L'Afrique centrale et la conférence géographique de Bruxelles

L'Afrique centrale et la conférence géographique de Bruxelles
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 584-606).
L’AFRIQUE CENTRALE
ET
LA CONFÉRENCE GÉOGRAPHIQUE DE BRUXELLES

Across Africa, by Verney Love Cameron, C.B. London 1877.

Au mois de septembre de l’an dernier, le roi des Belges avait offert dans son palais de Bruxelles une gracieuse et royale hospitalité aux présidens des principales sociétés de géographie de l’Europe et aux personnages qui par leurs voyages, leurs études ou leur philanthropie sont devenus les représentans de l’idée de la civilisation du continent africain. Dans la lettre d’invitation, le roi Léopold avait parfaitement défini la tâche de cette conférence. D’importantes et héroïques expéditions se sont faites dans l’intérieur de l’Afrique, soutenues par des souscriptions particulières. Ces expéditions, disait le roi, répondent à une idée éminemment civilisatrice et chrétienne : abolir l’esclavage en Afrique, percer les ténèbres qui enveloppent encore cette partie du monde, en étudier les ressources, qui paraissent immenses, en un mot y verser les trésors de la civilisation, tel est le but de cette croisade moderne, bien digne de notre époque. Jusqu’ici les efforts que l’on a tentés ont été faits sans accord; aussi le vœu se produit-il aujourd’hui de différens côtés que ceux qui poursuivent un but commun en confèrent pour régler leur marche, pour poser quelques jalons et délimiter les régions à explorer, afin qu’aucune entreprise ne fasse double emploi.

Souverain d’un petit pays, le roi Léopold II se trouve naturellement amené à porter ses regards sur les intérêts généraux du monde. Trop jeune encore pour être, comme son père, le conseiller de la plupart des souverains de l’Europe et l’intermédiaire de leurs négociations secrètes, Léopold II s’est beaucoup occupé de l’avenir de l’extrême Orient. Avant de monter au trône, il a visité, en observateur instruit et attentif, l’Egypte, l’Inde et la Chine, et il a rapporté de ses voyages la conviction que, pour permettre à l’industrie européenne de poursuivre ses étonnans progrès, il était urgent de lui ouvrir de nouveaux débouchés dans ces immenses continens qui contiennent les trois quarts de la population du globe. La crise économique, si intense et si longue, que traverse l’Europe en ce moment prouve la justesse de ses vues. L’Amérique du Nord, dupe d’une politique commerciale étroite et imprévoyante, refuse de recevoir nos produits. Il faut donc pénétrer plus avant et ouvrir des marchés nouveaux en Asie et en Afrique. C’est vers l’Afrique surtout qu’il faut porter nos efforts, parce que là il y a en outre une œuvre d’humanité à accomplir : supprimer la traite, et par suite les guerres abominables qui dépeuplent ces riches contrées. Pour favoriser l’œuvre de l’exploration de l’Afrique centrale, le roi Léopold voulait soumettre à l’examen de la conférence géographique réunie dans son palais trois points principaux : désigner des bases d’opération à établir sur la côte de Zanzibar et près de l’embouchure du Congo; déterminer les routes à frayer successivement vers l’intérieur en y créant des stations hospitalières, scientifiques et pacificatrices, comme moyen d’abolir l’esclavage et d’établir la concorde entre les chefs en leur procurant des arbitres justes et désintéressés, enfin constituer un comité international et central pour poursuivre l’exécution de ce projet, en exposer le but au public de tous les pays, solliciter son appui et recueillir des souscriptions.

L’idée généreuse du roi des Belges fut comprise par les hommes à qui on la soumit, et des voyageurs, des géographes, des philanthropes des différens états de l’Europe se rendirent à son appel. La France était représentée par l’amiral de La Roncière Le Noury, président de la Société de géographie de Paris, par M. Maunoir, secrétaire de cette Société, par II. Henri Duveyrier, l’explorateur du Sahara, et par M. le marquis de Compiègne, revenu récemment d’un périlleux voyage dans les régions inexplorées de l’Ogowai. M. de Lesseps se rendit plus tard à Bruxelles et approuva complètement le projet. L’Allemagne avait envoyé ses trois plus illustres voyageurs, MM. G. Rohlfs, Schweinfurth et le docteur Nachtigal, qui venait d’obtenir la grande médaille de la Société de géographie de Paris. On remarquait en outre pour l’Italie, M. le commandeur Negri; pour la Prusse, le baron de Richthofen, président de la Société de géographie de Berlin; pour l’Autriche-Hongrie, M. de Hochstetter, président de la Société de géographie de Vienne, le comte Edmond Zichy, le baron Hoffmann, ministre des finances, et le lieutenant A. Lux, qui venait d’accomplir une brillante excursion dans une partie inconnue du bassin du Kvango ; pour l’Angleterre, sir Rutherford Alcock, président de la Société de géographie de Londres, sir Bartle Frere, vice-président du conseil des Indes, actuellement gouverneur de la colonie du Cap, sir Henry Rawlinson, si connu par ses découvertes à Ninive, le colonel Grant, qui avec son ami Speke a révélé l’existence des grands lacs de l’Afrique centrale, le commandant Cameron, dont le voyage de la côte orientale à la côte occidentale de l’Afrique par le lac Tanganyka et le Lualaba a eu un si grand retentissement, enfin quelques philanthropes éminens comme sir Harry Verney, sir John Kennaway, sir T. Fowell Buxton, M. W. Mackinnon et l’amiral sir Léopold Heath. La Belgique, n’ayant pas de voyageurs illustres, n’était représentée que par des personnes dont le concours pouvait contribuer au succès de l’œuvre dans le pays même, et l’un de ces membres belges, M. Emile Banning, vient de résumer dans un excellent ouvrage l’état de nos connaissances relativement à l’Afrique centrale, ainsi que les travaux de la conférence[1]. Après quatre jours de débats, dirigés par le roi Léopold lui-même avec infiniment de tact et de suite, on décida qu’il y avait lieu d’établir une ligne de stations permanentes depuis Bogamoyo, sur la côte de Zanzibar, jusqu’à Saint-Paul de Loanda, du côté de l’Atlantique, dans les possessions portugaises, en fixant les premières à Ujiji, sur la rive orientale du lac Tanganyka, à Nyangwé, sur le Lualaba, point extrême atteint au nord par Livingstone, et dans un endroit à déterminer dans les états de Muata-Yamvo, l’un des chefs les plus puissans de l’Afrique centrale. On suivrait ainsi l’itinéraire si glorieusement parcouru par le commandant Cameron.

Mais quels seront le caractère et la mission de ces stations? D’après l’avis unanime des voyageurs anglais et allemands, elles ne doivent rien avoir de militaire. Comme l’a très bien dit sir Bartle Frere, elles doivent agir par la douceur, par la persuasion, par l’ascendant naturel qu’exerce l’homme civilisé sur les races barbares. Toute force armée provoque l’hostilité des chefs ; si alors on veut se défendre, c’est la guerre et la conquête. Le personnel doit être peu nombreux, mais actif, dévoué et vigoureux. A la tête, il faut un homme habitué au commandement, un officier de marine par exemple, de plus un médecin naturaliste, et quelques artisans habiles, en état d’exercer diverses professions, un charpentier et un forgeron-mécanicien principalement. D’après une communication que je dois à l’obligeance de sir Fowler Buxton, la Free church d’Ecosse a réuni 260,000 francs et a fondé une station du nom de Livingstonia, sur les bords du lac Nyassa, d’où sort l’un des affluens du Zambèse ; le personnel comprend un lieutenant de marine comme commandant, un charpentier, un mécanicien, un tisserand et trois ouvriers agricoles, outre les deux missionnaires. La station de Mombasa, sur la côte de Zanzibar, est établie sur le même modèle, et l’expédition que la Société anglaise des missions a dirigée sur l’Uganda, pour y installer un poste entre les lacs Victoria et Albert, n’est pas composée autrement.

Bien entendu, les stations créées par la conférence internationale ne pourraient s’occuper de propagande religieuse, puisqu’elles seraient entretenues par les souscriptions de personnes appartenant à différens cultes. Tout en se montrant très sympathiques aux efforts faits à côté d’elles pour répandre l’Évangile, elles devraient conserver un caractère exclusivement laïque. Leur but principal est de servir de bases d’opération aux voyageurs qui s’avanceront dans l’intérieur pour pénétrer dans des régions encore inexplorées. Aujourd’hui l’explorateur, en partant de la côte, doit emporter avec lui des provisions, des instrumens et surtout des moyens d’échange pour des mois ou des années. Il doit ainsi emmener et entretenir une interminable file de porteurs qui absorbe le plus clair des ressources et dont les fréquentes désertions entravent sans cesse la marche en avant. Ce serait un avantage incalculable, si à l’intérieur même du pays le voyageur trouvait ce qui lui est nécessaire, et si son point de départ, au lieu d’être situé sur la côte, à Bagamoyo ou à Saint-Paul-de-Loanda, l’était à la lisière même des régions inconnues où il faut s’avancer, à Nyangwé ou à Ujiji par exemple. Ces stations seraient comme des entrepôts où il pourrait s’approvisionner de tout ce dont il a besoin, et un lieu de refuge pour s’y rabattre en cas de maladie ou d’échec. Les privations, les souffrances de toute nature qui ont assailli les Livingstone, les Nachtigal, les Grant, les Cameron, et qui les ont empêchés de poursuivre leurs découvertes, seraient en grande partie épargnées à ceux qui désormais marcheraient sur leurs traces. Les chefs de ces postes, grâce à leur instruction scientifique, apprendraient vite à connaître les ressources du pays. Ils pourraient servir de guides aux explorateurs, faire connaître à l’Europe les denrées à exporter et ouvrir ainsi au commerce des routes nouvelles. Les travaux exécutés par les ouvriers européens, sous les yeux des indigènes, initieraient ceux-ci aux arts et aux besoins de la civilisation, qui se répandraient rapidement de proche en proche. La mission catholique de Gondokoro s’est maintenue au cœur même de l’Afrique équatoriale et ne s’est déplacée que pour échapper à la mortalité effrayante causée par les fièvres. C’est la preuve que des stations de ce genre, même dépourvues de tout appareil militaire, peuvent s’établir et prospérer dans ces régions.

Les stations étant fondées à l’intérieur, la facilité du ravitaillement dépendra de leurs moyens de communication avec la côte. Jusqu’à présent tout est porté sur la tête des nègres, ce qui occasionne des difficultés et des retards dont on ne peut se faire une idée qu’en lisant les voyages de Livingstone, de Stanley et de Cameron. En ce moment même, un agent de la Société des missions de Londres cherche à découvrir le tracé d’une route pour des chars à bœufs, de la côte de Zanzibar au lac Tanganyka, et une expédition de cinq ou six personnes doit tenter l’aventure ce printemps-ci. Il me semble qu’il y aurait un moyen de transport beaucoup plus sûr, ce serait l’emploi des éléphans. Les Anglais en avaient fait venir de l’Inde pour leur guerre en Abyssinie, où ces puissans animaux leur ont rendu de grands services, malgré les profonds ravins qu’il fallait sans cesse traverser. Dans l’Afrique équatoriale, l’éléphant serait comme dans sa patrie, puisque l’espèce africaine y abonde. Il y trouverait une nourriture convenable et n’aurait rien à craindre de la terrible mouche tsétsè. Les transports s’effectueraient ainsi bien plus facilement qu’à dos d’homme ou même par charrette. Ce serait le précurseur du chemin de fer qui sera certainement construit avant la fin du siècle. Le colonel Grant a même déjà soumis à la conférence géographique de Bruxelles le tracé d’une ligne télégraphique partant de Khartoum, où finit le fil du Caire, pour aboutir à Delagoa-Bay, où arrive déjà le fil du Cap[2]. La ligne remonterait le Nil, suivrait les bords du lac Victoria et du Nyassa, et le colonel Grant, qui connaît bien le pays, est convaincu qu’on ne rencontrerait point d’obstacle insurmontable.

Mais, se demandera-t-on, à quoi bon tant d’efforts? L’Afrique centrale peut-elle être définitivement conquise par la civilisation? L’Européen peut-il vivre et les habitans se plieront-ils au travail régulier qu’exige tout progrès économique? Tout d’abord il reste encore à explorer au centre de l’Afrique une vaste région complètement inconnue qui figure en blanc sur nos cartes, des deux côtés de l’équateur, et qui mesure environ 4 millions de kilomètres carrés, c’est-à-dire plus de sept fois l’étendue de la France. Les limites en sont tracées par les expéditions de Barth, Rohlfs et Nachtigal au nord, de Schweinfurth, de Baker, de Gordon, de Gessi et de Stanley à l’est, de Cameron et de Livingstone au sud, et de Tuckey, Du Chaillu, Güssfeld, Marche et Compiègne à l’ouest; c’est même l’un des principaux buts de la conférence de Bruxelles que de chercher le moyen de pénétrer enfin dans cette terra incognîta. Mais toute la région des grands lacs a déjà été explorée avec assez de soin pour qu’on puisse se faire une idée de l’avenir réservé dans ce pays aux tentatives de civilisation.

Pour arriver jusqu’aux lacs, suivons la route protégée désormais par le colonel Gordon, que le khédive vient de nommer gouverneur de la province du Haut-Nil, avec Khartoum comme résidence. Après cette ville, en remontant le fleuve, on sort de la région de l’éternelle sécheresse pour pénétrer dans celle où les pluies équatoriales couvrent le sol de la plus luxuriante végétation. Les crocodiles et les hippopotames abondent dans les eaux; les ignames, les serpens, les singes et les buffles, dans les forêts. Les rives du fleuve disparaissent cachées par les papyrus gigantesques et par l’ambatch, dont le bois est aussi léger qu’une plume, dit Schweinfurth. Entre les massifs des forêts s’étendent de vastes savanes où s’élèvent les monticules formés par les termites et les cases des nègres Shillouk. Entre la rivière des Girafes et le Nil Blanc, du 7e au 9e degré, ce n’est plus qu’un immense marais dont on n’aperçoit nulle part les limites. L’eau stagnante et chaude est entièrement remplie de papyrus et d’ambatch et couverte d’îles de plantes flottantes aquatiques. Les moustiques pullulent. L’air pesant, tout chargé de miasmes paludéens, engendre la fièvre et la dyssenterie. Aux approches de Gondokoro le terrain se relève, les montagnes apparaissent; le fleuve s’encaisse entre des rives où domine le gneiss. L’aspect du pays change complètement : on arrive dans la partie habitable de l’Afrique centrale. Le pays des Niams-Niams, de Mombuttu, de Madi, l’Ounioro et l’Uganda, où règne le fameux roi M’tesa, c’est-à-dire toute la région au nord des lacs Victoria et Albert, est, d’après les descriptions des voyageurs, un vrai paradis terrestre. Des arbres immenses, des palmiers, des figuiers, des acacias, forment des voûtes élevées, à l’ombre desquelles coulent d’innombrables ruisseaux. La végétation est si active qu’au bout de deux ans elle recouvre de fourrés épais les clairières où les indigènes mettent le feu pour obtenir quelques récoltes. Le bananier, le cocotier, qui donne de l’huile, atteignent des proportions inouïes. Cameron décrit des sycomores à l’ombre desquels cinq cents personnes campaient, et le baobab, le mammouth du règne végétal, a des proportions aussi gigantesques. La nature ne se repose jamais. Le soleil au zénith et l’eau toujours abondante permettent aux plantes de croître sans cesse et de donner des fleurs et des fruits en toute saison. Dans la région équatoriale, il pleut régulièrement pendant tous les mois de l’année, et dans la zone méridionale jusqu’au 17e degré il pleut en été comme en hiver.

L’altitude du plateau central, qui varie de 600 mètres à 1,300 mètres (le lac Victoria est à 1,120 mètres), tempère la chaleur, rafraîchit l’air, chasse les miasmes et permet les cultures des pays chauds en même temps que celles des pays tempérés. On y obtient les céréales de l’Europe aussi bien que la canne à sucre, le dourah, les mils et le riz; les épices de toute sorte, les huiles, les résines, le café, le coton, les plantes tinctoriales comme la garance et l’indigo, les plantes médicinales les plus variées, les bois de construction les meilleurs, les fruits les plus divers : les ananas, les figues, les dattes, les oranges et même la vigne. Parmi les minéraux, on trouve l’or, le fer, et, ce qui est plus important, le charbon, qui affleure en couches puissantes en divers endroits. Le climat est semblable à celui des sanitariums de l’Himalaya. Il paraît moins énervant que celui de l’intérieur de Java : la latitude est la même; mais le plateau africain est plus élevé et par conséquent moins chaud; or dans la région des plantations de café de Java, situées sur les collines, les Hollandais vivent et se multiplient, sans que la mortalité soit sensiblement supérieure à celle de l’Europe. Les explorateurs de l’Afrique qui y ont succombé à la maladie ont été emportés par les fièvres des régions basses de la côte et des marais de l’intérieur. Ceux qui ont parcouru le plateau des lacs comme Livingstone, Speke et Grant, Baker, Stanley, Cameron, Gessi, n’y ont pas contracté de maladies mortelles, quoiqu’ils aient été soumis à des privations et à des intempéries qui, sous notre climat, auraient ruiné les constitutions les plus robustes; couchant en plein air sur le sol détrempé, passant des semaines entières sans pouvoir se sécher, ni se reposer tranquillement, nourris irrégulièrement et souvent d’une façon insuffisante ou malsaine. Supposez des blancs établis à l’altitude de 800 mètres ou de 1,000 mètres dans de bonnes habitations et pourvus de tout ce qui est nécessaire, et certainement ils vivront beaucoup mieux qu’à Calcutta, à Bombay, à Singapore ou à Batavia, et même qu’à l’île Bourbon ou aux Antilles.

Un instant de réflexion suffit pour faire comprendre le magnifique avenir des colonies qui ne tarderont pas à s’établir dans l’Afrique centrale. D’où est venue la richesse des états du sud de l’Union américaine, de Cuba, de Saint-Domingue et du Brésil? On l’a créée en mettant en valeur la merveilleuse fertilité d’une terre fécondée par les rayons du soleil équinoxial, au moyen des bras d’une race adaptée à ce climat brûlant. Il y avait là cependant deux côtés très fâcheux : les bras étaient ceux d’esclaves qui ne travaillaient que par contrainte et par conséquent mal, et ces esclaves, il fallait les acheter très cher; c’était donc un capital sur lequel on devait compter l’intérêt et l’amortissement. Transportons les mêmes entreprises, cultures du sucre, du coton, du café ou du tabac, dans l’intérieur de l’Afrique, combien les conditions sont plus favorables ! La terre est plus fertile et la végétation incomparablement plus puissante. Le travailleur est sur place, il ne faut ni l’amener à grands frais au-delà des mers, ni le réduire en esclavage, ni l’acheter et l’entretenir. Les indigènes sont laborieux, soumis, intelligens. Déjà maintenant ils se livrent avec succès à tous les travaux de l’agriculture. Leur richesse en céréales et en bétail est très grande malgré l’insécurité permanente. Ils savent fondre le cuivre et même le fer, et ils en font des armes et des ustensiles de très bonne qualité. Le tannage des peaux, le tissage des nattes, l’art de filer, de tisser, de teindre le coton, sont très répandus, et beaucoup de leurs produits sont remarquables par la finesse et la solidité. Le nègre est peu inventif, mais il apprend vite, et, dirigé par des Européens, il ne serait pas inférieur à nos ouvriers ou à nos artisans. Les épreuves vraiment effroyables qu’ont supportées les porteurs de Grant, de Stanley et de Cameron prouvent qu’ils sont prêts à se soumettre aux plus durs travaux pour une rétribution souvent dérisoire. L’énergie déployée par les serviteurs de Livingstone, quand ils ont rapporté à la côte le corps de leur maître embaumé dans du sel, montre qu’ils sont capables d’un dévoûment qui va jusqu’à l’héroïsme. L’industrie agricole et manufacturière trouverait ainsi sur place toutes les matières premières, le travail à bon marché et le charbon pour les moteurs mécaniques. La production se ferait donc dans des conditions infiniment plus avantageuses que dans le pays où l’on maintient encore transitoirement l’esclavage, comme à Cuba et au Brésil, et même que là où l’on importe des coulies chinois, souvent au mépris des droits de l’humanité.

L’Afrique centrale, que l’on croyait naguère encore vouée à une stérilité complète, offre au contraire, dans ses phénomènes atmosphériques, dans sa faune et sa flore, une exubérance de vie et de puissance qui n’est égalée ni dans l’Inde ni même au Brésil. La quantité d’eau qui y tombe est plus grande que partout ailleurs. Le soleil, en passant alternativement de l’un à l’autre tropique, promène sur cette région une zone de nuages et les ondées fertilisantes qu’elle produit. Il en résulte une végétation d’une vigueur qui rappelle celle de l’époque carbonifère, et comme aux âges géologiques, les grands herbivores, éléphans, rhinocéros, hippopotames, buffles, derniers survivans de l’ancien monde, y abondent. La quantité d’ivoire que l’Afrique exporte représente la destruction annuelle de 30,000 éléphans. Rien non plus n’égale la richesse hydrographique de ce pays. Pour nous en faire une idée, jetons d’abord un coup d’œil sur ses lacs.

Quand on quitte Lado, qui remplace maintenant Gondokoro, par 5 degrés de latitude nord, et qu’on remonte le Nil, on le voit pénétrer dans une région montagneuse d’où lui vient le nom arabe de Bahr-el-Djebel, fleuve des montagnes. Il y forme des rapides qui interrompent la navigation près de la station égyptienne de Duffli. Bientôt après, dans une vaste fissure qui se poursuit vers le sud jusqu’aux lacs Tanganyka et Nyassa, s’étale le lac Mwoutan, que les Anglais nomment Albert en l’honneur du prince consort. D’après les explorations toutes récentes de l’ingénieur italien Gessi, lieutenant du colonel Gordon, il est situé à l’altitude de 670 mètres. Il mesure environ 220 kilomètres de longueur sur une largeur de 35 à 90 kilomètres. Il est borné à l’est par les hauteurs de l’Unioro, qui se dressent en falaises verticales de granit, de gneiss et de porphyre de plus de 300 mètres de hauteur, et à l’ouest par les Montagnes-Bleues, qui élèvent leurs cimes jusqu’à 1,800 mètres au-dessus de ses eaux. Le lac Albert est si encaissé que la plupart des rivières qui s’y déversent forment des chutes magnifiques. Vers le sud, il se termine en un vaste marécage où Gessi n’a pu pénétrer. Mais vers le nord ce voyageur a fait une découverte qui serait d’une immense importance, si ses prévisions venaient à se réaliser. Immédiatement à sa sortie du lac, le Nil se bifurque, et un bras se dirige vers le sud-ouest. On croit qu’il n’est autre que l’Iei, qui, en passant par le pays des Niams-Niams, rejoint le fleuve principal là où il forme le marais des îles flottantes. S’il en était ainsi, on pourrait peut-être éviter les rapides de Duffli et établir une navigation ininterrompue entre la Méditerranée et le lac Albert. Ce serait un avantage incalculable pour le commerce et pour la civilisation. Grâce aux annexions presqu’entièrement pacifiques faites par sir Samuel Baker et par le colonel Gordon, l’Egypte s’étend désormais jusqu’au lac Albert et devient ainsi un des grands empires du monde, car du fond de ce lac, qui se trouve précisément sous l’équateur, jusqu’à Alexandrie il y a 31 degrés ou plus de 3,000 kilomètres, ce qui fait quatre fois la longueur de la France, de Dunkerque aux Pyrénées.

A une quarantaine de lieues à vol d’oiseau du lac Albert, on rencontre le lac Victoria-Nyanza ou Oukérewé, la mer intérieure de l’Afrique. Sa superficie est de 84,000 kilomètres carrés, c’est-à-dire que, pour s’en faire une idée, il faut se figurer une nappe d’eau qui couvrirait toute la Suisse, plus la Lombardie et la Vénétie. Le lac Victoria est parsemé de grandes îles. A l’ouest, il est borné par la région alpestre d’Ouganda et de Karagwé, qui le sépare de l’Albert, et à l’est par le pays d’Ougejeia et d’Ourouri. Au nord se trouve le pays du roi M’tesa, dont la capitale, Dubaga, occupe une situation admirable dominant les eaux bleues de la baie Murchison. M’tesa a toujours bien accueilli les voyageurs européens qui l’ont visité, et il a même demandé qu’on lui envoie des missionnaires et des artisans pour initier son peuple à la civilisation européenne. Cependant j’ai entendu soutenir par le marquis de Compiègne, qui vient d’être tué si malheureusement en duel au Caire, que M’tesa avait fait assassiner traîtreusement Linant de Bellefonds par l’escorte même qu’il lui avait donnée. Les deux grands lacs sont réunis par une rivière que l’on peut considérer comme la continuation du Nil, aussi l’a-t-on appelée le Nil-Victoria; mais, comme la différence d’altitude entre le lac Albert, à 670 mètres, et le lac Victoria, à 1,120 mètres, est de 450 mètres, cette rivière n’est pas navigable. A peine sortie de la baie Napoléon, elle forme les chutes Ripon et les rapides d’Isamba. Après avoir reçu un affluent qui sort de vastes marais, le Luadcherri, elle traverse le lac Ibrahim, découvert par Long en 1874. Grossie des eaux du Kafour, qui vient des montagnes de l’Ouganda, elle se resserre bientôt entre des rives escarpées. Après les chutes de Karuma, elle forme encore, sur une étendue de 30 kilomètres, huit rapides ou cascades. Enfin, avant d’arriver au lac Albert, elle se précipite d’une hauteur de 20 mètres. Cette chute, nommée Murchison, entourée d’une végétation admirable, en vue du beau lac qui s’étend au-dessous et des Montagnes-Bleues, qui couronnent l’horizon, constitue, d’après Baker, le plus merveilleux paysage qu’on puisse contempler.

il n’y a plus de doute maintenant, c’est le Victoria-Nyanza, et non le Tanganyka, qui est le réservoir supérieur du Nil ; mais quel est celui de ses nombreux affluens qui peut revendiquer l’honneur d’être vraiment la source du fleuve? On a cru d’abord que c’était le Kadjera, qui forme deux lacs alpestres, le Windermere et l’Akenyara, et qui descend du haut plateau de l’Ouzinza. Aujourd’hui on pense que la vraie source du Nil est le Schimyu, qui vient du sud et qui apporte dans le golfe Speke, au sud-est du lac Victoria, une masse d’eau plus considérable que le Kadjera. A 1 degré sud de la ligne s’étend entre les deux grands lacs la région montagneuse d’Arikori et de Rouanda, récemment visitée par Stanley. C’est un pays admirable. Au fond de vallées toujours verdoyantes se précipitent d’innombrables torrens, et dans les nues surgissent des pics élevés de 4,000 à 4,500 mètres, comme le Combiro et le Gambaragara. Ce sont les escarpemens des Alpes et les frais paysages du Tyrol sous les feux du soleil équatorial. On y jouit en même temps de l’air vivifiant des hautes stations de l’Europe et de l’égalité du climat de la zone équinoxiale. On ne peut rien souhaiter de mieux pour entretenir la santé et pour favoriser le travail. Des populations d’origine européenne pourraient donc y vivre et s’y développer.

Immédiatement au-dessous du lac Albert, à 3 degrés sud de l’équateur, s’étend le lac Tanganyka, découvert par Button et Speke en février 1858. Comme le lac de Côme, il a presque l’aspect d’un énorme fleuve, car, sur une longueur de 670 kilomètres, sa largeur est souvent réduite à 20 ou 30 kilomètres, et elle ne va guère au-delà de 100. Sa superficie, qui est de 37,000 kilomètres carrés, est ainsi moitié moindre que celle du Victoria; elle est cependant encore aussi étendue que tout le Portugal. Le Tanganyka est situé dans le prolongement de la fissure où se trouve le lac Albert, et comme son élévation au-dessus du niveau de la mer dépasse d’environ 150 mètres celle de l’Albert, Livingstone et Grant avaient cru d’abord qu’il y déversait ses eaux et qu’ainsi il était la vraie source du Nil. Le lac reçoit plus de cent cours d’eau qui s’y précipitent, la plupart sous forme de torrens, tant ses bords se relèvent rapidement. En 1871, Livingstone et Stanley visitèrent avec soin l’extrémité nord du lac où devait se trouver la sortie supposée du Nil. Au lieu d’un émissaire, ils y virent déboucher une petite rivière, le Ruzizi, qui y apportait les eaux du lac de Kiro. La question se trouvait ainsi tranchée : le Tanganyka n’appartenait pas au bassin du Nil; mais par où donc s’écoulait le surplus de ses eaux? En 1873, Cameron résolut la question. Visitant avec soin toutes les anses et les affluens du lac, il découvrit enfin vers le milieu de la rive occidentale une rivière, le Lukuga, qui, au lieu d’y entrer, en sortait. La végétation aquatique y était si abondante qu’il lui fut impossible de suivre en barque le cours du Lukuga; mais il constata, dans son voyage vers Nyangwé, que cet émissaire du lac se jette dans une grande rivière, le Lualaba, qui n’est lui-même, d’après toutes les probabilités, que le Congo ou Zaïre. Une série d’autres lacs situés dans la même région alimentent encore ce fleuve puissant : ce sont le Bangweolo, aux bords duquel Livingstone a succombé, le Moero, le Kamalondo, étages les uns au-dessus des autres et reliés par la rivière Luapula, le lac Kassali, aperçu par Cameron, le Langi et le Sankorra, dont l’intrépide voyageur n’a pu approcher, malgré tous ses efforts.

A peu de distance de l’extrémité méridionale du Tanganyka, mais à 200 mètres plus bas, s’ouvre le Nyassa, qui remplit la même fissure du terrain, car il a la même largeur environ et la même direction du nord au sud, inclinant un peu vers l’est. Comme le Nyassa est moitié moins long, il n’a que 1,500 kilomètres carrés de superficie. Il se déverse dans le Zambèse par le Chiré, dont le cours, traversant une région montagneuse, est des plus accidenté. Le Nyassa n’étant pas très éloigné de la côte de Mozambique, on y arrive plus facilement qu’aux autres lacs. C’est sur sa rive méridionale que les missions écossaises ont établi la station de Livingstonia, qui est en pleine prospérité et qui possède même un petit vapeur pour parcourir le lac et entraver ainsi la traite dans toute cette région. Ajoutez encore les lacs Baringo et Manyara, l’un au nord, l’autre au sud du Kilimandjero et du Kenia, qui élèvent à plus de 6,000 mètres, sous l’équateur même, leurs cimes couvertes de neiges éternelles. Nulle part au monde on ne rencontre autant de mers intérieures, qui toutes se prêtent admirablement à devenir des centres de civilisation. C’est le tableau de la Suisse, mais dans des proportions gigantesques. Déjà l’antiquité savait que le Nil prend sa source dans des lacs situés au centre du continent. Marinus de Tyr et Claudius Ptolémée, au IIe siècle après Jésus-Christ, avaient entendu parler par les trafiquans arabes de deux lacs dont ils fixent la situation vers le parallèle de l’île Menuthias, aujourd’hui Zanzibar, c’est-à-dire d’une façon très exacte. La Tabula alinamuniana de l’an 833 et la carte d’Abul-Hassan de l’an 1008 indiquent deux lacs, tandis que la Tabula rotunda Rogeriana de 1154 et la carte de P. Assianus en portent trois qui correspondent assez bien aux lacs Albert, Victoria et Tanganyka[3]; mais c’est depuis vingt ans seulement, et grâce aux découvertes de Grant, Burton, Speke et Livingstone, que l’on a pu s’assurer de l’exactitude de ces indications anciennes dont on commençait même à douter, car depuis le siècle dernier les cartographes, qui se piquaient de s’en tenir aux données positives, laissaient tout le centre de l’Afrique en blanc.

De ce plateau central, si admirablement pourvu sous le rapport hydrographique, descendent trois des plus puissans fleuves du monde. Depuis sa source jusqu’à la Méditerranée, le Nil mesure en ligne droite 3,900 kilomètres, ce qui suppose une longueur réelle supérieure à celle du Mississipi et de l’Amazone. Rien de plus étrange que ce fleuve, qui dans sa partie supérieure se ramifie dans tous les sens et est alimenté par une série de lacs et par d’innombrables affluens, et qui, depuis qu’il reçoit en Nubie l’Atbara venant des hauteurs de l’Abyssinie, coule en plein désert, sans que même le moindre ruisseau vienne y apporter le tribut de ses eaux. D’après les calculs de Schweinfurth, le bassin fluvial du Nil comprend 8,260,000 kilomètres carrés, tandis que celui de l’Amazone n’en mesure que 7 millions, et celui du Mississipi à peine 3 millions, et bientôt les lieutenans de Gordon feront flotter le drapeau égyptien sur cet immense territoire. Le Congo surpasse les autres fleuves par la masse prodigieuse d’eau qu’il précipite dans l’Océan-Atlantique. A son embouchure, il a 2,950 mètres de largeur, et la pro- fondeur vraiment incroyable de 380 à 400 mètres. Son courant va jusqu’à 7 kilomètres à l’heure, et son débit, de 51,000 mètres cubes par seconde, est si énorme que le fleuve ne se confond définitivement avec la mer qu’à 100 kilomètres du rivage, et qu’à 12 kilomètres l’eau est encore complètement douce. Ce débit, deux cents fois plus considérable que celui de la Seine à Paris[4], reste à peu près constant, ce qui semble indiquer que le fleuve reçoit des affluens des deux côtés de la ligne, de sorte que ce sont tantôt les affluens du nord, tantôt ceux du sud qui grossissent, suivant que le soleil provoque les pluies alternativement dans l’une ou l’autre zone. Le voyage du brave et infortuné Tuckey en 1816 n’avait fait connaître le Congo que jusqu’aux chutes de Jelala, et depuis lors on n’avait pas pénétré plus avant. Les découvertes de Cameron semblent désormais avoir mis hors de doute l’identité du Congo avec le Lualaba, et dès lors sa source se trouverait dans la rivière Tchambezi, dans le pays de Bemba, visité par Livingstone, entre les lacs Nyassa et Tanganyka, non loin des sources du Nil.

Le Zambèse est la troisième des grandes artères qui descendent de l’Afrique centrale. C’est Livingstone qui en a déterminé le cours. Il est moins long que le Nil et il roule moins d’eau que le Congo, mais il offre des aspects plus pittoresques. Sortant du lac Dilolo sous le nom de Liba, il se dirige vers le sud, arrose le pays des Makololos sous le nom de Liambey, et, après avoir reçu le Tchobé venant de l’ouest, arrive au plateau granitique des Batokas. Là, précipitant d’une hauteur de 450 mètres dans une étroite crevasse la nappe immense et jusque-là épanchée de ses eaux, il forme la fameuse cascade si bien nommée par les indigènes Mosiwatanja, c’est-à-dire fumée tonnante, à laquelle Livingstone a donné le nom plus banal de chute Victoria. Avant de se jeter dans l’Océan indien, entre Quilimane et Sofala, le fleuve s’encaisse, traverse la passe de Lupata et reçoit par le Chiré le surplus des eaux du lac Nyassa. Enfin à l’ouest du lac Albert, dans le pays de Mombuttu, Schweinfurth a découvert un fleuve mystérieux, l’Uelle, qui, sortant du revers occidental des Montagnes-Bleues, a déjà, non loin de sa source, une largeur de 250 mètres et un débit considérable. Où l’Uelle déverse-t-il ses eaux? Schweinfurth croit qu’il forme le cours supérieur du Schari, le principal affluent du lac Tsad, et en ce cas il ne pourrait être d’une grande utilité pour le commerce; mais il peut être aussi un affluent du Congo ou la source de l’Ogowai, dont la partie inférieure a été récemment explorée par Compiègne et Marche[5], mais dont le cours supérieur est encore complètement inconnu. Dans ce dernier cas, il ne pourrait manquer d’offrir plus tard des facilites pour les relations à établir avec cette vaste région qui, située entre le golfe de Guinée et les grands lacs, est encore complètement inexplorée.

D’après le commandant Cameron, c’est en remontant les grands fleuves qui viennent du plateau central que le commerce et la civilisation y pénétreront le plus facilement; malheureusement le continent africain présente une particularité qui ne se rencontre guère ailleurs et qui met obstacle à une navigation régulière. A très peu de distance des côtes, le terrain se relève brusquement en un massif montagneux, et les rivières, au lieu d’y avoir creusé, comme dans les autres contrées, un lit en pente douce, en descendent sous forme de rapides et de chutes. Il faudrait franchir ces obstacles par des portages qu’un tramway remplacerait avantageusement. Au-delà, de petits steamers en acier, très légers et d’un faible tirant d’eau, porteraient les voyageurs et les marchandises jusqu’au cœur du continent. On pourrait même, prétend Cameron, passer ainsi d’un océan à l’autre, car le Zambèse et le Congo sortent également des plaines marécageuses du lac Dilolo, et à l’époque des pluies leurs sources sont réunies. Tout le pays ressemble alors à une gigantesque éponge, et les cours d’eau sont si nombreux que Living- stone en a compté trente-deux sur une distance de 112 kilomètres. Cameron en a relevé quatre-vingt-dix-sept se jetant dans le Tanganyka, dont plusieurs sont très importans et formés eux-mêmes par de nombreux affluens. On a comparé très justement les mailles serrées de ce réseau hydrographique aux innombrables veinules qui se ramifient sous l’épiderme du corps humain. L’abondance des eaux est telle que les rivières sont navigables presque dès leur source et qu’un canal de quelques lieues suffirait pour réunir le bassin du Congo à celui du Zambèse. Récemment le gouvernement portugais a accordé l’autorisation de faire naviguer des bateaux à vapeur sur ce dernier fleuve, et la station de Livingstonia possède un petit steamer, le Ilala, sur le Nyassa. Si la branche encore inexplorée du Nil, l’Iei, n’est pas interrompue par des rapides, de petits bâtimens à marche rapide remonteront facilement de la Méditerranée jusqu’au fond du lac Albert. Déjà, en janvier 1876, le colonel Gordon a fait transporter et rassembler au-delà des rapides de Duffli toutes les parties d’un steamer de 15 mètres de longueur et de deux barques en fer, au moyen desquels Gessi a exploré tout le lac Albert. A la fin de juillet de la même année, un second vapeur a accompli le premier voyage, de Duffli jusqu’à Magongo, sur le Nil-Victoria, jusqu’aux limites des états du roi M’tesa sur le lac Victoria. Comme Gordon s’était rendu, au printemps de 1874, en moins de six semaines, du Caire à Gondokoro, on peut affirmer qu’aujourd’hui déjà il est possible d’arriver, par l’Egypte, en deux mois, jusque dans la région des grands lacs, sans aucun danger.

Parmi les routes de terre, la plus fréquentée est celle qui va de Bagamoyo à Ujiji, sur le Tanganyka. Elle est régulièrement parcourue par les caravanes que les trafiquans arabes de l’intérieur expédient vers la côte, et c’est celle que tous les explorateurs partis de Zanzibar ont suivie. Cameron pense qu’un chemin de fer à petite section, avec un matériel très léger, pourrait être établi au prix de 15,000 à 20,000 francs par kilomètre, et qu’au bout de peu de temps il paierait l’intérêt. En attendant, une route très facile paraît devoir s’ouvrir par le lac Nyassa. Le steamer de la mission Livingstonia transporterait les explorateurs au nord du lac. De là, en remontant la petite rivière Rooma, on arriverait bientôt aux sources de la Kirumbwe, qui se déverse dans le Tanganyka. La distance entre les deux lacs ne semble pas dépasser une trentaine de lieues. Par le nord du Tanganyka, la rivière Ruzizi et le lac Kivo, on atteindrait le lac Albert, qui n’est qu’à 80 lieues du fond du Tanganyka. Ce serait évidemment le tracé que devrait suivre le fil télégraphique, car il serait presque constamment immergé et ainsi mis à l’abri des indigènes et des fauves ; un petit nombre de stations suffirait pour le protéger. Mais la vraie ligne d’approche, pour rattacher d’une manière ininterrompue l’Afrique centrale aux régions déjà colonisées de l’Afrique australe, c’est évidemment par le Transvaal, le plateau du Monomatapa, Teté sur le Zambèse, et le Nyassa. La distance à franchir est d’environ 6 degrés, ou 150 lieues, par un pays élevé et à l’abri des fièvres si dangereuses de la côte, qui ont enlevé dès le début deux des compagnons de Cameron, Mossat, le neveu de Livingstone, et le docteur Dillon, quoiqu’ils se crussent parfaitement aguerris. Un Français, le docteur Émilien Allou, vient précisément d’accomplir un voyage entre la république sud-africaine et le Zambèse, pendant lequel il a réuni des collections très intéressantes par les espèces nouvelles qui s’y trouvent. Supposez la république des Boers du Transvaal rentrée dans la fédération du Cap, il suffirait que l’Angleterre établît quelques stations entre le Limpopo et le Zambèse pour que le flot de l’émigration qui féconde le Natal se déversât de ce côté. En peu d’années, l’influence anglo-saxonne traverserait l’Afrique de part en part et rattacherait définitivement à la civilisation la magnifique région des grands lacs. Cette conquête pacifique n’aurait rien d’exclusif, car il y a place pour les hommes entreprenans de toutes les nations[6]. Qu’on ne s’imagine pas que ceci soit un rêve. L’avenir qui attend les stations européennes dans cette région est assuré par le succès des postes arabes de l’intérieur. A Kazeh dans l’Unyanyembe, à Kawélé au bord du Tanganyka, à Kwakasonga sur le Lualaba, les trafiquans arabes ont des résidences permanentes. Ils y vivent dans une grande aisance; ils ont de vastes maisons, des troupeaux, de la volaille, des esclaves. Par les caravanes qu’ils envoient régulièrement à la côte, ils font venir du café, du thé, du sucre, des armes, des étoffes. Même dans une région beaucoup moins accessible, à Kyangwé, bien au-delà du Tanganyka, Cameron a trouvé un Arabe, Jumat Mericani, faisant des échanges à la fois avec Zanzibar et avec Benguela, c’est-à-dire avec les côtes des deux océans.

Les indigènes sont d’un naturel exceptionnellement doux et pacifique, car, quoique les étrangers venus dans le pays n’y apparaissent guère que pour faire la chasse aux esclaves, ruiner les villages et les dépeupler, presque partout les voyageurs anglais ont pu se procurer des vivres au prix ordinaire, et s’ils ont été volés, c’est presque toujours par leurs propres porteurs. Les cultures sont très bien entendues et faites avec soin, et les hommes y travaillent presque tout le jour. Quand le pays n’est pas dévasté par la guerre, la population augmente et la jungle se défriche rapidement. Cameron en cite un exemple remarquable. Quand Burton et Speke se dirigèrent vers l’intérieur, dans le voyage où ils découvrirent le Tanganyka, en 1857, ils eurent beaucoup de peine à traverser le pays de Mgunda-Mkali. L’eau manquait, la jungle était presque infranchissable, et beaucoup de porteurs y périrent. Lorsque Cameron y arriva en 1873, tout était changé. Une tribu des Wanyamwési, refoulée par des guerres locales, s’était fixée dans la contrée; au milieu de la forêt, elle avait construit des villages, creusé des puits et converti la jungle en champs parfaitement cultivés. L’aspect du pays était ravissant ; il ressemblait aux beaux sites des parcs anglais. Des stations européennes trouveraient donc autour d’elles les moyens de vivre dans l’abondance, et si, en se multipliant, elles parvenaient à rendre moins fréquentes les guerres de tribu à tribu qui désolent le pays, le progrès serait assuré, et le bien-être augmenterait rapidement.

Un autre exemple du succès qui attend le colon dans ces contrées longtemps considérées comme inabordables nous est fourni par les aventures dont M. Bonnat a récemment fait le récit à la Société de géographie de Paris. En 1866, M. Bonnat faisait partie d’une expédition placée sous le commandement du capitaine Charles Girard, qui avait résolu de remonter le Niger. M. Girard ayant renoncé à l’entreprise, M. Bonnat pénétra seul dans l’intérieur de la Guinée, et fit des affaires très lucratives. Le village où il habitait fut attaqué et pris par les Achantis. Conduit à Coumassie, dans la capitale, il fut d’abord traité très durement ainsi que deux compagnons de captivité, un Allemand et sa femme. Bientôt le roi le prit en affection et lui accorda sa faveur. M. Bonnat resta là cinq ans, comblé de bienfaits. Sa demeure fut reconnue comme un lieu de refuge inviolable. Il apprit la langue des indigènes et constata qu’ils faisaient un commerce important avec une grande ville de l’intérieur, Salaga, qui reçoit des objets du Sahara et même de la Tunisie. Quand les Anglais firent la guerre aux Achantis, le roi résolut de le mettre à mort. Il fut attaché à un arbre et allait être décapité lorsque heureusement les marins entrèrent dans Coumassie. En 1874, il repartit pour l’Afrique afin de s’établir dans cette ville de Salaga, dont il avait entendu dire des merveilles. Il parvint à remonter la rivière le Volta, malgré ses rapides, et à vaincre les résistances des chefs indigènes; il a ouvert ainsi une voie nouvelle au commerce. Il est le premier Européen qui soit arrivé à Salaga, ville de plus de 40,000 habitans, située dans la haute Guinée, en arrière du Dahomey et des Achantis. Il y a fondé un comptoir et réalisé des bénéfices considérables. Il y achète l’ivoire à 1 fr. 20 le kilogramme, et vend 730 fr. la tonne le sel, qui s’obtient en Europe à 50 fr. La poudre d’or, qui a donné son nom à la Côte-d’Or, y abonde dans le sable des rivières. M. Bonnat est revenu en Europe pour en rapporter des moyens d’exploitation perfectionnés; il repart dans peu de jours avec M. George Bazin, le fils de l’inventeur de la drague si ingénieuse dont on s’est servi pour retirer l’argent du fameux galion espagnol coulé dans la baie de Vigo. M. Bonnat n’a jamais été malade là-bas, parce qu’il s’est nourri comme les indigènes, et pourtant le climat de la Guinée est plus malsain que celui de la région des grands lacs.

Le fléau de l’Afrique, c’est le commerce des esclaves. Pour s’en procurer, on organise de véritables chasses à l’homme. Les trafiquans arabes vers la côte de l’Océan indien, les métis portugais du côté de l’Océan-Atlantique, exécutent ces chasses avec le concours des chefs indigènes. Ceux-ci, pour se procurer des colonnades, des verroteries ou des armes, livrent leurs propres sujets ou assaillent les tribus voisines. Il en résulte des guerres d’extermination. Les chasseurs d’hommes attaquent subitement un village, tuent ceux qui résistent et s’emparent de tous ceux qui n’ont pas fui, hommes, femmes et enfans. Une partie de ces captifs sont dirigés vers la côte et transportés en Égypte et en Arabie, d’autres sont vendus sur les marchés intérieurs pour exécuter les travaux agricoles et domestiques; d’autres enfin servent d’intermédiaire aux échanges, de véritable monnaie. Dans toute la région entre la côte du Congo et le Tanganyka, le prix des objets est évalué en têtes d’esclaves comme autrefois il l’était en Europe en têtes de bétail. A différentes reprises, Cameron ne put rien se procurer parce qu’il n’avait pas la seule monnaie que l’on voulait recevoir en paiement. Les trafiquans se rendent dans les régions où l’ivoire est abondant et ils achètent en payant avec des esclaves. Pour revenir de Nyangwé à Benguela, Cameron a été obligé de faire la route avec des métis portugais qui emmenaient vers Bihé des troupeaux de ces malheureux[7].

A mesure que le commerce pénètre à l’intérieur et que les chefs contractent de nouveaux besoins, le fléau s’étend et fait plus de victimes. Pour dix esclaves qui arrivent à destination, cent individus périssent dans l’assaut des villages et le long de la route. Pour fuir les chasseurs d’esclaves, les indigènes abandonnent leurs habitations, se cachent dans la jungle, et retournent à l’état sauvage. Cameron a trouvé partout de ces infortunés dans les forêts qui bordent le Tanganyka. Livingstone a tracé un tableau navrant des ravages produits par la traite. En 1851, quand il visita la région du Nyassa, il y trouva une population nombreuse, cultivant avec soin un sol fertile et vivant dans un grand bien-être. Le climat était si beau, et les indigènes si doux, si laborieux, qu’il songea dès lors à y établir la colonie qui s’y est fondée récemment sous son nom. Dix ans après, quand il repassa dans le même pays, il ne le reconnut plus. Les villages avaient été brûlés, les cultures étaient abandonnées; les habitans avaient disparu, tués, emmenés ou cachés dans les jungles. Les ruisseaux, les buissons étaient encore remplis de cadavres et aux arbres pendaient des corps de femmes horriblement mutilés. Dans les derniers temps de sa vie, Livingstone était sans cesse poursuivi par ces horribles images. « Quand j’ai essayé, écrit-il peu de temps avant sa mort, de rendre compte de la traite dans l’est de l’Afrique, j’ai dû rester très loin de la vérité de peur d’être taxé d’exagération; mais en surfaire la cruauté et les calamités qui en résultent est impossible. Le spectacle que j’ai eu sous les yeux, — incidens communs de ce trafic, — est tellement révoltant, que je m’efforce sans cesse de l’effacer de ma mémoire. Je parviens à oublier parfois les souvenirs les plus pénibles, mais souvent les scènes épouvantables auxquelles j’ai assisté se représentent à mes yeux malgré moi, et me réveillent en sursaut, frappé d’horreur, au milieu de la nuit. »

« L’Afrique, dit Cameron, perd son sang par tous les pores. Un pays d’une fécondité inouïe, qui ne demande que du travail pour devenir le premier centre de production du monde, est dépeuplé par la traite et par les massacres qui l’accompagnent. Si rien ne vient mettre un terme à ces guerres d’extermination, le pays deviendra un désert absolument impénétrable pour les commerçans et les voyageurs. C’est une honte pour le XIXe siècle que de pareilles horreurs puissent continuer. Il est incompréhensible que l’Angleterre, dont les manufactures manquent de travail, laisse échapper une occasion si favorable d’ouvrir à ses produits un débouché aussi important. » Dans le consciencieux ouvrage de M. Berlioux, la Traite orientale, nous voyons que cet odieux trafic a encore, outre la région au sud de l’équateur, deux autres centres. C’est d’abord le Soudan, dont les esclaves sont amenés sur le grand marché de Kouka, dans le Bournou, et ensuite acheminés vers Mourzouk, capitale du Fezzan, et ainsi vers la Tunisie et Tripoli; en second lieu, c’est le Haut-Nil. Les cruautés commises dans cette contrée ont été souvent décrites par les nombreux voyageurs européens qui ont visité le pays, et récemment encore on pouvait accuser justement les autorités égyptiennes de Khartoum de tolérer et souvent même de favoriser la traite[8]. Des marchands arabes et des aventuriers européens s’avançaient dans le pays des Shillouks, des Dinkas et des Djours jusque vers Gondokoro, sous prétexte de chasser l’éléphant et d’acheter de l’ivoire. Ils commandaient une troupe de 200 à 300 mécréans bien armés, construisaient un séribah ou camp retranché ; de là ils opéraient des razzias parmi les tribus environnantes, incapables d’opposer une résistance sérieuse. Baker estimait le bénéfice moyen annuel de chaque séribah à 450 esclaves par an. Les chasseurs d’hommes reçoivent du patron une solde en têtes d’esclaves. On estime que la traite enlevait naguère encore de cette région seule 30,000 nègres par an, qui s’écoulaient dans tous les pays musulmans. Cela supposait une destruction d’environ 200,000 vies humaines. Le total des malheureux réduits en captivité et surtout égorgés dans les razzias doit être bien supérieur à un demi-million.

Heureusement deux faits tout récens font espérer que la traite cessera dans toute la moitié occidentale de l’Afrique. Il y a quelques jours, le colonel Gordon, partant pour aller prendre à Khartoum le commandement de toutes les forces égyptiennes sur le Haut-Nil, a annoncé sa détermination de mettre à tout prix un terme à la traite, et, s’il ne succombe pas, il n’y a pas à douter qu’il n’y parvienne. On se rappelle qu’en 1873 sir Bartle Frere, à la tête d’une flottille anglaise, a arraché au souverain de Zanzibar la promesse de ne plus tolérer la vente et l’exportation des esclaves par ses états. Depuis ce temps, la traite se faisait par Kilwa; mais récemment le consul-général d’Angleterre, le docteur Kirk, a obtenu du sultan une proclamation qui déclare illégal l’équipement de toute caravane destinée au commerce des esclaves et qui menace de confiscation tous ceux qui arriveraient à la côte. L’édit ayant été rigoureusement mis à exécution, les bandes de captifs déjà en route vers la côte ont dû être ramenées vers l’intérieur. Les prêteurs d’argent refusent d’aventurer leurs capitaux dans des entreprises dont le résultat est si chanceux. Une expédition où 1 million de francs avait été engagé a abouti à une perle totale. La traite est donc pour le moment suspendue tout le long de la côte de Zanzibar[9]. D’après une note manuscrite du brave capitaine Young, qui commande la station Livingstonia, sur le Nyassa, des résultats inespérés ont été obtenus. Ordinairement 10,000 esclaves passaient par l’extrémité sud du lac, en route vers la côte. En 1876, seulement 88 de ces malheureux sont parvenus à destination par cette voie. Si par ces mesures énergiques on parvient à rendre les opérations de la traite trop chanceuses pour être profitables, il est probable que les marchands arabes y renonceront; mais, comme le fait très justement remarquer M. Horace Waller, il en résultera un grand danger pour les relations ultérieures avec le centre de l’Afrique. Les chefs indigènes et les trafiquans arabes qui résidaient dans cette région vont se trouver subitement privés des moyens de se procurer les cotonnades, les verroteries, les armes et les autres objets qu’ils payaient par l’exportation des esclaves. Ce n’est pas avec l’ivoire et le tabac seulement qu’ils peuvent donner la contre-valeur de leurs achats. Ils seront exaspérés de voir leur commerce anéanti, et très probablement ils chercheront à s’en venger sur les voyageurs et les missionnaires, qu’ils rendront responsables de la suppression de la traite. Le seul moyen d’échapper à ce péril, c’est de mettre à exécution l’idée du roi des Belges et de demander au centre de l’Afrique des produits du sol en échange des marchandises européennes. La plupart des chefs, affirme M. Waller, qui a été longtemps en relation avec eux, comprennent très bien que la chasse à l’homme et les massacres qui en résultent ruinent leur pays, et ils seraient heureux de voir un commerce régulier remplacer l’odieux trafic de chair humaine.

Même dans l’état actuel, les denrées d’exportation ne manqueraient pas, si les moyens de transport n’étaient pas si coûteux. Quand il faut tout porter à dos d’hommes, il n’y a que l’ivoire, l’or, les gommes ou les esclaves qui se transportent eux-mêmes, qu’on peut expédier avec profit jusqu’à la côte. Avec des bateaux à vapeur, un tramway ou un service d’éléphans, le commerce prendrait un développement extraordinaire. Dans le dernier chapitre de son livre, le commandant Cameron énumère les principaux produits que l’on pourrait exporter. C’est le sucre, car la canne prospère là où l’eau ne manque pas, — le coton qu’on cultive partout, et qui croît à l’état sauvage dans diverses provinces, notamment dans l’Ufipa, — l’huile de palme, qui abonde dans tout le bassin du Lualaba jusqu’à la hauteur de 700 mètres, — le café, qui croît spontanément dans le Karagwé et ailleurs et dont la fève aux environs de Nyangwé a la grosseur et la saveur du moka, — le tabac, cultivé un peu partout et qui dans l’Ujiji est de toute première qualité, — le sésame et l’huile de ricin, toutes les épices, le riz, le sorgho, le copal, le caoutchouc, le maïs, la banane, le chanvre, la cire, les peaux, le cuivre, l’or, le cinabre et l’argent, telles sont les principales richesses que recueillent déjà les indigènes, sans compter celles que l’œil de l’Européen découvrirait et que sa main mettrait en œuvre. L’exemple de M. Bonnat montre les chances de succès qui attendent les hommes entreprenans qui, appuyés par la Société internationale d’exploration, iraient se fixer dans cette magnifique contrée.

La centième partie des efforts qu’a coûtés la conquête de l’Inde suffirait pour fonder ici un empire plus grand, plus productif, moins coûteux à administrer et moins exposé aux compétitions de l’étranger. La terre vierge de l’Afrique centrale est autrement féconde que celle de l’Hindoustan, déjà appauvrie par des milliers d’années de culture épuisante. Régulièrement et bien plus abondamment fertilisée par les pluies équinoxiales, elle n’est jamais exposée à ces sécheresses qui produisent périodiquement de si cruelles famines dans les provinces de la grande colonie anglaise. Le nègre est un travailleur agricole bien plus vigoureux que l’Hindou, et, partout où règne un peu de sécurité, la population se multiplie rapidement et les bras abondent. Dans toute la région des grands lacs, les villages se touchent; leurs terres sont cultivées avec grand soin, et ceux qui les font valoir sont mieux nourris que les ouvriers ruraux de l’Europe. Il s’ouvrirait donc ici pour les produits de nos manufactures un débouché plus vaste que celui de l’Inde et de l’Australie réunies.

Ce qu’il y a de beau dans le dessein poursuivi par la conférence de Bruxelles, c’est qu’il s’agit non pas de conquérir l’Afrique centrale par la force, au profit d’un seul état, mais de faire entrer cette immense région dans le grand courant de la civilisation, par la paix et le commerce, au profit de l’humanité tout entière. L’organisation de l’œuvre fondée à Bruxelles, les nobles paroles prononcées par le roi Léopold en inaugurant ses travaux, font parfaitement ressortir le caractère international de l’entreprise. À la tête se trouve un comité exécutif composé d’un président, qui n’est autre que le roi des Belges lui-même, et de trois membres, qui sont M. de Quatrefages pour la France, le docteur Nachtigal pour l’Allemagne et sir Bartle Frere pour l’Angleterre; il s’adjoindra deux délégués de chaque comité national qui s’établira dans les différens pays. La mission de ces comités nationaux est de populariser autour d’eux le programme adopté, de recueillir des souscriptions et de faire parvenir au conseil international les propositions pour le meilleur emploi des fonds. En Belgique, le comité national s’est fondé immédiatement sous la présidence du frère du roi, le comte de Flandre. L’extrême attachement du pays pour son souverain a fait affluer les souscriptions. La plupart des corps constitués, les régimens de l’armée, la garde civique, les conseils communaux et provinciaux, les fonctionnaires, les établissemens industriels et les particuliers ont envoyé leur obole. La somme déjà réunie suffit pour donner un revenu annuel de 124,000 francs, et par conséquent pour faire chaque année les frais d’une expédition. Si la crise industrielle n’avait pas considérablement réduit le revenu de chacun, les souscriptions auraient été plus fortes, et l’œuvre d’ailleurs n’en est qu’à son début. En Allemagne, le comité national s’est constitué sous les auspices du prince impérial et a pour président le prince de Reuss. En Angleterre, l’African exploration fund est placé sous le patronage du prince de Galles. Le Portugal, ce pays des grands navigateurs, ne restera pas indifférent à l’œuvre, car ses intrépides voyageurs, les frères Pombeiros, de 1806 à 1815, et Silva Porto, de 1853 à 1857, avaient déjà traversé l’Afrique de la côte du Congo à celle de Mozambique, et les ports qui serviront de principale issue au commerce avec l’Afrique centrale lui appartiennent. Un comité est en voie de formation sous le patronage de la Société de géographie de Lisbonne et du ministère des colonies. Un rôle important semble aussi réservé aux Pays-Bas, dont les enfans ont colonisé le Cap et fondé les deux états libres de l’Oranje-Staat et du Transvaal, qui sont destinés à former l’anneau de jonction de la chaîne de postes civilisés à établir depuis le Caire et Khartoum jusqu’à l’extrémité de l’Afrique australe. Le comité néerlandais s’est constitué sous la présidence du prince Henri des Pays-Bas. Le comité autrichien a pour président le baron de Hoffmann, ministre des finances, sous le patronage de l’archiduc Rodolphe, prince impérial. Le comité italien est en voie de formation sous la présidence du prince héritier. Le comité français se constitue sur l’initiative de l’amiral La Roncière Le Noury et par le concours de la Société de géographie de Paris. Une Société d’exploration de l’Afrique s’est établie à Madrid sous la présidence du roi d’Espagne, conformément au programme de la conférence internationale de Bruxelles. Le juge Daly travaille à la constitution d’un comité national aux États-Unis, et le président de la Société de géographie de Genève, M. Bouthillier de Beaumont, a fait savoir qu’un comité suisse s’y forme. Enfin le roi de Suède, le roi de Saxe, le grand-duc de Bade, le duc de Saxe-Weimar, le grand-duc Constantin de Russie, le prince héritier de Danemark, l’archiduc Charles-Louis d’Autriche, ont accepté le titre de membres d’honneur du comité international. Toutes les maisons souveraines de l’Europe ont donc apporté au moins l’appui de leur nom à l’œuvre africaine fondée à Bruxelles, et même le sultan de Zanzibar a écrit au roi des Belges qu’on pouvait compter sur son concours.

Il est à souhaiter que tous les peuples de l’Europe s’associent de tout cœur dans cette sainte croisade de la civilisation contre la barbarie et le trafic des êtres humains, précisément au moment où les rivalités des gouvernemens menacent à chaque instant de les mettre aux prises, malgré eux et quand ils n’aspirent qu’à travailler en paix. Au sein de la conférence de Bruxelles, les représentans des différentes nations se donnaient la main, oubliant toute animosité et tout grief ancien, pour ne songer qu’à la noble mission à poursuivre en commun. Ne serait-ce pas une admirable affirmation du grand principe de la fraternité humaine que de voir, au milieu du bruit des armes et des préparatifs de guerre, naître et se développer une association internationale qui, créée par l’initiative d’un souverain et soutenue par la sympathie et le concours de tous les autres, ferait appel aux sentimens de charité des différens peuples de notre continent, pour apporter aux infortunés habitans d’un continent voisin l’ordre, la sécurité, la liberté, la suppression de la traite et tous les bienfaits de la civilisation moderne? Ne serait-ce pas aussi la plus éloquente et en même temps la plus irréprochable des protestations contre cette politique de jalousies et de méfiances réciproques, qui finira par précipiter dans une mêlée générale les nations qui ne devraient avoir qu’un but, répandre sur le globe entier les principes de justice révélés par le christianisme, pour l’affranchissement et le bonheur de tous les hommes?


EMILE DE LAVELEYE.

  1. L’Afrique et la Conférence géographique de Bruxelles, par M. Emile Banning, Bruxelles 1877.
  2. Remarks on a proposed line of telegraph overland from Egypt to the Cape of od Hope, by Kerry Nicholla esq. E. Arnold, esq., and colonel Grant. C. B.
  3. Voyez l’excellent résumé de nos connaissances concernant l’Afrique fait par le Dr Josef Chavanne dans les Mittheilungen de la Société géographique de Vienne. Central-Afrika nach den gegenwärtige Stande der geographischen Kentnisse, 1876.
  4. Au niveau des basses eaux, le débit de la Seine n’est que de 90 mètres cubes par seconde. Le débit moyen est de 250 mètres cubes. Le 17 mars 1876, au plus fort de la crue, il ne passait encore que 1,650 mètres cubes sous le Pont-Royal. Pour égaler le Congo, il faudrait donc réunir les eaux de deux cents fleuves comme la Seine, c’est-à-dire que tous les fleuves de l’Europe pris ensemble y arrivent à peine.
  5. Voyage dans le Haut-Ogoué, par le marquis de Compiègne et A. Marche. Bulletin de la Société de géographie de Paris, 1874. — Du Chaillu, Walker, et plus récemment le Dr Lenz, avaient été, comme M. de Compiègne, arrêtés par les tribus cannibales de l’intérieur, à peu de distance de la côte.
  6. Une expédition italienne, dirigée par le marquis Antinori, cherche en ce moment une nouvelle route entre le golfe d’Aden et le lac Victoria par le pays des Gallas. Partie de Berbera, elle a passé par Ankobar. De là elle comptait se diriger vers le lac Baringo par la région où se trouvent les sources du Sobat. Elle a eu beaucoup à se plaindre des autorités égyptiennes sur le golfe d’Aden. La Société de géographie italienne a dû lui envoyer des secours, et depuis lors on n’en a pas de nouvelles. Ce voyage pourrait amener des découvertes dans une contrée inconnue, mais il n’ouvrira probablement pas une voie nouvelle pour le commerce. La route la plus directe vers le Tanganyka serait par la rivière encore peu connue, le Lufidche.
  7. Ce fait, rapporté par Cameron, a donné lieu à une protestation énergique de M. Texeira de Vasconcellos et de M. d’Andrade, au sein des chambres portugaises. En effet il serait injuste de rendre le gouvernement portugais responsable des horreurs commises par des métis et même par des nègres qui se disent Portugais parce qu’ils ont appris quelques mots de la langue portugaise pendant leur séjour dans les villes de la côte. Dans l’excellent livre, O Trabalho rural africano, du regretté marquis de Sa da Bandeira, on peut voir les mesures prises successivement pour assurer l’égalité de droits à tous les indigènes des colonies portugaises. Comme l’a démontré avec une véritable éloquence M. Texeira, le Portugal a adopté des lois aussi humaines que les pays qui prétendent lui donner des leçons. Toutefois les gouverneurs de ses colonies africaines pourraient veiller avec plus de soin à ce que l’on n’abuse pas du pavillon portugais pour couvrir un trafic odieux, sévèrement interdit par les lois.
  8. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1875, Un Voyage au centre de l’Afrique, par M. R. Radau.
  9. J’emprunte ces détails précis à une intéressante lettre publiée récemment dans les journaux anglais par M. Horace Waller, qui a résidé plusieurs années à Zanzibar et dans l’intérieur du continent africain.