L'Adieu - La Nuit - Retour au lac Léman - Cantique


L’ADIEU


On ne peut rien vouloir, mais toute chose arrive,
Je ne vous aime pas aujourd’hui tant qu’hier,
Mon cœur n’est plus une eau courant vers votre rive,
Mes pensers sont en moi moins divins, mais plus fiers.

Je sais que l’air est beau, que c’est le temps qui brille,
Que la clarté du jour ne me vient pas de vous,
Et j’entends mon orgueil qui me dit : « Chère fille,
« Je suis votre refuge éternel et jaloux.

« Quoi, vous vouliez trahir le désir et l’attente ?
« Vous vouliez étancher votre soif d’infini ?
« Vous, reine du désert qui dormez sous la tente,
« Et dont le cœur vorace est toujours impuni ?

« Vous qui rêviez la nuit comme un palmier d’Afrique
« À qui le vaste ciel arrache des parfums,
« Vous avez souhaité cet humble amour unique
« Où les pleurs consolés tarissent un à un !

« Vous avez souhaité la tendresse peureuse,
« L’élan et la stupeur de l’antique animal ;
« On n’est pas à la fois enivrée et heureuse,
« L’univers dans vos bras n’aura pas de rival ;

« Comme le Sahara suffoqué par le sable
« Vous brûlerez en vain, sans qu’un limpide amour
« Verse à votre chaleur son torrent respirable,
« Et vous donne la paix que vous fuiriez toujours… »

— Et, tandis que j’entends cette voix forte et brève,
Je regarde vos mains, en qui j’ai fait tenir
Le flambeau, la moisson, l’évangile et le glaive,
Tout ce qui peut tuer, tout ce qui peut bénir.

Je regarde votre humble et délicat visage
Par qui j’ai voyagé, vogué, chanté, souffert,
Car tous les continens et tous les paysages
Faisaient de votre front mon sensible univers.

— Vous n’êtes plus pour moi ces jardins de Vérone
Où le verdâtre ciel, gisant dans les cyprès,
Semble un pan du manteau que la Vierge abandonne
À quelque ange éperdu qui le baise en secret.

Vous n’êtes plus la France et le doux soir d’Hendaye,
La cloche, les passans, le vent salé, le sol,
Toute cette vigueur d’un rocher qui tressaille
Au son du fifre basque et du luth espagnol ;

Vous n’êtes plus l’Espagne, où, comme un couteau courbe,
Le croissant de la lune est planté dans le ciel,
Où tout a la fureur prompte, funèbre et fourbe
Du désir satanique et providentiel.

Vous n’êtes plus ces bois sacrés des bords de l’Oise,
Ce silence épuré, studieux, musical,
Ce sublime préau monastique, où l’on croise
Le songe d’Héloïse et les yeux de Pascal.

Vous n’êtes plus pour moi les faubourgs du Bosphore
Où le veilleur de nuit, compagnon des voleurs,
Annonce que le temps coule de son amphore
Pesant comme le sang et chaud comme les pleurs.

— Ces soleils exaltés, ces œillets, ces cantiques,
Ces accablans bonheurs, ces éclairs dans la nuit,
Désormais dormiront dans mon cœur léthargique
Oui veut se repentir autant qu’il vous a nui ;

Allez vers votre simple et calme destinée ;
Et comme la lueur d’un phare diligent
Suit longtemps sur la mer les barques étonnées,
Je verserai sur vous ma lumière d’argent…


LA NUIT


« Zeus lui-même considérait la nuit avec une crainte respectueuse. »



Qui pourrait déchiffrer la nuit silencieuse ?
Les Nombres sont en elle éclatans et secrets.
Comme un jour plus subtil, sa blanchâtre veilleuse
Accorde la clarté jusqu’aux sombres forêts.

Sa douceur monotone et sa couleur unique
Font une lueur vaste, absolue et sans bords.
Comme un haut monument éternel et mystique,
Elle semble arrêtée entre l’air et la mort.

— Que j’aime votre exacte, uniforme lumière,
Sans saillie et sans heurts, sans flèche et sans élan,
Où les noirs peupliers, recueillis, indolens,
Semblent, dans l’éther blanc, de visibles prières !

— Nuit paisible, pareille aux rochers des torrens,
Vous laissez émaner des parfums froids et tristes,
Et dans votre caveau, pâle et grave, persiste
L’âme des premiers temps et les esprits errans.

Est-ce un lointain rappel des heures primitives
Où l’inquiet désir se défiait du jour
Qui fait que nous aimons votre lampe plaintive,
Et qu’on se croit la nuit plus proche de l’amour ?

— Vous êtes aujourd’hui songeuse et solennelle,
Nuit tombale où se meut l’odeur d’un oranger ;
Je veux tracer mon nom sur votre blanche stèle,
Et méditer en vous avec un cœur figé.

Mais, hélas ! je ne peux diminuer ma plainte,
Je suis votre jet d’eau, murmurant, exalté,
Mon cœur jaillit en vous, épars et sans contrainte,
Vaste comme un parfum propagé par l’été !

Pourquoi donc, douce nuit aux humains étrangère,
M’avez-vous attirée au seuil de vos secrets ?
Votre muette paix, massive et mensongère,
N’entr’ouvre pas pour moi ses brumeuses forêts.

Qu’y a-t-il de commun, ô grande Sulamite
Noire et belle, et toujours buveuse de l’amour,
Entre votre splendeur étroite et sans limite,
Et nous, que le temps presse et quitte chaque jour ?

Pourquoi nous tentez-vous, dormeuse de l’espace,
Par votre calme main apaisant notre sort ?
Jamais l’homme ne peut rester sur vos terrasses
Bien longtemps, à l’abri du rêve et de l’effort,
Puisque vivre c’est être alarmé, plein d’angoisse,
Menacé dans l’esprit, menacé dans le corps,
Luttant comme un soldat sans arme et sans cuirasse,
Puisqu’on naviguera sans atteindre le port,
Puisque après les transports il faut d’autres transports.
Puisque jamais le cœur ne rompt ni ne se lasse,
Et que, si l’on était paisible, on serait mort…


RETOUR AU LAC LÉMAN


Je retrouve le calme et vaste paysage :
C’est toujours sur les monts, les routes, les rivages
Vos gais bondissemens, chaleur aux pieds d’argent !
Le monde luit au sein de l’azur submergeant
Comme une pêcherie aux mailles d’une nasse ;

Je vois, comme autrefois, sur le bord des terrasses,
Des jeunes gens ; l’un rêve, un autre fume et lit ;
Un balcon, languissant comme un soir au Chili,
Couve d’épais parfums à l’ombre de ses stores.
Le lac, tout embué d’avoir noyé l’aurore,
Encense de vapeurs le paresseux été,
Et le jour traîne ainsi sa parfaite beauté
Dans une griserie indolente et muette.
Soudain l’azur fraîchit, le soir vient ; des mouettes
S’abattent sur les flots ; leur vol compact et lourd
Qui semble harceler la faiblesse du jour
Donne l’effroi subit des mauvaises nouvelles…
Il semble, tant l’éther est comblé par des ailes,
Que quelque arbre géant, par le vent agité,
Laisse choir ce feuillage agile et duveté.
Et le soleil s’abaisse, et comme un doux désastre,
Frappé par les rayons du soleil vertical
Tout s’attriste, languit ; le lac oriental
A le liquide éclat des métaux dans les astres ;
Et le cœur est soudain par le soir attaqué…

Et tous deux nous marchons sur les dalles du quai.
Nous sommes un instant des vivans sur la terre ;
Ces montagnes, ces prés, ces rives solitaires
Sont à nous ; et pourtant je ne regarde plus
Avec la même ardeur un monde qui m’a plu.
Je laisse s’écouler aux deux bords de mon âme
Les ailes, les aspects, les effluves, les flammes ;
Je ne répondrai pas à leur frivole appel :
Mon esprit tient captifs des oiseaux éternels.
Je ne regarde plus que la cime croissante
Des arbres, qui toujours s’efforçant vers le ciel,
Détachant leur regard des plaines nourrissantes,
Ecoutent la douceur du soir confidentiel
Et montent lentement vers la lune ancienne…
Je songe au noble éclat des nuits platoniciennes,
À la flotte détruite un soir syracusain,
À Eschyle inhumé à l’ombre des raisins,
À cet entassement de siècles et d’ardeur
Que le soleil toujours, comme un divin voleur,

Va puiser dans la tombe et redonne à la nue.
Je songe à la vie ample, antique, continue ;
Et à vous, qui marchez près de moi et portez
Avec moi la moitié du rêve et de l’été.
À vous, qui comme moi, témoin de tous les âges,
Tenez l’engagement, plein d’un grave courage,
De bien vous souvenir, en tout temps, en tout lieu,
Que l’homme en insistant réalise son Dieu,
Et qu’il a pour devoir dans la Nature obscure
De la doter d’une âme intelligible et pure,
De guider l’Univers avec un cœur si fort
Que toujours soit plus beau chaque instant qui se lève ;
Et d’écouter avec un mystique transport
Les sublimes leçons que donnent à nos rêves
L’infatigable voix de l’amour et des morts…


CANTIQUE


« Amphore de Cécrops, verse ta rosée bachique ! »
Anthologie grecque.


Mon amour, je ne puis t’aimer : le jour éclate
Comme un blanc incendie, au mont des aromates !
Le gazon, telle une eau, fraîchit au fond des bois :
Un délire sacré m’entraîne loin de toi.
— Cette odeur de soleil étreignant la prairie,
Ce doux hameau, cuisant comme une poterie
Avec ses toits de brique, ardens, pourpres, poreux,
Et le calme palmier de Bethléem près d’eux,
Cette abeille qui danse, ivre, imprudente et bravé
Dans les bleus diamans de la chaleur suave,
Me font un corps céleste, aux dieux appareillé !
— L’aigu soleil extrait des fentes du laurier,
Des étangs sommeillans où le serpent vient boire,
Une opaque senteur qui semble verte et noire.
L’été, de tous côtés sur le temps refermé,
Noie de lueurs l’azur, étale et parfumé ;
La montagne bleuâtre a l’aspect héroïque
Du bouclier d’Achille et des guerriers puniques,

Et je me sens pareille à quelque aigle hardi
Dont le vol palpitant touche des paradis !
Mais je ne puis t’aimer !

— Etincelans atomes,
Jardins voluptueux, confitures d’arômes,
Baisers dissous, coulant dans les airs qui défaillent,
Chaude ivresse en suspens, lumière qui tressaille,
Navires au lointain se détachant du port,
Promettant plus d’espoir que la gloire et que l’or,
Dont le pont clair est comme un pays sans rivage,
Ressemblant au désir, ressemblant au nuage,
Et dont les sifflemens et la sourde vapeur
Dispensent un diffus et sensuel bonheur !…
— O sifflets des vaisseaux, mugissemens languides,
Nostalgiques appels vers les îles torrides,
Douce voix du taureau, plein d’ardeur et d’ennui,
À qui Pasiphaé répondait dans la nuit !…

— Non, je ne puis t’aimer, tu le sens, les dieux mêmes
Sont venus vers mon cœur afin que je les aime ;
Laisse-moi diriger mes pas dansans et surs
Vers mes frères divins qui règnent dans l’azur !
— Mais toi, lorsque le soir répandra de son urne
L’ardeur mélancolique et les cendres nocturnes,
Lorsqu’on verra languir Pair et l’arbre étonnés,
Lorsque tout l’Univers viendra se confiner
Au cercle étroit du cœur ; quand, dans l’ombre qui mouille
On entendra le chant acharné des grenouilles,
Quand tout sera furtif, secret, mystérieux,
O mon ami, rends-moi le soleil de tes yeux !
Plus beaux que la clarté, plus sûrs, plus saisissables,
Nous goûterons ensemble un bonheur misérable.
Tes deux bras s’ouvriront comme des routes d’or
Où mes rêves courront sans halte et sans effort ;
La douce ombre que fait ton menton sur ta gorge
Sera comme un pigeon traversant un champ d’orge ;
Je verrai dans tes yeux profonds et fortunés
Tout ce que l’Univers n’a pas pu me donner :
O grain d’encens par qui l’on goûte l’Arabie !
Étroit sachet humain où je touche et déplie

Des parfums, des pays, des temps, des avenirs,
Plus que mon vaste cœur ne peut en contenir !…

— Ainsi, qu’avais-je fait pendant cette journée,
J’étais ivre, j’étais éblouie ! Etonnée
Je parlais à travers les siècles transparens
Aux bergers grecs, chantant sur le bord des torrens.
La jeunesse, l’immense, aveuglante jeunesse
Me leurrait de sa longue, expectante paresse,
El je ne pensais pas qu’il faut, pour être heureux,
Etre comme un troupeau attendri et peureux
Qui, lorsque naît la nuit provocante et bleuâtre,
Se range sous la main et sous la voix du pâtre.
— Mais le jour chancelant a quitté l’horizon,
Un doux soupir entr’ouvre et creuse les maisons,
Voici la nuit : l’air fuit, pressé, glissant, agile,
Esclave libéré qui rejoint son asile.
Deux ormeaux délicats, sous les brises penchans,
Sont deux syrinx feuillues d’où s’élancent des chants
La lune plie au poids des nuages de jade,
Comme un rocher poli sent bondir les dorades.
Nous sommes seuls ; le soir semble nous engloutir.
J’ai besoin d’un vivant, d’un constant avenir !
Retiens par ta multiple et claire exubérance
Mon âme qu’attiraient l’espace et le silence ;
J’ai besoin de ton souffle humain, qui dit : « Je suis
Le compagnon sensible et mortel qui te suit
Sur la route incertaine, et plus tard dans la terre
Où tu seras poussière, oubli, ombre et poussière.
Je suis ton âme ailée, et ce qui restera
De toi, lorsque tes yeux, tes lèvres et tes bras,
Dont tu fis une aurore, une lyre, une épée,
Seront aussi oisifs que des branches coupées… »

Ainsi me parlera la voix de cet ami.
Alors, malgré l’élan de ce cœur insoumis,
Portant dans mon esprit plus d’éclairs, de vertige
Que la fougère n’a de pollen sur sa tige,
Que dans sa profondeur et sa nappe la mer
N’a de scintillemens argentés et amers,

Je fermerai sur toi, créé à mon image,
Le cercle de mon rêve, où l’étoile des mages
Vers quelque nouveau dieu me conduisait toujours.
J’étais comme un prophète éveillé sur les tours,
El qui, s’émerveillant d’avoir compris les causes
Que l’obscur Univers à son esprit propose,
Appelle avec une ivre et sacrilège ardeur
Plus d’astres, de secrets, d’orage et de douleur !
— Mais ces ambitions d’une âme insatiable,
Sont un désert, gondé de tempête et de sable.
Je préfère à ce faste, à ces âpres transports,
La douceur de ton âme alliée à ton corps,
Ces momens infinis, concentrés, chauds et tristes
Où mon cœur par le tien reconnaît qu’il existe,
Où, lorsque le désir avide et violent
Se dilue en un rêve harassé, grave et lent
Par qui l’âme est soudain comblée et raffermie,
Je sens, — ô mon ami ailé, suave, humain, —
Ton visage pensif enfoncer dans ma main
Son odeur de nuée et de rose endormie…


Comtesse DE NOAILLES.