L’Abyssinie en 1868
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 74 (p. 187-216).
L'ABYSSINIE EN 1868

L'EXPEDITION ANGLAISE ET THEODORE II.

Nos lecteurs n’ont peut-être pas oublié le tableau que nous avons tracé, il y a trois ans, des événemens qui avaient signalé à l’attention de l’Europe le pays semi-légendaire de l’Abyssinie. Dans ces rapides esquisses, nous exposions les origines d’un conflit qui ne semblait pas alors appelé à prendre les graves proportions qu’il a aujourd’hui. Quels que fussent les motifs réels de l’arrestation arbitraire du consul anglais, M. Duncan Cameron, il paraissait improbable que Théodore II, avec l’intelligence supérieure qu’on ne peut lui contester, songeât sérieusement à provoquer une lutte où il n’avait rien à gagner, et où ses puissans ennemis pouvaient compter sur le concours de la moitié de l’Abyssinie, insurgée depuis plus de cinq ans. Cependant l’improbable s’est réalisé : aux premières provocations du roi des rois est venu s’ajouter le fait plus grave de l’arrestation, sans motif connu, de la mission anglaise chargée de négocier la délivrance des captifs. Après de légitimes hésitations, le gouvernement britannique a dû prendre la responsabilité d’affronter les chances d’une expédition dispendieuse et lointaine. L’honneur de l’Angleterre, la nécessité de rétablir son prestige compromis en Orient par la longue impunité de l’agresseur, exigeaient cet effort. Ne soyons pas trop surpris si cette expédition excite chez nos voisins une émotion qui peut nous sembler excessive, à ne considérer que l’importance matérielle du conflit et le chiffre des forces engagées. S’il s’agissait de châtier quelques-uns des sauvages tyranneaux de l’Himalaya ou de l’Afghanistan, l’Angleterre y emploierait autant d’hommes et de millions qu’elle en aventure en ce moment sur le plateau abyssin ; mais on peut hardiment affirmer que le public anglais ne prêterait pas aux bulletins d’une pareille guerre une attention aussi vive qu’aux télégrammes qui lui arrivent en ce moment de Sanafé. C’est que ce public comprend (peut-être un peu confusément) qu’il y a en jeu autre chose que la punition d’un autocrate affolé d’orgueil, que l’on va toucher à un peuple intéressant, le seul resté libre parmi toutes ces nations, filles du christianisme oriental, que l’islamisme a dégradées en les asservissant : magnifique pays stérilisé par un siècle et demi d’anarchie, mais qui garde encore le souvenir et le reflet du temps où les négus régnaient sur la moitié de l’Afrique orientale, et où leur alliance était recherchée par les rois de Portugal et par Louis XIV. Il dépend du gouvernement britannique que cette entreprise, juste en principe, puisse, comme il arrive si souvent dans ces collisions entre un peuple barbare et un état civilisé, devenir le salut du pays même qu’il s’agit de châtier, c’est-à-dire le faire entrer de force dans les voies d’une civilisation qu’il a jusqu’ici dédaignée faute de la bien comprendre. Cette crise peut être aussi bienfaisante pour l’Abyssinie qu’utile aux intérêts matériels et moraux des peuples européens, appelés à profiter de l’ouverture prochaine du canal de Suez. Nous croyons donc qu’il n’est pas sans utilité d’étudier les chances probables, les conséquences possibles de l’expédition anglaise, et de signaler les fautes et les surprises qu’il nous semble important d’éviter.


I

Voilà plus d’un mois que nous savons par le télégraphe que l’avant-garde anglo-indienne, après une longue marche à travers les jungles arides qui séparent la Mer-Rouge du plateau abyssin, a pris position sur le rebord supérieur de ce plateau, à Sanafé, limite orientale des possessions de Théodore II. Il serait aujourd’hui assez oiseux d’examiner si la route choisie par l’état-major de l’armée d’invasion est la meilleure des quatre ou cinq voies qui, des environs de Massaoua, mènent aux avant-postes de l’Abyssinie. Ce qui nous frappe tout d’abord, c’est qu’elle était absolument inconnue aux Européens avant l’arrivée des ingénieurs du colonel Merewether, et que ceux-ci ont eu la bonne fortune d’opérer sur un terrain vierge pour la géographie, laquelle recueille ainsi les premiers bénéfices de l’invasion. Un autre avantage plus pratique qu’il est bon de signaler, c’est que les Anglais ont tracé depuis la mer jusqu’à Sanafé par la passe de Koumaïli une route carrossable dont les caravanes, qui succéderont sous peu aux trains d’artillerie, ne manqueront pas de profiter. Ce sera un premier bienfait, et ce ne sera sans doute pas le dernier ; dont l’Abyssinie sera redevable à l’invasion. Grâce aux correspondances très nourries et très sérieuses des grands journaux anglais (en tête desquels il faut placer sous ce rapport le Times of India), il n’y a plus d’incertitude sur l’itinéraire que l’armée se propose de suivre. Le but principal de l’expédition étant de délivrer les prisonniers enfermés par le négus dans les forteresses de Magdala et de Debra-Tabor, le général en chef, sir Robert Napier, semble s’être surtout préoccupé d’arriver à ces deux villes par la voie la plus courte, et la configuration du pays, si mal connue qu’elle fût, a évidemment dicté son plan de campagne.

Depuis le Sennaheit, curieux petit pays que j’ai décrit dans une précédente étude[1], commence une longue chaîne de montagnes qui s’enfonce dans les terres inconnues des Gallas, et dont la partie explorée forme la limite naturelle aussi bien que la frontière politique de l’Abyssinie. Du côté de l’est, cette chaîne présente des escarpemens qui dominent d’une hauteur moyenne de sept mille pieds d’affreuses plaines brûlées sur lesquelles l’Abyssinie et l’Égypte revendiquent une suzeraineté absolument fantastique. A l’ouest, le terrain fléchit en pente douce vers le Nil et son grand affluent le Takazzé ; cette pente presque insensible forme un vaste glacis qui est le plateau abyssin. La portion du plateau comprise entre les montagnes et le cours du Takazzé est ce que l’on appelle le Tigré, nom collectif des provinces du nord-est ; c’est à peu près le tiers de l’Abyssinie. Le Tigré, moins riche et moins bien arrosé que l’Abyssinie centrale, n’en renferme pas moins une population de plus de douze cent mille âmes, active, intelligente, plus douce de mœurs et plus sympathique aux étrangers que les habitans d’au-delà du fleuve. Comme viabilité, ce pays offre aux Anglais des conditions relativement satisfaisantes. C’est une vaste dega : les Abyssins nomment ainsi les terres hautes, cultivées, populeuses, d’une fertilité luxuriante, par opposition aux kollas ou terres basses, asiles permanens de la fièvre (kolla nedad), et que l’homme abandonne prudemment aux rhinocéros et aux éléphans. Malheureusement toutes les rivières qui naissent à la partie supérieure du Tigré, et qui vont, en suivant la pente générale du plateau, aboutir au Nil et au Takazzé, ont creusé leurs bassins en longues kollas dont la largeur varie de une à trois lieues, et qu’on ne peut comparer qu’aux formidables barrancos du plateau mexicain. Ces longs boyaux serpentent entre des murs basaltiques qui ont souvent plusieurs centaines de pieds de hauteur perpendiculaire, et dans les forêts vierges qui les encombrent se déploie toute la vigueur de la végétation tropicale. Ils forment la défense naturelle la plus sérieuse de l’Abyssinie. On comprend toutefois que l’armée d’invasion, tant qu’elle longera la ligne de faîte de ce plateau, sur laquelle elle est actuellement établie, pourra tourner les vingt ou vingt-cinq kollas qui la séparent de Magdala et atteindre sans difficulté la source du Takazzé, d’où une marche au sud-ouest peut la mener en trois jours en face de la forteresse fameuse qui renferme M. Cameron et ses principaux compagnons d’infortune.

Les circonstances politiques dans lesquelles se trouve le Tigré assurent aux envahisseurs les chances les plus heureuses pour le début de la guerre. Ce vaste pays est, en face du reste de l’empire, exactement dans la position où se trouvait au moyen âge tout le midi de la France par rapport aux provinces du nord. Foyer primitif de la civilisation abyssine, siège de la monarchie jusqu’aux invasions musulmanes et jusqu’à la destruction de la ville sainte d’Axoum, le Tigré n’a pu se résigner à voir l’empire passer aux Amharas de Gondar, qu’il regarde comme des barbares grossiers et superbes. Il ne comprend pas que ces barbares sont doués d’une énergie et d’un esprit de suite qui ont assuré leur suprématie sur un peuple spirituel, vaniteux, anarchique et romanesque. Le prince amhara Oubié, qui avait conquis le Tigré il y a une trentaine d’années et y régna plus de vingt ans, avait dû ce long règne à l’habileté avec laquelle il avait fait oublier sa victoire en se donnant pour le champion de la nationalité vaincue contre les autres princes amharas. Bien qu’il eût eu fort à se plaindre de la turbulente noblesse du Tigré, il l’avait à peine vaincue qu’il s’était mis à la rassurer dans ses intérêts et à la flatter dans sa vanité, confirmant aux grands barons leurs commandemens héréditaires et leur donnant les places d’honneur à ses banquets : aussi se battirent-ils fort bravement pour lui en 1855, à Derezghié, où sa fortune s’éclipsa devant le pouvoir ascendant de celui qui le surlendemain se faisait couronner sous le nom de Théodore II. Le nouveau négus essaya de suivre la politique d’Oubié envers la noblesse tigréenne, seul élément de gouvernement dans une contrée où tout paysan propriétaire est noble en sa qualité de balagoult ou d’homme à fief. Cet état social crée là, comme dans l’ancienne Pologne, une classe de plusieurs milliers de nobles besoigneux qui dédaignent l’agriculture et n’ont guère d’autre moyen d’existence qu’une sorte de domesticité oisive. Les chefs influens à la cour desquels ils sont attachés les nourrissent à leur table, s’en font escorter aux jours d’apparat, et trouvent chez eux, quand il leur plaît de se jeter dans la guerre civile, des soldats à qui un point d’honneur aveugle, tient lieu de discipline. Avec de pareils élémens, il est impossible de constituer un gouvernement régulier et d’assurer trois mois de sécurité aux classes de la population qui vivent de paix et de travail. Théodore, qui avait vigoureusement réprimé cet esprit de turbulence féodale dans le centre de l’Abyssinie, tenta de se concilier la noblesse tigréenne en ajournant les réformes qu’il accomplissait ailleurs, et laissa partout le pouvoir aux grandes familles qui gouvernaient le pays depuis deux ou trois cents ans. Il en fut récompensé par la formidable révolte de Négousié, qui, durait près de six ans, sépara le Tigré du reste de l’empire, et faillit amener une intervention française, que de puissantes influences préconisaient activement.

La leçon ne fut pas perdue. Théodore montra une grande modération dans la répression, fit périr très peu de chefs rebelles, mais il imposa au Tigré une sorte d’état de siège qui dure depuis sept ans, établissant dans le pays le système de cantonnemens militaires qu’il a inauguré ailleurs, et entassant dans ses prisons d’état de Magdala et de Sar-Amba, près Gondar, les nombreux mokonnen (gentilshommes) suspects d’être peu sympathiques à son gouvernement. Ces mesures énergiques n’ont eu, du moins jusqu’à l’époque de mon départ d’Abyssinie en 1863, rien de bien draconien. Après un séjour plus ou moins long à Sar-Amba, les anciens complices de Négousié étaient renvoyés chez eux par ordre du négus, qui supposait assez gratuitement que la prison avait porté fruit : les médisans prétendaient avec quelque vraisemblance qu’ils n’étaient élargis que pour faire place à de nouvelles fournées de suspects. Quoi qu’il en soit, Théodore connaissait bien peu les Tigréens, s’il s’imaginait les terroriser par ces stages de prison. Il ne réussissait qu’à accumuler des rancunes personnelles chez des esprits déjà froissés dans un patriotisme provincial absurde, si l’on veut, mais qui constituait toute leur foi politique. Le peuple même, lui aussi, obéissant à ce préjugé, se montrait peu reconnaissant de mesures dont il bénéficiait tout le premier, et se sentait blessé de voir réduire à l’impuissance ces chefs égoïstes et vaniteux, avec les intérêts desquels il avait la naïveté d’identifier la grandeur de sa patrie. Aussi, dès que Théodore II, malheureux dans des expéditions mal organisées contre les insurgés du sud, perdit un peu de son prestige aux yeux mêmes de ses anciens amis, trois ou quatre insurrections éclatèrent dans le Tigré, et, fort peu redoutables au début, elles sont aujourd’hui devenues assez fortes pour dominer le pays et en fermer l’entrée au négus, qui du reste n’a fait aucune tentative sérieuse pour reprendre ces provinces. Nous avons trop peu de détails sur les chefs de ces insurrections ; sur leurs antécédens, leurs tendances et leur force réelle, pour savoir si le dédain que Théodore affecte à leur égard ne couvre pas de graves inquiétudes et le sentiment de son impuissance à comprimer la révolte. Le premier de ces chefs, par ordre de date, semble être un noble d’assez haute famille des environs d’Adoua nommé Kassa, sur la coopération duquel les Anglais fondent aujourd’hui quelques espérances. Ce Kassa était déjà en armes dans les montagnes à la fin de 1862, époque où M. Cameron, sortant d’Abyssinie après un premier voyage fort satisfaisant chez le négus, dut, pour éviter de tomber entre les mains du chef insurgé, se réfugier avec sa nombreuse suite dans le ghedem ou lieu d’asile d’Axoum, et s’y vit assiégé pendant plusieurs semaines. Un an plus tard, quand je passai par Axoum, Kassa avait presque disparu de la scène et n’était cité que comme un chefta (chef de rebelles) de troisième ordre. Depuis, il a fait du chemin, puisque les correspondances anglaises le citent comme le principal chef du Tigré, et puisqu’il vient de faire acte régalien en envoyant un agent en Égypte pour négocier auprès du patriarche touchant les affaires de l’église d’Abyssinie. En tout cas, l’expédition anglaise devra compter avec lui, mais sans négliger ses deux voisins, le waagchum[2] Gobhésié et Terso Gobhésié, commandant le premier près de Magdala, le second dans les basses terres du Woggara et du Takazzé. Je ne sais rien du premier, sinon qu’on m’écrit d’Abyssinie qu’il a une nombreuse armée. Le second, qui a pris les armes dans l’été de 1863, est une figure intéressante à dessiner au passage. Tandis que les deux autres chefs représentent surtout l’élément aristocratique et séparatiste, Terso, chef sans antécédens et probablement plébéien, est un soldat populaire qui semble avoir rallié autour de lui non point un parti politique, mais des paysans ruinés, affamés et désireux d’en finir avec un despote infidèle aux premières promesses de son règne. Lorsque Terso Gobhésié, dont le nom, par parenthèse, est d’un heureux augure (gobhésié, mon héros), prit la campagne, il ne voulait admettre dans sa troupe que des hommes qui pussent lui montrer leurs pieds ensanglantés par les marches dans les rochers, leurs mains et leurs genoux déchirés par les épines, et lui prouver ainsi leur aptitude à la guerre de partisans. Quelqu’un des siens lui conseillait de nourrir ses soldats affamés au moyen de l’argent retiré du pillage des caravanes, ressource jusque-là antipathique aux idées des Abyssins, mais à laquelle Théodore, qui ne connaissait plus de frein, commençait à recourir. Terso repoussa ce conseil, déclarant qu’il ne voulait pas se déshonorer. « Il est possible, ajouta-t-il, que Dieu donne la victoire à notre ennemi ; alors nous aurons au m’oins la consolation de laisser une mémoire sans tache et de paraître devant Dieu avec notre honneur intact. »

Voilà les gens sur lesquels sir Robert Napier pourra sans doute compter ; il serait toutefois imprudent de faire sur leur concours actif plus de fonds qu’il ne convient. Les rebelles sont braves, mais leur courage ne va pas jusqu’à tenir en rase campagne contre le négus. Leur stratégie a généralement consisté à reculer devant lui, à s’enfermer dans leurs ambas, leurs repaires inaccessibles, et à laisser son armée fondre sous l’action combinée des privations, des marches rapides et du mauvais temps. Il exerce sur eux, surtout sur les soldats ignorans et naïfs, une fascination de terreur qui tient en partie à son prestige militaire, au mystère dramatique dont il entoure ses actes, et par-dessus tout à la croyance où sont tous les Abyssins qu’il est protégé par le mauvais esprit, le démon noir qui vit au fond du lac Tana. Une légende analogue à celle de Macbeth a cours sur l’origine de son règne. Ses amis y croient un peu ; pour ses ennemis, c’est un article de foi. Il y a là-dessus un distique satirique incisif et qui porte coup en abyssin. — « Tu as ordonné que chacun revint à son champ et à sa maison. — Eh bien ! toi, retourne au Kuara (province dont Théodore est originaire), et que le démon rentre sous les eaux. » Une histoire qui court le Tigré depuis deux mois veut que le démon noir ait apparu au négus et lui ait annoncé sa chute prochaine. Théodore ayant demandé un peu de répit pour accomplir de grandes choses, le démon lui a dit : « Impossible ! ton temps est venu, tu as bu trop de sang abyssin. Tu périras, les Anglais régneront sur l’Ethiopie pendant trois ans, et ils y établiront un bon ordre, après quoi viendra un négus juste qui les renverra et inaugurera un temps des plus heureux pour ce peuple. »

Cette légende est curieuse comme signe de l’état des esprits. On s’habitue à l’idée de la fin prochaine de ce lourd despotisme ; mais le prestige subsiste encore, et subsistera jusqu’au premier échec sérieux subi par Théodore II en personne. Alors il y aura un mouvement d’opinion irrésistible et général ; d’ici là, le seul concours qu’il soit permis d’attendre de la part des Tigréens ne consistera qu’à ravitailler à beaux deniers comptans le corps expéditionnaire, et à lui fournir des guides sûrs. En entrant dans le pays, sir Robert Napier a lancé une proclamation en langue amharique faite pour rassurer le peuple des villes et des bourgs, les églises et les couvens, et promettant le respect le plus rigoureux pour les personnes et les propriétés. Les chefs du district de Halaï ont été des premiers à répondre par une lettre fort courtoise, mais qui ne les engage qu’à une seule chose, « à donner avis aux Anglais, si Théodore vient dans le pays. » Le principal signataire de cette lettre est le kantiba (maire) Tesfaï, homme influent, respecté, brave, et qui a eu l’habileté de sauver sa tête et son fief au milieu des complications de la guerre civile de Négousié. Soumis par raison au gouvernement de Théodore, bien que secrètement sympathique aux insurgés tigréens, il eut en février 1860 le courage de défendre le commandant de Russel, envoyé français près de Négousié, contre un chef indigène trop zélé qui voulait arrêter M. de Russel et le remettre enchaîné à Théodore. Celui-ci, qui n’était pas encore entré dans la voie des violences impolitiques, eût été fort embarrassé de son prisonnier, et ne paraît pas en avoir voulu au kantiba qui lui épargna une sotte affaire. Distingué, courtois et madré par-dessus tout, Tesfaï est un spécimen abyssin des « hommes d’ordre, » gens avisés qui se compromettent le moins possible. Les Anglais en trouveront beaucoup de pareils dans la chevaleresque Abyssinie.


II

Une autre question se présente. Quels sont les moyens de résistance du négus, et quelle sera sa tactique en face de l’invasion ? La première partie de cette question est plus facile à résoudre que la seconde. Grâce aux nombreuses révélations publiées depuis quatre ou cinq ans sur l’Abyssinie, on connaît le chiffre des forces dont peut disposer le négus et l’armement de ses troupes. On sait qu’il a substitué une armée permanente à des levées féodales qui rappelaient les osts de l’ancienne France : il y a gagné d’avoir sous la main une force dont il est sûr, qui le dispense de compter sur le zèle fantasque et fort douteux des grands vassaux, une armée qui ne discute ni ne raisonne, à qui une fidélité aveugle et rapide à la personne du chef tient lieu de patriotisme, et d’autant plus intéressée à le soutenir qu’elle est le seul corps privilégié et inviolable parmi toutes les classes de l’état successivement opprimées. L’esprit de cette troupe n’est pas trop difficile à pénétrer, car il faudrait une main plus dure encore que celle de Théodore pour plier le soldat abyssin à l’hypocrisie et l’empêcher de dire bien haut ce qu’il pense. D’après ce que j’en ai pu savoir par moi-même, l’armée blâme les provocations insensées du négus à l’endroit des Européens ; mais elle se battra vaillamment. Ce n’est pas qu’elle espère vaincre, car elle se rend fort bien compte de la supériorité d’armement des troupes anglaises et s’exagère même l’inégalité qui en résulte pour elle. L’unique mobile qui la dirigera sera le point d’honneur militaire. La question religieuse, la seule qui puisse soulever les masses abyssines contre les envahisseurs, est ici hors de cause. Les Abyssins sont des gens fort déliés, et, quoi que Théodore aux abois puisse essayer de leur persuader, on ne leur fera jamais croire que l’Angleterre veuille faire en Abyssinie de la propagande religieuse à coups de fusil. Depuis trente ans qu’ils ont chez eux des missions protestantes de toutes nuances, ils ont vu Oubié et Théodore expulser ou emprisonner ces missionnaires sans que l’Angleterre ait jamais protesté, même platoniquement.

On peut évaluer à 40,000 hommes le chiffre moyen des forces que Théodore traîne après lui de province en province : je parle des combattans effectifs, car ce chiffre suppose un nombre presque double de non-valeurs, domestiques, écuyers, femmes ou maîtresses des soldats. Un fait que je puis préciser, c’est qu’un bataillon caserne à Debra-Tabor en 1863, à l’époque de mon voyage, recevait par jour 1,000 rations de vivres, bien qu’il ne comptât en réalité que 222 soldats. Le négus marche donc toujours escorté de 80 ou 100,000 hommes et femmes, qui dévorent en quelques jours, comme un vol de sauterelles, les pays où il passe. L’armement du soldat abyssin est fort défectueux : le fusil, qui n’est porté que par une partie de l’infanterie (neftenya), est d’un modèle arriéré, le sabre, bien que très tranchant, est d’un maniement incommode, et je ne vois guère que la lance qui soit une arme sérieuse. Ce n’est pas le fer classique en losange que nous connaissons en Europe, c’est une pointe longue, solide, aiguë, que le soldat manie à volonté comme une javeline ou comme une baïonnette ; c’est la seule arme vraiment nationale dans l’Est-Afrique. Il ne faut citer que pour mémoire huit canons, lourdes machines impossibles à transporter à travers un territoire presque privé de routes, et une trentaine d’obusiers, fabriqués à Gafat par les Européens du négus (négus Frengotch), comme on appelle en Abyssinie les missionnaires bâlois au service de Théodore. Il est évident que toutes ces troupes, chez qui une bravoure incontestable ne peut remplacer la discipline et l’instruction militaire absentes, ne tiendraient pas une heure en plaine devant un régiment anglais ; mais reste à savoir si le négus voudra offrir à ses ennemis l’occasion d’un triomphe aussi facile.

Ce serait se faire une bien fausse idée de l’intelligence de Théodore que de prendre au sérieux les incroyables vanteries de ses proclamations et de supposer qu’il a des illusions sur ses moyens de lutte ou verte, contre une force européenne. Il sait parfaitement à quoi s’en tenir à cet égard, et ses proclamations sont calculées pour maintenir l’esprit du soldat dans des illusions qui le gardent contre toute hésitation dans les momens critiques. Théodore II n’ignore point qu’une seule bataille en rase campagne détruirait en quelques instans tout le prestige de sa puissance ; il doit prévoir que son armée, après s’être très bravement battue une fois et après avoir fait ses preuves devant les Anglais, refusera de se laisser docilement conduire à de nouvelles boucheries pour soutenir une politique qu’elle condamne ; il n’a pas à craindre une mutinerie de sa part, mais il peut s’attendre à la voir fondre en quelques jours dans sa main et aller chercher fortune près des cheftas amis des étrangers. Le « roi des rois » ne serait plus alors qu’un chefta en déconfiture, et, comme il a semé autour de lui depuis dix ans bien des haines patientes, il serait à la discrétion du premier chef de bande qui aurait un père ou un frère à venger. Peut-il s’arrêter sur cette pente rapide, après.une première bataille perdue, en acceptant les conditions modérées que lui imposeraient les Anglais, et dont la première serait la restitution des prisonniers ? Quel que soit le parti qu’il prenne, il est incontestable que les Anglais n’ont qu’à gagner à une bataille aussi prochaine que possible. Cette vérité est trop évidente pour que le négus ne la saisisse pas tout le premier. Sous quelle pression peut-il être forcé à livrer un combat où il est sûr de succomber ? Sous celle de l’opinion publique ? Jamais souverain absolu ne l’a plus hardiment dédaignée et provoquée. Sous celle de son orgueil de souverain, blessé de voir la moitié de l’empire victorieusement parcourue par une force ennemie ? Il a de ce côté une indifférence qui prend sa source dans la persuasion sincère ou affectée qu’il aura toujours le dernier mot. Il a laissé quatre ans le Tigré aux mains du prétendant Négousié, qu’il eût pu écraser en six mois. Il est bien certain qu’il n’a pas sérieusement lutté contre les princes rebelles du Godjam et du Kolla Voggara, en armes depuis quatre et cinq ans. Le temps ne lui coûte rien. Il ne faut pas croire qu’on lui coupe les vivres par l’occupation du Tigré, dont l’impôt ne lui est nullement nécessaire. La stratégie qu’il semble décidé à employer, et qui lui est commandée par les conditions physiques et géographiques de son pays, est extrêmement simple : c’est de ne risquer aucun engagement sérieux contre l’armée d’invasion, tout au plus d’embarrasser et de ralentir la marche des Anglais en profitant des kollas et des obstacles naturels accumulés sous leurs pas ; c’est de traîner la guerre en longueur jusqu’au mois de mai, époque de ces pluies estivales sur lesquelles il fonde évidemment les mêmes espérances que les Russes fondaient en 1812 sur l’arrivée du « général Hiver. »

En lisant les feuilles anglaises, on peut s’étonner de voir ces journaux, remplis de correspondances fort bien faites et d’explications très compétentes sur tout ce qui touche à l’affaire d’Abyssinie, se montrer si peu inquiets du seul danger qui menacé le corps expéditionnaire, danger sur lequel il est impossible que le war-office ne possède pas d’abondantes informations. L’Abyssinie n’a pas quatre saisons comme l’Europe, elle n’en connaît que deux : la saison sèche, qui dure du 5 septembre au 10 mai, la saison des pluies, qui occupe le reste de l’année. Durant la saison sèche, pays tempéré, salubre, couvert de cultures et de moissons, arrose par cinq ou six mille ruisseaux qui y maintiennent la fécondité et la vie, l’Abyssinie est un Éden que le voyageur ne peut trop admirer. Dès la fin de mars, ce paradis terrestre change d’aspect : l’épais feuillage des arbres jaunit, l’herbe prend des tons roussis, les rivières traînent un filet d’eau limpide et frais, mais indigent, parmi les galets de leur lit ; le sol gris du Tigré se dissout en poussière, pendant que les terres noires et grasses du centre durcissent comme de la brique : le plateau altéré demande l’irrigation périodique. Les pluies commencent avec le mois de mai, et, d’abord irrégulières, elles s’établissent définitivement du 15 au 20, et deviennent quotidiennes jusqu’à la fin de juillet. Pendant quinze jours et plus, le terrain desséché s’imbibe sans rien rendre, et le voyageur, qui s’attend à des crues subites et impétueuses de torrens éphémères, comme celles qu’on voit en Nubie, est déçu jusqu’au moment où, du sol saturé à l’égal d’une vaste rizière, sortent des ruisseaux permanens que le plateau abyssin vomit aux basses terres par les brèches basaltiques de trois mille cataractes mugissantes. J’ai vu telle de ces rivières, comme la Goumara, qui avait trois pouces d’eau en mars 1863, rouler trois mois plus tard vers le lac Tana une masse liquide égale au débit moyen du Danube devant Silistrie. Jusqu’au sommet des collines, la terre est tellement imbibée que chaque habitant est obligé d’entourer sa maison d’une tranchée drainante pour la préserver des infiltrations qui sourdent de tous les côtés. On n’a pas de peine à comprendre que, durant les quatre mois de la saison des pluies, toute opération de guerre, de commerce, toute circulation de caravanes, soient suspendues par force majeure ; la contrée n’est qu’un immense bourbier et ne possède que cinq ou six ponts, bâtis il y a trois siècles par les Portugais, et qu’on ne répare ni ne relève quand une crue les dégrade ou les emporte, comme la crue de 1863 a emporté le pont du roi Fasilidès, sur la route de Gondar à Debra-Tabor. Aussi, dès les premières pluies, Théodore prend-il prudemment ses quartiers d’été dans quelque plaine élevée, un peu moins insalubre que le reste du pays, à Ambadjara, à Debra-Tabor, à Isti, à Vofarghef, toutes localités (sauf la première) situées dans la province de Beghemder, entre Magdala et Gondar. Si l’armée du négus, bivouaquant dans des positions choisies à loisir, acclimatée, approvisionnée, voit le typhus et la dyssenterie faire dans ses rangs d’effrayans ravages, que n’a-t-on pas à craindre pour une armée étrangère, surprise en pleines opérations militaires dans les pâtés montagneux ou les barrancos qui abondent entre Magdala et Debra-Tabor, sur un terrain dévasté d’avance, ayant ses communications avec la mer gênées par la saison et interceptées peut-être par des partis armés !

Il ne faut pas espérer que l’armée puisse prendre ses quartiers d’été ailleurs que sous la tente. A l’exception d’Adoua, qui est fort éloignée de la ligne d’opérations adoptée par les Anglais, il n’y a pas en Abyssinie une seule ville assez vaste pour qu’il soit possible d’y caserner un bataillon européen. Les deux capitales modernes-de l’empire, Gondar et Debra-Tabor, ont été incendiées par Théodore lui-même ; on ne rencontre que des bourgades écartées les unes des autres, et on ne peut guère supposer que sir Robert Napier prenne la grave responsabilité d’éparpiller ses troupes sur une surface dont le diamètre serait pour le moins de cinquante lieues. L’armée doit donc d’avance se résigner à la dure perspective de bivouaquer pendant quatre mois sur des plateaux noyés par des pluies quotidiennes, d’effroyables averses, dont l’Inde aura d’ailleurs pu lui donner un avant-goût. Il faut froidement et virilement envisager ce côté de la question et accepter la nécessité d’un douloureux tribut à payer à un climat si différent du nôtre ; mais d’autre part il ne faut pas non plus s’exagérer l’étendue du sacrifice à prévoir. La quotité des pertes en hommes dépendra naturellement du soin avec lequel l’administration militaire pourvoira au bien-être et à l’hygiène des troupes expéditionnaires, et on peut s’en reposer sur elle en toute sécurité.

On peut même trouver à la rigueur que les précautions ont été sous ce rapport poussées jusqu’à l’exagération, et que l’expédition, avançant pas à pas, lentement, ne hasardant pas une étape avant d’avoir bien tâté le terrain en avant et assuré les communications en arrière, a perdu tous les avantages qu’une marche hardie à travers l’Abyssinie pouvait lui donner. En face des difficultés de la-situation présente, de la lenteur dispendieuse de l’expédition, de l’inquiétante probabilité d’avoir, selon l’expression d’un correspondant anglais, une seconde fête de Noël à passer en Abyssinie (another Christmas to spend here), il est difficile de ne pas se demander si le plan adopté est bien le meilleur. Sans vouloir empiéter sur les attributions d’hommes aussi dignes de la confiance publique que les officiers éprouvés qui ont tracé le plan de campagne aujourd’hui en cours d’exécution, nous en aurions compris un autre. Nous n’avons pas le plus léger doute sur la sincérité de sir Robert Napier, affirmant aux Abyssins qu’il vient non pas conquérir leur pays, mais seulement châtier l’agresseur qui a répondu aux bons procédés du gouvernement britannique par des brutalités gratuites. Dès lors la question est fort simple. Autre chose est de conquérir l’Abyssinie et de la garder malgré elle, autre chose de régler une querelle toute personnelle avec un despote dont les récentes violences ont épuisé la patience du pays. Pour exécuter le premier projet, le corps expéditionnaire serait trois fois trop faible ; pour mener à bien le second, il est trois fois trop fort. Nous aurions préféré qu’un corps de quatre mille hommes, principalement composé d’infanterie légère, fût lancé hardiment au cœur de l’Abyssinie par la route directe de Gondar et de Debra-Tabor, d’où trois étapes mènent à Magdala. Ce corps pouvait être entièrement composé d’Européens ; les cipayes du Pundjab, qui font partie de l’expédition ne sont pas musulmans, mais ils portent le turban, ce qui peut amener des méprises fâcheuses dans un pays qui n’a qu’une passion politique bien vivace, la haine furieuse de l’islamisme. Nous n’aurions pas voulu d’artillerie, elle est inutile, et la carabine Snyder suffisait pour démoraliser un ennemi qui d’ailleurs se souvient d’avoir battu les Égyptiens malgré leurs canons. On ne se serait fait suivre que de très peu d’équipages : ils auraient gêné la rapidité de la marche, et l’armée devait aisément trouver à se nourrir dans une contrée fertile, la rapidité même de cette marche ne permettant point au négus de dévaster méthodiquement le pays sur le passage des Anglais. S’il risquait une bataille, il courait à sa perte. Ses troupes, ne combattant que par acquit de conscience, n’eussent pas tenu une heure devant les feux réguliers de l’infanterie ennemie, et le petit nombre des vainqueurs n’aurait fait qu’ajouter aux yeux des Abyssins à l’effet moral de la victoire. L’occupation des villes saintes, Axoum, Gondar, aurait donné un caractère plus officiel à la déchéance du « roi des rois ; » la prise de Magdala et la délivrance des prisonniers, objectif principal de la guerre, n’étaient plus qu’un jeu, et l’on achevait la ruine du négus en ouvrant ces prisons d’état où sont entassés ses ennemis mortels, tous les chefs qui sont à tort ou à raison populaires en Abyssinie, comme les deux Oubié ou Balgada Arœa. Si le négus avait voulu éviter la bataille et se replier en emmenant ses captifs vers les forêts de l’ouest, derrière le lac Tana, un corps de quatre mille hommes l’eût suivi plus aisément et plus efficacement. Pour une poursuite aussi laborieuse à travers les bois et les torrens, j’aurais même eu moins de confiance en « Jack Sepoy[3] » que dans les rudes highlanders d’Ecosse, à qui l’Amba-Haï aurait rappelé le Ben-Nevis, et qui d’ailleurs (les caméronians du 33e par exemple) ne pouvaient pas manquer d’apporter dans la délivrance de leur compatriote et parent, M. Duncan Cameron, l’ardeur légitime d’une affaire de famille à régler. Quant à la grave question de l’approvisionnement et du casernement des troupes pendant les pluies, je n’ai pas besoin d’insister sur ce fait incontestable, que quatre mille hommes ne devaient pas éprouver de difficulté à vivre sur un terrain que les foules armées du négus n’avaient pu encore épuiser. Enfin, si la campagne traînait en longueur et nécessitait un campement d’été sur le plateau abyssin, rien n’était plus facile que de franchir le Takazzé avant les crues, et de s’établir dans les villes d’Axoum, Adoua, Gundepta et Enkitchoou[4], groupées au cœur du Tigré, et commandant un pays fertile très sympathique aux Européens.

Ce plan, quelle qu’en puisse être la valeur pratique, n’a pas été adopté, peut-être même ne s’est-il présenté à l’esprit d’aucun des officiers supérieurs de l’expédition : dès lors il n’y a pas lieu d’en discuter plus longuement les chances de succès, et nous n’avons plus à juger que les faits qui se passent sous nos yeux. Nous savons aujourd’hui que le corps anglo-indien massé à Sanafé doit se diriger sur Magdala en tournant les kollas profondes et malsaines de la Tselaré et du Takazzé. A la date des dernières nouvelles, un corps de 1,500 hommes venait d’entrer dans Antalo, l’un des principaux marchés du Tigré, et rien ne fait prévoir de sérieux obstacles entre ce point et Magdala, que l’on pourrait atteindre en douze jours d’une marche rapide, y compris les deux jours qu’exige le passage pénible des kollas de la Djidda et du Bachilo. On peut assurer d’avance que le négus ne profitera pas de l’occasion tentante qui s’offrira de disputer ce passage aux envahisseurs : ils ont toutes les chances d’arriver jusqu’à Magdala sans coup férir et d’y entrer de même. La garnison est brave, elle est très dévouée au négus ; mais il n’y a pas un Abyssin qui ne soit convaincu que l’artillerie anglaise « brise les montagnes, » et elle ne forcera même pas l’armée expéditionnaire à faire un siège, si court qu’il puisse être d’ailleurs. Ce qui était à craindre, et ce qui est en effet arrivé, c’est qu’à la première nouvelle de la marche des Anglais en avant, le négus n’accourût à Magdala pour emmener les prisonniers et s’en faire à tout hasard des otages. Quelques écrivains à qui l’Abyssinie est peu familière avaient pris au sérieux des bruits de journaux sur la détresse du négus et l’interruption de ses communications avec Magdala ; ils en avaient conclu que les Anglais pouvaient y devancer Théodore et délivrer les captifs avant que le négus et sa lourde armée, harcelés par les deux Gobhesié et par les Gallas insurgés, eussent seulement atteint le Bachilo. La réalité ne répond guère à ces espérances. Je crois volontiers que toute l’Abyssinie a aujourd’hui le négus en médiocre sympathie, et que cette terre, inondée d’un sang gratuitement versé, aspire à rejeter de son sein le tyran qui la sauva jadis et l’opprime aujourd’hui ; mais il n’en est pas moins vrai que les insurgés les plus hardis n’osent lui tenir tête, qu’il continue à parcourir librement l’Abyssinie du Godjam au Semen, et que l’étrange fascination qu’il exerce est aussi forte que jamais. Il y a quelques semaines, sa situation pouvait sembler désespérée. Il campait au Beghemder, non loin du Wadela, province jadis affectionnée, mais qu’il venait d’irriter par une exécution odieuse, le massacre de près de 700 hommes du contingent de Wadela, soupçonnés probablement de méditer une désertion. Il avait sur sa droite le waagchum et sa grosse armée, formée de montagnards du Waag et du Lasta, connus par leur solidité au feu. Les populations de Daont, de Talanta, de l’Amba-Ghechen, non moins guerrières, s’étaient ralliées au waagchum et coupaient la route de Magdala, tandis que les environs mêmes de la forteresse étaient au pouvoir des Gallas, commandés par une reine belliqueuse, Oïzoro Oarkèt, célèbre en Abyssinie. Elle avait envoyé son fils en otage au camp de Théodore comme garantie de sa soumission. Le jeune prince avait pour compagnon dans cette demi-captivité le petit-fils de Sablé-Salassié, Menilek, prince héritier du royaume de Choa, que le négus avait adopté dans des vues toutes politiques, et qu’il destinait à devenir son gendre. Menilek, moins flatté de cette alliance que sensible aux traditions de sa famille, n’avait pas plus tôt appris la révolte de plusieurs nobles du Choa contre le négus, qu’il s’était échappé pour se mettre à leur tête. Comme il traversait le pays des Gallas, la reine, ignorant peut-être sa scission avec le négus, lui avait accordé l’hospitalité. Cette courtoisie coûta cher à la malheureuse souveraine : Théodore, apprenant qu’elle avait fait bon accueil à un rebelle, fit lancer au fond d’un précipice son fils et tous les otages gallas qu’il avait en son pouvoir. C’est à la suite de ce meurtre que la mère désespérée avait repris les armes.

La meilleure protection de Théodore contre ses ennemis est le peu d’entente qui règne entre eux. Sur ces entrefaites, le waagchum provoqua une révolution chez les Gallas, et remplaça par une nouvelle reine la vaillante Oïzoro Oarkèt, l’ennemie mortelle du négus. Suivi de son alliée, le waagchum menaça un instant Magdala, puis, sur un simple bruit de l’approche de Théodore, il repassa précipitamment le Takazzé. Menilek, avec plus de 40,000 hommes de troupes, ne fit guère mieux. Il commença par rendre le trône des Gallas à Oarkèt, qui s’était réfugiée chez lui (les Gallas semblent avoir conservé la vieille coutume éthiopienne de la gynécratie), puis il fit couronner par son armée les escarpemens du plateau voisin de Magdala, et somma la garnison de lui rendre la place. Le commandant convoqua un conseil de guerre qui se prononça pour une résistance énergique, et, comme Théodore approchait, Menilek rentra dans son sauvage royaume ; sa précipitation ne l’empêcha même pas d’être atteint et mis en déroute. Les gens de Daont, Talanta et Ghechen, furieux contre le waagchum, qui les avait sottement compromis et abandonnés, ont fait leur soumission au négus, et font affluer les provisions à son camp. Cette, triste campagne des cheftas coalisés a bien justifié le mot dédaigneux du négus. « Quand même, a-t-il dit, Kassa, Menilek et Gobhesié réuniraient leurs armées contre moi, je n’aurais qu’à leur lancer un bâton pour les mettre tous en fuite. » Le waagchum s’est consolé de son échec en écrivant à sir Robert Napier une lettre amicale où il lui dit : « Reposez-vous sur moi du soin d’observer l’ennemi commun et de lui résister ; ne vous laissez pas tromper par Kassa, l’homme le plus fourbe de l’Abyssinie. » On peut juger par ce fait de l’union qui règne parmi les cheflas, et en Angleterre on commence à les apprécier à leur juste valeur. Le Times a déjà raillé le waagchum. « Ce gentleman distingué, dit-il, a une qualité qu’on a crue jusqu’ici spécialement anglaise : c’est de ne pas savoir quand il est battu. Puisqu’il est question de lui faire un présent, nous conseillons de lui envoyer une bonne lunette d’approche afin qu’il continue à surveiller le négus : encore sera-t-il bon de lui faire observer que le rapprochement produit par cet engin n’est qu’apparent. » En attendant, Théodore a dû célébrer les fêtes de Noël à Magdala.

Les Anglais, eux, en sont à douze étapes au moins, et ces douze étapes représentent un mois pu six semaines, s’ils ne réussissent pas à sortir rapidement des embarras qui naissent de la question des subsistances, bien autrement compliquée pour eux que celle des opérations militaires. Quoique le désert ait été franchi et qu’on soit entré dans les districts populeux et cultivés, la difficulté de s’approvisionner est telle qu’on a pu lire dans un rapport émané de l’intendance même, si nous avons bonne mémoire : « Nous nous sommes tenus pour heureux non d’assurer le service des subsistances pour un temps plus ou moins long, ce qui serait en ce moment chimérique, mais seulement d’avoir pu nourrir l’armée au jour le jour. » Il y a là, nous l’avouons, un point mal éclairci. L’intendance militaire chez nos voisins, défectueuse il y a quinze ans, s’est fort améliorée aujourd’hui. Ni le zèle, ni l’intelligence, ni l’argent, ne lui manquent pour remplir les fonctions qui lui ont été confiées, et l’on pouvait raisonnablement compter que les Chohos de Zoulla et les Abyssins, fort agréablement surpris de voir une armée d’invasion payer largement tout ce qu’elle consomme, s’empresseraient d’apporter leurs grains et leur bétail à un ennemi transformé en client et achetant leurs denrées plus de 60 pour 100 au-dessus du cours. Cette prévision, je ne sais pourquoi, ne s’est réalisée qu’à moitié. Je lis une lettre d’un correspondant qui déclare être dans un Éden relatif, parce qu’il a le bœuf à 3 pence la livre, d’où je conclus que l’on rançonne un peu les nouveau-venus, puisqu’en 1853 je payais (à Gondar, il est vrai) 18 francs une vache de boucherie et 65 centimes un mouton. C’est le fourrage qui paraît créer le plus d’embarras au corps expéditionnaire. La mortalité qui a sévi sur les mulets emmenés à grands frais de Turquie et de Syrie, mortalité qu’il était facile de prévoir, a beaucoup simplifié la question, mais elle n’en reste pas moins inquiétante. Pour une opération qui exige, par exemple, un convoi de 1,000 mules chargées, il leur faut adjoindre 1,200 autres mules qui portent uniquement la subsistance nécessaire aux unes et aux autres. L’Abyssinie produit une des premières races de mules du monde, une race sobre, vigoureuse, endurante, et qui coûte fort peu : le prix moyen d’une mule de charge est de 10 dollars. Quelle raison a donc empêché l’intendance de faire dans quelques cantons amis (Gallabat, Gadabhi, Kabhta et Voehnè) de larges achats d’animaux qui-offraient le précieux avantage d’être naturellement acclimatés ?

Ces détails expliquent l’extrême lenteur des opérations du corps expéditionnaire. Depuis bientôt trois mois qu’il a débarqué sur les ruines historiques d’Adulis, il n’est encore qu’à Antalo, à 60 lieues de Zoulla. En tout cas, ce n’est plus qu’une question de temps. Dans deux mois ou dans dix, le télégraphe nous apprendra que l’honneur de l’Angleterre, est satisfait, et que les prisonniers de Magdala sont délivrés, — ou vengés, si, dans un de ces accès de frénésie qui sont malheureusement devenus fréquens, le « roi des rois » jette comme un défi impuissant et sauvage leurs têtes à l’ennemi. Quoi qu’il puisse arriver, que Théodore II soit refoulé comme un chefta dans les jungles de ses kollas, ou que, fidèle à ses antécédens bien connus et aussi prodigue de son sang que de celui des autres, il se fasse tuer vaillamment à la tête de son armée, les jours de sa puissance sont comptés, et il a perdu par les folies cruelles de ces cinq dernières années le droit de prononcer sa phrase favorite : « Tous mes ennemis finissent mal, car je règne dans les voies de David, mon aïeul, et j’ai un bon champion (melkam gobhès) là-haut ! »


III

Supposons maintenant la victoire achevée, le négus abattu et la vigoureuse centralisation qu’il avait créée entièrement détruite : que va faire l’Angleterre de sa victoire laborieusement achetée ? Nous sommes ici en face de deux opinions fort opposées : d’abord celle du tax-payer anglais, du contribuable morose qui n’a qu’une pensée, sortir au plus vite du guêpier abyssin, sans un penny de taxe additionnelle, ensuite celle plus particulière à notre pays qui consiste à craindre que l’Angleterre ne se serve de l’Abyssinie pour s’en faire une Algérie, et pour tenir en échec l’influence française en voie de se développer régulièrement aux bords de la Mer-Rouge, pour s’y créer, en un mot, une florissante colonie qui, complétant le réseau formé par Aden, Maurice, le Cap et Natal, lui assurerait la domination incontestée des parties les plus enviables du continent africain.

Nous surprendrons bien des gens en leur disant que notre seule crainte est au contraire que l’Angleterre, en face des dépenses disproportionnées dont cette expédition grève son budget, ne se préoccupe que de liquider au plus vite la situation, et, son prestige une fois relevé, de quitter l’Est-Afrique en abandonnant l’Abyssinie à l’anarchie que la chute de Théodore II ne manquera pas d’inaugurer : voilà le seul danger réel. Nous sommes de ceux qui estiment qu’il y a des intérêts supérieurs à l’intérêt transitoire de cet égoïsme à courte vue qui a réglé pendant trop longtemps les actes de la diplomatie européenne, qui est encore représenté en Angleterre et, chez nous par des esprits influens, distingués, mais obstinés dans la routine, et qui peut se résumer en cet aphorisme : « tout progrès d’autrui nous menace, tout désastre d’autrui garantit notre repos. » C’est sous l’empire de ce principe politique que bien des gens en Angleterre ont d’abord surveillé d’un œil si jaloux nos agrandissemens en Algérie ; mais il n’est que juste de reconnaître que ces sentimens (good old english prejudices) ont fait place chez nos voisins à des idées plus dignes d’eux et de notre temps : leurs derniers livres sur notre colonie africaine montrent que, s’ils blâment nos fautes, ils n’en ont pas moins compris les services rendus par notre conquête aux vaincus eux-mêmes et à la cause de la civilisation. Pourquoi dans l’occasion présente ne professerions-nous pas les mêmes idées, ne sacrifierions-nous pas des défiances stériles à l’intérêt commun et permanent de l’humanité ?

En thèse générale, les états barbares n’entrent en rapport avec les peuples civilisés que par la voie brutale de la guerre ; mais il arrive naturellement que leurs défaites se changent pour eux en bénéfices moraux, en les forçant à ouvrir leurs portes à une civilisation que leurs sujets comprennent parfois sans oser la revendiquer par leur seule énergie. Le temps est loin où un gouvernement européen, provoqué par les barbares, se contentait de leur rendre avec usure le mal qu’ils lui avaient fait. Noblesse oblige aujourd’hui en fait de civilisation, et, quand nous nous trouvons, même par la guerre, en contact prolongé avec un pays fort en arrière de nous sur l’échelle sociale, notre premier devoir est de lui prouver notre supériorité par les bienfaits que nous lui apportons. Ce serait enfin se montrer bien exigeant que de demander à une nation d’être la bienfaitrice platonique d’un peuple qui l’a offensée, et de la blâmer, si elle cherche une compensation politique ou matérielle aux services rendus. Nous avons civilisé l’Algérie ; les Russes, quoi qu’on en dise, ont civilisé le Caucase, et ce n’est point dans les deux, cas une œuvre de pure philanthropie. L’Angleterre en a fait autant dans l’Inde, elle a fait quelquefois mieux : est-il juste de renouveler contre elle le reproche usé d’ambition envahissante, si elle réclame de l’Abyssinie conquise quelque garantie pour le présent et pour l’avenir ?

Si l’Angleterre sort de l’Abyssinie sans rien laisser à la place du gouvernement vigoureux qu’elle aura renversé, ce sera pour ce beau pays une date aussi désastreuse que celle des invasions musulmanes du XVIe siècle. L’Abyssin a de grandes qualités, mais il a le revers de ses qualités : il est brave et fier, donc il est aristocrate et anarchiste. Cette société qui n’a rien d’africain, cette passion de la guerre pour la guerre, cette petite noblesse pullulant autour des grands barons, ce caractère national où le mysticisme et l’esprit de chevalerie se combinent pour produire une sorte d’extravagance grave et froide, enfin cette incapacité radicale à créer un gouvernement raisonnable, tout cela constitue quelque chose qui n’a rien d’analogue chez nous, à moins qu’on ne le cherche dans la Pologne d’autrefois. Ce peuple étrange, si rebelle au frein, a été saisi en pleine anarchie féodale par un homme énergique qui voulait ramener l’Abyssinie à la splendeur et à l’unité dont elle jouissait au moyen âge, et qui avait commencé par la courber sous le joug d’une autorité sans contrôle, autorité bienfaisante et modérée au début, aujourd’hui fantasque et atroce dans ses caprices. Cet homme disparu, il n’est pas nécessaire d’être un grand politique pour prévoir que tous ces grands vassaux, qui n’ont d’autre loi que leur orgueil de famille et qui frémissent depuis treize ans sous la main de fer de Théodore, se livreront à des luttes intestines qui tariront dans les veines de la malheureuse Abyssinie le peu de sang qu’y auront laissé les guerres d’extermination du négus. Quelques années de ce régime suffiraient pour faire d’un état aujourd’hui régulier et fortement organisé un vaste champ de ruines. Quelques bandes affamées s’y disputeraient une domination illusoire, et les débris d’un peuple libre y seraient livrés sans défense à l’invasion des Égyptiens ou des Gallas, des musulmans ou des sauvages dont Théodore II avait réussi à arrêter les progrès, continus depuis trois cents ans. Le seul résultat de l’expédition anglaise aurait été alors de supprimer au profit des barbares la dernière nation qui ait réussi en Orient à préserver une civilisation chrétienne de la marée montante de l’islamisme.

L’Angleterre ne peut donc quitter l’Abyssinie qu’après y avoir installé un gouvernement régulier, sympathique au pays, offrant des garanties, de bon vouloir et dispose à nouer avec les Européens, du moins avec les Anglais, des relations politiques et commerciales profitables à tous. Le moment est décisif, et il serait difficile de retrouver jamais autant de chances favorables. Sans prendre au sérieux les exagérations de quelques correspondances sur l’état de l’Abyssinie, on ne peut nier que la nation ne soit lasse de Théodore et de ses folies. Il y a cinq ans, lors de mon séjour dans ce pays, l’opinion publique était bien différente : elle était encore en somme favorable au négus, seul représentant de l’ordre et de la tranquillité publique contre les violences, les déprédations des cheftas féodaux. Aujourd’hui les rôles ont changé : les cheftas se posent en libérateurs, ont un programme politique, et le « roi des rois » est devenu l’ennemi public, le grand dévastateur, le « brûleur d’églises, » ce qui est le comble de l’abomination pour tout bon Abyssin, L’extrême modération déployée par les Anglais et par les troupes qui servent sous leur drapeau forme un contraste saisissant avec les actes de celui qui s’intitule lui-même l’esclave de la Trinité (Salassié Barea), elle est digne de la civilisation anglaise ; mais. seule, elle ne suffirait pas à produire une impression favorable sur l’esprit des indigènes. Accoutumés à tous les excès de la guerre telle qu’elle se fait en Orient, les Abyssins ne doivent pas être éloignés de penser que ces soldats rouges, qui paient le bétail qu’ils prennent et respectent l’honneur des femmes, doivent faire piètre figure au feu. Le prestige des Anglais reste donc encore à établir, c’est la chute de Théodore qui l’assurera. Aimés et redoutés, ils seront alors les maîtres de la situation, et l’Abyssinie acceptera de leur main avec faveur le gouvernement qu’ils voudront lui donner.

Maintenant quel sera le prince qui devra ceindre la couronne des Claudius et des Fasilidès, la couronne-tiare au double rang d’émeraudes ? Certes, si l’on se préoccupe avant tout de raffermir dans l’intérêt de la paix publique le principe de la tradition et de l’hérédité légale, on ne pourra compter que sur le clergé et les lettrés (debteras), qui sont une sorte d’annexé du clergé, classe nombreuse, très conservatrice, timide et à genoux devant le pouvoir actuel, mais complice sournoise de tout ce qui se fait contre lui. Influente dans la nation, suspecte à l’armée, cette classe a un précieux élément de domination ; elle est très compacte en face d’ennemis divisés, et elle constitue vraiment la classe moyenne dans un pays où tout plébéien aisé tient à savoir lire et écrire, ce qui l’enrégimente dans le corps des debteras. Son programme politique n’est guère avancé ; il a toutefois l’avantage d’être simple, de se fonder sur deux choses chères à tout Abyssin, la religion et la tradition historique du pays, tandis que les prétendans, quelle que puisse être leur honnêteté personnelle, ont la fausse position de gens qui ne semblent obéir qu’à leurs ambitions privées. Or le roi des prêtres est bien connu : c’est le dernier descendant de la famille légendaire de Menilek et de la reine de Saba, le malheureux hatzé Johannès, oublié par les révolutions et par Théodore II dans le fond d’un grand palais qui domine les ruines encore fumantes de Gondar. Il est à regretter que Johannès soit, dans les graves circonstances où se débat l’empire abyssin, un prince dont il est absolument impossible de se servir. J’ai déjà exposé[5] la dégénérescence de cette dynastie semi-pontificale, qui a compté de très grands hommes et qui finit comme nos anciens rois fainéans. Le hatzé Johannès est personnellement un homme de mœurs douces, d’un esprit cultivé, un poète apprécié des lettrés, chacun le vénère ; mais, s’il était couronné, il n’y aurait pas une épée connue en Abyssinie pour le défendre en un jour de crise, et le premier chefta venu s’emparerait du pouvoir.

Il semble au premier abord plus naturel de voir les Anglais donner le trône à l’un des compétiteurs dont la coopération facilite en ce moment leur tâche et crée en leur faveur quelques diversions ; malheureusement les projets mêmes de ces compétiteurs sont encore bien obscurs. Tous paraissent borner leur ambition à créer des autonomies locales à leur profit ce qui est moins brillant, mais moins hasardeux que d’aspirer à la couronne des négus. Tel est le cas pour Tedla-Gualu au Godjam, pour le waagchum au Lasta, surtout pour Menilek au Choa. Goldja-Kassa, qui occupe maintenant le Tigré, n’est qu’un aventurier féodal qui a un compte de famille à régler, le sang de son père à venger, et qui a dû être bien surpris de récolter une principauté en satisfaisant une vendetta privée. Terso Gobhésié est le seul qui soit un révolutionnaire dans le sens absolu du mot ; mais par là même il ne peut aspirer raisonnablement à être un négus dans un pays aussi conservateur que l’Abyssinie. Ceux qu’objectent ici l’exemple de Théodore et le représentent comme un soldat de fortune oublient qu’il était de naissance dedjaz (duc) du Kuara, et qu’en Abyssinie les révolutions et les désastres de fortune laissent toujours entiers les droits de la naissance.

Je ne vois, je l’avoue, qu’un homme de taille à pouvoir entreprendre la reconstruction politique de l’Abyssinie délivrée, et j’étonnerai bien des gens en disant que c’est le propre fils de Théodore, dedjaz Mechecha, aujourd’hui dans les fers pour un crime absent de tous les codes, celui d’être populaire. C’est un beau jeune homme de vingt-quatre ans, qui reçut à titre d’essai, il y a près de six ans, le gouvernement du Dembea. Il sut s’y concilier tant de sympathies que son terrible père le destitua au bout de dix-huit mois, en lui rappelant qu’Absalon avait débuté comme lui sur le terrain politique. Si Mechecha n’a pas le prestige de son père, il n’en a pas non plus le lourd héritage d’inimitiés, car dans cet étrange pays l’impopularité ne passe jamais d’un homme à toute sa famille. Comme soldat, il est estimé, et il a quelquefois commandé l’avant-garde dans les expéditions contre Tedla-Gualu. Sympathique aux Européens, il offre des garanties contre la politique d’exclusion qui au fond a toujours été chère à Théodore, et qui n’a que trop de racines dans la nation elle-même. Le peuple abyssin est fier et ombrageux, il ne faudrait pas compter sur la longue durée d’un gouvernement qui lui serait imposé par les baïonnettes anglaises ; mais rien ne serait plus facile que de diriger son choix en ménageant son amour-propre. Le candidat (Mechecha ou un autre) une fois accepté, tous les élémens raisonnables du gouvernement se rallieraient spontanément autour de lui, et, avant de quitter le pays, sir Robert Napier lui laisserait deux mille carabines Snyder et quelques sous-officiers instructeurs. Cela suffirait pour lui assurer sur la noblesse abyssine cette prépondérance militaire, sans laquelle rien de stable ne peut se fonder dans une pareille contrée. Quant aux cheftas dont l’Angleterre a reçu et même provoqué le concours, il serait bien à désirer qu’on pût maintenir la réforme radicale accomplie par Théodore II et faire rentrer dans le devoir tous ces mokonnen, tous ces hobereaux, qui font consister l’honneur et le patriotisme à promener la guerre civile sur la surface de l’Abyssinie ; mais le succès partiel de leurs révoltes est là pour prouver que les réformes du négus sont prématurées, et que le tempérament politique du pays n’est pas encore de force à les supporter. Il sera donc prudent d’accepter un moyen terme et de leur accorder dans leurs provinces toute l’autonomie qui leur est garantie par les lois constitutives de l’état et qui peut se concilier avec l’intégrité de l’empire. Ce qui sera plus grave et plus regrettable, c’est qu’il faudra aussi consacrer le démembrement de l’Abyssinie et reconnaître Menilek comme souverain du Choa, qui repousse décidément l’annexion accomplie il y a treize ans par Théodore II. Pour délicate et difficile qu’en puisse être l’exécution, voilà sans doute le meilleur plan à suivre. D’abord il serait médiocrement honorable pour les Anglais de sortir hâtivement d’Abyssinie en laissant ce grand peuple se débattre dans l’anarchie et parmi des ruines, ensuite le souci légitime de leurs intérêts matériels les engage à prendre ce parti. En exerçant sur elle une sorte de tutelle morale, on aidera puissamment l’Abyssinie à développer en paix des forces productives et des ressources commerciales dont l’Angleterre serait la première à profiter.

Il est inutile d’insister aujourd’hui sur la fertilité vraiment extraordinaire du plateau abyssin, l’un des coins les plus favorisés du monde comme sol, comme climat, comme irrigation. Il a paru depuis trente ans sur cette question assez de livres recommandables pour former l’opinion de quiconque veut se donner la peine de lire, peine que par parenthèse nos voisins prennent plus volontiers que nous. La « terre des hommes libres, » agaazi mider, comme ce peuple nomme si fièrement et si justement sa patrie, doit à ses trois terrasses superposées (kolla, dega, voïna-dega) une particularité probablement unique dans la géographie physique du globe, celle de réunir la végétation et les cultures des régions tempérées, de la zone tropicale et des pays intermédiaires, tels que la Sicile ou l’Andalousie. Si la kolla, malgré l’indifférence de ses habitans, est riche en cotonniers, en caféiers, en citronniers, en bananiers, la dega, plus aimée de l’Abyssin comme température et salubrité, lui donne, outre diverses plantes alimentaires bu oléagineuses indigènes, la plupart des produits de l’Europe, nos céréales, nos plantes textiles, nos légumes, quelques-uns de nos arbres fruitiers. Ces cultures sont généralement fort arriérées ; ainsi, bien que l’agriculture abyssine distingue trois espèces de maïs, cinq espèces de froment, elle en est encore aux petits blés barbus qui ne se cultivent plus en France, mais qui n’ont, il faut bien le dire, disparu de notre sol que depuis une quarantaine d’années. Un seul fait suffira pour faire juger de la fertilité de ce pays : le rendement normal de la dega est de deux récoltes par an, avec quelques soins on en obtient aisément trois ; on m’a affirmé sur les lieux qu’on pouvait, moyennant un peu d’engrais, aller jusqu’à quatre. Malgré tant d’avantages, l’agriculture de l’Abyssinie n’a encore rien donné à l’exportation, si l’on en excepte ses cafés ; il est vrai qu’elle a toujours réussi à se nourrir elle-même, et, tandis qu’à ses portes la maigre Nubie meurt de faim tous les quatre ou cinq ans, elle n’a d’autres famines que les disettes locales créées par les razzias paternelles du négus, quand il lui prend la pieuse fantaisie de « châtier les péchés de son peuple. » Le paysan abyssin est sobre, laborieux, intelligent. Son labour est lent, mais très soigné ; rien n’égale son adresse à sillonner de canaux d’irrigation longs et sinueux les flancs onduleux de ses collines. Ici, comme dans tout l’Orient, le paysan forme la classe la plus honnête, la plus utile et la plus méritante de la nation ; la prospérité à venir du pays est entre ses mains robustes, il ne s’agit que de l’aider un peu. Dix ans d’un gouvernement bienfaisant et quelques ballots de semences européennes transformeraient cette montrée féconde, et en feraient ou plutôt referaient ce splendide jardin qu’ont admiré les voyageurs portugais il y a trois siècles.

Voilà pour l’aptitude productrice de l’Abyssinie, Quant à ses importations, il serait prématuré de fonder de ce côté de grandes espérances. Le peuple abyssin, toujours entouré d’ennemis et de barbares, en état de siège perpétuel au sommet de sa plate-forme de cent lieues de diamètre, s’est habitué de bonne heure à se suffire à lui-même. Il vit des produits de son sol, fabrique lui-même ses vêtemens, ses armes, ses outils, les harnais de ses chevaux et de ses mules ; en un mot, sauf un peu de coton qu’il tire du Sennâr, il ne dépend de l’étranger pour aucune des nécessités de la vie, et n’a nul besoin de superflu. Les économistes verront là une lacune. peut-être un signe d’infériorité ; le politique et le philosophe trouveront sans doute que c’est pour ce peuple une sécurité de plus. De quelque façon qu’on apprécie le fait, il faut l’accepter : l’Abyssinie n’a pas de besoins ; toutefois il est plus que probable que le contact de l’Europe lui en créera de toute sorte. Le pays est riche, il a une aristocratie qui se plaît dans un faste barbare, mais qui peut bien l’échanger contre un luxe plus civilisé. C’est donc un puissant consommateur que l’avenir nous réserve, et c’est comme tel que l’Angleterre fera bien de la traiter dès aujourd’hui. Qu’un patriotisme trop ombrageux ne s’effraie pas chez nous des perspectives heureuses qui s’ouvrent pour nos voisins et pour leur commerce dans la question d’Abyssinie ; outre qu’il n’y aurait là qu’une indemnité fort légitime de l’expédition coûteuse qu’elle a entreprise à contrecœur, l’Angleterre a renoncé depuis assez longtemps, ce semble, aux traditions d’un exclusivisme jaloux. Toute porte qu’elle ouvre en Orient est ouverte en même temps à la France, à l’Italie, à l’Autriche, à qui veut se mettre en mesure d’en profiter. Encore une fois le débat d’ailleurs se résume tout entier dans cette alternative : ouïe gouvernement anglais favorisera la réorganisation de l’Abyssinie à son profit et au nôtre, ou il s’en écartera précipitamment, comme on quitte un navire qui brûle, et cette contrée ne sera plus qu’une épave sacrifiée, perdue pour l’Europe et la civilisation.


IV

Si l’Angleterre n’est pas tenue à sauver l’Abyssinie, son honneur du moins ne lui permet pas de livrer ce pays par une complicité passive à un ennemi qui le guette depuis trente ans, et qui offre en ce moment à l’invasion un concours fort équivoque ; je veux parler de l’Égypte. Le ministère britannique a officiellement déclaré que l’Égypte n’avait pas offert sa coopération pour la guerre d’Abyssinie. Tout ce qui ressort des paroles de lord Stanley, c’est que le gouvernement du vice-roi n’a pas cru devoir proposer de joindre aux forces anglaises un contingent de troupes égyptiennes. Elles ne contredisent en rien ce que tous les journaux anglais ont annoncé. Ils disaient que le vice-roi avait manifesté l’intention de concourir au transport des troupes de la Mer-Rouge à la frontière d’Abyssinie, et qu’il avait massé plusieurs régimens le long de cette frontière « en vue des prochaines éventualités. » Il est vrai que l’Égypte est depuis plus de dix ans incapable de défendre sa ligne du Barka des incursions abyssines provoquées par les razzias égyptiennes contre des tribus vassales du négus. Est-ce en vue de ces excursions et au moment même où les Abyssins vont se trouver occupés chez eux que le vice-roi entasse dans le plus aride pays du monde cinq ou six fois plus de troupes qu’il n’en peut recevoir en temps normal ? Ce prétexte n’est guère plausible. L’Égypte espérait en réalité que l’Angleterre, rebutée au bout de trois mois par les difficultés et les dépenses de la campagne, serait disposée, pour alléger ses charges, à mieux accueillir l’idée d’une action commune ; le calcul était habile, il a été déjoué par le solide bon sens de nos voisins. Ils ont vite compris que cette assistance avait le double inconvénient d’engager leur politique, de compliquer leurs plans, jusqu’ici fort simples et fort clairs, enfin de les compromettre en Orient. Ils ont, avec une fermeté courtoise, décliné un concours aussi embarrassant. Le public anglais, mal informé, désireux surtout de diminuer les dépenses de l’expédition, eût peut-être été plus favorable que son gouvernement à la coopération égyptienne. Une presse sérieuse et instruite lui a évité de commettre cette faute. Le vice-roi, déçu de ce côté, ne s’est pas découragé. Au moment où l’on se préoccupe de la marche de l’avant-garde anglaise vers le sud, on apprend tout d’un coup que, sans avis préalable, sans provocation de la part des Abyssins, les troupes égyptiennes ont passé la frontière.

Eh bien ! cette agression imprévue, c’est presque pour l’intervention anglaise la perte d’une bataille. L’Égypte, par cela même qu’elle ne connaît point les ménagemens que s’imposent les armées européennes, autant que possible généreuses et humaines envers le pays envahi, l’Égypte obtiendra certainement des résultats rapides avec ses bandes nègres. Tout succès décisif pour le vice-roi sera par contre-coup un échec moral pour l’Angleterre. La guerre n’est jusqu’ici aux yeux des Abyssins qu’une affaire privée entre la reine Victoria et le négus ; après l’entrée des Égyptiens, elle devient nationale et religieuse comme au temps de Mohammed Gragne et des invasions musulmanes du XVIe siècle. L’Abyssin nourrit dès le berceau pour le musulman une haine méprisante et furieuse. Théodore ne pouvait rien souhaiter de plus heureux que la coalition anglo-musulmane, pur accident, mais qu’il présentera comme le résultat d’un plan concerté dès le début de la guerre. Pour tous ses ennemis, il n’était qu’un chefta heureux ; aujourd’hui il va être le nouveau Claudius, le chef de la nation entière armée contre le croissant. Sa position matérielle n’en est pas meilleure, car, pris entre deux puissans corps d’armée, il n’a plus même la ressource de se réfugier dans ses kollas natales du Kuara. Ce serait mal connaître cet esprit fougueux, sinistre et théâtral, que de le supposer capable ou de capituler, alors qu’il a refusé, il y a trois mois, des conditions si avantageuses, ou de se résigner à disparaître de la scène sans laisser derrière lui le souvenir de quelque dernière et sanglante tragédie. Les atrocités que commettront inévitablement les Égyptiens justifieront tous ses actes aux yeux de son peuple, dont l’opinion lui est du reste parfaitement indifférente. Les dernières nouvelles nous le montrent à Magdala, ayant repris possession des prisonniers. Leur vie était en grand péril déjà ; grâce à l’intervention du vice-roi d’Égypte, elle ne tient plus qu’à un fil.

Les convoitises du gouvernement égyptien à l’endroit de l’Abyssinie datent de loin. Méhémet-Ali, en s’emparant de la triste et stérile Nubie il y a près de cinquante ans, n’avait songé qu’à s’en faire un point d’appui pour la conquête des heureux pays du sud ; il vint lui-même à Khartoum en 1837 hâter les préparatifs d’une expédition que l’état anarchique de l’empire abyssin semblait rendre facile. Son armée prit la route de Gondar, précédée d’un message insolent qui enjoignait au gouverneur de cette ville « d’avoir à préparer ses églises pour servir d’écuries à la cavalerie égyptienne. » Il suffit pour répondre à ce défi de l’énergie d’un simple dedjaz du Kuara ; la bataille d’Abou-Kalambo, où l’armée d’invasion fut anéantie, força le gouvernement du Caire à renoncer pour longtemps à ses projets. A l’avènement du négus actuel, Saïd-Pacha s’inquiéta de la formation sur sa frontière d’un état puissant et régulier, pouvant exercer une attraction dangereuse sur les tribus nubiennes ; il eut des velléités de conquête, arrêtées bientôt par le veto des consuls-généraux de France et d’Angleterre. Cette contrariété lui causa un dépit amer. « La Nubie, dit-il, n’est que le vestibule de l’Abyssinie ; puisqu’on m’empêche d’entrer dans la maison, je serais bien fou de faire tant de dépenses pour orner le vestibule. » La conséquence de ce beau raisonnement fut la réduction de l’armée du Soudan et la dissolution du nombreux personnel civil et militaire entretenu à grands frais à Khartoum. Le successeur de Saïd a depuis cinq ans remis les choses sur l’ancien pied, et massé tout le long de la frontière abyssine, du Nil à Massaoua, une armée qui ne compte guère moins de 20,000 hommes, si on y comprend la cavalerie irrégulière. Pour entretenir cette armée jusqu’à présent inoccupée, il a fallu multiplier les réquisitions et tripler les impôts, ce qui achève d’épuiser la Nubie, appauvrie déjà par de mauvaises récoltes et par les sauterelles. Tout était prêt pour une marche en avant vers Gondar, quand éclata en juillet 1865 une révolte militaire sanglante qui fit tout ajourner. 4,000 hommes d’infanterie noire, entassés dans la ville de Kassala et dont la solde n’était pas payée, massacrèrent leurs officiers, pillèrent la ville, égorgèrent une partie des habitans, et furent à leur tour exterminés par les troupes que le vice-roi fit converger en toute hâte sur Kassala. Deux ans et demi se sont écoulés depuis, et l’Égypte est de nouveau en mesure de profiter de l’heureuse occurrence offerte par le conflit anglo-abyssin.

Les mobiles qui la poussent à s’emparer du plateau éthiopien n’ont rien de commun avec les combinaisons d’équilibre africain qu’on pourrait lui attribuer. On connaît les préoccupations industrielles d’Ismaïl-Pacha. Trompé dans ses spéculations sur les cotons par les désastres qui frappent depuis quelques années l’agriculture égyptienne, il se rejette vers l’Abyssinie, dont il connaît les forces productrices ; mais, s’il ne voit dans ce pays qu’un vaste cotton field destiné à remplacer l’Égypte épuisée, ses agens y voient autre chose, un champ magnifique pour la chasse aux esclaves, que le Nil-Blanc dépeuplé commence à ne plus fournir. Une aussi grave accusation veut des preuves. Sans doute, il y a sept mois, Ismaïl-Pacha, dans une allocution aux députations abolitionistes de Paris et de Londres, a déclaré qu’il avait supprimé sur le Nil la traite des noirs faite sous pavillon égyptien, et que, si cette chasse odieuse se perpétuait, il n’y avait de coupables qu’un certain nombre d’Européens protégés par l’intervention de leurs consuls. Du même coup le vice-roi dégageait ainsi sa responsabilité et dénonçait à l’opinion publique les juridictions consulaires et les capitulations, contre lesquelles il a entrepris depuis un an une campagne en règle. Seulement n’allait-il pas trop loin ? C’est ce que nous allons examiner.

Nous ne referons pas le bilan de la traite des noirs au Soudan égyptien, bilan dressé depuis quelques années d’une manière complète grâce aux témoignages les plus décisifs que l’opinion puisse exiger. On a vu tour à tour la chasse à l’homme monopolisée par le gouvernement[6], puis le régime du laisser-faire inauguré sous Saïd-Pacha et mis à profit par une vingtaine d’aventuriers indignes du nom d’Européens, qui doublèrent l’activité de la traite en y portant l’ardeur fiévreuse et la supériorité mercantile de l’Occident[7]. En 1861, les consuls-généraux de France, d’Angleterre et d’Autriche provoquèrent contre les négriers soit égyptiens, soit européens, des mesures énergiques auxquelles Saïd-Pacha, il faut le dire à sa louange, s’associa franchement et sans arrière-pensée. Déjà, trois ans plus tôt, le seul gouverneur irréprochable que le Soudan ait eu, l’Arménien Arakel Nubar (frère du ministre de même nom) avait fait une tentative dont le succès pouvait mettre fin à la traite : il avait jeté les bases d’une association privilégiée, patronnée par lui et destinée à accaparer le commerce de l’ivoire le long du Nil Blanc, à l’exclusion de tous les petits traitans véreux qui chassaient le nègre sous prétexte de chasser l’éléphant. La mort de Nubar fit évanouir ces projets ; on maintint les mesures prises contre la traite, avec cette addition que le gouvernement la défendait aux particuliers et se réservait de la faire lui-même. Le vice-roi, préoccupé de se créer une grosse armée, désirait éviter de décimer par la conscription la population agricole de l’Égypte, ce qui eût beaucoup nui à la culture du coton ; il donna carte blanche au gouverneur-général du Soudan, Mouça-Pacha, pour lui créer des troupes noires. L’armée égyptienne au Soudan, de 6,000 hommes au début, fut alors lancée dans toutes les directions contre des tribus pauvres et mal armées, et, non content de cette chasse productive, le gouverneur imposa aux chefs arabes du Sennâr l’obligation de fournir par an à l’armée un nombre déterminé d’esclaves nègres. Mouça-Pacha est mort, et le recrutement par razzias s’est fort ralenti ; mais la traite est entrée dans une nouvelle phase. Les harems du Soudan égyptien sont pleins de noirs, et le besoin d’une race supérieure se fait impérieusement sentir. Ce nouvel élément, on le trouve dans les Habechiya, nom que l’on traduit improprement par Abyssins, car ce sont en réalité des esclaves gallas emmenés en contrebande par les musulmans d’Abyssinie sur le territoire égyptien, et d’autant plus aisés à confondre avec les vrais Abyssins que les deux races ont absolument le même type. Grâce à cette confusion, la conquête des contrées qui sont au sud de la Nubie est un événement ardemment désiré de tous les agens civils et militaires du vice-roi. En mars 1863, Ali, kachef ou chef de district de Doka, près Gallabat, profitant du moment où Théodore était au Godjam, se jeta sans provocation sur la province abyssine de Donkor, la mit à feu et à sang, et rentra à Doka avec plusieurs centaines de femmes et d’enfans chrétiens qui furent mis en vente au marché de Ghedaref, après qu’on en eut prélevé un certain nombre pour les distribuer comme à-comptes de solde à divers officiers et fonctionnaires. Ce qui ne fut pas vendu à Ghedaref fut dirigé vers le nord, triste bétail humain poussé à coups de fouet à travers le désert nubien et décimé à chaque étape par la souffrance, la fatigue et la nostalgie. L’épisode de Doka n’est pas isolé : partout les tribus nubiennes soumises à l’Égypte harcèlent les districts abyssins de la frontière et emmènent aux marchés égyptiens des captifs qui sont vendus sous les yeux des agens du vice-roi. Parfois ces rapines sont un moyen de propagande tout à fait conforme à l’esprit de la loi du prophète. Quand on a pris aux montagnards leurs femmes et leurs enfans, on leur propose de les leur restituer, s’ils consentent à se faire musulmans. C’est ce qui est récemment arrivé pour les Bogos, et il a fallu l’appui du pavillon français pour permettre à la mission lazariste établie dans cette tribu de neutraliser les effets d’un apostolat aussi étrange. Deux villages bareas qui n’avaient point ce puissant patronage ont été convertis de cette manière. Ceux qui portent intérêt à l’Abyssinie n’ont pas à craindre qu’elle soit conquise ; mais ils peuvent redouter que l’Égypte ne profite de là crise qu’elle traverse pour lui arracher les provinces de l’ouest, comme Volkaït, Donkor et Kuara, qu’elle convertirait en quartier-général des troupes employées à faire, sous prétexte de guerre, des rafles de femmes et d’enfans jusqu’au cœur de l’Amhara. Aujourd’hui le voyageur qui se rend de Gallabat à Gondar fait cinquante lieues sans trouver une habitation, bien que ce pays fût couvert de villages riches et nombreux au commencement du siècle. Les préfets du vice-roi ont créé le désert autour de leurs frontières. La présence des Égyptiens sur le plateau éthiopien aurait pour premier résultat d’étendre le désert jusqu’à Gondar ou même au-delà.

Cette prévision n’a rien que de très naturel. Tous les organes importans de la presse anglaise l’ont discutée avec autant de modération que de sens pratique ; mais, unanimes à constater le mal, ils le sont beaucoup moins quand il s’agit de proposer le remède. Nous n’en voyons qu’un : que l’Angleterre oppose à cet envahissement un veto catégorique qui dégagera sa responsabilité dans l’avenir comme dans le présent. Il y a deux choses à voir dans la question, l’attitude hostile prise par l’Égypte contre l’Abyssinie, le caractère sauvage des actes par lesquels cette hostilité se traduit. L’Angleterre craint d’attenter à la liberté d’action d’un état autonome en lui notifiant son veto. Le scrupule est louable à coup sûr ; l’autonomie cependant ne saurait dispenser un gouvernement d’exécuter les traités. L’Égypte est entrée depuis douze ans, par un décret libre et spontané de Saïd-Pacha, dans le concert des états qui ont aboli la traite ; elle est aujourd’hui le premier état négrier du monde. Elle a la Mer-Rouge et sa compagnie de bateaux à vapeurs Azizié pour inonder l’Arabie et l’empire ottoman de chargemens de noirs et de Gallas. Il y a en Angleterre une opinion publique, et cette opinion, si nous en jugeons par les livres et les journaux qui nous en arrivent, est digne d’un peuple chrétien et civilisé. Elle peut exiger que le pavillon anglais, aujourd’hui souverain dans cette mer, ne favorise pas des scandales trop apparens, et que les croisières qui poursuivent avec une si juste rigueur les sayas négrières du sultan de Zanzibar n’aient pas l’air de travailler indirectement pour les steamers négriers du vice-roi d’Égypte. Elle n’est pas obligée de s’intéresser aux affaires du Soudan, mais elle a pris une responsabilité dans celles de l’Abyssinie ; elle ne peut permettre que, le Soudan dépeuplé ne fournissant plus son contingent annuel d’esclaves, l’Égypte mette en coupe réglée la fleur d’une population chrétienne, libre, jeune et énergique, pour renouveler le sang appauvri de ses tristes populations, ou, ce qui est pis encore, pour alimenter les doubles harems et les vices sans nom des villes saintes d’Arabie, qui ont succédé, dans l’histoire des infamies morales de l’humanité, aux villes maudites de la Bible. Ce serait une tache pour l’honneur anglais, et on conviendra que ce n’est pas la peine de dépenser 160 millions pour en arriver là.


GUILLAUME LEJEAN.

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1865.
  2. Waagchum, préfet de la province du Waag.
  3. Sobriquet familier des cipayes.
  4. Anticho, Anbichau des cartes, fief appartenant à un savant honorablement connu en Europe par ses études de botanique, le Dr Schimper, de Strasbourg.
  5. Revue du 1er novembre 1864.
  6. Pallme, Voyage au Kordofan. — Russeger, Reisen, etc. — Bechm, Reisen in Sudan. — Thibaut, Expédition du Fleuve-Blanc. — Trémaux, Voyage en Ethiopie.
  7. Brun-Rollet, le Nil-Blanc. — Hartmann, Menschenhandel in Ost-Africa. — Speke. Travels, etc. — Beltrame, Viaggio al Fiume bianco, etc.