L'Age du bronze et les origines de la métallurgie

L'Age du bronze et les origines de la métallurgie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 752-782).
L'AGE DU BRONZE
ET
LES ORIGINES DE LA METALLURGIE


I

Nous ignorons la date où a commencé l’humanité ; nous n’avons aucune base sur laquelle on puisse fonder la chronologie des temps primitifs. L’histoire ne date que d’hier, encore ne nous présente-t-elle chez tous les peuples que des origines fabuleuses. Il n’y a pas plus de réalité dans les premiers événemens racontés par Tite-Live que dans les généalogies des héros grecs. Adam et Eve sont un mythe agréable, emprunté peut-être à la Perse, au temps de la captivité ; leurs descendans sont la personnification de familles ou de tribus. La chronologie égyptienne remonte à peu près à six mille ans avant notre ère ; mais elle est aussi précédée d’un long passé mythologique. Il en est de même de l’Inde et de la Chine. Et puis, qu’est-ce que six mille ans ? En voilà bientôt cent d’écoulés depuis la révolution française, et cela peut-il sembler long à qui que ce soit ? Aujourd’hui d’ailleurs les événemens vont vite, les progrès sont rapides, parce que nous tenons entre nos mains des forces physiques et morales d’une puissance énorme, au moyen desquelles nous transformons la terre et nous-mêmes. Quand les hommes, nos aïeux, ne les possédaient pas, leur marche était lente, leurs conquêtes petites et précaires. Comment passer la mer, comment traverser un grand fleuve sans bateau, et comment construire un bateau, si l’on n’a pas quelques outils de fer ou d’une autre matière assez dure pour travailler le bois, en adapter les pièces et les rendre imperméables à l’eau ? Que l’on passe en revue tous les objets dont nous usons aujourd’hui pour nous vêtir, nous loger, nous nourrir, nous transporter d’un lieu à un autre, pour nous procurer la lumière, la chaleur, le livre et tant de produits des sciences et des arts qui ornent la vie, on verra qu’il n’en est pas un seul qui ne suppose la possession et l’emploi perfectionné des métaux.

Tout le monde sait aujourd’hui que les hommes ne les ont pas connus de tout temps. Il y eut une longue, une immense suite d’années, durant laquelle ils n’en possédèrent aucun, si ce n’est peut-être quelques grains d’or que la nature leur donnait spontanément et qu’ils ramassaient çà et là dans le sable des rivières et le lit des torrens. C’est cette période que l’on a nommée l’âge de la pierre ; en effet, les outils que ces infortunés ont laissés comme témoignage de leur industrie et de leur dénûment, sont tous de pierre dure, de silex, de diorite, d’obsidienne, de trachyte. La longue durée de cette enfance de l’homme est attestée par les couches terrestres où l’on trouve ces objets : non-seulement on en recueille sous des épaisseurs de terre qui ont demandé un grand nombre de siècles pour se former, mais la période géologique actuelle n’était pas commencée que l’homme existait déjà, cherchant sa vie parmi les mammouths, les ours des cavernes et d’autres animaux dont les espèces n’existent plus.

Il fallut d’abord qu’un homme, ayant choisi quelque pierre pour la rendre tranchante, la frappât au moyen d’une autre pierre de manière à en détacher des écailles. Ce fut là le premier marteau et la première hache, et, tous les instrumens d’alors ayant été fabriqués par ce procédé, on a nommé période de la pierre brute le temps qu’a duré cette industrie rudimentaire. Peu à peu on s’aperçut que certaines pierres pouvaient par un frottement prolongé en user d’autres qui étaient cependant plus dures qu’elles, et l’on substitua pour la confection des outils le frottement à la percussion. On fabriqua de la sorte des haches et des ciseaux parfaitement affilés ; on perça des cailloux roulés, très durs et très résistans, auxquels on put adapter un manche. Des pierres plus petites, d’une matière plus fine ou d’une couleur plus agréable, furent percées et façonnées, et devinrent des colliers. Les armes se firent de la même manière. C’est cette deuxième période de l’humanité qui a reçu le nom de période de la pierre polie ou néolithique.

Dès le commencement, ou du moins de très bonne heure, les hommes essayèrent aussi de façonner l’argile pour en former des vases de différentes sortes. Ce travail se faisait à la main pendant toute la durée de l’âge de la pierre : l’ouvrier pétrissait l’argile avec ses doigts, dont l’empreinte se voit encore sur les plus anciennes poteries de ces temps reculés. Il fallut de longues observations et des moyens d’action nouveaux pour que le potier conçût l’idée d’utiliser le mouvement et pût construire une machine tournante : en réalité, le tour paraît avoir été inconnu pendant toute la période dont nous parlons ; mais la cuisson des vases de terre fut pratiquée de très bonne heure, car du moment où les hommes surent allumer le feu, ils purent voir dans leurs foyers l’argile se prendre en morceaux et devenir insoluble par la cuisson. Les argiles noires, rouges ou jaunes, que la nature leur fournissait en beaucoup d’endroits, leur permirent de colorer ou de peindre ces vases grossièrement modelés ; ils en polirent la surface encore molle au moyen de lissoirs de pierre, et gravèrent à la surface des dessins variés.

Puis vint le premier métal : disons le premier métal usuel ; ce fut le bronze. La connaissance de l’or précéda certainement celle du cuivre, parce que l’or se rencontre à l’état natif dans beaucoup de pays. Il en fut sans doute de même de l’argent, dont l’extraction n’offre pas de grandes difficultés ; peut-être faut-il en dire autant du plomb, car du moment où un globule de métal fut trouvé dans les cendres du foyer, l’homme qui l’aperçut dut vouloir connaître le minerai d’où il était sorti, et, l’ayant découvert, il en chercha de pareil dans la montagne. Les matières qui peuvent se produire d’elles-mêmes dans les foyers, par la simple cuisson des minéraux, durent être découvertes les premières : tels sont le plomb et le verre ; le verre artificiel, ordinairement bleu, se montre en effet parmi les objets de parure des plus anciens temps. Au contraire, quand l’extraction d’un métal exige ou une très haute température ou une opération chimique, on peut admettre qu’un tel métal ne fut découvert que longtemps après les autres et à la suite de longs et infructueux essais. Le cuivre se trouve à l’état natif, mais en fort petites quantités ; la pyrite de cuivre ressemble à l’or, cependant on n’en tire le métal que par des opérations compliquées ; à en est de même de l’étain. Enfin, lorsqu’on est en possession de ces deux matériaux, il faut, pour en former le bronze, une dernière fusion qui n’est pas sans difficultés. L’idée même d’allier deux métaux ne se présente pas non plus tout d’abord, et, quand on l’a conçue, il faut encore chercher dans quelles proportions ils doivent être employés pour produire un métal nouveau, plus utile que chacun d’eux.

Le bronze apparut en Occident quand le travail de la pierre polie avait atteint toute sa perfection. Nous possédons dans nos musées des instrumens de pierre dure antérieurs à l’arrivée du bronze, et que nos ouvriers ne feraient ni mieux, ni autrement ; seulement ils les feraient plus vite, parce qu’ils ont des moyens d’action et des procédés que les anciens hommes n’avaient pas. Fabriqué d’abord en très petite quantité, le bronze ne devint usuel qu’avec le temps. Ceux qui le fabriquaient, en quelque pays d’ailleurs qu’ils résidassent, ne pouvaient le livrer qu’en échange d’objets de même valeur, mais d’un usage différent. Ces objets d’échange devaient souvent faire défaut ; il fallut qu’on les découvrît ou qu’on se les procurât en assez grand nombre pour créer une sorte de commerce. Par le fait, ces échanges se produisirent, car les découvertes dont nous parlerons tout à l’heure ont démontré que la quantité de bronze a été en augmentant, que l’on a fait avec ce métal beaucoup d’instrumens qui jusque-là s’étaient faits de pierre, que l’on en a inventé de nouveaux, et qu’un moment est venu où la substitution du bronze à la pierre a été, pour ainsi dire, complète.

L’âge du bronze se confond dans ses commencemens avec la période de la pierre polie. Il y a donc une période de transition où les deux matières se font, pour ainsi dire, concurrence l’une à l’autre, et qui peut au même titre être comprise dans l’âge de la pierre ou dans celui du bronze. On se tromperait néanmoins si l’on croyait que le métal fit entièrement disparaître la pierre dure lorsque celle-ci eut été définitivement vaincue. Elle continua d’être employée à certains usages, et elle s’utilise encore dans plusieurs pays d’où ni le bronze, ni même le fer n’ont encore pu la faire disparaître. Ainsi ces petites lames allongées d’obsidienne ou de silex à double tranchant, auxquelles on a donné le nom de couteaux, servent encore dans la péninsule hellénique, en Asie-Mineure, en Palestine et ailleurs sans doute, à garnir des pièces de bois que le paysan traîne sur l’aire pour battre le blé et hacher la paille. Ils ont la même forme que dans l’âge du bronze, et ils sont fabriqués par les mêmes procédés ; mais la prédominance du métal sur la pierre et l’abandon de celle-ci dans la plupart des cas où elle était employée caractérisent la longue période qui suivit celle de transition et qui constitue l’âge du bronze proprement dit.

De même que ce métal s’était substitué à la pierre, il arriva qu’un métal nouveau vint faire concurrence au bronze et tendit à le remplacer dans tous les cas où il avait sur lui des avantages évidens. Des découvertes qui remontent à une vingtaine d’années seulement, et qui depuis lors se sont répétées dans presque toute l’Europe, ont fait connaître la période de transition du bronze au fer. Elle diffère de celle qu’on a nommée le premier âge du fer et qui était signalée depuis longtemps. Durant celle-ci, le fer est déjà maître de la place et n’a plus qu’à se perfectionner lui-même. La période transitoire est marquée par la substitution lente et progressive du nouveau métal à l’ancien, et par une influence réciproque de l’un sur l’autre. Quand le fer apparut en Europe, il eut la même destinée qu’avait eue le bronze plusieurs siècles auparavant. Il fut une matière, rare et précieuse ; il ne perdit de sa valeur que par son abondance croissante, et quand il put fournir les outils, les ustensiles et les armes, où le bronze seul venait d’être employé. Les plus anciens objets de fer qu’on ait trouvés sont des bijoux et des parures, car dès ces temps reculés il y eut des riches et des pauvres, et ceux-là seuls pouvaient acquérir des objets de fer qui avaient d’autres objets de valeur à donner en échange. Ne voyons-nous pas le même phénomène se produire sous nos yeux ? Nous avons assisté, il y a quelques années, sinon à la découverte, du moins à l’extraction économique de l’aluminium. Ce métal, jusque-là confiné dans les laboratoires, est devenu un produit industriel ; mais comme la préparation en est encore coûteuse, il vaut deux fois l’argent et ne fournit guère que des parures et des ustensiles de luxe. Cependant il n’est pas moins répandu que le fer dans la nature : il est la base de toutes les argiles ; de plus il a des qualités qui peuvent, qui doivent le faire préférer dans certains cas à l’argent, au cuivre, au fer même. Il suffira pour cela que de nouveaux procédés d’extraction le rendent aussi abondant que ces derniers.

Le fer n’a point fait cesser l’usage du bronze, puisqu’il dure encore, l’aluminium ou tout autre métal ne ferait point abandonner le fer ; mais une matière nouvelle peut répondre à certains usages mieux que celles qui l’ont précédée, et c’est pour cela qu’elle en prend la place. On a fabriqué longtemps des haches de pierre, puis on a cessé d’en faire quand on a pu s’en procurer en bronze ; les haches de bronze ont régné seules pendant des siècles, puis ont disparu quand le fer est devenu assez commun pour lutter avec elles sur le marché. La période de transition du bronze au fer est parfaitement caractérisée sur un grand nombre de points dont nous parlerons. Il ne peut plus aujourd’hui rester aucun doute sur la réalité de cette phase, on commence même à connaître de quelle manière ce passage s’est accompli, et quelles routes les métaux ont parcourues pour atteindre, d’étape en étape, jusqu’aux régions les plus reculées de l’Europe septentrionale ; mais avant d’exposer ces grandes découvertes de nos jours, je dois esquisser la marche même que la science a suivie dans l’étude des âges antérieurs à toute histoire.


II

Nous n’avons pas à retracer ici le tableau des découvertes relatives à l’âge de la pierre et aux hommes de ces époques vraiment primitives. Les savans du premier empire et de la restauration avaient nié l’existence de ce qu’alors on appelait l’homme fossile : la science et la religion s’unissaient pour en repousser même la possibilité. On n’a point oublié les luttes qu’eut à soutenir Boucher de Perthes quand il annonça la découverte des restes d’un tel homme dans les alluvions anciennes d’un département du nord. Sa découverte fut poursuivie par le sarcasme des uns et le fanatisme des autres jusqu’au jour où une nouvelle génération de savans en reconnut l’authenticité. Bientôt on trouva de tous côtés des squelettes d’hommes fossiles et des restes de leur industrie. Le nom de Lartet demeure attaché à l’exploration des cavernes du Périgord et du Languedoc, les noms de Thomsen et de Nilsson aux antiquités préhistoriques du Danemark, et le nom de Keller aux habitations lacustres de Zurich. Depuis lors Boucher de Perthes est regardé comme le créateur d’une science nouvelle qui forme le passage entre la géologie et l’archéologie des temps historiques.

Cette science toute récente est aujourd’hui en possession d’un nombre immense de faits observés ; elle a conscience de sa méthode, ses cadres sont tracés, ses résultats généraux peuvent déjà s’apercevoir. Parmi les hommes qui ont le plus concouru à ses premiers développemens, on ne rencontrera qu’un petit nombre d’érudits ; presque tous sont des hommes de science, des géologues, des physiologistes, des ingénieurs, des chimistes, et parfois même des amateurs cultivant la science pour le plaisir qu’ils y trouvent et pour charmer leurs loisirs. Les textes avaient été longtemps l’unique moyen d’investigation dont on crût pouvoir disposer ; mais les textes les plus anciens sont en réalité très récens, si on les compare à ces longues périodes qu’a traversées l’humanité dans son enfance. Les auteurs grecs les plus anciens, ceux qui, sous le nom réel ou supposé d’Homère, nous ont légué l’Iliade et l’Odyssée, vivaient dans l’âge du fer ; ils racontaient des événemens déjà bien éloignés d’eux et qui, s’ils sont réels, s’étaient accomplis selon toute apparence en plein âge du bronze. Cela n’empêche pas l’auteur de l’Iliade, et bien plus encore celui de l’Odyssée, de mettre le fer entre les mains de ses héros ; les poètes transportaient ainsi dans le passé une chose qu’ils avaient sous les yeux et que le passé n’avait point connue. L’Égypte n’avait pas encore fourni les documens qu’elle commence à nous livrer ; on ignorait que les quatre premières dynasties au moins sont antérieures à la connaissance du fer dans ce pays. Les hymnes du Véda, pour servir comme documens scientifiques, devraient d’abord être classés suivant un ordre chronologique et rapportés, si cela est possible, à des époques certaines et déterminées : l’indianisme paraît encore loin de pouvoir rien affirmer à cet égard. Quant à la Genèse, on sait que son origine est un objet de discussion entre les savans, que si les uns, fidèles à l’orthodoxie, l’attribuent simplement à Moïse, les autres en rejettent l’authenticité et la considèrent même comme formée par la réunion en un même livre de deux traditions opposées. Quoi qu’il en soit, et en admettant l’authenticité de la Genèse, on est du moins certain que son auteur n’avait aucune idée de l’âge du bronze et à plus forte raison de l’âge de la pierre, car il y est dit que Tubalcaïn, premier métallurgiste dont elle fasse mention, « fut forgeur de toute sorte d’instrumens d’airain et de fer. »

Enfin les auteurs anciens ne le sont pas assez pour avoir eu des notions précises sur les temps primitifs, où l’on ne connaissait pas l’écriture, sur un passé qui se comptait peut-être par dizaines de siècles. Il se peut qu’il restât des traditions se perpétuant d’année en année ; mais le passage du Prométhée d’Eschyle où il est parlé des premiers hommes, de leur vie dans les cavernes et de la découverte des métaux, est trop vague pour pouvoir servir de base à une induction scientifique. En réalité, les anciens étaient dans une situation moins bonne que la nôtre en face de ce passé qu’aucun document ne leur révélait, car ils n’avaient ni les méthodes que nous possédons, ni les faits innombrables que toutes les contrées du monde peuvent nous fournir, ni ce travail en commun qui s’accomplit sur toute la surface de l’Europe par le secours des voies de communication et de la typographie.

Les Grecs ne faisaient point de fouilles. Les Romains ont violé un grand nombre de tombeaux, non par amour de la science, mais pour en retirer les objets précieux qu’ils convoitaient, qui ont été refondus ou qui ont disparu avec eux. L’église romaine, qui succéda à l’empire, n’a jamais favorisé les sciences positives. Le moyen âge était fort occupé de métallurgie, mais le but qu’il poursuivait était celui du roi Midas : la pierre philosophale devait transformer en or tous les métaux ; le moyen âge est mort dans sa stérilité. L’esprit moderne, qui est, à proprement parler, l’esprit scientifique, après avoir conquis, avec Bacon et Descartes, ses vraies méthodes, a marché régulièrement dans la série de ses découvertes. En possession des sciences abstraites, il a pu appliquer le calcul à la réalité, et fonder la physique et la chimie. Puis il a abordé cette nouvelle série d’études qui ont pour objet les êtres vivans, il a créé la physiologie des plantes et des animaux et enfin la science de l’homme, dont l’archéologie préhistorique est le premier chapitre.

Il y avait longtemps que les paysans et les ouvriers connaissaient l’existence des instrumens de bronze, les ramassaient et les vendaient, quand les savans songèrent à les recueillir et à former des musées. La première collection créée fut celle de Copenhague. C’est Thomsen qui, dès 1836, classa les objets de toute sorte retirés des dolmens, des tumuli et des tourbières du Danemark, et fonda le Musée des antiquités du Nord, la plus belle collection préhistorique de l’Europe. Un Suédois, Sven Nilsson, profitant du travail accompli par Thomsen et de la connaissance qu’il avait lui-même des peuples barbares de l’Océanie et des autres contrées non encore civilisées du globe, rapprocha leurs industries de celle des ancêtres danois et, de 1838 à 1843, créa l’ethnologie comparée. Ce n’est pas à dire que les sauvages d’aujourd’hui soient de même race que les anciens habitans de l’Europe ; mais les conditions de leur existence sont analogues, et ils satisfont aux mêmes besoins par des moyens semblables. En effet, il existe encore sur la terre des peuplades qui ne connaissent pas l’usage des métaux ou qui les reçoivent seulement en petites quantités et comme objets de luxe ; elles n’ont rien à donner en échange au commerce du reste du monde.

C’est Thomsen et Nilsson qui distinguèrent les premiers l’âge de la pierre de celui du bronze ; ils avaient constaté dans les contrées du nord toute une classe de tombeaux où, avec les squelettes et de grossières poteries, on ne trouve que des objets de pierre sans aucune trace de métal. Dans d’autres, il se trouvait des objets de bronze ayant manifestement la même destination que ceux de pierre et les ayant remplacés. Dans d’autres encore apparaissait le fer, reproduisant, à peine modifiées, les formes du bronze des autres sépultures. Il parut évident que, si les hommes de la première série avaient eu le bronze, ils l’eussent employé de préférence à la pierre, et que, si ceux de la seconde avaient eu le fer, le bronze eût été délaissé par eux.

Ainsi furent établies les premières distinctions entre les trois âges préhistoriques. Les années qui suivirent les confirmèrent. Deux ans après en effet, M. Worsaœ, Danois, dans son livre sur les Temps anciens du Danemark, s’appliqua à élucider les nombreuses découvertes de l’âge du bronze faites dans ce pays. Cependant, jusqu’à l’année 1853, un très petit nombre d’écrits vinrent augmenter le corps d’une science qui sembla confinée dans le nord de l’Europe. On n’a guère à citer sur l’époque du bronze que le mémoire de M. Simon, de Metz, sur la découverte de Vaudrevanges, commune voisine de Sarrelouis ; on y avait trouvé quatre haches, un moule, un glaive, un mors de cheval, quatorze bracelets et beaucoup d’autres menus objets, tous de bronze. C’était un vrai trésor, mais il n’apportait à la science que peu d’idées nouvelles.

La Suisse fit le second pas. En 1853 furent reconnues dans le lac de Zurich, et bientôt après dans d’autres lacs de ce pays, ces anciennes habitations sur pilotis auxquelles on a donné le nom de palafittes. À cette découverte, d’une immense portée scientifique, reste attaché le nom du docteur Keller. Elle confirmait pleinement les principes énoncés en Danemark et en Suède dix ans auparavant. Ces habitations présentèrent en effet, non plus les uns à distance des autres, mais superposés, les trois âges préhistoriques. Dans les couches supérieures de débris, on trouvait le fer mêlé au bronze ; dans les couches moyennes, gisant au-dessous d’elles, le bronze seul avec les objets de pierre dont ce métal n’avait pas aboli l’usage ; enfin des couches les plus profondes, reposant sur le sol même du lac, on ne retirait que des objets de pierre sans aucun reste de métal. En même temps, on constatait une marche progressive de la civilisation par le perfectionnement des formes, soit dans les poteries, soit dans les objets métalliques. Il n’était plus possible d’élever aucun doute sur la succession des âges, ni sur les caractères essentiels de chacun d’eux. Les habitations lacustres de la Suisse prouvaient enfin que ces trois périodes de l’ancienne civilisation n’étaient pas propres aux pays du nord, mais qu’elles s’étaient étendues à des contrées plus méridionales.

Cette même année 1853 fut féconde pour les sciences préhistoriques. Pendant que M. Keller sondait les lacs de la Suisse, on découvrait à Villanova, près de Bologne, une nécropole à laquelle on donna le nom, peut-être un peu risqué, de proto-étrusque. Elle fut examinée et décrite avec le soin le plus scrupuleux par le comte Gozzadini, qui la fit connaître l’année suivante, et qui depuis cette époque a été de découverte en découverte. La nature des objets trouvés dans ce cimetière prouva qu’il était postérieur à la dernière période du bronze, mais antérieur aux Étrusques, avec lesquels ses morts avaient été jusque-là confondus. C’est à la suite des fouilles de Villanova que se constitua dans la science le premier âge du fer : cet âge avait suivi la période de transition du bronze au fer, répondant à la couche supérieure des palafittes, et avait précédé, peut-être immédiatement, la période étrusque, qui s’étend jusque dans l’histoire.

Ainsi se trouva rattaché, par une série pour ainsi dire continue d’anneaux, le passé de l’homme à son présent. L’archéologie proprement dite est une branche de l’histoire ; elle en est la portion peut-être la plus solide, puisqu’elle rassemble des faits réels et non pas seulement des textes, souvent altérés, parfois mensongers. Par ses commencemens, elle se mêle avec les études préhistoriques, comme les trois âges préhistoriques se mêlent deux à deux à leurs points de succession. En remontant d’âge en âge, on arrive à l’âge de la pierre non polie ; au-delà s’étend une suite probablement fort longue d’années aboutissant à l’homme des terrains quaternaires, peut-être même tertiaires, c’est-à-dire aux époques géologiques antérieures à celle où nous vivons. C’est à ce point de la science que commencent les théories, comme celles de M. Darwin, sur l’origine de l’espèce humaine et sur les formes animales qui l’ont précédée et suscitée.

En 1857, M. Troyon, en popularisant les découvertes de Keller, avait appelé l’attention sur le problème des origines du bronze ; mais, pour en tenter la solution, il fallait que le matériel d’une science encore bien récente s’accrût d’une multitude de faits nouveaux et que l’étude embrassât un grand nombre de pays. Après la Suisse, la Savoie et l’Italie fournirent les premiers contingens. M. le professeur Desor sonda dès l’année suivante les eaux du lac de Neufchâtel, et peu après, en 1860, M. Morlot ayant fait connaître en Suisse les travaux exécutés en Danemark et en Suède, un grand mouvement fut imprimé à ce genre de recherches dans les pays du midi. MM. Gastaldi et Desor visitèrent cette même année les lacs de la Lombardie et trouvèrent dans les tourbières du Lac-Majeur des objets semblables à ceux des lacs de la Suisse. Dans le lac de Varèse, en 1863, MM. de Mortillet, Desor et Stopani reconnurent la période de transition de l’âge de la pierre à celui du bronze. Les palafittes du lac de Garde n’ont été aperçues que dans ces dernières années autour de la forteresse de Peschiera.

Mais dès 1862 MM. Strobel et Pigorini signalèrent, non loin de Parme, des dépôts d’engrais exploités par les cultivateurs sous le nom de terramares et y constatèrent la présence d’anciennes habitations lacustres ; en effet, les pilotis existaient encore, entourés de matières organiques et de restes nombreux d’industrie humaine ; la nature de l’alluvion démontrait que l’eau avait séjourné dans ces parties basses de l’Emilie, maintenant desséchées, et l’on ne pouvait douter que là s’était jadis développée une civilisation identique à celle des lacustres de la Suisse. Nous ne pouvons citer ici les noms de tous ceux qui, à partir de 1860, ont contribué à l’avancement des études préhistoriques ; leur nombre a été croissant à mesure que l’intérêt de ces recherches a été mieux compris et que la méthode à suivre a été mieux connue. Disons seulement que les fouilles se sont rapidement étendues à toute l’Europe et que le désir de contribuer au progrès de la science de l’homme a suscité de savans explorateurs dans toutes les contrées de l’Occident : en Autriche, Ramsauer et de Sacken ; en Hongrie, Romer ; Wild en Irlande ; Aspelin et Bogdanof en Russie ; en Angleterre, Evans, Franks, J. Lubbock. En France, j’ai déjà cité M. de Mortillet, qui vint un des premiers ; à ce nom nous devons ajouter ceux de MM. A. Bertrand, Costa de Beauregard, Cazalis de Fondouce, l’abbé. Bourgeois, et de M. Chantre, à qui nous empruntons la plupart de nos informations.

En 1862, Napoléon III fonda le musée de Saint-Germain. Cette collection devait réunir les antiquités gallo-romaines, pour lesquelles des recherches sur César avaient donné à l’empereur une prédilection particulière ; mais le directeur ne tarda pas à agrandir l’idée, obtint des secours plus larges et put bientôt offrir au public un musée préhistorique comparable à celui de Copenhague. Il est à regretter qu’une collection de ce genre soit reléguée à 20 kilomètres de Paris et soit, par là, soustraite aux regards du public ; les savans de Paris n’en profitent pas ; le musée n’est pas fréquenté comme il devrait l’être.

Deux ans après, M. de Mortillet commença la publication des Matériaux pour servir à l’histoire de l’homme, ouvrage d’un intérêt majeur qui, en 1869, passa sous la direction de M. de Cartailhac. Dès 1865, sur la proposition de M. de Mortillet, fut fondé le Congrès ethnographique, assises auxquelles sont convoqués tous les savans de l’Europe : ce congrès change d’année en année le lieu de ses réunions ; il a déjà visité, outre la Spezzia, son point d’origine, Neufchâtel, Norwich, Copenhague, Bologne, Bruxelles, Stockholm, Pesth ; on propose pour une des prochaines réunions Athènes, Smyrne ou Constantinople.

L’élan imprimé aux études préhistoriques par ces trois créations toutes françaises fut notablement accru par l’exposition universelle de 1867, où un grand nombre de produits des industries primitives avaient été rassemblés. Celle de 1878 sera plus importante encore, puisqu’on se propose d’y réunir des collections entières provenant de tous les pays ; l’Allemagne seule sera absente.

Le nombre des livres et des mémoires relatifs aux anciens âges et particulièrement à l’âge du bronze est déjà très-considérable ; les collections publiques ou privées répandues dans toute l’Europe sont très nombreuses ; il est presque impossible à un seul homme de les visiter toutes sans y consacrer beaucoup de temps et d’argent. Le moment était donc venu d’en dresser une statistique aussi complète que possible et de donner sur chacune d’elles les renseignemens les plus propres à faciliter les recherches ultérieures. C’est ce que vient de faire, nous pouvons le dire, avec un plein succès, M. E. Chantre dans un grand ouvrage intitulé l’Age du bronze[1]. Un des trois volumes dont il se compose est entièrement formé de tableaux où sont classés dans un ordre méthodique tous les objets de l’âge du bronze trouvés en France et en Suisse avec l’indication de leur provenance et du lieu où l’on peut les voir aujourd’hui ; leur nombre s’élève en ce moment à près de 33,000. Les autres volumes renferment en outre un grand nombre de renseignemens sur les autres parties de l’Europe où des objets en bronze ont été recueillis. Si un travail analogue à celui de M. Chantre était fait pour chacune d’elles, il est à croire que les conclusions adoptées par ce savant seraient puissamment confirmées, car elles reposent sur une connaissance approfondie de presque toutes les collections européennes, quoique son but ne fût pas d’en donner les statistiques. Comme aucun ouvrage de ce genre n’avait encore été publié sur les âges préhistoriques, il est à croire que celui-ci fera époque dans la science et sera le point de départ de recherches nouvelles et méthodiquement dirigées.


III

Nous devons maintenant faire connaître les lieux où se sont rencontrés les produits de l’industrie du bronze. Les premiers pas de la science ont été difficiles et incertains, parce que les trouvailles se faisaient au hasard, par les mains d’hommes inexpérimentés : ils vendaient les antiquités au poids, quelquefois ils les détruisaient. Ainsi en 1859 dans une propriété de M. de Gourgue, près de Bordeaux, « les cultivateurs, en rentrant des champs, racontèrent à leur maître que dans la journée ils avaient trouvé un mort, qu’ils avaient essayé de lui briser la tête à coups de sabot, mais qu’elle était si grosse et si dure qu’ils n’avaient pu y réussir qu’avec leurs pioches. » Ils rapportèrent cependant une hache, une épée, de gros fils d’or et des fragmens de poteries. Voici ce qui arriva en 1865 pour la célèbre fonderie préhistorique de Larnaud (Jura). « Brenot fils, en sarclant des pommes de terre, découvrit un morceau de métal vert qui excita sa curiosité et celle de ses compagnons. Ils se mirent à fouiller le terrain et trouvèrent une quantité d’objets du même métal dans un espace d’un mètre carré environ. Le lendemain Brenot père alla avec un échantillon trouver à Lons-le-Saulnier un chaudronnier qui lui dit que ce bronze valait 1 fr. 40 cent, le kilo. Sur l’avis de cet homme, Brenot fut offrir sa trouvaille à un véritable amateur d’antiquités, M. Z. Robert, qui s’empressa de l’acquérir. Elle se composait d’environ dix-huit cents pièces, pesant 66 kilogrammes et demi. » tout ce bronze avait donc failli repasser par le creuset du fondeur. Il est maintenant au musée de Saint-Germain, dont il forme un des groupes les plus intéressans. Citons encore un fait. La fonderie antique de Vernaison (Rhône) fut trouvée en 1856 dans la propriété de M. D… Le poids total des bronzes était de 16 kilogrammes ; mais le directeur du musée de Lyon à cette époque n’en conserva qu’une faible partie : « Nous avons fait choix, dit-il, des objets complets ou mutilés les plus dignes de figurer au musée ; le reste a été rendu à M. D…, qui se propose de faire fondre une urne commémorative avec une inscription qui rappelle le souvenir de cette découverte. « Malgré ces périls dont la science préhistorique est environnée, les gisemens de bronze en France, en Savoie, sont déjà si nombreux et si bien caractérisés que M. E. Chantre a pu les classer en catégories que nous partagerons nous-même en deux groupes : les gisemens visibles et les gisemens cachés. Les premiers sont les grottes, les dolmens et les palafittes, ou habitations lacustres ; les autres sont les trésors, les fonderies, les stations isolées et les sépultures en plein champ.

On sait que les cavernes furent les premières habitations des hommes et qu’ils y séjournèrent non-seulement pendant tout l’âge de la pierre, mais aussi pendant celui du bronze. On trouve des grottes habitées dans toute l’Europe. Les plus intéressantes peut-être sont celles du centre de la France et des rives de la Meuse. Celles-ci ont l’avantage de se présenter à trois niveaux différens, répondant à trois hauteurs successives du fleuve qui a baigné leur seuil. Les plus hautes offrent, superposées, des couches de débris humains de trois époques consécutives : celles du métal, de la pierre polie et de la pierre brute. Celle-ci, qui est au-dessous des deux premières, ne se rencontre plus aux deux autres hauteurs, qui étaient alors cachées sous les eaux, car la Meuse à Dinant n’avait pas moins de trois lieues de largeur. Elle offre, mêlés aux restes humains, des os de mammouth, d’hyène, d’ours, de renne, animaux qui peuplaient alors la France et la Belgique ; les habitans de ces cavernes modelaient des vases de terre, mais ignoraient l’art de les cuire, quoiqu’ils connussent le feu. M. Dupont[2], à qui nous empruntons ces détails, estime que, durant la période des mammouths, la largeur de la Meuse à Dinant tomba de 12 kilomètres à 400 mètres, qui est la distance des cavernes du milieu. Elle n’en a plus aujourd’hui que 30. Les couches moyennes, qui gisent au-dessus de celle du mammouth, répondent à l’époque du renne : les grottes que l’on nomme dans le pays trous des Nutons, de Chaleaux, du Frontal, en sont de frappans exemples ; les débris d’industrie humaine y sont emprisonnés sous une couche d’argile jaune qui les recouvre. On n’y trouve plus d’ossemens de mammouth ou d’hyène, mais seulement ceux d’espèces encore vivantes : le loup, le renard, le cerf, le chamois, le renne. Il n’y a pas encore de pierres polies, on n’y observe aucune trace de métal, les poteries y sont faites à la main et n’ont pas été cuites ; de petites pierres, des fragmens d’os, des dents d’animaux ou des coquilles fossiles percées d’un trou fournissaient la parure de ces populations.

La troisième couche, répondant aux cavernes inférieures sur les rives actuelles de la Meuse, est celle de la pierre polie ; c’est l’époque des dolmens et de certaines cités lacustres de Suisse, de Savoie et d’Italie. L’argile jaune a disparu ; le renne, l’élan, l’aurochs, le castor, ont disparu également. Les haches de pierre sont polies et percées pour recevoir un manche ; les poteries sont cuites : cette époque n’a laissé que peu de débris dans les cavernes, mais on en trouve en grand nombre sur l’argile des champs. C’est alors qu’apparaît le bronze, qui, rare en Belgique, se rencontre abondamment dans les contrées du midi.

Les cavernes de l’âge du bronze, en France et en Savoie, sont de deux sortes, celles qui ont servi d’habitations et les cavernes sépulcrales naturelles ou artificielles, Comme sur la Meuse, les grottes habitées du midi se rencontrent le long des rivières et appartiennent généralement à la période de transition entre la pierre polie et le métal. Elles sont peu nombreuses ; parmi les plus importantes sont celle de Saint-Saturnin, grande station néolithique au-dessus de Chambéry, celles de Savigny, près d’Albens, de la Salette et de la Louvaresse (Isère). Les populations de la période néolithique, qui virent l’arrivée du bronze, paraissent avoir habité dans la plaine, sur le bord même des rivières. Les berges de la Saône nous offrent de nombreuses stations dont les époques successives se montrent à des niveaux superposés ; c’est surtout aux confluens et dans le voisinage des gués qu’on peut les apercevoir.

Là où les eaux étaient tranquilles et où le niveau n’en subissait que de faibles variations, c’est-à-dire près des lacs, les hommes de ce temps ont fait plus. Ils ont quitté la terre ferme et ont établi sur l’eau des demeures soutenues par des pilotis. On n’en observe pas le long des rives escarpées des lacs, parce que l’eau y est trop profonde, mais on en trouve sur les plages de sable ou de terre où l’eau n’a que peu de profondeur et qui ressemblent aux gués des rivières.

Quels motifs ont pu déterminer ces hommes à s’isoler au milieu des lacs ? Nous l’ignorons encore ; on peut espérer que des observations nouvelles permettront de résoudre ce problème. Quoi qu’il en soit, nous voyons que cet usage subsista longtemps, puisque les palafittes des Alpes comprennent non-seulement l’époque du bronze proprement dite, mais celles qui l’avaient précédée et celle qui marqué l’arrivée du fer. Il y a des palafittes de l’âge de la pierre au lac de Zurich, de l’âge du bronze au lac Léman, de l’âge du fer au lac de Neufchâtel, et chacune de ces périodes y est parfaitement caractérisée. Certaines habitations lacustres appartiennent aux deux époques de transition qui marquent le commencement et la fin de l’âge du bronze, de sorte que, très certainement, l’usage d’habiter sur les eaux s’est continué sans interruption durant un laps de temps considérable. Comme les habitations sur pilotis existaient aussi dans l’Italie du nord et dans l’Italie centrale, il sera intéressant d’explorer les lacs du midi de l’Europe, de la Grèce, de l’Asie-Mineure, et de déterminer la limite jusqu’où cet usage s’est étendu.

Les hommes de l’âge de la pierre consacraient déjà des grottes naturelles à leurs sépultures, tandis que d’autres cavernes leur servaient d’habitations. Ainsi, sur la Meuse, le trou du Frontal était le cimetière des hommes qui habitaient le trou des Nutons. Cette mode durait encore à l’arrivée du bronze. C’est ce que prouve la Grotte des morts, près de Sauve (Gard). Dès 1795, d’Hombre-Firmas l’avait signalée à l’attention des géologues ; mais elle ne fut fouillée qu’en 1869. M. Tessier mourut pendant ce premier déblaiement, qui, au nom de la Société scientifique d’Alais, fut achevé par MM. Cazalis de Fondouce et Ollier de Marichard. La grotte est une sorte de puits vertical creusé par la nature dans une brisure du lias inférieur. On en retira un grand nombre d’ossemens d’homme, de renard, de loup, de sanglier, de cheval, de mouton, tout un mobilier funéraire, composé d’armes et d’outils en silex, en os, en corne de chevreuil, une grande quantité de bijoux en jais, en marbre noir ou vert, en spath, en albâtre, un poinçon de bronze et de nombreuses perles de métal, dont beaucoup sont restées mêlées avec les décombres. Citons encore parmi les grottes naturelles de la première époque du bronze celles de Labry et de Banière (Gard), qui ont fourni les mêmes objets que la précédente, et de plus un poignard, une pendeloque et un bracelet de bronze, les grottes de Gonfaron et de Chateaudouble (Var). Celle de Saint-Jean d’Alcas (Aveyron), aperçue en 1838, fut fouillée en 1865 par M. Cazalis. Elle est en partie artificielle. Devant l’entrée avaient été mises deux grandes dalles s’arc-boutant en forme de toit et laissant une ouverture triangulaire ; l’une des deux a malheureusement été emportée par le propriétaire de la grotte, qui en a fait un seuil à son four. Parmi les nombreux objets rejetés au dehors avec les terres par cette même personne, on recueillit, au milieu des ossemens et des silex, deux haches de pierre polie, des perles, une spirale et un anneau de bronze.

Les grottes sépulcrales artificielles ont reçu le nom d’allées couvertes. On les trouve surtout en Provence, creusées dans les petits massifs calcaires qui s’élèvent comme des îlots dans la plaine fertile des environs d’Arles. Elles se composent d’une galerie ovale taillée à ciel ouvert ; les parois en sont inclinées l’une vers l’autre ; le dessus est couvert de grandes pierres plates qui ont dû primitivement être surchargées de terre. L’une d’elles, la grotte de Cordes, que l’on nomme aussi grotte des Fées, fut tour à tour considérée comme une caverne gallo-romaine, comme une prison sarrasine, comme un monument druidique, enfin comme une grotte sépulcrale d’origine asiatique ou phénicienne. « On y descend d’abord, dit M. Cazalis, par des escaliers fort grossiers, dans une avant-cour aujourd’hui découverte, qui s’étend en croix sur la direction générale pomme la garde d’une épée. De là on pénètre, par une galerie de 6 mètres de longueur, dans la grotte proprement dite. Celle-ci, large de 3m,80 à l’entrée, va en se rétrécissant ; les parois sont en surplomb. Cette tranchée, qui a 24 mètres de longueur, est recouverte par des dalles rapportées et le tout surmonté d’un tumulus aujourd’hui bien amoindri. La longueur totale ne mesure pas moins de 54 mètres, » Malheureusement le mobilier funéraire de cette grotte avait été dispersé, et l’on ne put en déterminer l’époque que par la ressemblance qu’elle offrait avec la grotte du Castelet, située dans le voisinage. Celle-ci contenait 60 centimètres de terre et de cailloux roulés, apportés, selon toute apparence, de la vallée du Gardon. Sur ces cailloux étaient déposés les ossemens d’une dizaine d’individus avec des instrumens de silex et de bronze et une coupe en poterie assez fine, pétrie à la main.

Les dolmens ont été longtemps et arbitrairement regardés comme des autels druidiques, terme vague qui, avec les mots « celtique » et « gallo-romain, » répondait à toutes les questions. Depuis qu’on en a rencontré, non plus seulement dans l’Europe occidentale, mais dans toute l’Europe, en Afrique, en Asie, des théories nouvelles ont eu cours. Quelques savans les ont regardés comme des transformations spontanées de l’idée de caverne ; d’autres ont cru reconnaître, d’après leur distribution à la surface de l’ancien continent, les migrations d’une race errante qui, refoulée de l’Asie centrale, aurait suivi la Baltique, s’arrêtant d’abord en Scandinavie, et qui ensuite, chassée des régions du Nord, de l’Irlande et de l’Angleterre, serait arrivée dans la Gaule, puis dans le Portugal et enfin en Afrique. Nous ne pensons pas que les dolmens aient été jusqu’à présent l’objet d’assez nombreuses observations en Afrique et dans toute l’Asie, ni même dans plusieurs parties de l’Europe, pour qu’une théorie quelconque puisse être déjà démontrée.

Ces monumens, auxquels on a donné l’épithète de mégalithiques, appartiennent presque tous à la période de la pierre polie ; un assez grand nombre datent de l’arrivée du bronze. En général, ceux du nord sont les plus anciens, et, si l’on juge de leurs dates relatives par la quantité et la nature des bronzes que l’on en a retirés, leur antiquité va en décroissant du nord au midi. Cela ne prouve pas que les dolmens soient dus à une race descendant lentement des contrées septentrionales : cela indique plutôt que le bronze, apporté des pays méditerranéens, n’a pénétré que peu à peu jusqu’à ceux du nord. Le nombre des dolmens du midi de la France qui ont fourni du bronze est de 147 ; ils sont presque tous situés dans la région des Cévennes, à une médiocre distance de la Méditerranée. Plusieurs dolmens de la Marne et des environs de Neufchâtel en ont aussi donné. Ceux de Bretagne, sauf un très petit nombre qui a fourni un peu de métal, sont généralement de la période néolithique. Les 147 dolmens où du bronze a été trouvé, mêlé à des objets de pierre, à des poteries de la seconde époque et à d’autres objets dont il sera question plus tard, ne forment qu’une minorité dans le grand nombre de ceux qui ont été fouillés. Dans le midi de la France seulement, on en a ouvert 700 dans l’Ardèche, 300 dans l’Aveyron, 160 dans la Lozère. On peut en conclure avec vraisemblance que, si tous appartiennent à la période de la pierre polie, la population qui les a élevés a vu arriver chez elle, mais en petite quantité, le premier métal usuel. Si elle l’avait eu en abondance, elle aurait fait en bronze une foule d’armes, d’instrumens et même de bijoux qu’elle faisait encore avec des pierres, des coquilles, de la corne ou des os, car avec une scie de silex on fait en un jour et en se donnant beaucoup de peine le travail que l’on fait en une heure avec une scie de bronze, en quelques minutes avec une scie de fer, en quelques secondes avec une scie d’acier mise en mouvement par une force mécanique. Supposons qu’aujourd’hui règne encore l’usage d’ensevelir avec soi les objets dont on a fait usage pendant la vie, et que dans cinq ou six mille ans on ouvre nos tombeaux : on y trouvera beaucoup de scies circulaires en Angleterre, en France, en Suisse, en Allemagne, moins en Italie, surtout au sud, moins encore en Espagne, une ou deux en Grèce, pas une peut-être dans toute la Turquie d’Europe et d’Asie. Nous ne voyons pas cependant qu’il existe chez nous aucune migration. Ce sont les industries elles-mêmes qui se propagent, et non les populations qui se déplacent ; quelques hommes passant d’un pays dans un autre suffisent pour opérer cette propagation. La composition mobilière des dolmens est uniforme ; mais à mesure qu’on avance du nord vers le sud, la quantité de bronze augmente ; il semble donc qu’il existait dans les régions méditerranéennes ou au-delà un pays d’où le bronze était apporté et se répandait peu à peu vers le nord-ouest européen.

Nous avons à parler maintenant, d’après les faits nombreux réunis et groupés par M. Chantre, des gisemens de bronze qui sont cachés sous terre et que le hasard fait découvrir. Ils sont de deux sortes, les fonderies et les trésors, auxquels on peut ajouter certaines stations ou centres d’habitation encore mal déterminés et un grand nombre de sépultures en plein champ dont rien n’annonce la présence. Une fonderie consiste ordinairement en une simple cavité creusée dans le sol et contenant le matériel plus ou moins complet d’un fondeur de bronze : des lingots de métal, des culots, des masselottes, des scories, puis des fragmens d’objets ayant servi, ou ces objets eux-mêmes usés, déformés, hors de service, enfin des creusets, des moules, des pinces, quelquefois des objets neufs sortant du moule et inachevés, De telles fonderies ont été découvertes sur beaucoup de points en Europe, mais particulièrement en France, en Savoie et en Allemagne. On peut recourir à l’ouvrage que je viens de citer, si l’on désire connaître la place et la statistique de chacune d’elles. La fonderie de Larnaud peut servir de type à toutes les autres : j’ai déjà raconté comment le fils du cultivateur Brenot la découvrit en 1865, et comment, offerte en vente par son père à un chaudronnier de Lons-le-Saulnier, elle fut sauvée par M. Zéphirin Robert. Après avoir figuré pendant l’exposition de 1867 dans un magasin du boulevard des Filles-du-Calvaire, elle fut achetée par le musée de Saint-Germain. La vitrine où elle est exposée a été classée et étiquetée par M. Chantre, qui en donne dans son grand ouvrage le catalogue et la description détaillée.

Le principal intérêt de la collection faite à Larnaud consiste en ce que toutes les pièces qui la composent sont contemporaines : or ces pièces sont au nombre de 1,485, et l’époque à laquelle on doit les rapporter est évidemment la fin de l’âge du bronze. C’est ce que démontre la comparaison avec celles des autres fonderies, et surtout avec les objets recueillis dans les palafittes de la Savoie. Partout la dernière époque du bronze y est caractérisée par le martelage, par la présence de plaques ou feuilles métalliques obtenues par la percussion et non plus seulement par la fonte. D’un autre côté, ce qui rattache l’atelier de Larnaud à l’époque où le bronze était encore le seul métal usuel, ce sont les ciseaux à froid, faits de bronze dur pouvant couper l’autre bronze, comme l’acier coupe le fer. Puisque le bronze le plus résistant l’est cependant moins que ce dernier métal, peut-on douter que les ciseaux à froid eussent été faits avec du fer, si le fer eût été connu ou du moins assez usuel pour cela ? Nous signalerons d’autres preuves démontrant plus clairement encore l’époque à laquelle il faut rapporter la fonderie de Larnaud.

À cette même période appartiennent plusieurs autres fonderies, parmi lesquelles nous citerons celle de la Poype, située sur les hauteurs qui dominent le Rhône au sud de Vienne. Une partie des bronzes avait été vendue à un marchand de Lyon, au prix du vieux cuivre ; elle fut achetée par M. Chantre, qui, sur des indications précises, reprit les fouilles et put en doubler les produits. La fonderie de Goncelin est aussi dans des hauteurs qui avoisinent l’Isère, ainsi que celles de Thodure et de Bressieux. La plupart des autres stations de ce genre sont également dans le voisinage des rivières et probablement à une petite distance des centres alors habités. Ce qu’elles offrent de plus remarquable peut-être, c’est leur uniformité dans toute l’Europe. Elles marquent, selon toute vraisemblance, le passage ou le séjour plus ou moins prolongé d’ouvriers faisant tous partie de la même caste, pour ainsi dire, et qui n’étaient pas fixés dans le pays comme l’eussent été des ouvriers indigènes. En effet, les fonderies sont toujours dans des lieux isolés ; on ne rencontre autour d’elles aucune trace d’habitation. Sans doute les habitations peuvent disparaître, les maisons de bois se réduisent en poudre, les pierres mêmes sont avec le temps dispersées et utilisées ailleurs. Mais il est un produit de l’industrie humaine qui ne disparait jamais et qui témoigne de la présence de l’homme jusque dans les siècles les plus lointains : ce sont les terres cuites et surtout la poterie brisée. Sa persistance est telle qu’en examinant de près le sol qui en contient les fragmens, on peut souvent déterminer la place et l’étendue de cités disparues depuis des siècles nombreux. Or les fonderies des néolithiques ne sont jamais entourées de pareils débris. Il n’y a jusqu’ici d’exception que pour quelques habitations lacustres où s’exécutait sur place le travail des métaux ; mais là des hommes du pays avaient pu être initiés à ce travail par les ouvriers voyageurs.

Cette initiation paraît en effet rendue probable par l’existence de certains centres habités auxquels on a donné le nom de stations. Celles que l’on connaît sont d’une très petite étendue ; le plus souvent elles se trouvent en quelque sorte alignées le long des rivières, comme on le voit par exemple sur les rives de la Saône, entre Châlons et Tournus ; mais il en existe aussi d’isolées. Telle est la plus importante de toutes, celle de Saint-Pierre-en-Chastre, dans la forêt de Compiègne. Elle est située sur un plateau calcaire dominant la plaine marécageuse du Vieux-Moulin. Fouillée en 1860 par M. Viollet-Le-Duc, elle fournit entre autres choses plus de cinq cents objets de bronze. Tous furent d’abord attribués indistinctement à des armées gauloises. Depuis lors la science ayant marché en avant, on reconnut que, parmi les objets de pierre, de bronze ou de fer recueillis en cet endroit, il fallait établir des distinctions, que tous étaient fort antérieurs à César, qu’il ne s’y trouvait presque pas d’armes, et que toute la série du bronze était identique à ce que fournissaient les autres gisemens de cet âge dans toute l’Europe. Un examen attentif et d’utiles comparaisons permirent de conclure que la station de Saint-Pierre avait probablement existé pendant plusieurs siècles et qu’elle avait vu, sinon l’arrivée du bronze dans ce pays, du moins la belle époque de ce métal et les commencemens de l’âge du fer.

Mais l’intérêt que présentent les stations s’efface en quelque sorte devant celui des trésors, parce que les trésors semblent démontrer la réalité de ces fondeurs ambulans dont les fonderies suggèrent en effet l’idée. Les plus importans ont été trouvés dans les Alpes, aux cols des montagnes, d’autres près de Moulins et de Cannat, deux dans la Meurthe, un près de Sarrelouis ; en tout vingt-neuf en France, comprenant plus de 1,350 pièces. Ces trésors se composent uniquement d’objets neufs, n’ayant jamais servi, quelquefois attachés plusieurs ensemble et tirés du même moule à plusieurs exemplaires. On les rencontre dans de petites cavités creusées exprès, où leurs possesseurs paraissent les avoir cachés pour peu de temps. Le plus souvent ces trésors, ceux des Alpes du moins, se trouvent dans des lieux élevés, non loin de passages fréquentés par les voyageurs passant d’un pays dans un autre. Rien dans le voisinage n’indique soit une fonderie, soit une station quelconque, les lieux d’où on les a rapportés sont des déserts[3]. Peut-on voir dans ces dépôts momentanés autre chose que des assortimens pour le négoce ? N’ont-ils pas été placés dans ces cachettes par les mêmes hommes qui, dans les vallées, refondaient les produits détériorés de leur industrie ? Si tout nous porte à croire que telle est bien l’origine des trésors, il ne resterait plus qu’à déterminer le sens où marchaient ces ouvriers pour savoir s’ils allaient, par exemple, de France en Italie ou d’Italie en France. On verra tout à l’heure que ce difficile problème n’est peut-être plus insoluble aujourd’hui.


IV

Nous devons maintenant parler des industries de l’âge du bronze dont les gisemens comparés entre eux ont révélé l’existence, la nature, les procédés et les époques relatives. Parmi elles, il y en avait d’indigènes. Certainement les hommes de ces temps anciens se construisaient eux-mêmes leurs demeures, qui furent de bois à partir de l’époque où ils quittèrent les cavernes. Celles qu’ils élevèrent sur la terre ferme ont disparu sans laisser de traces ; mais si les maisons des lacs ont été détruites, il nous est du moins resté les pilotis sur lesquels elles étaient édifiées. Ceux des époques antérieures au métal étaient plus près de la rive et moins saillans au fond des eaux. Les autres furent établis au-delà des premiers et ont en Savoie une plus forte saillie à laquelle on peut aisément les reconnaître. Les pièces de bois qui reposaient sur les pilotis et formaient le plancher du fond étaient assemblées avec eux par des tenons et des mortaises ; ainsi donc les haches et les ciseaux de pierre pouvaient couper et entailler d’assez grosses pièces de bois. On faisait des planchers en fendant des troncs d’arbres ; les scies de pierre n’ont que quelques centimètres de long, et celles de bronze n’atteignent pas trois décimètres ; les unes et les autres ne pouvaient servir qu’à de petits ouvrages. De ceux-ci plusieurs échantillons ont été retirés des lacs de la Savoie ; ce sont des cuillers, des manches d’outils, des tiges de fuseau, des espèces de sabots, une écuelle à anse, une portion de baquet.

Le grand nombre de ces pesons en terre cuite que l’on désigne par le nom italien de fusaïoles indique que l’usage de filer et de tisser était fort répandu ; on a discuté longuement sur l’usage de ces petits cônes percés d’un trou suivant leur axe, mais le doute n’est plus possible depuis qu’un fuseau complet a été retrouvé au lac du Bourget. Nous-même avons observé des restes manifestes de bois consumé dans les trous de plusieurs pesons trouvés en Troade par M. Schliemann. Enfin cet instrument est celui dont on se sert encore dans tout le midi de l’Europe et dans tout l’Orient. Avec ces fuseaux de bois et de terre, on obtenait des fils assez déliés, comme le prouve la petitesse du chas de plusieurs aiguilles de bronze. Les tissus délicats se sont détruits sous l’eau, à plus forte raison dans la terre ; mais quelques fragmens de tissus plus grossiers, des mailles de filet, du fil, des cordes, des paquets de filasse, se sont conservés dans la boue des palafittes du Bourget. Le lin que l’on employait alors est l’espèce à feuilles étroites, différente de celle que nous cultivons. Au tissage, on peut rapporter la fabrication des corbeilles de jonc, de roseau et d’osier, la confection des nasses de pêcheurs et de ces larges claies dont on garnissait les parfois des maisons pour en soutenir les enduits.

L’industrie locale qui a laissé le plus de traces dans les gisemens du bronze, excepté dans les trésors et les fonderies, c’est l’art de modeler l’argile. Nous avons vu que les poteries des premières époques de la pierre n’étaient pas cuites, mais seulement séchées au soleil. La cuisson s’introduisit durant la période de la pierre polie, et se perfectionna pendant toute la durée du bronze. Néanmoins les plus anciens des vases de cette période étaient mal cuits, le plus souvent brûlés d’un côté et presque crus sur l’autre face ; on dirait que ces poteries étaient cuites à feu nu et non sous un réverbère, quel qu’il fût. Les plats et les assiettes n’avaient presque pas été au feu. Ce n’est que sur la fin du bronze, lorsque déjà le fer tendait à le supplanter, qu’apparaît l’usage de la roue du potier. Quelque simple que soit cette machine tournante, elle exigeait certains moyens de fabrication que les hommes n’avaient pas eus auparavant. L’idée même de faire passer l’argile entre les doigts, au lieu de la pétrir, supposait un certain progrès dans la civilisation. Ce progrès paraît ne s’être accompli qu’après l’arrivée du fer. Les espèces de vases fabriqués par des procédés aussi élémentaires étaient pourtant assez variées. Les uns, de dimensions différentes, servaient à la conservation ou au transport des liquides, d’autres à poser les alimens, à les cuire ou à les mettre en réserve. Il y avait aussi des vases à boire, parmi lesquels figure le rhyton, des lampes construites d’après le même principe que toutes les lampes grecques et romaines, des anneaux de terre pour poser les vases à petit fond, enfin des moules à fromage, percés d’un grand nombre de trous, comme ceux de nos jours, et qui prouvent que les hommes de ces anciens âges usaient déjà, de cet étonnant aliment.

Quant à l’ornementation des poteries, elle a mérité de la part des savans une attention particulière, car elle a subi pendant l’âge du bronze des transformations utiles pour la chronologie et qui se reproduisent sur les objets de bronze contemporains. Les grossières poteries de l’âge de la pierre n’avaient pour tout ornement que des lignes droites gravées à la pointe et formant des zigzags plus ou moins irréguliers. Plus tard ces dessins se régularisent, les lignes sont parallèlement tracées à l’aide de burins à plusieurs pointes, et les figures deviennent géométriques. L’usage des cercles concentriques existe dans toute l’Europe à l’époque du bronze. La croix simple, multiple, ou à quatre points, ou enfermée dans un cercle de manière à former une roue, les étoiles, les triangles, les dents de loup, se diversifient à mesure que les années s’écoulent. Les figures ne sont plus seulement gravées à la pointe, elles sont souvent imprimées au moyen d’un timbre, soit en métal, soit en terre cuite ou en pierre. Le swastika, sorte de croix à branches coudées, et le méandre, qui est une suite de swastikas, se rencontrent surtout dans la période de transition du bronze au fer. Pendant le premier âge du fer et plus tard dans les temps historiques, cette figure acquiert une importance considérable chez tous les peuples de race aryenne. Il est donc intéressant de constater son apparition en Occident dès l’époque du bronze. C’est alors aussi que les potiers commencent à peindre certains vases avec des ocres rouges ou jaunes ou avec cette couleur noire qui, perfectionnée, devint un des caractères de la céramique des Grecs. Enfin les populations lacustres employèrent avec habileté un genre de décoration qui tomba plus tard en désuétude. Sur le fond noir de certains vases en terre fine, ils appliquaient de très minces feuilles d’étain coupées en lanières étroites, les fixaient avec de la résine et en formaient des dessins variés et brillans. Il sera intéressant de rechercher jusqu’en Orient, où probablement on la découvrira, l’origine de cette ornementation métallique. L’industrie du bronze caractérise la période dont nous nous occupons. En parlant des fonderies, nous avons dit quelques mots du matériel des fondeurs. On n’y a trouvé jusqu’à présent qu’un petit morceau de minerai de cuivre, et nulle part en Europe on n’a vu la trace d’un fourneau ni d’un appareil d’extraction. On est donc en droit de penser que le métal était apporté du dehors soit à l’état brut, soit déjà façonné. En effet, les lingots de bronze se rencontrent pour ainsi dire partout où des fondeurs ont stationné ; ils ont la forme de petites barres carrées ou de marteaux ayant vers le milieu un trou de suspension. Il est à noter que l’on ne trouve guère de cuivre pur[4] et que très peu d’étain, tandis que dans toute l’Europe le bronze a sensiblement la même composition. C’est ce qu’ont démontré les analyses faites par MM. Wibel et Fellemberg et par M. Damour ; la proportion de l’étain y est à peu près d’un dixième. Il faut en excepter les ciseaux à froid et un ou deux autres objets de bronze dur, qui partout contiennent jusqu’à un quart d’étain pour trois quarts de cuivre. Cette uniformité de composition de l’alliage dans toutes les parties de l’Europe en prouve l’unité d’origine et l’importation ; mais nous reviendrons sur ce sujet.

Les fouilles ont mis au jour, outre les lingots et les culots de métal, un grand nombre de moules en schiste, en stéaschiste, en grès, en terre cuite ou même en bronze. Beaucoup d’entre eux ont des formes sur deux ou sur quatre côtés, et chacune de ces faces en offre plusieurs les unes à côté des autres. Les creusets sont en terre mêlée de quartz broyé et contiennent souvent des traînées de métal. Les uns ont la forme conique de nos creusets de laboratoire ; les autres sont comme des tasses évasées munies d’un bec pour verser la fonte dans les moules. Tous ces récipiens ne pouvaient contenir qu’une petite quantité de métal ; leurs formes et leurs dimensions sont les mêmes dans toute l’Europe.

Les objets que l’on fabriquait avec ces moyens si rudimentaires peuvent se partager en trois classes : les outils et ustensiles, les armes et les parures. Parmi les premiers, il faut citer d’abord les haches faites primitivement à l’imitation des haches de pierre, puis s’emmanchant par le haut au moyen d’une douille ou d’ailerons et d’un anneau qu’une corde reliait à la tête du manche. On peut, d’après la superposition des couches dans les habitations lacustres et les stations, suivre ces transformations et en fixer les époques relatives. Les ciseaux, les couteaux et les gouges pour la menuiserie, les faucilles plus ou moins recourbées, les scies à manche, les vrilles, les pinces de bijoutier, sont les outils le plus souvent retirés de tous les gisemens. Il faut y ajouter les rasoirs, faits d’abord en pierre dure, puis en bronze, et remplacés dans la dernière période par les rasoirs de fer. Cet instrument n’avait point la forme qu’on lui donne aujourd’hui ; il était demi-circulaire avec le tranchant du côté de la courbe. Puis on en fabriqua de doubles, opposés par leurs diamètres et réunis par une queue plus ou moins ornée, formant avec les deux une seule et même pièce de métal. Les transformations des rasoirs peuvent aussi servir à reconnaître l’âge relatif des gisemens où on les a rencontrés.

Le cheval était-il déjà domestiqué à l’arrivée du bronze ? Il est probable qu’il fut dompté durant la période de la pierre polie ; cependant il est possible qu’il l’ait été beaucoup plus tôt. S’il n’eût existé qu’à l’état sauvage, on s’expliquerait difficilement le grand nombre d’ossemens que l’on voit dans certaines stations de la première période de la pierre, à Solutré par exemple. Cette station, qui s’élève non loin de la Saône, au-dessus de Mâcon, offre, dit-on, les squelettes de 100,000 chevaux, la plupart jeunes, et qui ont servi à la nourriture des habitans du lieu. Quoi qu’il en soit, les mors de bronze, trouvés d’abord dans les pilotis du lac de Brienne et ensuite dans toute la France, témoignaient qu’à l’époque néolithique le cheval était asservi. Les plus anciens de ces mors sont en deux pièces mobiles l’une sur l’autre au milieu de la bouche de l’animal ; ce sont des mors brisés. Plus tard les quatre pièces sont mobiles, quoique chacune des deux pièces extérieures soit percée en son milieu par la traverse et figure par conséquent deux branches égales. Cette seconde espèce de mors caractérise notamment les terramares et a été savamment étudiée par le comte Gozzadini ; elle exerce, comme on le sait, moins d’action sur le cheval que le mors à branches fixes. Il semble donc que dans l’âge de la pierre le cheval, à moitié dompté, ait été élevé pour la nourriture de l’homme, qu’asservi dans la seconde période de cet âge, il ait été monté et peut-être attelé, et qu’enfin, au moins en Italie, sur la fin de l’âge du bronze, il soit devenu assez docile pour se laisser guider par un simple filet.

Les armes ne sont pas la partie la moins intéressante de nos collections de bronze ; ce sont elles peut-être qui caractérisent le mieux les phases successives de ce métal. On les trouve partout, en Europe et en Asie ; ainsi est réfutée l’opinion qui les attribuait naguère aux Gaulois. Les palafittes, les fonderies et les trésors leur ont donné leur place définitive dans l’âge du bronze, car, si elles ne paraissent d’abord qu’en petit nombre à cause de la rareté du métal, elles se multiplient ensuite au point de remplacer entièrement les armes de pierre. Plus tard le fer se montre sur beaucoup de points de l’Europe, mais en petite quantité et comme objet de luxe. Peu après il exerce à son tour une influence appréciable sur les armes de bronze, dont il modifie les formes et les dimensions. Enfin le bronze est tout à fait abandonné. Les épées et les poignards des premiers temps du bronze étaient à soie et non à poignée métallique. On nomme soie dans la coutellerie la pointe de métal qui traverse le manche sur sa longueur et qui est ordinairement rivée à son extrémité. Souvent dans ces armes primitives la soie ne pénétrait pas profondément dans la poignée ; elle était large, courte et percée de deux ou de plusieurs trous que des rivets de métal traversaient. On fit ensuite les poignées en métal, soit sans garde, soit avec une garde figurant une croix, et toute l’arme était fondue d’un seul morceau. La Suisse, le Danemark et la Suède ont offert des épées à antennes, c’est-à-dire garnies de deux cornes saillantes et recourbées à l’extrémité de la poignée au-dessous de la main. Enfin les grandes épées, dont la longueur atteint 75 centimètres et qui se sont rencontrées dans presque tout l’Occident, avaient des poignées de corne, de bois, ou d’os et imitaient les épées de fer qui ne tardèrent pas à les remplacer. La France a produit jusqu’à présent 650 épées et poignards de bronze, la Suisse 86, la Suède 480 ; mais on en recueille dans toutes les parties de l’Europe.

Les dolmens et les grottes sépulcrales du Languedoc et du Vivarais, les palafittes des lacs de Neufchâtel et de Varèse, ont donné des pointes de flèche en bronze, imitant celles de silex qui les avaient précédées et se rapportant à la transition de la pierre au métal : elles caractérisent cette époque, comme le rasoir caractérise la transition du bronze au fer. Ces petites pièces de métal furent d’abord plates et s’adaptaient par une soie à une fente de la hampe, à laquelle elles étaient fixées par une ligature. Les pointes à douille, qui étaient comme de petites lances, ne se sont guère rencontrées en nombre que dans le lac du Bourget. Ailleurs du reste les flèches sont ordinairement dispersées, ce qui tient sans doute à la nature même de cette arme.

C’est dans la seconde période de l’âge du bronze que l’on fabriqua des armures de métal, c’est-à-dire des casques, des boucliers et peut-être des cuirasses. On les faisait auparavant en cuir et en lames de bois. Mais à l’art de fondre le métal s’ajouta celui de l’étendre et de le modeler sous le marteau. C’est cette période que M. de Mortillet désigne par le mot « chaudronnerie. » Cet art ne s’appliqua pas seulement à la confection des armures, mais encore à celle du tranchant des armes et des outils et d’une multitude d’objets de parure. Ceux-ci dépassaient de beaucoup en nombre, surtout quand le métal était rare encore, les instrumens utiles. Les épingles se ramassent par centaines. La fonderie de Larnaud a donné 214 bracelets, le lac du Bourget plus de 600 ; on en a retiré un grand nombre des dolmens du midi de la France. Les plus anciens d’entre eux sont ovales ; les plus récens sont ronds ; ceux qui datent de la grande époque du bronze sont ouverts ; ils sont fermés aussitôt que se fait sentir l’industrie du fer. On ne trouve aussi le grand anneau de cou, nommé torques par les Romains, qu’après l’apparition de ce dernier métal. Les bagues sont rares dans toute l’Europe ; mais les anneaux, les chaînettes et les boucles se trouvent partout en très grand nombre. Les pendeloques ne forment pas la classe la moins curieuse des objets de parure ; il en est de même de ces autres ornemens ou amulettes auxquels ont a donné le nom de rouelles. Ces deux genres d’objets, aussi bien qu’un certain nombre de têtes d’épingles, ont un caractère manifestement symbolique ; disons seulement ici que ces figures symboliques sont à peu près les seuls indices que l’on trouve d’une religion quelconque à l’époque du bronze. Ajoutons qu’elles ne sont pas indigènes, mais qu’elles tirent leur origine de l’Asie. Il en est de même des sistres, tubes ou tiges creuses de métal, garnies de neuf ou de douze anneaux et qui étaient fixées au bout d’une tige de bois à la façon d’un fer de lancé. On en conserve plusieurs dont deux ont été trouvés en France, trois au lac du Bourget, les autres à Christiania, à Wladimir et à Yavorlaw. Ces sistres ressemblent, non à ceux de l’Égypte, mais à ceux des prêtres du Bouddha, qui eux-mêmes les tiennent d’une antique tradition aryenne.


V

Nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs les conditions générales du problème relatif aux origines de la métallurgie en Europe. Par les faits qui viennent d’être exposés en abrégé et qu’ils trouveront énumérés et décrits un à un dans le grand ouvrage de M. Chantre, mais surtout en voyant dans nos musées les objets eux-mêmes, ils s’assureront que le problème est désormais bien posé, que la méthode à suivre est parfaitement définie, que la recherche des bronzes primitifs et l’examen scrupuleux des gisemens d’où on les tire est le principal sinon le seul moyen de marcher à une solution, qu’enfin le travail accumulé d’une multitude de gens instruits sur tous les points de l’Europe a déjà fourni à la science des bases larges et solides. Cet immense labeur que nous venons de résumer en quelques pages commençait il y a quarante ans, et n’est devenu actif et général que depuis une vingtaine d’années.

L’Europe n’a pas dit son dernier mot ; mais tout le monde sent aujourd’hui que les origines de la métallurgie doivent être cherchées hors de ses frontières. Quand les hommes de guerre laisseront à la science quelque loisir, quelque sécurité et quelque argent, l’Orient de l’Europe et l’Asie deviendront le champ des recherches savantes. On voit en effet que c’est en Asie, et probablement dans l’Asie du sud-est, qu’il faut chercher la provenance première des métaux ; mais pour la découvrir avec certitude, il faut que, par des investigations analogues à celles qui sont faites en Europe depuis vingt ans, on trace en quelque sorte les routes que l’industrie et le commerce des métaux ont suivies.

Ces routes, du moins pour le bronze, convergeront sans doute vers un point unique. En effet, si l’Inde méridionale et la Tartarie avaient simultanément fourni ce métal, nous verrions dans les diverses collections de l’Europe deux types différens et probablement deux alliages différens pour les objets similaires ; le contraire a lieu : sauf les différences locales nées avec le temps, les produits sont les mêmes dans tous les pays de l’Occident, depuis la Sicile jusqu’aux extrémités de la Suède et de la Russie. La composition du bronze, connue par un grand nombre d’analyses où l’approximation a souvent été faite au dix-millième, est la même partout. Les procédés industriels sont identiques. Partout aussi on trouve les trois époques successives de l’âge du bronze : celle où il apparaît comme une rareté au sein d’une population occupée à polir la pierre, celle où le métal a remplacé définitivement cette dernière pour certains usages où il lui est manifestement supérieur, enfin celle où le bronze est à son tour en concurrence avec un métal nouveau, le fer, qui finit par le supplanter. Une telle uniformité dans un temps où il n’y avait ni chemins ni sécurité, où les races qui peuplaient l’Europe n’étaient pas encore mêlées et avaient leur génie et leurs besoins particuliers, enfin l’absence de l’étain en Europe, sauf le pays de Cornouailles, où l’on ne remarque aucune trace d’exploitation remontant à une telle antiquité, l’absence aussi de toute exploitation du cuivre dans ces temps reculés : n’est-ce pas là plus de raisons qu’il n’en faut pour admettre l’origine étrangère de la métallurgie ?

Pour en fixer le point de départ, on pourrait dès à présent procéder par élimination et montrer que ni l’Asie septentrionale, ni le Caucase, ni la Tartarie ni l’Égypte n’ont pu fournir le bronze à la vieille Europe. En rétrécissant toujours le cercle, on serait amené, comme l’ont été quelques savans, à regarder l’Asie-Mineure comme la voie par où le commerce du bronze a passé et l’Inde comme son lieu d’origine. Mais l’Inde elle-même est grande : du cap Comorin à l’Himalaya, la distance est à peu près celle de Marseille à Pétersbourg. De plus l’Inde ne produit pas son propre bronze, elle le tire du dehors. En suivant cette méthode, qui n’est pas très scientifique et qui a déjà égaré plusieurs savans dans des directions opposées, il est du moins un principe dont il faut tenir compte : c’est que le bronze, qui est un alliage difficile à produire, a dû naître dans une contrée qui en fournissait les élémens. Or l’Inde ne produit pas d’étain. C’est la presqu’île de Malacca et Banca qui sont encore aujourd’hui les deux grands centres de production de ce métal. C’est donc là qu’aboutirait la méthode d’élimination. Nous ne voulons pas dire qu’elle se tromperait ; mais au fond elle ne ferait que proposer une hypothèse vraisemblable. La science dont nous venons de retracer les traits généraux en avait essayé d’autres.

Les érudits avaient tenté de résoudre le problème au moyen des textes ; malheureusement les textes les plus anciens sont modernes eu égard à des époques aussi reculées. De plus les auteurs de ces textes, quand leur personnalité même n’est pas un sujet de doute, n’étaient pas assez bien informés, puisque aucun d’eux n’avait une notion quelconque des trois âges qui se sont succédé dans l’humanité. C’est donc vainement qu’en 1866 M. de Rougemont, avec l’aide des textes seuls, prétendit résoudre dans son cabinet le problème pour la solution duquel les savans sondaient alors les lacs, retournaient le sol des plaines et creusaient les montagnes. Cet érudit, pour qui la Genèse était une autorité suffisante en métallurgie, désigna la Phénicie comme le pays d’où le bronze européen avait été tiré. Mais il n’y a de mines ni d’étain ni de cuivre en Phénicie ; les cuivres les plus voisins étaient dans l’île de Cypre, qui alors n’était pas phénicienne. De plus, les Phéniciens n’ont jamais été des industriels, ils n’étaient que des marchands. On ne saurait montrer un seul bronze phénicien antérieur au fer. Ajoutons que les figures symboliques des bronzes de l’Europe sont toutes étrangères à la Phénicie, et que l’auteur du chapitre IV de la Genèse n’avait que des notions vagues sur l’origine des métaux.

Il n’y a donc pas d’autre méthode à suivre que l’observation et la comparaison des faits. Or, si les faits énumérés tout à l’heure démontrent l’origine étrangère et unique de l’industrie du bronze, les différences locales permettent de partager l’Europe en trois groupes, l’ouralien, le danubien et le méditerranéen, puis chacun de ces groupes en provinces. En tenant compte des époques successives indiquées par la superposition des couches dans les palafittes et les stations, on peut déterminer l’état relatif de cette industrie dans les différentes provinces de chaque groupe à chacune des trois époques de l’âge du bronze. Enfin la nature des objets associés dans les couches montre les phases successives par lesquelles cette industrie a passé.

Or les premiers bronzes vendus en échange de l’ambre, des fourrures, des cuirs ou d’autres produits locaux aux polisseurs de pierre, ont été des bijoux et des amulettes. On peut, au moyen de comparaisons, suivre la marche du commerce des bijoux de pays en pays dans chaque province. On y voit ensuite paraître les ustensiles et les armes, dont-on peut suivre également la propagation. Enfin arrive l’ère de la chaudronnerie, c’est-à-dire du martelage du bronze, succédant à la simple fusion et lui faisant subir une opération complémentaire. Ces trois séries d’observations, portant sur les milliers d’objets conservés dans les collections publiques et privées, ont fait voir que, si on laisse de côté le groupe ouralien, qui se rattache directement à l’Asie, les provinces du groupe danubien recevaient le bronze des régions moyennes ou inférieures du Danube, tandis que celui de la Savoie, de la France et d’une partie de la Suisse venait d’Italie par les sentiers des Alpes. Le courant danubien s’est étendu jusque sur les lacs de la Suisse orientale ; c’est à lui que se rapportent les bronzes trouvés dans les palafittes de Zurich. Mais ceux de la Savoie ont été apportés par le courant italien. C’est à l’industrie danubienne qu’appartiennent les bronzes de l’Allemagne, du Danemark et de la Suède, et en grande partie ceux de l’Angleterre et de l’Irlande. L’industrie italienne a d’abord rempli le bassin du Rhône, s’est étendue d’un côté sur la Savoie, de l’autre autour des Cévennes, puis elle a pénétré dans le nord de la France et a fait sentir son action jusque dans la Grande-Bretagne. Voilà ce que démontrent les faits.

Comment s’opérait cette propagation de la métallurgie ? Les fonderies et les trésors répondent, incomplètement sans doute, à cette question. Les premières nous montrent en effet des ouvriers étrangers venant installer leur petit atelier en plein champ, non dans les centres habités, mais dans le voisinage. N’ayant pas eux-mêmes une demeure permanente, ils allaient sans doute d’un lieu à un autre : là ils exécutaient la refonte des vieux objets et en coulaient de nouveaux. Le déchet était comblé au moyen de bronze qu’ils apportaient en lingots ou en barres avec eux. Les trésors ressemblent singulièrement à des pacotilles de marchands nomades : comment expliquer autrement ceux que l’on trouve aux cols des montagnes, à des hauteurs inhabitées ? Mais ces trouvailles nous indiquent aussi que ces infortunés ne sont pas revenus et qu’ils ont succombé quelque part ailleurs à la violence ou à la misère. Et pourquoi ces fonderies elles-mêmes ont-elles conservé leurs moules, leurs creusets, les lingots et les objets brisés qui devaient être refondus ? Pourquoi ces ouvriers les ont-ils laissés derrière eux en se retirant ? Ou plutôt n’ont-ils pas eux-mêmes été victimes de la haine ou de la cupidité ? On n’oubliera pas qu’au témoignage d’Hérodote il y avait de son temps une sorte de corporation ou de caste composée de fondeurs ambulans et qui venaient d’Asie. Pendant tout le moyen âge, ces étrangers, d’un autre type que les hommes d’Occident, ont fréquenté nos villes et nos villages. Leur vie nomade., leur langue inconnue, leurs habitudes étranges et leur religion, qui semblait être le paganisme, faisaient d’eux des objets de méfiance et de haine, quoiqu’on eût besoin de leurs services. Ils étaient tués sans pitié. La grande industrie moderne les a presque bannis des pays les plus civilisés ; mais ils parcourent encore l’Orient, le midi et le nord de l’Europe, sans compter l’Asie tout entière : ils Viennent, comme les hommes des fonderies de bronze, s’installer pour quelques jours dans les champs autour des centres habités. Là ils portent, comme on sait, des noms divers suivant le pays : tsiganes en Hongrie, zingari en Italie, bohémiens en France, gyphtes ou égyptiens en Grèce, gypsies en Angleterre, gitanos en Espagne. Ils ne sont pas en concurrence les uns avec les autres ; ils forment une corporation dépendant d’un chef unique. C’est de ce chef, résidant à Pesth, qu’ils reçoivent le métal, et ce chef le reçoit lui-même d’un autre qui réside à Témesvar ; mais d’où celui de Témesvar le reçoit-il ?

Il est probable que le rapprochement des faits de l’âge du bronze et des mœurs des étameurs modernes aidera les savans à découvrir les chemins suivis par l’ancienne métallurgie. Les voies du commerce ne se modifient pas profondément, là où les grandes inventions de nos jours n’ont pas encore pénétré. Les procédés se perpétuent ; en Orient les mêmes castes fournissent toujours des hommes aux mêmes métiers. Or il est démontré que les tsiganes sont originaires de l’Inde ; nous savons d’un autre côté que les castes n’étaient pas encore constituées au temps du Véda, mais qu’il y avait déjà des corps de métiers parmi lesquels celui du fondeur occupait certainement une place importante ; mais ces fondeurs étaient-ils de race arienne ? faisaient-ils partie de la nation conquérante qui dans sa marche vers le sud-est n’avait pas encore atteint la vallée du Gange ni dépassé la Saraswatî ? On voit combien les problèmes s’étendent et se multiplient, et combien il est maintenant nécessaire de poursuivre au-delà de Pesth, dernier lieu de réunion du congrès anthropologique, les recherches qui se font depuis un quart de siècle en Occident.

Le point de départ du courant italien n’est pas mieux connu. Les fouilles ont bien démontré que l’industrie rhodanienne procède de l’Italie, et que l’Italie a marché plus vite que les pays situés plus au nord ; mais l’industrie du bronze n’était pas plus originaire de l’Italie qu’elle ne l’était de la France ou de la Savoie. Par quel chemin les fondeurs pénétraient-ils dans la péninsule ? venaient-ils de la Grèce ou des îles ? Et quand on aurait démontré qu’ils venaient de la Grèce et que celle-ci a précédé l’Italie dans la civilisation à l’époque du bronze, il faudrait savoir d’où la Grèce recevait le bronze. Le tirait-elle de l’Asie-Mineure, ou de Gypre, ou d’Égypte, ou d’un autre pays ? Du moment où l’on franchit l’Adriatique, le problème se présente dans son intégrité, puisque les pays au-delà de cette mer n’ont pas encore été fouillés. Les découvertes faites à Santorin par M. Fouqué et par l’École française, et surtout les grandes fouilles de M. Schliemann en Troade et à Mycènes jettent sur la question de vifs rayons de lumière, mais n’en donnent pas encore toute la solution. On ne peut l’attendre que de fouilles nouvelles opérées sur une multitude de points dans la péninsule hellénique, dans les îles et sur l’immense surface de l’Asie. Dans ces contrées en effet, on devra retrouver la contre-valeur commerciale fournie par les hommes d’Occident en échange du bronze que les Orientaux leur apportaient. Ces objets d’échange devront consister surtout en ambre jaune, matière précieuse qui se conserve sans altération dans la terre et dans les tombeaux.

L’étude comparée des religions fournira à la science un contingent utile, car nous savons déjà que les figures symboliques de certains bronzes trouvés en Occident appartiennent à la race aryenne et Viennent de l’Asie centrale ou de l’Inde ; tels sont le swastika, la croix, la roue, le croissant, le disque, les étoiles, les nombres. Ces signes nettement caractérisés seront comme autant de jalons plantés dans tous les lieux où on les retrouvera, et ces jalons, marqués sur la carte du monde, donneront un tracé des voies métallurgiques. La linguistique peut déjà fournir quelques renseignemens ; peut-être ne faut-il pas beaucoup attendre d’elle, car les noms donnés aux métaux par les Aryas d’Occident n’ont pas toujours la signification qu’ils ont eue en Orient ; mais, comme dans l’Inde par exemple les noms désignant un même métal, un même produit industriel, une même figure, sont souvent très nombreux et toujours significatifs, on pourra tirer de leur comparaison des conséquences qui compléteront ou éclaireront les autres données de la science. C’est à ce titre surtout que l’étude des textes, dont on a d’abord abusé, pourra devenir fructueuse. Quoi qu’il en doive être, les savans admettent aujourd’hui que les voies métallurgiques de l’Europe, celle du Danube et celle de l’Italie et du Rhône, sortent du continent européen et tendent à converger vers un centre asiatique non encore déterminé ; mais ils admettent aussi que l’époque où le bronze s’est introduit en Europe parmi les populations de la période néolithique est encore à l’état d’époque géologique et ne peut être inscrite dans une chronologie quelconque. Deviendra-t-elle jamais une date réelle, ou du moins approximative ? On l’ignore, mais on l’espère.


EMILE BTONOUF.

  1. L’Age du bronze, recherches sur l’origine de la métallurgie en France, Paris, J. Baudry ; 3 vol. in-4o et un atlas in-folio de 80 planches.
  2. L’Homme pendant l’âge de la pierre.
  3. Le trésor de Réallon, qui est maintenant au musée de Saint-Germain, fut trouvé près de ce village, non loin d’Embrun, à 1,080 mètres d’altitude. Le col est à 2,519 mètres. « Ce passage, très anciennement fréquenté par les piétons, conduit de Saint-Bonnet à Embrun, par Orcières. » Le trésor de Beaurière fut trouvé par un cultivateur ; ce village, de l’arrondissement de Dio, est situé sur un ancien passage de montagnes, au col de la Cabre, sur la route de Luc. Beaucoup d’autres trésors avaient été déposés dans les parties supérieures des rivières, quelques-uns aussi dans la plaine.
  4. Il parait cependant que la Hongrie et la Grèce en ont fourni des exemples.