dans une série d’entreprises nouvelles, qui, en même temps qu’elles donneraient immédiatement des produits largement rémunérateurs, auraient ce résultat, bien autrement important, de résoudre le problème de la transformation de notre agriculture, qui, seule, peut assurer notre indépendance économique et nationale.

L’importance du sujet justifiera, je l’espère, les développemens de ce long préambule. Ils me permettront d’ailleurs de traiter avec beaucoup moins de détails l’objet essentiel de cette étude : la théorie générale des alluvions artificielles et son application particulière à la fertilisation des landes de Gascogne.


II.

La terre végétale a un double rôle à remplir. Elle doit servir de support aux plantes, dont elle fixe profondément les racines dans le sol, en même temps que de creuset dans lequel s’élaborent et se distribuent les substances et sucs nourriciers nécessaires à leur alimentation. Au point de vue physique, elle doit être assez meuble et assez divisée pour permettre la propagation lointaine des racines, assez poreuse pour absorber et retenir l’humidité atmosphérique, assez perméable pour permettre l’écoulement inférieur de l’excédent d’eau pluviale. Au point de vue chimique, elle doit fournir directement les substances minérales qui entrent dans la constitution des tissus végétaux.

Les plantes puisent, dans le sol par leurs racines, dans l’atmosphère par leurs feuilles, les principes ou engrais nécessaires à leur développement.

Ces principes volatils ou minéraux sont nombreux et complexes: mais le plus grand nombre constituent une sorte de fonds de réserve, se maintenant indéfiniment sans perte sensible, soit dans les dépouilles végétales qui pourrissent sur place après l’enlèvement des récoltes, soit dans les fumiers résultant des déjections animales et des déchets végétaux, soigneusement recueillis et utilisés dans une bonne exploitation agricole. Dans le cas particulier où l’on n’exporte comme produit que de la viande et des céréales, on n’a, en réalité, à tenir compte que des deux élémens ou engrais essentiels qui doivent être remplacés au fur et à mesure de l’exportation : le principe de la chair musculaire, ou protéine azotée, qui est originairement fourni par l’atmosphère, et le principe osseux ou phosphaté, qui vient nécessairement du sol.

Cette dernière substance ne pouvant se reproduire à l’état naturel que par la lente décomposition des phosphates minéraux contenus dans le sol, les terres végétales qui n’en sont pas suffisamment pourvues, peuvent s’épuiser à la longue, après avoir porté un plus ou moins grand nombre de récoltes de plantes alimentaires, et cet épuisement, lorsqu’il vient à se produire, ne comporte d’autre remède que l’importation artificielle de nouveaux engrais phosphatés.

Il en est autrement du principe azoté ou protéine. L’atmosphère le fournit indéfiniment, mais en quantités très petites et variables suivant la nature du végétal et plus encore suivant la durée de la végétation. Autant que j’ai pu m’en rendre compte, en contrôlant par mes observations personnelles les rares données de la science agronomique à cet égard, on peut admettre que cette quantité de protéine fournie par l’atmosphère, que j’appellerai l’engrais normal, s’élève à peine à 100 kilogrammes par hectare cultivé en céréales, atteint 200 kilogrammes pour les prairies permanentes ordinaires et dépasse même ce chiffre pour certaines productions fourragères telles que la luzerne.

Une bonne récolte de blé en bon sol, à raison de 25 hectolitres à l’hectare, représentant 300 kilogrammes de protéine dont 100 seulement sont fournis par l’atmosphère, doit nécessairement emprunter l’excédent à la réserve d’engrais contenu dans le sol. Les récoltes de céréales ne pourraient donc se continuer longtemps sur un même champ sans amener son prompt épuisement en protéine. On peut remédier de deux manières à cet épuisement momentané du sol : par la méthode primitive des jachères qui, laissant un an sur deux le terrain à l’état de production herbacée naturelle, lui permet de renouveler l’excédent de protéine nécessaire pour nourrir la récolte de blé suivante; par la méthode plus perfectionnée des assolemens, dans laquelle, cultivant toujours la terre, mais ne lui faisant produire en moyenne qu’un blé d’exportation tous les trois ans, contre deux récoltes qui ne donnent lieu à aucune déperdition sensible de protéine, on concentre par la fumure, sur chaque tiers successif de la propriété, la totalité de l’engrais normal que l’atmosphère fournit annuellement à son ensemble.

De ces deux méthodes, la dernière est considérée comme constituant un progrès trop réel pour qu’on puisse mettre en doute sa supériorité de production ; mais elle exige plus de soins, de détails, et par-dessus tout de frais de main-d’œuvre. La première est plus simple, plus expéditive, plus appropriée aux exigences d’un pays neuf où la main-d’œuvre est rare. C’est probablement la seule à laquelle aient recours les fermiers américains, et leur exemple nous prouve qu’elle ne laisse pas que d’être productive quand elle est largement appliquée sur des terres de bonne qualité et sous un climat favorable. Ces conditions de sol et de climat sont les seules auxquelles puissent s’appliquer les chiffres qui précèdent. Si le climat fait défaut, si la sécheresse, par exemple, est permanente, les meilleures terres restent infertiles comme dans le Sahara. Mais le climat ne suffit pas. La qualité naturelle du sol est tout aussi essentielle à la production végétale. Une bonne terre réunissant toutes les qualités physiques et chimiques que je viens d’énumérer, en même temps qu’elle reçoit en moyenne et peut exporter sans s’appauvrir 150 kilogrammes de protéine, met en œuvre et peut transformer en produits utilisables jusqu’à dix fois ce poids d’engrais antérieurement accumulés. Une mauvaise terre, au contraire, non-seulement ne recueille pas sa proportion normale d’engrais atmosphériques, mais peut perdre sans les utiliser les engrais étrangers qu’on lui aurait confiés.

Un être vivant consomme pour sa nutrition annuelle environ son poids de protéine, soit 50 kilogrammes pour l’espèce humaine. Un hectare de terre de bonne qualité recueillant et utilisant l’engrais normal de l’atmosphère peut produire annuellement 150 kilogrammes de protéine assimilable, en blé, viande ou autres denrées. Notre alimentation nationale pourrait donc être desservie par le produit de 12 millions d’hectares. Du moment où une surface quatre ou cinq fois plus grande n’y suffit pas, nous devons en conclure que la majeure partie de notre sol est composée de terres de qualité inférieure. Si l’on représentait par une teinte particulière les terres de première classe qui, recueillant la totalité de l’engrais atmosphérique, peuvent produire, suivant la rotation de l’assolement, 25 à 30 hectolitres de blé, ou nourrir 2,000 kilogrammes de bétail vivant au pâturage par hectare, on les verrait, aussi rares que les oasis cultivables à la surface du Sahara, s’étendre en lanières étroites le long de nos cours d’eau ou en taches éparses sur quelques régions privilégiées.

Les terres végétales ont à peu près toutes la même origine géologique. Elles proviennent de formations minérales, broyées, triturées par l’action mécanique des eaux courantes le plus souvent, et, sur quelques points, par celle des glaciers. Leurs caractères distinctifs sont faciles à reconnaître. En mettant un fragment de terre en suspension dans l’eau, on peut très rapidement le séparer par la lévigation en deux composantes essentielles; une matière inerte, le plus habituellement un sable quartzeux, qui reste au fond du vase, et un limon en suspension qui s’écoule avec les eaux de lavage. C’est la proportion relative et la composition minérale de ce limon qui caractérisent surtout la nature et la qualité de la terre végétale.

Deux composantes analogues, ou pour mieux dire identiques, se retrouvent dans les troubles que charrient les cours d’eau torrentiels, en temps de crue, et dont les dépôts constituent en tout lieu sur leurs rives nos terres de meilleure qualité. Il ne faut toutefois pas confondre l’alluvion fertile avec le limon, sans y comprendre le sable ou matière inerte qui doit nécessairement en faire partie. Le limon pur ne constitue pas plus la bonne terre végétale que la chaux pure ne constitue le mortier. Dans les deux cas, il est nécessaire de faire intervenir pour une forte part la matière inerte, divisante, sans laquelle le sol arable, trop compact et homogène, resterait imperméable à l’eau en temps d’humidité et se fendillerait en temps de sécheresse,

Si les alluvions que la Durance, l’une de nos rivières les plus limoneuses, laisse déposer sur ses rives, constituent en général par elles-mêmes des terres immédiatement fertiles et cultivables, on doit l’attribuer à ce que, par le fait de la permanence du courant affaibli sur la surface de dépôt, les sables de fond se mélangent aux limons de surface. Mais quand les eaux puisées à la surface et débarrassées de leur sable par un long parcours dans des canaux à faible pente ne laissent déposer que du limon pur, comme il arrive dans les bassins de décantation du canal de Marseille, les terrains qui en résultent sont complètement infertiles et ne peuvent être rendus cultivables qu’à grands frais, à grand renfort d’engrais pailleux suppléant au sable, à la matière divisante qui leur fait défaut. En revanche, si le limon, sur une épaisseur convenable, ne peut à lui seul constituer une bonne terre végétale, répandu en couche mince, même sur des limons anciens de même origine, il exerce sur eux une action fécondante incontestable, qui est due, non pas à la quantité totale d’élémens minéraux utiles que ces limons renferment, mais à la proportion relative de celles de ces substances qui ont été rendues assimilables par l’action mécanique du transport.

En dehors de cette valeur accidentelle des alluvions récentes, qui a pourtant son importance, la valeur relative d’une terre végétale résulte surtout de la variété de composition chimique du limon minéral qui la compose. Au point de vue pratique, ces élémens chimiques indispensables peuvent être considérés comme se trouvant généralement en quantité suffisante dans les deux élémens actifs les plus essentiels des limons, qui sont l’argile et le calcaire marneux. L’argile provenant de la désagrégation des feldspaths naturels apporte avec elle en effet la silice, l’alumine, le fer, la potasse, etc. Le calcaire marneux produit par la trituration des calcaires sédimentaires contient, avec la chaux, les phosphates, les sulfates, la magnésie, le chlorure de sodium, etc.

Je crois donc pouvoir dire en thèse générale que la terre végétale est un mélange en proportions variables d’un limon argilo-calcaire et de sable quartzeux ou toute autre matière inerte, ayant les mêmes propriétés divisantes.

Tous les terrains meubles qui contiennent ces trois élémens en quantité convenable constituent, ou sont susceptibles de constituer par le fait de la culture, de bonnes terres végétales. Toute terre à laquelle manque un de ces trois élémens, principalement l’argile ou le calcaire marneux, ne peut devenir végétale que tout autant qu’on lui apporte du dehors le complément minéral qui lui fait défaut. Telle est en fait l’explication de la pratique du marnage, qui a pour but de suppléer à l’insuffisance de la partie limoneuse de certaines terres par l’apport de la marne, formation géologique plus ou moins ancienne, qui n’est autre chose qu’un limon argilo-calcaire. On conçoit toutefois que l’opération du marnage, limitée par les frais d’entretien et de transport à l’emploi de 30 ou 40 mètres au plus de marne par hectare, ne peut avoir que des effets incomplets et temporaires; qu’il en serait tout autrement si, sans avoir égard à la distance, on pouvait marner à beaucoup plus haute dose, et par-dessus tout choisir la marne, au lieu de la prendre au hasard, pour fournir plus expressément au sol l’amendement minéral qui aurait été reconnu lui faire surtout défaut. Tel a été le point de départ de la théorie des alluvions artificielles, dont je viens rappeler ici les principes généraux.

Les bonnes terres végétales doivent pour la plupart leur origine à l’action des eaux courantes. En tout cas, les troubles charriés par nos torrens contiennent habituellement les trois grandes composantes du sol végétal : le calcaire marneux et l’argile à l’état de limons en suspension dans la masse du courant, la matière inerte à l’état de sables quartzeux, entraînés par glissement et frottant sur le fond du lit.

La géologie nous apprend que la surface du sol en France se compose pour plus de moitié de terrains sédimentaires, diluviens ou glaciaires, formés par les dépôts de matières minérales charriées par les courans permanens ou accidentels qui, à diverses époques, ont remanié la surface du globe. Toutefois le dépôt de ces élémens minéraux s’est rarement effectué dans les conditions de mélange intime nécessaires pour constituer les terres végétales de premier ordre. — Sur certains points, la dispersion d’un courant diluvien, se produisant à son débouché sur de larges plaines, a amené le dépôt des fragmens minéraux qu’il charrie à l’état de cailloux et galets n’ayant subi qu’une trituration incomplète, constituant ces immenses étendues de plaines caillouteuses dont la Crau de Provence est le type le mieux accentué, mais qui se reproduisent en tant d’autres lieux sous une forme moins caractérisée. D’autres fois les sables et limons ayant été projetés pêle-mêle dans une grande masse d’eau au repos ont subi un phénomène contraire de lévigation qui a dû entraîner les limons à la mer et ne laisser à la surface du sol que les épaisses couches de sable inerte qui, en Gascogne, en Sologne et sur tant d’autres points, constituent d’immenses étendues de terrains impropres à toute culture régulière.

Il est en général assez facile au géologue de déterminer le point de départ originaire des matières minérales dont le dépôt a constitué le sol. Des convulsions géologiques postérieures ont parfois interrompu la continuité de ces formations; mais, pour les plus récentes qui sont précisément les plus nombreuses et les plus étendues, la continuité subsiste le plus souvent, et une ligne de faîte non interrompue rattache les formations des plateaux inférieurs et des vallées d’un même bassin aux gorges de montagne qui leur ont originairement donné naissance. Rien ne paraît dès lors plus naturel, et la théorie des alluvions artificielles n’est pas autre chose que de remonter aux sources primitives pour reconstituer les terrains incomplets ou épuisés au point de vue agricole, en établissant des torrens artificiels qui, partant des montagnes et suivant les pentes naturelles des lignes de faîte, viendront apporter en chaque point du bassin sédimentaire la quantité d’alluvion nécessaire pour en régénérer le sol végétal.

L’installation et la mise en jeu d’un torrent artificiel doivent comprendre quatre opérations distinctes : l’alimentation régulière du torrent, la désagrégation des matières minérales devant constituer l’alluvion, le transport du limon végétal, son répandage à la surface du sol à fertiliser.

Il ne s’agit point ici d’une irrigation ordinaire qui n’a d’utilité qu’en été et en temps de sécheresse. L’opération que nous avons en vue peut se faire en tout temps, supporter des chômages plus ou moins longs, sans autre inconvénient que celui d’un ralentissement de travail utile. On trouvera toujours, sans nuire à aucun intérêt existant, les quantités d’eau nécessaires si l’on veut se borner à les dériver seulement aux époques de surabondance. Les régions de montagne sont en général sujettes à des pluies fréquentes. Les cours d’eau qui les sillonnent ont alors un débit considérable, suffisant pour alimenter pendant plusieurs mois consécutifs des dérivations qui seront amenées à peu de frais sur les massifs sédimentaires les plus élevés étages sur les flancs de la chaîne principale.

Ces dérivations fourniront la force motrice nécessaire aux divers effets mécaniques, de désagrégation, de transport et de répandage.

Les matières minérales à employer seront choisies de préférence parmi les couches d’argile et de marne déjà meubles et à demi désagrégées. Leur éboulement pourra être obtenu de plusieurs manières. Il y a quinze ans, j’avais indiqué comme devant donner des résultats avantageux, confirmés par l’expérience pratique, la méthode d’abatage au jet d’eau employée dans des circonstances analogues par les mineurs américains pour soumettre au lavage les terrains aurifères de la Californie. Plus récemment de nouvelles études m’ont amené à proposer de préférence un procédé différent, celui des galeries d’effondrement, sur lequel je donnerai plus loin quelques détails qui, en même temps qu’il assure la désagrégation prompte et facile des terrains meubles, permet de donner à la fouille produite telle forme qu’on peut désirer, notamment celle d’un bassin fermé, pouvant être transformé, sans nouveaux frais, en réservoir d’approvisionnement d’une solidité à toute épreuve; résolvant du même coup le problème de l’aménagement et de la régularisation de nos cours d’eau et celui des alluvions artificielles.

Les matières minérales disloquées, désagrégées par l’un ou par l’autre de ces procédés, c’est encore à l’action mécanique des eaux courantes qu’on aura recours pour les triturer, les broyer, les amener à l’état de division et de mélange nécessaire à la production de bonnes terres végétales. A cet effet, tous les débris d’éboulement mêlés avec les eaux qui les ont entraînés, seront reçus dans un canal broyeur à forte pente, muraille sur ses parois, pavé en matériaux résistans à son plafond, — dans lequel s’opérera un premier débourbage ayant pour effet de mettre en suspension les limons argilo-calcaires et de les séparer des galets, cailloux et sables quartzeux. Une sorte de tamisage opéré sur des grilles de fer inclinées projettera les substances caillouteuses en des emplacemens convenablement choisis dans le lit des ravins avoisinant la ligne de faîte. Des bondes de fond manœuvrées de temps à autre avec intelligence permettront d’éliminer également les sables quartzeux. Les eaux limoneuses, ainsi débarrassées de toute matière inerte, continueront leurs cours dans un canal muraille de section régulière, suivant la pente uniforme ou moyenne de la ligne de faîte des terrains à améliorer.

La quantité de limons que peut charrier un courant est en quelque sorte illimitée. Le canal de Marseille, dérivé de la Durance, qui n’a qu’une pente de 0m, 33 par kilomètre et n’a pas été établi dans toutes les conditions nécessaires pour ménager le maximum de vitesse des eaux, charrie parfois jusqu’à 4 et 5 pour 100 du volume de ses eaux en limons et en charrierait bien davantage si la Durance les lui fournissait. Ces limons se maintiennent en suspension sur un parcours de plus de 100 kilomètres. Non-seulement ils ne forment aucun atterrissement dans le lit du canal, mais ils accompagnent ses eaux dans les plus petites rigoles, suivant leurs sinuosités les plus irrégulières, remontant dans les conduites forcées de distribution, sans jamais les obstruer, tant que l’écoulement libre des eaux se maintient avec une vitesse même très inférieure à celle du canal, qui atteint à peine 1 mètre à la seconde

Cet exemple du canal de Marseille, d’autres expériences, qu’il serait trop long de citer, prouvent de la manière la plus convaincante qu’un canal construit pour le transport des limons pourra en entraîner une quantité au moins égale au vingtième du volume de ses eaux, pour peu que leur vitesse atteigne 0m, 75, et beaucoup plus si la vitesse est supérieure à cette limite.

Rien ne sera donc plus facile que de maintenir ces limons en suspension non-seulement dans le canal muraille suivant le faîte principal, mais dans les rigoles de deuxième et troisième ordre qui porteront les eaux troubles sur les terrains à féconder. Le répandage des limons arrivés au lieu d’emploi se fera de la manière la plus simple en recevant les eaux troubles dans des compartimens sensiblement horizontaux, clos de planches ou de bourrelets de terre, où s’opérera le dépôt sur telle épaisseur qu’on aura jugé à propos de lui donner. Arrivée à ce point, l’opération ne sera plus qu’une question de pratique agricole. Quelques labours suffiront pour mélanger le limon avec la terre végétale primitive qu’il est destiné à amender et à fertiliser.


III.

L’emploi des alluvions artificielles pourrait être généralisé sur une grande partie de notre territoire. Comme premier exemple d’application pratique, j’ai choisi les landes de Gascogne, vaste contrée stérile sur laquelle ont échoué tous les essais de culture arable et qui cependant plus que tout autre me paraît appelée à un degré exceptionnel de fertilité.

Toute la région comprise au sud-ouest de la France, entre les Pyrénées, la Garonne et l’Océan, formant la Gascogne proprement dite, présente une grande uniformité de composition géologique et de climat. Située au pied des Pyrénées, dont elle voit au loin scintiller les cimes neigeuses, elle n’est cependant rafraîchie nulle part en dehors de son pourtour, par le parcours des eaux limpides épanchées des cascades de la grande chaîne. Deux affluens principaux, la Neste et le Gave de Pau, ramifiant leurs sources extrêmes au pied du Vignemale, après avoir coulé parallèlement et à peu de dis- tance l’un de l’autre, divergent brusquement : la Neste, unie à la Garonne vers l’est, en aval de Montréjeau ; le Gave de Pau vers l’ouest à partir de Lourdes.

L’ensemble du pays, circonscrit, au levant, par la courbe de la Garonne à partir de la Neste ; au couchant, par le Gave de Pau et l’affluent d’extrême droite de l’Adour, représente assez bien l’envers d’une feuille bombée, de forme ovale, qui, se rattachant aux Pyrénées par son étroit pédoncule culminant, ramifie à l’infini, normalement à son pourtour, ses nervures saillantes, embrassant entre elles autant d’étroites vallées divergeant dans tous les sens. Si l’on remonte par la pensée à une époque géologique antérieure, on peut se représenter ce pays comme ayant été constitué par un vaste épanchement de déjections limoneuses qui, prenant naissance dans les hautes régions du Vignemale, aurait recouvert toute la contrée inférieure d’une masse conique de dépôts argileux. Plus tard est intervenue l’action de puissans courans qui ont creusé les innombrables sillons des vallées actuelles, tracés suivant les génératrices de plus grande pente, prolongeant leurs érosions dans la mollasse tertiaire inférieure, laissant subsister entre eux les longues traînées des terrains de transport argileux.

Il résulte de cette disposition des lieux que, parlant d’un point quelconque de la Gascogne, un voyageur, suivant les lignes de crête des vallées, pourrait s’élever en rampe continue sur une direction sensiblement rectiligne, sans avoir à traverser aucun de ces innombrables affluens qui ne sillonnent le cône que dans le sens de ses génératrices.

A l’ouest de cette formation, touchant à la mer, s’étend la région des Landes, cône sablonneux rattachant son sommet à la génératrice médiane du cône de la Gascogne argileuse. A partir de ce sommet secondaire situé près de Gabarret, à une hauteur de 160 mètres au-dessus du niveau de la mer, on peut, d’une part, descendre en pente divergente continue vers un point quelconque de la région des Landes; d’autre part, remonter en rampe continue sur les massifs tertiaires étages au pied des Pyrénées, en suivant la ligne du faîte séparatif des affluens de la Garonne et de l’Adour. Tronçon parfaitement intact sur toute sa longueur de l’épanchement primitif qui donna naissance à tous les plateaux du pays, cette ligne présente une voie toute naturelle pour apporter les sédimens minéraux empruntés aux Pyrénées sur la région des Landes d’abord, et accessoirement, si on le jugeait utile, sur les plateaux de l’Armagnac et du Béarn.

Les besoins à desservir ne seraient pourtant pas identiquement les mêmes. Je ne parlerai donc que des Landes, dont le sol est exclusivement composé d’une épaisseur indéfinie, quant aux intérêts agricoles, de sable quartzeux constituant la matière inerte du sol végétal, auquel fait complètement défaut le limon argilo-marneux.

Notons en passant, pour ne pas avoir à y revenir, que sur toute l’étendue des Landes se trouve dans le sous-sol une formation particulière, l’alios, qui n’a rien de géologique, qui n’est autre chose que le sable naturel concrétionné par un ciment organique résultant de la décomposition des végétaux résineux de la surface. L’épaisseur de l’alios varie avec sa profondeur au-dessous du sol. En aucun cas, l’alios, à raison de son imperméabilité particulière, ne saurait être, comme on en a parfois manifesté la crainte, un obstacle sérieux à la mise en culture des Landes. Il ne nuit en rien au développement de la végétation forestière, et, à plus forte raison, ne saurait-il porter obstacle au développement des plantes alimentaires, qui ont un appareil radiculaire beaucoup moins profond.

Livrées au plus entier abandon, les Landes, il y a trente ans à peine, étaient aussi célèbres par leur insalubrité que par leur stérilité. Les eaux pluviales, retenues à la surface, n’ayant aucune issue tracée, sur un sol presque horizontal, y séjournaient en larges flaques croupissantes, que l’évaporation seule faisait disparaître aux premières chaleurs, en infectant non-seulement l’air atmosphérique, mais l’eau des puits, seule ressource des rares habitans de cette région désolée. Quelques végétaux éphémères, sans valeur, pouvaient seuls croître à la surface de ce sol tour à tour submergé en hiver, calciné par le soleil en été. De rares bouquets d’arbres croissant plus vigoureusement sur quelques points qu’une très faible hauteur relative maintenait en dessus du niveau de la submersion environnante, témoignaient seuls de la possibilité de généraliser un jour la production forestière sur tout le pays, et ont dû bien certainement fixer de prime-abord l’attention de l’ingénieur éminent auquel nous devons la transformation complète qui s’est opérée dans toute cette région en un quart de siècle au plus.

Fondant ses propositions sur une étude approfondie du sol et du climat de la région des Landes, M. Chambrelent a su démontrer, — et, ce qui était plus difficile encore, faire accepter par le public intéressé, — qu’il suffirait de travaux très peu dispendieux pour assainir le pays, assurer l’écoulement régulier des eaux stagnantes, assécher les marécages et rendre le sol propre à la végétation forestière qui, dans l’état, le recouvre presque en entier.

La transformation a été des plus rapides, et c’est à bon droit que M. Chambrelent, dans un récent compte-rendu des travaux poursuivis à son instigation, a fait ressortir les immenses avantages de cette grande entreprise. Mais si l’esprit se plaît à énumérer les richesses déjà réalisées, si l’œil est récréé au passage par la vue de ces vastes forêts de plus s’étendant à l’infini dans toutes les directions de l’horizon, on n’en est pas moins amené à se demander s’il n’est pas possible de faire mieux encore; si l’on peut considérer comme la dernière expression du progrès d’avoir créé tant de bois résineux qui, par le fait même de leur contiguïté, restent exposés aux chances d’incendie, qui fréquemment détruisent eu quelques heures le produit de vingt années. Le dernier rapport de M. Chambrelent nous apprend que, de 1865 à 1870, les surfaces incendiées ont été de plus de 10,000 hectares dans le seul département de la Gironde. On ne saurait estimer à moins du double les accidens du même genre qui ont dévasté les forêts du département des Landes, deux fois plus étendues, soit ensemble 30,000 hectares brûlés en cinq ans sur une superficie totale d’un million d’hectares. Cette production spéciale des bois de pins, forcément exclusive de toute denrée alimentaire, a un autre inconvénient : celui de limiter le développement de la population, obligée de tirer du dehors tout ce qui est nécessaire à l’entretien de la vie animale.

À ces deux points de vue déjà, on comprend l’importance qu’il y aurait à restreindre la production forestière, à y associer d’autres cultures plus perfectionnées pouvant alimenter directement la population et utiliser tout au moins les surfaces des clairières réservées aux pare-feux.

Mais à ces considérations secondaires, qui suffiraient pour justifier l’emploi partiel des alluvions artificielles dans les Landes, vient s’en joindre une bien plus importante : la nécessité de mettre notre culture nationale en position de lutter victorieusement contre la concurrence étrangère. L’exemple des Américains nous prouve que, dans un pays neuf, sous un climat convenable, où la terre vierge est à vil prix, en dépit de la rareté du personnel agricole, de la cherté relative de la main-d’œuvre, il est possible d’obtenir des produits agricoles, bestiaux ou céréales, à des prix rémunérateurs, bien que très inférieurs à ceux de nos marchés. Ce que les agriculteurs américains et australiens ont su réaliser si vite sur leurs territoires, hier déserts, aujourd’hui couverts de riches moissons et d’innombrables troupeaux, nous saurions le faire aussi bien qu’eux si nous nous trouvions dans les mêmes conditions; si nous pouvions pratiquer la culture extensive en grand, sur de vastes étendues de terrains vierges et fertiles, libres de toute entrave de morcellement arbitraire et d’un minime prix d’achat. Or, ces conditions, il dépend de nous de les réaliser, de prime abord sur les landes de Gascogne, qui présentent une superficie de plus d’un million d’hectares, et plus tard sur bien d’autres régions analogues de notre territoire, aujourd’hui incultes et stériles et qui pourraient être facilement fécondées par l’emploi des alluvions artificielles.

Dans l’état actuel, la terre des Landes ne vaut pas couramment plus de 60 à 100 francs l’hectare de fond, non compris la valeur variable du bois qui en recouvre la majeure partie. Les frais de colmatage, comme on le verra tout à l’heure, ne sauraient dépasser 100 francs. Faudrait-il augmenter ces chiffres, les doubler, les quadrupler au besoin? Le prix du sol amendé se trouverait-il porté à 1,000 francs qu’il se trouverait encore bien plus avantageux que ne doit l’être au producteur américain le sol qui peut lui être livré, serait-ce tout à fait gratuitement, ce qui n’est pas, dans les vallées du Mississipi ou de la Plata, en admettant toutefois que les conditions de fertilité initiale et de climat seront à peu près les mêmes.

Au point de vue du climat, tout l’avantage est pour nous. Personne, en effet, n’ignore combien, sur l’Atlantique, les rives orientales de l’Océan l’emportent par l’égalité de la température sur les rives occidentales sous une même latitude. D’une part, le climat tempéré de nos côtes de France, rafraîchi par des ondées fréquentes à l’abri des grandes chaleurs de l’été aussi bien que des grands froids de l’hiver; de l’autre, le climat des États-Unis, de New-York par exemple, où les fleuves restent gelés pendant plusieurs mois d’hiver et où l’été la chaleur torride est si intense que les hommes y sont frappés d’insolation dans les rues. Dans ces conditions de climat généralement favorables sur tout notre littoral océanique, la région des Landes se distingue encore par des caractères plus particulièrement satisfaisans. C’est la région où la température, moyennement la plus élevée, est sujette aux moindres fluctuations : 14°, 5 pour la moyenne de l’année avec un maximum de 24°, 5 pour le mois le plus chaud, un minimum de 6 degrés pour le mois le plus froid. C’est également la contrée de France où les pluies sont les plus régulières, les plus abondantes, ainsi que le prouve la comparaison des chiffres d’observation qui accusent en toute saison une tranche d’eau pluviale près de deux fois plus forte à Morcenx, au centre des Landes, qu’à Gournay, en Normandie.

Quant à la question non moins importante de la valeur agronomique du sol, je ne me dissimule pas que je ne puis opposer que l’induction théorique à l’évidence du fait ; mais sans vouloir multiplier ici les preuves que j’ai pu accumuler ailleurs pour établir la véritable théorie du sol végétal, quel est l’homme un peu versé dans les questions d’agronomie pratique qui de prime abord puisse mettre en doute que par le mélange d’un sable inerte avec une marne spéciale, chimiquement dosée en quelque sorte, prise non au hasard, mais choisie dans le périmètre d’un immense rayon d’approvisionnement, à plus de 200 kilomètres du lieu d’emploi, on ne doive confectionner une terre végétale égale, sinon supérieure à celles qui sont réputées à bon droit comme les meilleures ?

À ce dernier point de vue enfin, les futures terres végétales des Landes auront des avantages trop manifestes pour qu’on puisse les contester ; ce sera de n’être exposées à aucune de ces causes d’inondation ou de ravinement qui partout ailleurs menacent les alluvions similaires de nos valles, et de présenter, en outre, les conditions les plus idéales que l’on puisse rêver pour un sol de culture, comme uniformité de relief, facilités d’écoulement des eaux surabondantes et assainissement régulier de la surface arable par le drainage naturel des sables qui continueront à constituer le sous-sol.

Le but que nous avons à poursuivre est donc parfaitement défini. Il sera atteint et ne pourra l’être que lorsque nous aurons transformé le sol des Landes en terre végétale de première classe. Exclusivement formé de sables quartzeux, il constitue un immense désert réfractaire à toute culture, que l’on ne pourra fertiliser qu’à la condition de lui fournir une quantité d’argile et de calcaire marneux suffisante, non-seulement pour lui apporter les amendemens minéraux propres au développement de la végétation, mais pour modifier complètement sa constitution physique.

Les élémens respectifs de ce limon fertilisant devront être empruntés aux formations géologiques des plateaux élevés qui s’adossent aux Pyrénées, pénétrant dans le massif intérieur des montagnes par ce pédoncule étroit du plateau de Lannemezan resserré entre les deux rivières de la Neste et du Gave de Pau. A la surface de ce plateau s’étend, seule visible à l’œil, une formation argilo-siliceuse d’origine plutôt glaciaire que diluvienne, qui paraît provenir de la désagrégation des masses granitiques dont on retrouve en tous points les élémens constituans. Au contact des montagnes, les blocs de granit et de micaschistes sont encore intacts, enchâssés dans une faible proportion d’argiles et de sables quartzeux ; mais ces blocs diminuent rapidement de volume à mesure qu’on s’éloigne du point de départ de l’épanchement. Cette formation glaciaire, dont les cartes géologiques ont exagéré l’importance, est toute superficielle et disparaît à peu près complètement vers l’extrémité nord du plateau. Dans cette région, la masse du sol reconnue par des sondages précis sur une hauteur de plus de 200 mètres se compose d’une formation d’argiles feldspathiques homogènes, compacts, sans interposition ni mélange de sables et de galets, reposant sur de puissantes couches de marnes calcaires affouillables.

Nous avons donc sur place, pouvant être abattues par une même attaque, les deux composantes essentielles du limon végétal que nous voulons produire.

L’eau motrice nécessaire aux diverses actions mécaniques que nécessite cette fabrication ne saurait être difficile à procurer. On ne peut avoir que l’embarras du choix en un point où affluent les principaux torrens de la grande chaîne des Pyrénées, avant de diverger dans des directions opposées. Mais, de ce côté, une partie du travail est déjà faite. Depuis près de vingt ans, existe une dérivation qui conduit les eaux de la Neste sur le plateau de Lannemezan, à une altitude de 630 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ce canal, construit sans idées d’utilisation bien arrêtées, a été aménagé surtout en vue de maintenir un certain débit d’étiage dans les vallées sèches du Gers et rend, à cet égard, déjà de bons services, limités toutefois par le faible débit d’étiage de la rivière alimentaire. Des travaux peu coûteux permettront d’aménager ce canal, de telle sorte que, tout en continuant à fonctionner en vue de son service actuel en temps de basses eaux, il puisse, pendant la saison des crues, suffire à un débit deux ou trois fois plus considérable, de 20 à 30 mètres cubes à la seconde, dont l’excédent sera attribué à l’entreprise qui nous occupe. Je ne crois pas nécessaire d’entrer dans des explications techniques en ce qui touche les détails du projet. Il me suffira de résumer en quelques lignes les résultats les plus importans des études précises qui s’achèvent en ce moment sur les lieux. Les travaux de premier établissement du canal et de tous ses accessoires, y compris l’agrandissement de la dérivation de la Neste, coûteront de 20 à 25 millions au plus. Les frais d’exploitation de toute nature ne dépasseront pas 800,000 francs, soit, intérêts du capital compris, une charge annuelle de 2 millions à peine.

La vérification des débits de la Neste permet d’affirmer que, sans porter atteinte à aucun des droits ou usages existans, on pourra, pendant une moyenne de cinq mois par an, affecter au service du limonage des Landes un volume d’eaux surabondantes de 12 mètres à la seconde, représentant en chiffres ronds un cube journalier d’un million de mètres suffisant à l’entraînement et au répandage de 100,000 mètres de limon. Le campagne annuelle fournira donc en moyenne 15 millions de mètres cubes d’alluvion pouvant, à raison d’une couche uniforme de 0m, 10 répandue à la surface du sable, fertiliser une étendue de 15,000 hectares de landes, qui, du jour au lendemain, de leur état actuel de sol aride ne valant pas 100 francs l’hectare, passeront à l’état de terres arables de premier ordre, aptes à toutes les cultures, identiques en valeur réelle à celles qui, partout ailleurs, se vendent de 5 à 8,000 francs l’hectare.

Je n’insisterai pas non plus sur les conditions financières dans lesquelles on pourra passer à l’exécution du projet, sur les rôles respectifs que le crédit de l’état ou les capitaux privés pourront jouer dans l’entreprise. Je passerai également sur les procédés culturaux qui devront être appliqués de préférence à la mise en valeur des terrains rendus productifs. Mais je crois indispensable de m’arrêter un peu plus longtemps sur les conséquences naturelles du nouveau procédé d’abatage des terrains meubles, que j’ai seulement indiqué comme devant être substitué à la méthode des jets d’eau américains, qui non-seulement aura l’avantage de donner des facilités nouvelles, inespérées, pour la fabrication des alluvions artificielles, mais qui se trouve en fait résoudre les difficultés les plus délicates du grand problème de l’aménagement des eaux. Présentée sous ce titre général, la question figure au programme officiel des améliorations cherchées. Comme le Transsaharien, comme le phylloxéra, l’aménagement des eaux a eu sa commission supérieure, assemblée d’hommes éminens qui a produit de gros volumes de délibérations, élaboré quelques projets de loi, mais n’a su, que je sache, dégager aucune idée d’application bien pratique de ses conclusions.

La question n’a peut-être pas été très bien posée, et dans cet engoûment général des esprits pour les améliorations agricoles, on s’est un peu trop préoccupé de l’usage exclusif des eaux d’irrigation sans s’inquiéter assez des services qu’elles pourraient rendre comme force motrice. La machine à vapeur est sans doute une des plus belles conquêtes de notre génie industriel, mais elle coûte cher. On ne saurait estimer à moins de 500 francs par cheval la différence annuelle en frais de toute nature que doit entraîner sa mise en service permanent par rapport à une machine hydraulique de même puissance. Estimé sur ces bases, en comptant à 500 francs par cheval-vapeur la puissance mécanique produite par une dérivation, le canal de Marseille, par exemple, représenterait en action mécanique utilisable une valeur cinq fois supérieure au produit brut actuel de ce canal, dont les eaux cependant sont presque toutes affectées à des usages de luxe.

En tenant compte de ces deux sources de revenus futurs, l’état, qui doit savoir faire des placemens à long terme, pourrait sans doute s’imposer des sacrifices momentanés pour la construction de canaux qui, sans donner de rémunération immédiate à leur capital de construction, auraient pour résultat plus ou moins lointain, de stimuler la production industrielle en lui livrant la force motrice à bon compte, en même temps que de féconder le sol par les eaux d’arrosage. Mais quelque avantageux que puisse être en principe l’établissement de canaux industriels et agricoles, leur exécution n’en reste pas moins subordonnée à des conditions matérielles qui sont loin de se trouver réunies en tous lieux.

On cite habituellement comme exemple dont nous devrions nous inspirer, les nombreux canaux qui fertilisent les plaines de la Lombardie. Mais les cours d’eau qui les alimentent jouissent d’abord de cet avantage d’avoir un débit sensiblement uniforme, toujours considérable, surtout dans la saison sèche, deux fois régularisé par les glaciers éternels qui condensent sur les cimes des Alpes les neiges de l’hiver et par les grands lacs existant au pied des montagnes, qui modèrent l’écoulement des eaux de crues. À ce premier avantage, résultant du régime des cours d’eau alimentaires, se joint celui de la disposition naturelle des terres arrosables qui s’étendent en immenses plaines d’alluvions, sur lesquelles il n’y a pour ainsi dire qu’à laisser couler les eaux suivant leur seule pente, pour en assurer le meilleur emploi.

Rien de pareil n’existe en France et en particulier dans les bassins de nos deux grandes vallées méridionales, le Rhône et la Garonne, les seules qu’on ait jamais songé à doter du bénéfice des canaux d’arrosage.

Le Rhône, dont le débit est en partie régularisé par le lac de Genève et les lacs de Savoie, se présente bien sans doute, au point de vue de son régime, dans des conditions, à certains égards, analogues à celles des rivières de la Lombardie. Il a en toute saison un débit considérable qui pourrait desservir de puissantes dérivations, autant que le permettraient toutefois les intérêts rivaux de la navigation, qui s’y sont fortement opposés jusqu’ici. Mais, au second point de vue, nous ne voyons rien sur les rives du Rhône qui ressemble aux vastes plaines de la Lombardie. Pour trouver un périmètre arrosable de quelque importance, il est nécessaire de projeter des travaux coûteux, des canaux tracés en corniche sur le flanc des montagnes abruptes, enjambant de larges et profondes vallées, occasionnant en somme dix fois plus de dépenses premières, pour réaliser des résultats dix fois moindres.

J’admets pourtant que ces motifs ne soient pas suffisans pour faire rejeter une entreprise que tant d’intérêts réclament. Tant qu’il ne s’agit que d’une question d’argent comme sur le Rhône, il est permis de ne pas s’y arrêter. Mais sur la Garonne, la difficulté est bien plus grande. Ce n’est plus le sol arrosable, c’est l’eau d’irrigation elle-même qui fait défaut. Sans présenter la même uniformité de surface que celles de la Lombardie, les plaines qui s’étagent au nord des Pyrénées, dans le grand circuit de la Garonne surtout, bien que découpées par d’innombrables cours d’eau divergens, n’en pourraient pas moins être desservies par un nombre convenable de rigoles de faîte, s’il était possible de les alimenter à leur origine. Mais c’est précisément cette alimentation qui manque. Les Pyrénées n’ont pas de glaciers, encore moins de lacs régulateurs. Les eaux de pluie et de fonte de neige donnent aux torrens qui les sillonnent des débits de crues considérables pendant quatre ou cinq mois de l’année. Le reste du temps l’approvisionnement est réduit à des quantités insignifiantes. La dernière fois que je l’ai visité, au mois de novembre, le canal de Lannemezan, dont j’ai déjà parlé, pouvait à peine prélever 3 mètres cubes d’eau par seconde sur le débit de la Neste, qui, pénétrant au cœur des plus hauts massifs, est cependant le cours d’eau relativement le mieux alimenté.

Pour donner quelque importance aux dérivations d’intérêt agricole ou industriel dans la région des Pyrénées, il est donc indispensable de suppléer à l’insuffisance des cours d’eau alimentaires, d’en régulariser le régime, ce qui ne peut évidemment se faire que par l’établissement de réservoirs artificiels, jouant le rôle de régulateur des lacs naturels de la Lombardie.

La question des réservoirs est à l’étude depuis qu’on parle de canaux d’irrigation, non-seulement pour la France, mais pour l’Algérie, et après le désastre récent du barrage de l’Habra, il est permis de dire que nous sommes plus loin que jamais d’une solution dans la voie où on l’a cherchée jusqu’ici. On n’a, en effet, entrevu la possibilité d’établir des réservoirs qu’en fermant directement une vallée par un barrage plus ou moins élevé, en arrière duquel s’accumule en temps de crue une certaine quantité d’eau dont on répartit ensuite l’écoulement sur la durée des faibles débits d’étiage.

Les réservoirs ainsi établis, en lits de rivière torrentielle, sont exposés à deux causes de destruction : l’envasement qui les met rapidement hors de service, la rupture de la digue de retenue qui, à un moment donné, peut anéantir les habitations et propriétés riveraines sur toute l’étendue de la vallée en aval du barrage.

L’envasement est un inconvénient auquel on peut chercher un remède ; mais on ne saurait espérer en trouver contre la rupture du barrage de retenue, qui, en principe, doit toujours se produire un jour ou l’autre, d’autant plus terrible dans ses conséquences qu’elle aura été plus longtemps retardée et qu’elle coïncidera avec une crue naturellement plus forte en elle-même. Les maçonneries artificielles qui constituent le barrage, les rochers naturels qui peuvent former le seuil de son radier d’aval ne peuvent jamais offrir qu’une résistance relative à la chute de la nappe d’eau qui tombe sur eux de toute la hauteur du barrage et dont rien ne permet de délimiter par avance le poids total. De même qu’il n’est blindage de navire qu’on ne puisse défoncer par l’emploi d’un projectile de calibre suffisant, de même il n’est radier de barrage qui ne doive être tôt ou tard enlevé par une crue torrentielle supérieure à toutes celles qu’on avait pu observer précédemment. Le barrage de l’Habra a été emporté deux fois en moins de dix ans. La première fois, la crue étant relativement faible, l’inondation produite s’était arrêtée à quelques centaines de mètres de Pérégaux et n’avait causé que des dommages matériels ; la seconde fois, le barrage, plus solidement reconstruit, a montré plus de résistance. Il a fallu une crue beaucoup plus forte pour l’enlever. L’inondation a été naturellement plus considérable et a atteint les localités que la précédente avait épargnées. Il est à penser que la tradition légendaire d’une catastrophe dont tous les détails ne nous sont pas connus se perpétuera assez longtemps dans le pays pour empêcher la reconstruction d’un ouvrage qui devrait fatalement ramener une troisième catastrophe du même genre. Après ce nouvel exemple venant s’ajouter à tant d’autres que l’on pouvait déjà citer, on doit espérer qu’il ne se trouvera plus un ingénieur osant proposer l’établissement d’un réservoir de retenue de quelque importance en plein lit de rivière.

Mais qui ne conçoit combien ces conditions désastreuses d’établissement de tous les réservoirs de retenue que nous connaissons seraient changées si, au lieu de les construire en remblai, on pouvait les creuser à l’état de fouille profonde, dans un emplacement complètement distinct du lit d’écoulement des eaux, constituant un véritable bassin de réserve, enchâssé de toute part dans des terrains résistans, desservi par une dérivation que l’on pourrait arrêter par le jeu d’une simple vanne quand le bassin serait suffisamment rempli, sans jamais laisser déborder le trop plein sur ses digues de pourtour ?

Or ces conditions idéales d’établissement des réservoirs de retenue, le procédé d’effondrement dont je propose aujourd’hui l’application au projet de fertilisation des Landes nous permet d’en obtenir la réalisation certaine, sans nouveaux frais autres que ceux de l’opération principale, qui sont eux-mêmes des plus minimes.

Pour faire comprendre en quoi consiste ce procédé, je me suppose au point d’attaque projeté des coteaux pyrénéens, à une altitude de 350 mètres; derrière moi se déroule un canal torrentiel muraille pouvant porter sur les Landes ou jusqu’à la mer les eaux limoneuses produites. En avant se dressent les premiers talus du plateau argilo-marneux dans lequel je veux opérer ma fouille, se relevant graduellement jusqu’à l’altitude extrême de 650 mètres, qui est celle du canal d’amenée qui doit me fournir les eaux motrices. En prolongement du canal de fuite, je commence à ouvrir une galerie de mine ordinaire pénétrant dans le flanc du massif, aussi loin que je peux atteindre, sans trop de difficultés d’aérage, à un kilomètre, pour fixer les idées, et se terminant en ce point par une galerie remontante ou puits vertical rejoignant la surface du sol à une hauteur de 100 mètres au-dessus de son point de départ.

Si dans l’orifice supérieur de ce tuyau coudé, débarrassé de tout boisage protecteur, je fais déboucher toute l’eau dont je puis disposer, 10 à 12 mètres cubes par seconde, il est bien évident que le courant de l’eau, animé d’une grande vitesse, enlevant à mesure les éboulemens qui se produiront au plafond et sur les parois de la galerie, la minant de droite et de gauche, élargissant incessamment son ouverture, déterminera un effondrement général plus ou moins long à se produire, mais qui ne pourra s’arrêter que lorsqu’il aura atteint la surface du sol, quelle que soit la profondeur du puits. in tout cas, passant en dessous, si la galerie résiste, en dessus, mais sur des terres éboulées, si l’effondrement la comble accidentellement, le courant dont je dispose se maintiendra nécessairement sur l’axe d’effondrement, déterminant la formation d’une étroite vallée à parois abruptes dont le plafond sera toujours celui de la galerie primitive. Le fond de cette première fouille, régularisé et maçonné, pourra servir de nouvelle tête au canal torrentiel, permettant de diriger de nouvelles galeries d’effondrement de même nature, soit à l’avant si l’on veut s’enfoncer plus profondément dans le massif, soit latéralement si l’on désire étendre la fouille en largeur. En somme, on pourra donner à cette fouille telle forme, telles dimensions qu’on voudra, munie celle d’une poche fermée à l’avant. Il suffira pour cela de substituer à l’un des premiers tronçons de la galerie d’effondrement un tunnel fixe ou tuyau de solide maçonnerie qui, tout en permettant l’écoulement des déblais d’amont, préservera de tout éboulement le terrain supérieur, constituant une digue naturelle d’une solidité à toute épreuve qui fermera le réservoir à sa partie inférieure, quand la fouille, ayant des dimensions suffisantes, on jugera à propos de l’adapter à sa nouvelle destination ; ce qui, comme je l’ai dit, pourra se faire sans autres frais que ceux qui auront pour but de régulariser un peu les parois et le fond de la fouille et de construire les vannes superposées qui devront permettre la vidange graduelle du réservoir.

Je n’ai pas besoin d’insister pour faire comprendre qu’un bassin de ce genre incrusté dans le terrain naturel, à une profondeur qui pourra être notablement inférieure à celle des vallées voisines, séparé d’elles par des digues aussi puissantes qu’on voudra les conserver, pouvant se remplir ou se vider à volonté sans qu’on ait jamais à redouter de le voir déborder, pourra fonctionner sans le moindre danger sous une tranche d’eau d’une hauteur énorme, pouvant atteindre 100 mètres et plus dans la région des Pyrénées qui nous occupe.

Pour le cas particulier du canal des Landes, un travail continu de dix ans, représentant un cube de déblais de 150 millions de mètres, permettra l’établissement d’un réservoir dans lequel on pourra emmagasiner au minimum 100 millions de mètres cubes d’eau dont l’écoulement réparti sur une durée d’arrosage de quatre mois correspondrait à un débit de 10 mètres cubes à la seconde, suffisant à l’irrigation de 10,000 hectares de terrain.

De semblables réservoirs pourraient être multipliés sur tout le versant des Pyrénées, enchâssés dans les massifs de séparation de deux affluens contigus, dont ils pourraient à volonté desservir les bassins respectifs.

On ne saurait estimer à moins d’un million d’hectares la zone des hauts versans supérieurs à la cote de 600 mètres, dont on pourrait ainsi aménager les eaux. En admettant qu’on mette en réserve une tranchée d’eau de 0m, 30 seulement, représentant à peine 1/4 de l’eau de pluie ou de neige que reçoivent ces versans, on pourrait se procurer un approvisionnement annuel de 3 milliards de mètres cubes d’eau, qui, suivant qu’on en régularisera l’emploi pour une période d’irrigation de quatre mois, de sécheresse générale de six mois, pourrait réserver des débits uniformes de 2 à 300 mètres cubes par seconde.

Pour contenir et faire fonctionner dans les meilleures conditions possibles une réserve pareille, de beaucoup supérieure très certainement à toutes celles dont les lacs des Alpes assurent l’emploi aux plaines lombardes, il suffirait d’affecter à l’usage de ces lacs artificiels une superficie de terrains de très peu de valeur, ne dépassant pas 3 ou 4,000 hectares.

L’entreprise nécessiterait comme opération préalable une fouille de 3 à 4 milliards de mètres cubes, triple de celle qui serait nécessaire pour recouvrir le sable des Landes d’une couche uniforme de limons fertilisans ; et ce surcroît de déblai ne trouverait pas ailleurs un emploi moins avantageux pour l’amélioration du sol arable ou le comblement des marais et étangs littoraux. Ce serait sans doute une entreprise de longue haleine qui ne pourrait se terminer en un jour, mais dont les résultats d’amélioration graduelle s’accroîtraient d’eux-mêmes progressivement, ne tarderaient pas à faire de toute cette région sous-pyrénéenne la contrée du monde la plus favorisée, au double point de vue agricole et industriel, par la fertilité de son sol régénéré, aussi bien que par l’abondance de ses eaux courantes.

Des résultats analogues, bien que moins avantageux peut-être, pourraient être réalisés en maint autre endroit, car, si importante que soit l’entreprise de la fertilisation des Landes, elle ne doit être que le point de départ d’une série d’améliorations analogues qui peuvent, en moins d’un demi-siècle, uniformiser la fertilité sur plus de la moitié de notre territoire.

Il y a quinze ans, dans des conditions un peu différentes, car on ne prévoyait pas encore la concurrence des productions américaines, j’écrivais déjà :

« A mesure qu’un peuple progresse en civilisation, ses besoins matériels s’accroissent: une plus grande quantité d’objets de consommation de diverse nature lui devient nécessaire ; et cependant, à population égale, sa puissance en travail manuel diminue plutôt qu’elle n’augmente. L’homme ne peut rétablir l’équilibre qu’en faisant un meilleur usage de ses facultés, en donnant une plus large part au travail industriel, en s’étudiant à substituer à ses efforts musculaires ceux des agens mécaniques naturels, dont il apprend à utiliser les forces de mieux en mieux.

« L’ouvrier européen n’est ni plus habile, ni plus patient, ni plus laborieux surtout que ne l’étaient ses devanciers aux siècles passés, que ne l’est encore, en d’autres points du globe, l’ouvrier indien ou chinois. Notre supériorité résulte uniquement d’une meilleure organisation industrielle. Par l’accumulation dans un seul atelier de forces jadis éparses, par la division du travail et la généralisation des frais de direction, par un large emploi surtout des moteurs inanimés, le manufacturier est parvenu à réduire dans une forte proportion la main-d’œuvre. Il peut livrer ses produits à des prix très inférieurs à ceux d’autrefois, tout en augmentant le salaire de l’ouvrier. Telle a été la marche de l’industrie manufacturière. L’agriculture n’a nullement suivi les mêmes phases de développement. Réduite, comme elle l’est aujourd’hui, à la connaissance plus ou moins incomplète des conditions de fertilité des sols naturels, aux pratiques usuelles de la culture, au bon aménagement, au judicieux emploi des engrais, elle est pour nous à peu près ce qu’elle est pour les Chinois, un métier professionnel dans la pratique duquel l’intelligence de l’homme ne joue qu’un rôle secondaire, dans lequel l’expérience peut parfaitement suppléer à la science.

« De professionnelle et individuelle qu’elle est aujourd’hui, il faut que l’agriculture devienne industrielle. L’industrie, entendue dans ce sens, est un mot dont l’acception est toute moderne. Deux choses la distinguent du métier professionnel : l’usine et l’outillage. Ces deux élémens essentiels de toute industrie, l’usine et l’outillage, sont nécessairement solidaires; l’un ne peut marcher et progresser sans l’autre. Les engins mécaniques qui se sont substitués dans une si grande proportion à la force musculaire de l’homme ou des animaux ne sauraient pas plus se comparer aux outils de nos artisans d’autrefois, qu’ils n’auraient pu être directement installés dans les humbles intérieurs de famille qui leur servaient d’ateliers.

« Dans l’organisation de l’industrie agricole, nous retrouvons pareille distinction et pareille solidarité entre l’usine qui sera le sol végétal et l’outillage qui embrassera l’ensemble des appareils servant à le mettre en œuvre.

« S’il est facile de comprendre que l’on établisse sur un plan régulier, suivant un type bien arrêté d’avance, l’usine manufacturière, qui n’exige qu’un espace très limité, il paraîtrait sans doute chimérique, au premier abord, de vouloir soumettre aux mêmes lois d’uniformité l’usine agricole, qui devrait embrasser l’immense étendue de tout le sol végétal.

« Dans les conditions actuelles de la propriété agricole, dans l’état de division et de morcellement du sol arable, pareille transformation serait certainement impossible. L’alluvion artificielle nous fournira au contraire le seul champ sur lequel l’agriculture industrielle pourra s’exercer[2]. »

Un homme occupant une haute position financière que j’essayais d’intéresser à l’entreprise me répondit en souriant après avoir lu ces lignes : «Vos idées sont fort justes; elles n’ont qu’un défaut, c’est de se trouver d’un siècle en avance sur notre époque. » Cette appréciation fut très goûtée de ses familiers, qui n’ont cessé de la citer, comme preuve de la sagacité du maître, jusqu’au jour de sa mort et la répètent peut-être encore aujourd’hui par habitude.

Cependant le temps a marché. Il s’est écoulé, non pas un siècle, mais quinze ans, et l’usine agricole, telle que je la comprenais et la définissais vers 1866, se trouve constituée, non chez nous, il est vrai, mais en Amérique, produisant à vil prix, presque sans main-d’œuvre, des masses de denrées alimentaires qui viennent porter le trouble sur nos marchés, le malaise et la ruine parmi nos populations rurales désorientées.

Ce n’est pas que nos gouvernans soient insensibles aux doléances de ce peuple d’électeurs mécontens. Jamais les intérêts agricoles n’ont été plus ménagés, plus favorisés. A l’exemple de l’empereur de la Chine, qui lui-même conduit la charrue dans la grande fête nationale de l’agriculture, nos ministres tiennent à honneur de présider les concours régionaux. Ils y prodiguent les bonnes paroles, les encouragemens et les récompenses. Les dégrèvemens d’impôt succèdent aux subventions. Les canaux d’irrigation et de dessèchement, les routes, les chemins de fer agricoles se multiplient, un peu plus il est vrai sur le papier que sur le terrain, non sans représenter cependant un chiffre sans cesse croissant de milliards s’ajoutant à notre dette publique. Mais la situation reste toujours la même, ou, pour mieux dire, va sans cesse en s’aggravant.

Tel est l’état de choses à propos duquel je m’efforce de rappeler l’attention sur des idées trop longtemps oubliées. Encourrai-je encore le reproche d’utopie? Dans ce cas, ce ne serait pas moi qui serais en avance sur mon siècle, mais bien notre pays qui malheureusement serait en retard sur le sien !


A. DUPONCHEL.

  1. Ce chiffre est notablement inférieur à celui des statistiques officielles, qui partent d’une base fausse, en comptant comme produits réels des matières qui, devant être employées dans la ferme même, comme les pailles, les fourrages et les grains entrant dans la nourriture du bétail, ne sont, si l’on peut s’exprimer ainsi, que des valeurs d’ordre, une sorte de capital de roulement qui se consomme et se reproduit, mais ne saurait être considéré comme gain. On ne doit compter comme tel que les denrées alimentaires : viandes, céréales, vins, etc., consommées par le producteur et ses agens ou réellement vendues par lui, et les matières livrées à l’industrie telles que les textiles, les plantes tinctoriales, les sucres, etc.
  2. Traité d’hydraulique et de géologie agricoles. — Préface.