L’île de la Réunion et la question coloniale

L’île de la Réunion et la question coloniale
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 747-768).
L¨ILE DE LA REUNION
ET
LA QUESTION COLONIALE

I. Rapport de M. le contre-amiral Dupré, gouverneur de la Réunion. — II. Compte rendu adressé aux journaux de Paris, par MM. A. Bellier, Laserve, etc. — III. Événemens de la Réunion, par MM. G. Desjardins, E. Jalabert, Ernest Le Roy. — IV. Notices sur les colonies françaises, tableaux de population et de culture, publiés par le ministère de la marine et des colonies.

On n’a pas encore oublié l’impression produite, il y a un peu plus de quinze jours, par l’annonce des événemens qui venaient d’ensanglanter la ville de Saint-Denis, chef-lieu de notre colonie de la Réunion. Ce fut d’abord de l’incrédulité, puis une douloureuse surprise, lorsque de nouveaux renseignemens vinrent confirmer et compléter les nouvelles transmises par le télégraphe. L’île de la Réunion passait à juste titre pour la plus paisible de nos colonies et la plus facile à gouverner. La douceur des mœurs de ses habitans était proverbiale. En 1848, l’abolition de l’esclavage s’y était accomplie sans qu’une goutte de sang eût coulé, sans que l’ordre public, la sécurité des personnes et le respect des propriétés eussent reçu la plus légère atteinte. Comment s’expliquer que, vingt ans après une crise si décisive et si heureusement traversée, l’esprit de la colonie se trouvât changé du tout au tout ? Comment s’expliquer que le peuple le plus doux de la terre en fût venu à se livrer dans la rue, pendant plusieurs jours de suite, à des manifestations tumultueuses ? Comment s’expliquer que ces manifestations eussent pris aux yeux de l’autorité un caractère assez alarmant pour qu’elle eût cru devoir y répondre par une fusillade meurtrière ? A qui fallait-il faire remonter la responsabilité de ces déplorables événemens ? Aux hommes ou aux institutions ? au pouvoir ou à l’opposition ? à l’administration ou aux administrés ?

Telles sont les questions que tout le monde s’est posées et auxquelles nous allons essayer de répondre. Nous ne nous bornerons donc pas à raconter les événemens des 29 et 30 novembre, et des 1er et 2 décembre 1868. Nous essaierons d’en rechercher les causes dans le passé de la colonie, dans ses institutions et dans son histoire. Pour cela, il faut nous reporter à vingt ans en arrière, au lendemain même de la révolution de 1848 et de l’abolition de l’esclavage.


I

Lorsque survint pour les colonies françaises la crise de 1848, l’île de la Réunion se trouvait dans des conditions assez favorables pour la supporter. Depuis quinze ans, elle avait reçu le bienfait d’une constitution relativement libérale, et elle avait su en profiter. La loi du 24 avril 1833, complétée par l’ordonnance royale du 22 août de la même année, lui avait donné, sous le nom de conseil colonial, une assemblée élective. L’année suivante, le principe de l’élection avait été étendu aux conseils municipaux. Dans la colonie comme dans la métropole, le cens, à cette époque, était la condition du droit de suffrage. Les conseils municipaux avaient les mêmes attributions que ceux de la métropole. Le conseil colonial votait les budgets coloniaux et surveillait la marche de l’administration, confiée alors, comme aujourd’hui, à un gouverneur assisté d’un conseil privé dans lequel siégeaient, à côté des chefs de service, quelques notables habitans du pays. La population, par l’élection des membres du conseil colonial et des conseils municipaux, prenait donc une certaine part à la gestion des affaires locales. Il lui manquait de prendre part à la gestion des affaires générales de l’état. L’île de la Réunion, comme les autres colonies, n’envoyait pas de députés à la chambre. La création d’une représentation des colonies dans les conseils de la métropole devait être la conséquence et comme le prix de l’abolition de l’esclavage.

Sous le système que nous venons d’esquisser, l’administration de la colonie fut plus prudente que hardie, plus amie de la conservation que du progrès, mais en somme sage et modérée. Les finances étaient conduites avec économie. La situation budgétaire était satisfaisante, bien que l’île produisît dans ses meilleures années à peine ce qu’elle produit aujourd’hui dans ses années de détresse. Tout en combattant l’abolition de l’esclavage, projetée dès lors par la métropole, la population blanche sentait bien que cette réforme était inévitable, et que tout au plus on pouvait espérer de la retarder quelque temps. On s’y préparait donc, soit par des affranchissemens partiels, soit par de louables efforts pour donner aux nègres esclaves les premiers élémens de l’instruction primaire et de l’éducation religieuse. L’esclavage d’ailleurs avait toujours été moins rude à la Réunion que partout ailleurs. Les haines de caste y étaient moins vivaces. De jour en jour, elles allaient s’affaiblissant. Déjà la classe intermédiaire des mulâtres tenait une place importante dans la colonie. Il y avait des mulâtres dans le conseil colonial ; il y en eut parfois dans le conseil privé. Dans le collège royal de Saint-Denis, des fils de mulâtres et même des fils de nègres affranchis étudiaient à côté des fils de blancs. La fusion ou du moins le rapprochement s’opérait ainsi peu à peu. Enfin (et c’était là peut-être le résultat le plus précieux de l’organisation coloniale d’alors) des habitudes de discussion et d’examen s’établissaient. Un véritable esprit public se formait. La presse malheureusement était soumise au pouvoir arbitraire de la censure ; mais les mœurs, plus fortes que les lois, avaient créé une liberté de fait avec laquelle il fallait compter.

Cette éducation politique avait préparé la population de la Réunion à envisager sans trop d’effroi la situation nouvelle qui allait être faite aux colonies par la proclamation de la république et par l’abolition de l’esclavage. Le premier moment de surprise une fois passé, on se mit en mesure de faire face aux événemens. Ce fut une circonstance favorable à cette époque que la difficulté et la lenteur des communications avec la métropole. Lorsque le commissaire-général de la république, M. Sarda-Garriga, arriva dans l’île, de longs mois s’étaient déjà écoulés depuis la révolution de février. Les événemens avaient marché en Europe. M. Sarda-Garriga, dans le cours de son voyage, avait pu recevoir des nouvelles de nature à modifier un peu certaines de ses idées. Les colons d’autre part avaient eu le temps d’examiner de sang-froid leur situation. Des deux côtés, on se montra donc sage et conciliant. Le commissaire de la république prit toutes les mesures nécessaires pour que la substitution du travail libre au travail esclave s’accomplît sans secousse. Les colons évitèrent d’aggraver par leur mauvais vouloir et leurs résistances les difficultés de cette grave révolution sociale. Vers la fin de l’année 1848, l’abolition de l’esclavage à la Réunion était devenu un fait accompli sans que l’on eût eu aucun malheur à déplorer.

Une partie des anciens esclaves avaient consenti à s’engager comme travailleurs libres pour continuer la culture de la canne à sucre. Le voisinage de l’Inde et de la côte orientale d’Afrique permit de recruter sur ces deux points un certain nombre de bras. Le produit de l’indemnité, accordée aux anciens propriétaires d’esclaves leur servit soit à éteindre leurs dettes hypothécaires, soit à perfectionner leur outillage, soit à se procurer des engrais. Bref on essaya par tous les moyens possibles de réparer les brèches que l’abolition de l’esclavage avait pu faire à la fortune, de la colonie. Cette sage et patriotique conduite fut récompensée. A la crise passagère de 1848 succéda, une période de prospérité qui coïncida avec l’administration de M. Hubert Delisle. M. Delisle, un des rares gouverneurs civils que la colonie ait possédés depuis de longues, années, avait été envoyé à la Réunion au commencement de 1852. L’état de sa santé le força de rentrer en France en 1858. C’est alors qu’il fut nommé sénateur. En arrivant dans la colonie, il y avait déjà trouvé des germes de prospérité qui se développèrent sous son administration. La production annuelle du sucre, qui ne dépassait pas en moyenne 25 millions de kilogrammes à la veille de la révolution de 1848, atteignit 29 millions de kilogrammes dès 1852. En 1853, elle était de 33 millions ; en 1854 de 39 millions ; en 1855 et 1856, elle arrivait à 56 millions ; enfin un peu plus tard elle atteignait 60 millions de kilogrammes, et dépassait même un instant ce chiffre. Dès cette époque cependant, un observateur attentif aurait pu découvrir, au milieu même de la prospérité dont jouissait la colonie, quelques-unes des causes dont l’action allait bientôt mettre un terme à cette prospérité. Des fautes avaient été commises par les colons, par le gouvernement métropolitain, par l’administration coloniale. Ces fautes pouvaient encore être réparées. Loin de là, elles ne firent que s’aggraver et se multiplier sous les deux administrations de M. le capitaine de vaisseau Darricau et de M. le contre-amiral Dupré.

Les colons n’avaient eu qu’un tort, un tort grave, il faut bien le dire. Ils avaient trop cru à la prospérité de l’île. Ils avaient considéré deux ou trois récoltes exceptionnelles comme des récoltes normales. Les fortunes rapides faites par quelques propriétaires avaient tourné toutes les têtes. Chacun comptait s’enrichir en cinq ou six ans. On achetait toutes les propriétés qui se trouvaient à vendre ; on achetait à n’importe quel prix ; on achetait en payant un à-compte relativement minime, et en comptant sur les récoltes pour payer le surplus du prix d’achat. Survinrent de mauvaises années. La terre était épuisée par l’abus des engrais et par une production exagérée. Ou lui avait demandé plus qu’elle ne pouvait donner : elle ne voulut même plus donner ce qu’on était peut-être en droit de lui demander. Une maladie se jeta sur les cannes à sucre. Des coups de vent arrivèrent par là-dessus. L’ouragan acheva l’œuvre de la maladie. Les récoltes furent réduites de près de moitié. Les habitans qui avaient acquis des propriétés à un prix exagéré se trouvèrent hors d’état de faire face à leurs engagemens. Leur ruine entraîna celle des négocians et des agens de change auprès desquels ils avaient trouvé du crédit. La place de Saint-Denis presque tout entière croula. D’anciennes maisons d’une honorabilité reconnue, d’une solvabilité jusque-là intacte, suspendirent leurs paiemens. Le contre-coup de ces désastres se fit sentir jusqu’en France, sur les places avec lesquelles l’île de la Réunion était en relation, et notamment sur la place de Nantes.

Les fautes des colons toutefois n’avaient que des conséquences limitées et temporaires. Il suffisait qu’une nouvelle couche de propriétaires et de négocians vînt remplacer celle qui avait été submergée par la crise ; il suffisait que le travail et l’économie vinssent réparer les maux causés par l’esprit de spéculation et d’aventure, et la colonie pouvait revoir des jours prospères. C’était une liquidation à faire, rien de plus. Les fautes du gouvernement métropolitain et de l’administration locale avaient une bien autre portée, ainsi qu’on va le voir. Le gouvernement métropolitain fut le premier, le grand coupable. L’expérience de 1848 devait lui démontrer que les colonies, surtout l’île de la Réunion, étaient mûres pour le self-government. Loin de restreindre leurs libertés, il devait les étendre. C’est ce que la république avait d’abord paru vouloir faire en appelant les colons à envoyer des députés à l’assemblée nationale ; mais en même temps, par une inspiration malheureuse, on supprimait les conseils coloniaux. On retirait donc aux colonies leur représentation locale au moment même où on leur accordait une place dans la représentation métropolitaine. On se proposait sans doute de remplacer les conseils coloniaux par des assemblées nouvelles, fondées sur la large base du suffrage universel. Toutefois il aurait été sage d’attendre la constitution de ces nouvelles assemblées avant de supprimer les anciennes. Il n’est jamais prudent de détruire sans réédifier. Bientôt le pouvoir changea de mains. D’autres hommes survinrent, et avec eux d’autres doctrines. On retira aux colonies les députés que la république leur avait donnés, et on ne leur rendit pas les conseils coloniaux que la république leur avait enlevés. Pour remplacer ces assemblées, on créa des conseils-généraux non électifs. L’organisation en fut réglée par le sénatus-consulte du 3 mai 1854. Quant aux députés coloniaux, ils avaient été supprimés en 1852.

Le sénatus-consulte de 1854 est resté jusqu’à ce jour la charte de nos colonies de la Réunion, de la Martinique et de la Guadeloupe. Il a été modifié, il est vrai, par le sénatus-consulte du 4 juillet 1866, mais seulement en ce qui concerne les attributions des conseils-généraux. Les dispositions du sénatus-consulte de 1854 restent complètement en vigueur en ce qui concerne le mode de nomination de ces assemblées. Or ces dispositions sont bien simples. Elles tiennent en une ligne : « Article 12. — Le conseil-général est nommé, moitié par le gouverneur, moitié par les conseils municipaux. » Et les conseils municipaux, par qui sont-ils nommés ? La réponse à cette question se trouve dans l’article 11 : « Les maires, adjoints et conseillers municipaux sont nommés par le gouverneur. » Ainsi le gouverneur, dans chaque colonie, est un véritable grand-électeur. Il nomme directement les conseils municipaux ; il nomme directement encore la moitié du conseil-général et indirectement l’autre moitié de ce même conseil. C’est donc l’administration qui choisit elle-même ceux qui sont chargés de contrôler et de limiter son pouvoir. Elle doit naturellement essayer de trouver en eux l’image de sa propre pensée et l’écho de ses propres désirs. Tel est le système qui régit depuis quinze ans nos trois colonies les plus importantes. Examinons maintenant comment ce système a été appliqué à l’île de la Réunion. C’est ici que nous allons voir les fautes de l’administration locale compléter celles du gouvernement métropolitain. Ces fautes, disons-le tout de suite, étaient presque inévitables. Un faux système ne peut amener que des résultats fâcheux. « On reconnaît la bonté de l’arbre aux fruits qu’il porte, » disait l’empereur dans une circonstance récente. Les fruits du sênatus-consulte de 1854 pour l’île de la Réunion, les voici.

L’administration, ainsi que nous l’avons vu, est appelée à nommer les maires, les adjoints et les conseillers municipaux. Elle est également appelée à nommer directement la moitié du conseil-général et indirectement l’autre moitié. Elle commence par le choix des maires : c’est là-dessus que pivote l’application de tout le système. Il y a dans l’île quatorze communes. On nomme d’abord les quatorze maires, et on laisse à chacun d’eux le soin de présenter la liste de son futur conseil municipal. L’administration naturellement, lorsqu’elle procède à la domination d’un maire, choisit de préférence un homme dévoué ; le maire à son tour désigne comme conseillers municipaux des hommes sur lesquels il croit pouvoir compter. En effet, à peine le conseil municipal est-il formé, qu’il s’empresse d’accorder au maire des frais de représentation qui, pour quelques-uns d’entre eux, équivalent à de véritables appointerons. Sur les quatorze communes de l’île, treize ont ainsi voté des frais de représentation dont le total dépasse 70,000 francs par an. La quatorzième commune, celle de Sainte-Marie, aurait suivi l’exemple donné par les autres, si le maire, M. Benjamin Vergoz, un des hommes les plus respectables de la colonie, n’avait refusé toute espèce d’indemnité. Parmi les maires qui ont consenti à recevoir des frais de représentation, il en est, nous devons le dire, qui ne touchent qu’une somme insignifiante. Le maire de telle commune, par exemple, qui est fort riche, reçoit une indemnité de 1,500 fr. : c’est une somme sans importance pour lui ; mais tous les maires ne sont pas dans cette situation, tant s’en faut. Plusieurs d’entre eux sont plus ou moins gênés dans leurs affaires. Pour ceux-là, l’indemnité ou, pour mieux dire, le traitement de maire est presque indispensable, et ce traitement n’est pas toujours insignifiant. Le maire de Saint-Denis touche 15,000 fr. par an, celui de Saint-Pierre 12,800 francs, celui de Saint-Louis 9,000 francs. D’autres touchent 6,000 francs, 4,000 francs, 2,500 francs. Aucun de ces maires, sauf celui de Saint-Denis, ne dépense quoi que ce soit en frais de représentation. Les mots d’appointerons et de traitemens que nous avons employés tout à l’heure sont donc rigoureusement exacts. Quant aux chiffres que nous venons de donner, ils remontent à six mois. Ils ont pu subir depuis quelques légères modifications ; mais la situation dans son ensemble est certainement restée la même.

Les maires de l’île de la Réunion, sauf M. Vergoz et un ou deux autres que l’on pourrait citer, sont donc de véritables fonctionnaires salariés, des fonctionnaires qui ont besoin de leur traitement, des fonctionnaires perpétuellement révocables, des fonctionnaires dépendant doublement de l’administration, puisqu’elle les nomme et puisqu’elle nomme aussi les conseils municipaux qui leur votent leur traitement. Ce sont cependant ces fonctionnaires qui vont former le noyau du conseil-général chargé de voter le budget colonial et de contrôler la marche de l’administration. Quand un conseil municipal paraît suffisamment dévoué, on lui laisse le soin d’envoyer son maire siéger dans le conseil-général. Là où la chose souffrirait quelques difficultés, le gouverneur choisit lui-même le maire comme conseiller-général, en vertu du droit qui lui appartient de nommer directement la moitié des membres de cette assemblée. Neuf maires siègent ainsi dans le conseil-général de la Réunion, trois par le choix direct du gouverneur, six comme élus par les conseils municipaux. L’un d’entre eux est président du conseil-général, et jouit à ce titre d’une influence considérable sur ses collègues. À ces neuf maires, il faut ajouter au moins cinq ou six membres du conseil qui, à des titres divers et pour des sommes plus ou moins considérables, sont parties prenantes au budget colonial. Nous pourrions citer des noms et des chiffres. On nous dispensera de le faire. Qu’il nous suffise de dire que sur les vingt-quatre membres dont se compose le conseil, les deux tiers environ, soit quinze ou seize membres, dépendent plus ou moins de l’administration, et touchent, soit sur le budget colonial, soit sur les budgets municipaux, de véritables traitemens déguisés sous le nom d’indemnités.

Nous ne voulons pas mettre en suspicion l’intégrité et l’honorabilité des membres du conseil-général de la Réunion. Plusieurs d’entre eux ont donné, nous le savons, des preuves d’indépendance dont on doit les louer d’autant plus que leur situation était plus délicate ; mais on conviendra bien qu’une assemblée ainsi composée n’a peut-être pas toute l’autorité nécessaire pour résister à l’administration dont elle dépend à tant de titres. Il faudrait que tous ceux qui la composent fussent des héros, et l’on ne peut pas fonder un système de gouvernement sur l’héroïsme présumé de ceux qui sont chargés de l’appliquer. En fait, l’administration de la colonie, sauf dans quelques rares occasions, a obtenu du conseil-général tout ce qu’elle a voulu, surtout depuis que les membres les plus considérables et les plus indépendans de cette assemblée s’en sont volontairement retirés, découragés par l’impuissance de leurs efforts et par l’inutilité de leur tâche. En fait, l’administration a conduit à son gré les affaires de l’île, et nous regrettons de dire qu’elle ne les a ni sagement ni heureusement conduites.

Les administrations auxquelles on laisse leurs coudées franches ne sont pas ordinairement très économes, surtout dans le temps où nous vivons. Celle de la Réunion a été particulièrement prodigue. La colonie avait autrefois une caisse de réserve qui s’emplissait dans les années de prospérité pour se vider dans les années de détresse. C’était une institution non-seulement utile, mais indispensable, dans un pays où toute la richesse repose sur une seule denrée, le sucre, dont la production, d’une année à l’autre, peut varier dans des proportions considérables. Sous le régime du sénatus-consulte de 1854, la caisse de réserve se vida dans les années de prospérité, et naturellement ne se remplit pas dans les années de détresse. De nouvelles maximes financières s’étaient introduites dans la colonie. On avait posé en principe qu’il ne fallait laisser aucune recette sans emploi, et en effet on les employait toutes. A défaut de dépenses offrant un caractère de nécessité bu seulement d’utilité, on avait recours aux dépenses de luxe. On multiplia les employés dans tous les services. La rentrée des impôts était autrefois entre les mains d’un trésorier et de quelques percepteurs ; tout ce service coûtait à peine 50,000 francs par an. On créa un receveur-général et des receveurs-particuliers ; le même service coûte aujourd’hui bien près de 200,000 francs. On acheta une maison de campagne pour le gouverneur, une maison de ville pour le directeur de l’intérieur. Enfin on consacrait une part relativement considérable du budget colonial, soit à accroître la splendeur du culte plus que ne le comportaient les ressources de la colonie, soit à subventionner des établissemens offrant un caractère plus ou moins religieux.

Nous touchons ici au point le plus délicat de notre sujet. Nous avons à expliquer comment la question politique, administrative et financière qui s’agite à la Réunion est venue se compliquer d’une question religieuse, si l’on veut l’appeler de ce nom. Nous avons à expliquer comment le clergé de cette colonie, et particulièrement le clergé régulier, s’est trouvé associé à l’impopularité qui pesait sur l’administration, à ce point que les derniers événemens ont paru dirigés bien moins encore contre l’administration que contre le clergé et le parti sur lequel il s’appuyait. Au lendemain de la révolution de 1848, on crut nécessaire d’établir des évêchés à l’île de la Réunion, à la Martinique et à la Guadeloupe. Jusque-là des préfets apostoliques ayant juridiction d’évêque avaient suffi aux besoins religieux de ces colonies. Ils pouvaient y suffire encore ; mais on était mû par un sentiment généreux : on songeait à l’éducation religieuse des milliers de nègres qui venaient d’être appelés à la liberté. On ne réfléchissait pas que cette éducation aurait pu se faire tout aussi bien et à moins de frais, si l’on s’était borné à envoyer dans chacune des trois colonies quelques prêtres de renfort placés sous les ordres du préfet apostolique.

Le premier évêque nommé à l’île de la Réunion, en 1850, fut M. Florian Desprez. Ce choix n’était peut-être pas très heureux. M. Desprez est devenu depuis archevêque de Toulouse et a montré qu’il réussissait mieux à exciter les passions qu’à les calmer. Son arrivée à la Réunion ouvrit pour cette colonie une période de discussions et d’agitations religieuses. Il y eut bientôt dans l’île un parti de l’évêque et naturellement aussi un parti hostile à l’évêque. On n’a pas oublié ce qui se passait en France à cette époque. Le clergé était allié au pouvoir, et cette alliance était si étroite qu’elle survécut même à un changement dans la forme du gouvernement. Commencée sous la république présidentielle elle se continua pendant les premières années de l’empire. La même alliance, et plus étroite encore, s’il est possible, existait à l’île de la Réunion. Lors de la création du conseil-général destiné à remplacer le conseil colonial, M. Charles Desbassyns fut appelé à la présidence de cette assemblée. M. Charles Desbassyns, parent par alliance de M. de Villèle, le célèbre ministre de la restauration, était de taille à jouer un rôle considérable même sur un plus grand théâtre que celui où il se trouvait placé. Malgré son incontestable intelligence, ce qu’il y avait de plus remarquable en lui, c’était un caractère énergique et une indomptable volonté. S’il eût vécu en France, il aurait siégé dans les chambres de la restauration à côté de M. de La Bourdonnaye ; sous la monarchie de juillet, il se serait fait flétrir avec les pèlerins de Belgrave-Square ; sous la république, il aurait été membre, et membre important, du comité de la rue de Poitiers. Légitimiste avoué et décidé, les passions religieuses, plus fortes que les passions politiques, en firent cependant l’allié, l’appui, le conseiller des administrations qui se succédèrent à l’île de la Réunion depuis 1854 jusqu’à sa mort, arrivée il y a cinq ou six ans. Il ne fut pas seulement le président du conseil-général, il en fut le dominateur. Il partagea avec les gouverneurs et les directeurs de l’intérieur qu’il vit passer au pouvoir le poids de l’administration de la colonie et la responsabilité soit du bien soit du mal qui s’accomplit pendant cette période. C’est sous l’impulsion donnée par M. Charles Desbassyns et M. Desprez que le clergé, tant séculier que régulier, prit à la Réunion un développement inconnu jusque-là, qu’une part importante du budget colonial fut consacrée à multiplier les églises et les chapelles au-delà de ce qui était nécessaire, qu’une somme considérable fut votée pour construire une cathédrale qu’on ne pourra jamais achever et qui tombe déjà en ruine, qu’un collège de jésuites s’éleva pour faire concurrence au lycée impérial. C’est sous la même impulsion que fut créé ce fameux établissement de la Providence dont le nom a si souvent retenti dans les derniers événemens de la Réunion, et dont nous devons dire quelques mots. La Providence n’est pas, à proprement parler, un établissement religieux ; c’est un établissement d’utilité publique dirigé par des religieux. La Providence comprend : 1° une école des arts et métiers, 2° un pénitencier pour les jeunes détenus, 3° un hospice pour les vieillards et pourries infirmes. L’établissement a été placé pour une période de vingt-cinq ans sous la direction des Pères du Saint-Esprit et du Saint-Cœur-de-Marie. Le terrain leur a été concédé gratuitement, et une subvention annuelle de 80,000 francs leur est allouée sur le budget colonial.

L’administration de la Réunion prétend qu’elle n’a pas trouvé de laïques pour administrer convenablement cet établissement. Nous le regrettons, et nous nous en étonnons. Il n’est pas nécessaire d’être hostile au catholicisme pour penser qu’il n’est pas bon, dans des sociétés organisées comme la nôtre, de confier à une communauté religieuse la direction d’une école des arts et métiers. Un établissement de ce genre doit conserver un caractère essentiellement laïque. On (nous dit que les pères de la Providence s’acquittent fort bien de la tâche qu’on leur a confiée : nous voulons le croire. On nous dit que les accusations portées contre eux par la population de Saint-Denis sont fausses ou du moins exagérées, notamment l’accusation de faire une concurrence déloyale à l’industrie privée en vendant à bas prix, grâce à la subvention, les machines, les pièces d’outillage, les objets de tout genre fabriqués dans l’intérieur de l’établissement. Il nous plaît encore de l’admettre. Eh bien ! l’injustice même de l’opinion publique (en concédant qu’il y ait eu injustice) n’est-elle pas la preuve la plus claire de l’imprudence qu’on a commise en confiant à une communauté religieuse la direction d’un établissement de ce genre ? N’était-il pas à prévoir que ces accusations ou d’autres accusations du même genre se produiraient tôt ou tard ? N’était-il pas aisé de comprendre que ces accusations seraient bien plus vives et auraient des conséquences bien plus graves, si elles portaient sur une communauté religieuse au lieu de tomber sur un personnel laïque ? Des hommes de gouvernement, des hommes habitués aux affaires, pouvaient-ils se faire illusion sur ce point, et ne devaient-ils pas éviter d’ajouter une nouvelle cause d’irritation à toutes celles qui ne pouvaient manquer d’amener une réaction violente contre la domination longtemps exercée sur la colonie par le parti ultramontain, allié à l’administration ?

M. Charles Desbassyns est mort, et M. Desprez est rentré en France. Eux disparus, leur parti s’est trouvé en quelque sorte décapité. Ils ont eu cependant des successeurs, mais qui ne sauraient leur être comparés. M. Maupoint, l’évêque actuel de Saint-Denis, n’a ni l’activité ni l’ardeur de M. Desprez. Quant à M. Charles Desbassyns, son empire, comme celui d’Alexandre, a été partagé. Les lambeaux en ont été recueillis par ses deux neveux, MM. Frédéric et Paul de Villèle, par un autre de ses neveux, M. Bellier de Villentroy, président de la cour impériale, et enfin par un notaire, membre du conseil-général, allié à la famille Bellier de Villentroy, M. François Mottet. Sous leur direction, le parti a promptement décliné. Battu en brèche par une impopularité croissante, il perdait de jour en jour de son influence, non-seulement dans le pays, mais même dans le conseil-général nommé par l’administration, même dans le conseil privé, même auprès du gouverneur ; mais il avait pour lui l’homme qui était, bien plus que le gouverneur, le vrai chef de l’administration coloniale : nous voulons parler du directeur de l’intérieur, M. Charles Gaudin de Lagrange.

M. de Lagrange, en ce moment l’objet de tant d’accusations, les unes fondées, les autres probablement injustes ou exagérées, n’est point dépourvu de tout mérite. Il a quelques-unes des qualités que l’on demande ordinairement en France à un administrateur, plus de surface que de profondeur, plus de connaissances de détail que de vues d’ensemble, plus d’opiniâtreté que de décision. Avec des qualités de cet ordre, il aurait pu être utile au second rang. Malheureusement il s’est trouvé placé au premier dans une crise difficile. Les deux gouverneurs qui ont succédé à M. Hubert-Delisle appartenaient l’un et l’autre au corps des officiers supérieurs de la marine. L’un et l’autre étaient étrangers aux questions administratives et obligés de s’en remettre sur bien des points à la compétence spéciale du directeur de l’intérieur. M. de Lagrange a donc été, depuis dix ans, le véritable gouverneur. Profondément attaché au catholicisme, il a eu le tort de subordonner sa conduite en matière politique, administrative et financière à ses idées religieuses. Au lieu de rester dans la colonie l’homme de l’administration, il y est devenu, sans s’en douter peut-être, l’homme d’un parti, le chef véritable du groupe que M. Charles Desbassyns avait longtemps dirigé.

Qu’on se figure maintenant la situation dans laquelle se trouvait l’île de la Réunion dans les derniers mois de l’année 1868. Qu’on se représente cette colonie, privée depuis quinze ans de toutes les Libertés, de tous les droits dont elle avait joui à d’autres époques, n’envoyant pas de députés au corps législatif pour défendre ses intérêts les plus pressans et-pour faire valoir ses plus légitimes réclamations, ne nommant pas les conseillers-généraux et les conseillers municipaux qui disposent de ses ressources. Qu’on se représente cette population ruinée par plusieurs mauvaises récoltes consécutives, suivies d’une crise commerciale et financière, convaincue, à tort ou à raison, que sa ruine a été, non pas causée sans doute, mais aggravée par la mauvaise gestion des finances locales, ne pouvant modifier cette gestion, puisqu’elle est privée de ses droits électoraux, faisant remonter par conséquent la responsabilité de ses maux à une administration toute-puissante et à ceux qui ont été pendant- longtemps en possession de faire mouvoir à leur gré tous les fils de dette administration, c’est-à-dire au directeur de l’intérieur, au parti ultramontain et au clergé. Voilà la situation d’où vont sortir les déplorables événemens des 29 et 30 novembre, des 1er et 2 décembre 1868, voilà le terrain sur lequel l’explosion va avoir lieu.


II

Depuis près de six mois, la colonie était travaillée par une agitation croissante. La misère était arrivée à son comble. Les impôts rentraient plus que difficilement. Le budget colonial, plusieurs fois remanié ne parvenait pas à s’établir en équilibre. Une feuille clandestine, le Cri d’alarme, s’était livrée à des attaques très vives contre la plupart des chefs de l’administration, et n’avait même pas épargné le gouverneur. Le public toutefois était plus indulgent pour M. le contre-amiral Dupré. A tort ou à raison, on le croyait peu favorable au système qu’il était chargé d’appliquer. On affirmait que, dans la mesure de ses forces, il avait appuyé auprès du gouvernement métropolitain les réclamations déjà plusieurs fois élevées contre la constitution coloniale. On prétendait aussi qu’il ne supportait pas avec une résignation absolue l’influence prédominante du directeur de l’intérieur, et qu’il n’aurait pas été fâché de secouer un joug qui avait déjà pesé à son prédécesseur et qui lui pesait davantage encore.

Les chefs du parti libéral dans la colonie résolurent de faire un dernier et vigoureux effort pour obtenir l’abolition du système établi par le sénatus-consulte de 1854 et la restitution des droits dont les colons avaient été privés à ce moment. A cet effet, on prépara une pétition adressée au sénat. La rédaction en avait été confiée à M. Jugand, professeur de philosophie au lycée impérial. C’est assez dire que ce document n’avait aucun caractère révolutionnaire. Pendant qu’il se couvrait de signatures, la session du conseil-général s’ouvrit. Deux des membres de ce conseil venaient de donner leur démission. Tous deux représentaient la ville importante de Saint-Pierre, la seconde de l’île. L’un d’eux, M. Ruben de Couder, avait motivé sa démission dans une lettre très ferme et très modérée. Il ne lui convenait pas de continuer à rester membre d’une assemblée non élue au moment même où ses concitoyens réclamaient le droit d’élire leurs mandataires.

C’est alors que l’administration crut faire preuve de prévoyance et d’habileté en interdisant aux journaux, par une note officieuse, la discussion des questions se rattachant à l’organisation coloniale. Il ne faut pas oublier que la presse est encore aujourd’hui soumise dans nos colonies au régime discrétionnaire, de telle sorte que l’avis officieux de l’administration équivalait à un ordre. La polémique des journaux abandonna le terrain politique, d’où on la chassait, pour se concentrer exclusivement sur le terrain religieux. La question de la constitution coloniale passa au second plan pour laisser la première place à la question religieuse ou cléricale, comme on voudra l’appeler. Or, si les passions religieuses sont infiniment plus vivaces et plus redoutables que les passions politiques, si elles ont le privilège de remuer plus profondément les classes les moins éclairées, c’était, on en conviendra, une singulière imprudence que de pousser la presse dans cette voie, où elle n’était d’ailleurs que trop portée à s’engager.

Trois journaux principaux se publient à Saint-Denis, en dehors du Journal officiel, qui se renferme dans son rôle de feuille strictement consacrée à la publication des actes du gouvernement et des annonces légales. Ces trois journaux, répondent assez exactement aux grandes divisions de l’opinion publique dans la colonie. La Malle et le Journal du Commerce représentent les deux opinions extrêmes. La première de ces deux feuilles est ultra-conservatrice, en religion comme en politique. Elle a été fondée, il y a quelques années, pour être dans la colonie l’organe du parti dont MM. Frédéric et Paul de Villèle, Bellier de Villentroy et François Mottet sont les chefs. La création du Journal du Commerce remonte à une vingtaine d’années. Cette feuille est placée aux antipodes de la Malle. En politique comme en matière philosophique et religieuse, elle défend les opinions radicales. Entre ces deux feuilles, le Moniteur de la Réunion occupe une situation intermédiaire. Le Moniteur est le plus ancien des journaux de la colonie. Il représentera peu de chose près, l’opinion moyenne du pays. Il est l’organe de ces gens un peu indécis peut-être, mais modérés et honnêtes après tout, qui penchent du côté de la liberté quand le pouvoir leur paraît trop fort, et du côté de la conservation quand l’ordre leur paraît menacé. Aux colonies comme en France, ce sont les journaux de cette nuance qu’il faut consulter quand on veut savoir dans quelle direction tourne le vent de l’opinion publique. Or le Moniteur, après avoir été pendant longtemps plus conservateur que libéral, commençait à devenir plus libéral que conservateur ; le Moniteur, après s’être longtemps tenu à égale distance de la Malle et du Journal du Commerce, s’éloignait de plus en plus de la Malle pour se rapprocher du Journal du Commerce. C’était un symptôme peu équivoque des dispositions de l’esprit public.

La polémique entre la Malle et le Journal du Commerce avait toujours été très vive. Elle devint plus violente encore par suite de l’arrivée dans la colonie d’un jeune écrivain que les propriétaires de la Malle avaient fait venir de la France pour renforcer la rédaction de leur journal. Cet écrivain se nommait M. Ch. Buet. Il avait fait ses premières armes dans le journal l’Univers. En moins de six semaines, il avait achevé d’exciter des passions qui avaient plutôt besoin d’être calmées. Le Journal du Commerce avait déclaré qu’il ne répondrait plus à une feuille rédigée de cette manière et montée à ce ton. Le paisible Moniteur lui-même s’était fâché. C’est à ce moment qu’il circula dans la ville, sur le compte du jeune et impétueux rédacteur de la Malle, un bruit auquel nous hésiterions à faire allusion, si M. le contre-amiral Dupré ne l’avait consigné dans son rapport officiel sur les événemens de novembre et de décembre. Suétone aurait raconté tout simplement le fait imputé à M. Buet. Voltaire aurait ajouté au récit quelques plaisanteries analogues à celles dont il criblait Desfontaines et Fréron. Nous nous bornerons à renvoyer nos lecteurs au Journal officiel du 17 janvier 1869, qui a publié le rapport de M. Dupré sans remplacer par une ligne de points le passage relatif à l’incident dont il s’agit. Nous devons dire que M. Buet n’a été ni condamné ni même poursuivi pour le fait en question. D’autre part il est rentré en France et n’a point protesté jusqu’à présent contre l’accusation dont il était l’objet. Quoi qu’il en soit, cette accusation, vraie ou fausse, se répandit en un clin d’œil dans la ville de Saint-Denis. Dans l’état où se trouvaient les esprits, ce fut comme l’étincelle qui met le feu à un amas de matières combustibles.

Pour comprendre les événemens qui vont suivre, il faut d’abord se faire une idée exacte de la configuration des lieux. Lorsqu’on arrive à l’île de la Réunion, on vient ordinairement mouiller à l’extrémité septentrionale de l’île, dans une rade foraine mal abritée contre le vent et la vague. C’est la rade de Saint-Denis. Elle est limitée plutôt que protégée par deux caps : à gauche, c’est-à-dire à l’est, la pointe des Jardins, à droite, c’est-à-dire à l’ouest, le cap Bernard. En face de soi, on a une jolie petite ville, construite au milieu de jardins. C’est Saint-Denis, le chef-lieu de l’île et l’une de ses trois villes commerçantes. La population s’élève à environ trente mille âmes. La ville s’élève en pente douce à partir du rivage. Presque toutes les rues se coupent régulièrement à angles droits. La ville présente donc l’aspect d’un vaste damier, mais d’un damier dont chaque case porterait un bouquet de verdure et de fleurs. C’est du milieu de ces bouquets que jaillissent les maisons, presque toutes en bois, élevées d’un ou deux étages au plus sur un rez-de-chaussée, ordinairement muni d’une vérandah.

La rue principale, autrefois rue Royale, aujourd’hui rue de Paris, part presque du rivage pour aller jusqu’à, la partie haute de la ville. On la voit donc se développer devant soi dans sa longueur lorsque l’on est en rade. C’est le long de cette voie que sont groupés la plupart des édifices publics : près du rivage, à droite de la rue de Paris, l’hôtel du gouverneur, sur une place d’une certaine étendue ; un peu plus loin, à gauche, également sur une place, mais plus petite, la vieille église, qui sert de cathédrale, en attendant l’achèvement de l’inachevable monument voté par le conseil-général ; en face de l’église, à droite de la rue par conséquent, la caserne de la compagnie disciplinaire, un peu plus loin l’hôpital militaire, puis l’hôtel de ville ; plus loin encore, toujours sur la droite et vers le milieu de la rue la direction de l’intérieur. Tout à fait à l’extrémité de la rue de Paris, se trouve le Jardin des plantes, et à peu de distance de là le lycée impérial. Le collège des jésuites occupe une situation beaucoup plus excentrique, au milieu d’un quartier nouveau, appelé le Butor. L’établissement de la Providence est tout à fait en dehors de la ville. Au-delà commencent les premières assises d’un massif de montagnes qui, s’élevant rapidement d’étage en étage jusqu’à la région des neiges éternelles, borne la vue et ferme l’horizon. Parfois seulement derrière cette barrière de 3,000 mètres de haut, le ciel s’illumine, le soir, de la lueur rougeâtre d’un volcan encore en activité, le piton de Fournaise, placé à l’autre extrémité de l’île.

Le 28 novembre au soir, un certain nombre de jeunes gens, échauffés par le récit du fait imputé à M. Buet, se portèrent devant sa maison pour se livrer contre lui à une de ces manifestations regrettables sans doute, mais ordinairement peu dangereuses, qu’on appelle vulgairement un charivari. M. Buet, qui demeurait près de l’église, dînait en ville. Lorsqu’il sut ce qui s’était passé, il crut sage de ne pas rentrer chez lui. Il alla coucher à l’hôpital colonial, il passa la nuit suivante à l’établissement de la Providence ; puis il partit pour la campagne, et ne reparut plus à Saint-Denis jusqu’au jour de son embarquement pour la France. Les jeunes gens, désappointés de l’absence de M. Buet, ne voulaient pas s’être dérangés pour rien. Ils remontèrent vers la partie haute de la ville, et le petit attroupement, se grossissant en route, alla stationner d’abord devant le collège des jésuites, puis devant le logement occupé au lycée par l’aumônier de cet établissement, M. l’abbé Colin. De là, on redescendit vers la direction de l’intérieur et vers la maison de M. François Mottet, située dans le voisinage. Les cris qui se faisaient entendre étaient dirigés d’abord contre M. Buet, dont le nom était accompagné d’épithètes qui se devinent aisément, ensuite contre les jésuites, contre les pères de la Providence, contre les principaux chefs du parti ultramontain dans la colonie, enfin contre le directeur de l’intérieur. Devant la maison de M. François Mottet, le rassemblement se trouva pour la première fois en présence d’une autorité. C’était M. Gibert Des Molières, maire de Saint-Denis, président du conseil-général. On lui fit connaître les griefs que l’on croyait avoir contre M. Buet. Il promit d’exposer le cas au gouverneur, il fit entendre quelques paroles de conciliation, et l’on se retira.

Le lendemain 30 novembre, à huit heures du soir, nouvel attroupement, mais cette fois plus considérable et plus tumultueux. Dans cet intervalle de vingt-quatre heures, les têtes s’étaient montées. L’irritation accumulée depuis si longtemps et par tant de causes allait éclater. La foule, après s’être massée devant un hôtel meublé appelé l’hôtel Millier et situé dans la partie inférieure de la ville, se porte d’abord devant la maison de M. François Mottet, puis devant la direction de l’intérieur. Là on se trouve en présence d’une compagnie de soldats d’infanterie de marine, l’arme au bras. Le directeur de l’intérieur ne paraît pas ; mais on voit arriver le maire, qui parlemente de nouveau avec la foule. Cette fois il promet, au nom du gouverneur, le départ de M. Buet pour la France. Cependant l’attroupement ne se dissipe pas. Près de 3,000 personnes sont là, non pas seulement des jeunes gens, comme la veille, mais des personnes de tout âge et de toute profession. La situation toutefois ne paraît pas encore alarmante. La foule n’est pas armée, elle ne songe point à attaquer la direction de l’intérieur. C’est une manifestation, un peu tumultueuse sans doute, mais non pas une émeute. Encore y a-t-il là au moins autant de gens venus comme simples curieux que pour prendre part à la manifestation, par exemple M. de Keating, le secrétaire-général de la direction de l’intérieur. Sur ces entrefaites arrive le gouverneur en costume de contre-amiral, accompagné de la gendarmerie à pied et à cheval. Un seul de ses chefs de service, l’ordonnateur, M. de Laborde, l’accompagne. Il est accueilli par les cris de vive le gouverneur ! vive l’empereur ! à bas les jésuites ! à bas le conseil-général ! à bas Lagrange ! Il harangue la foule, il la calme tant bien que mal. On est sur le point de se retirer lorsque arrive M. Paul de Villèle, en proie à une émotion visible. Il annonce que le collège des jésuites, où se trouvent ses enfans, vient d’être attaqué et va être mis à sac.

En effet, pendant que la manifestation proprement dite, la manifestation politico-religieuse dont nous venons de parler, avait lieu devant la direction de l’intérieur, une bande de 200 ou 300 personnes appartenant à la partie la plus misérable de la population s’était portée vers le collège des jésuites pour s’y livrer à des actes de déprédation. Une porte avait été enfoncée, un magasin avait été pillé. Le principal corps de bâtiment, où se trouvaient les élèves, n’avait pourtant pas été attaqué. La gendarmerie à cheval se transporta rapidement sur les lieux. Le gouverneur lui-même arriva quelques minutes après, suivi par la gendarmerie à pied et par la plus grande partie de la foule qui venait de se livrer à une manifestation devant la direction de l’intérieur. Une charge exécutée par la gendarmerie, sabre en l’air, suffit pour dissiper les pillards. Dans le courant de la soirée, une bande d’environ 200 hommes voulut attaquer l’établissement de la Providence. Cette bande, pas plus que la précédente, n’était armée. Une charge à la baïonnette, exécutée par une compagnie d’infanterie, la repoussa. Le gouverneur était revenu à son hôtel, après avoir traversé la ville dans toute son étendue, traînant toujours à sa suite le personnel de la manifestation. Nous venons de raconter les deux faits les plus graves qui peuvent être mis à la charge de la population de Saint-Denis ou du moins d’une partie de cette population, le commencement de pillage du collège des jésuites et la tentative dirigée contre l’établissement de la Providence. Ces deux faits, ne l’oublions pas, se sont passés dans la soirée du 30 novembre. Si, ce soir-là, la répression avait été un peu plus rude qu’elle ne l’a été, si dans la chaleur de la lutte quelques malheurs étaient survenus, on aurait pu le regretter, mais on n’aurait pas eu le droit de blâmer l’autorité. Tout au contraire, l’autorité a été douce, indulgente, pendant la soirée du 30 novembre ; elle n’est devenue terrible que quarante-huit heures après, en présence de faits beaucoup moins graves. Que s’était-il donc passé dans l’intervalle ? Le voici. Dès le 1er décembre, M. Paul de Villèle avait adressé au gouverneur une lettre dans laquelle il l’accusait hautement de n’avoir pas pris des mesures suffisamment énergiques en présence des événemens de la veille. Le 2 décembre au matin, il écrivait une seconde lettre conçue dans le même sens, mais rédigée en termes plus vifs encore : le gouverneur était menacé de voir sa conduite dénoncée au gouvernement impérial par M. de Villèle et ses amis. Ces deux lettres ont-elles exercé une certaine influence sur l’esprit de M. le contre-amiral Dupré ? NOUS l’ignorons. D’un autre côté, dans l’après-midi du 1er décembre, M. Laserve, l’un des rédacteurs du Journal du Commerce et l’un des chefs de l’opposition avancée dans la colonie, avait provoqué, avec l’autorisation du procureur-général intérimaire, une réunion d’environ 1,500 personnes dans le local de la Société ouvrière et industrielle de Saint-Denis. La réunion avait émis un certain nombre de vœux qui avaient été transmis au gouverneur par l’intermédiaire d’une députation à la tête de laquelle était placé M. Laserve. Cette manifestation était à coup sûr plus régulière et plus pacifique que celles qui avaient eu lieu les jours précédens, le gouverneur le reconnaît lui-même dans son rapport. C’est cependant à dater de ce moment qu’il commence à se troubler et à prendre des mesures incohérentes qui doivent aboutir, en fin de compte, à un lamentable dénoûment.

Il existe dans les colonies, depuis de longues années déjà, une institution qui a rendu à diverses époques de précieux services : c’est la milice, sorte de garde nationale mobile. La milice de la Réunion a longtemps été un corps excellent, composé de tout ce qu’il y avait de plus honorable et de plus solide dans la population coloniale. Sous la révolution et le premier empire, c’est elle qui a été presque exclusivement chargée de la garde et de la défense de la colonie, vu l’insuffisance de la garnison. En 1810, lors de la prise de l’île, 1,200 miliciens, appuyés seulement par 250 soldats de l’infanterie de ligne, ont livré une véritable bataille contre 4,000 Anglais, aux portes mêmes de Saint-Denis. Depuis quelques années, le remplacement a été autorisé dans la milice moyennant une taxe de 10 francs par mois. Cette mesure regrettable remonte au gouvernement de M. Darricau. Elle a éloigné de la milice les grands propriétaires, les négocians, tous ceux en un mot dont la présence lui donnait la consistance nécessaire à un corps semblable en présence de troubles intérieurs bien plus encore qu’en présence d’une invasion étrangère. Le gouverneur cependant ne parut point tout d’abord se préoccuper de l’affaiblissement qui était résulté pour la milice de l’établissement de cette malheureuse taxe de remplacement. Le 2 décembre, vers quatre heures de l’après-midi, il harangua les miliciens qui s’étaient rendus sur la place de l’Hôtel-de-Ville, leur dit qu’il comptait sur eux, et les convoqua de nouveau pour sept heures et demie du soir.

Rentré à l’hôtel du gouvernement, le contre-amiral Dupré fit de nouvelles réflexions. Il avait pu remarquer qu’un petit nombre de miliciens seulement s’étaient rendus sur la place de l’Hôtel-de-Ville, et que la plupart y étaient venus sans armes ; il commençait à se défier de ce corps. Les miliciens de leur côté ne se défiaient guère moins de l’autorité, ils craignaient qu’on ne voulût les désarmer ; c’est ce qui explique que beaucoup d’entre eux se fussent rendus à la convocation sans armes et même sans uniforme. Le commandant de la milice d’autre part, dans ces circonstances difficiles, ne paraît pas avoir montré beaucoup d’activité ni de résolution. Bref, le gouverneur se décida brusquement à renoncer au concours de la milice et à ne compter, pour le maintien de l’ordre, que sur l’appui de la garnison. Il fit sortir non-seulement l’infanterie de marine, mais même l’artillerie. En même temps il fit donner, assure-t-on, contre-ordre à la milice ; mais il était déjà trop tard. Le bruit répandu de la convocation de ce corps avait attiré déjà sur la place de l’Hôtel-de-Ville un certain nombre de miliciens, la plupart en bourgeois, et surtout un grand nombre de curieux. Le malheureux gouverneur avait donc provoqué lui-même, sans le vouloir, un rassemblement. Il avait ravivé l’émotion populaire, qui commençait à se calmer.

La foule, une fois réunie, fit naturellement entendre quelques cris, mais moins significatifs que ceux des jours précédens. Du reste point d’émeute ni de préparatifs d’émeute. Nulle barricade, point d’armes, sauf du côté de la troupe. S’il y a eu plus tard, comme on le prétend, un ou deux coups de feu tirés, ils l’ont été sur un tout autre point. Ils ne sont pas venus de la foule qui se trouvait dans la rue, ils ont été tirés de l’intérieur d’un jardin. Ils ne pouvaient donc pas motiver la répression exercée dans la rue et contre la foule ; mais on en était arrivé à l’un de ces momens comme il en survient presque toujours tôt ou tard dans les émotions populaires, à un de ces momens où l’autorité, excédée de fatigue, tourmentée d’inquiétudes, tiraillée par des renseignemens et des conseils contradictoires, finît par n’y plus voir clair et par se jeter tête baissée dans quelque excès, dans un excès de faiblesse ou dans l’excès opposé. Cette fois ce ne fut pas du côté de la faiblesse que l’on versa.

Le directeur de l’intérieur, en butte depuis plusieurs jours aux cris et aux buées, préoccupé d’ailleurs plus encore que le gouverneur d’une situation dont la responsabilité première retombait en grande partie sur lui, avait dû insister, pendant le cours de ces événemens, en faveur d’une répression énergique. Jusqu’alors le gouverneur lui avait résisté. Ancien républicain, resté peu sympathique au clergé et au parti ultramontain, le contre-amiral Dupré, ainsi que nous l’avons vu, avait été laissé presque complètement en dehors des attaques qui atteignaient les autres chefs de l’administration coloniale et notamment le directeur de l’intérieur. Il craignit peut-être que sa modération envers les auteurs des manifestations ne fût taxée de partialité. La seconde lettre de M. de Villèle lui laissait pressentir que telle serait en effet l’interprétation qu’on donnerait à sa conduite. On lui affirmait d’autre part que la situation devenait menaçante. Il en crut le directeur de l’intérieur, il en crut le chef de la police, il en crut le lieutenant-colonel Massaroli, et il leur donna carte blanche.

On sait le reste. Les sommations furent faites par le malheureux maire de Saint-Denis. Les armes ne furent pas chargées en présence de la foule, celle-ci ne pouvait pas croire qu’on allait tirer. Elle se dispersa néanmoins devant les troupes, qui s’étaient mises en marche, se déployant successivement dans les différentes rues qui avoisinent l’hôtel de ville. Tout à coup la troupe commence à tirer ; des morts et des blessés tombent dans la rue de Paris et dans plusieurs rues voisines. Cette fusillade avait-elle été provoquée par un ou deux coups de feu partis de jardins voisins du théâtre des événemens ? C’est un point qui sera sans doute mis plus complètement en lumière par une enquête ou par un procès. En tout cas, ce ne sont pas les auteurs de ces deux coups de feu qui les ont payés. On n’a pas même occupé les deux jardins dont il s’agit. On a tiré sur la foule qui se trouvait dans les rues, et qui n’avait d’autres armes que des pierres. Les carabines à longue portée des soldats de l’infanterie de marine, au milieu de ces rues se coupant à angle droit, allaient faire des victimes à une distance considérable du théâtre principal des événemens. Le gouverneur, dans son rapport, évalue à 6 morts et 20 blessés le nombre des victimes du côté de la population. Du côté de la troupe, il compte 14 blessés ; mais il reconnaît que, sur ces 14 blessés, 4 seulement ont été atteints dans la soirée du 2 décembre ; les 10 autres avaient été blessés dans les deux journées antérieures. Parmi les 14 blessés, un seul aurait été atteint d’un coup de feu ; les autres n’ont reçu que des coups de pierre. Toutes ces circonstances montrent assez quelle a été la nature des événemens de la soirée du 2 décembre, et combien se trouve peu justifié le mot d’émeute que le gouverneur emploie à diverses reprises afin d’excuser cette sanglante répression. N’oublions pas de faire remarquer que le contre-amiral Dupré ne donne pas la liste détaillée soit des blessés du côté de la troupe, soit des morts et des blessés du côté de la foule. Une relation privée, rédigée par quelques-uns des chefs de l’opposition coloniale et reproduite par plusieurs feuilles de la métropole, supplée à cette omission, mais seulement en ce qui concerne les habitans tués ou blessés.

Après cette triste promenade, les soldats bivouaquèrent jusqu’à quatre heures du matin au milieu des rues de la ville. Dans la nuit, le gouverneur, après avoir consulté son conseil privé, prit la résolution de proclamer l’état de siège. Le lendemain en effet, la ville était placée sous le régime militaire. Défense était faite aux journaux de publier aucun article, aucune nouvelle ayant un caractère politique. La circulation à pied, à cheval ou en voiture était interdite, à partir de huit heures du soir, dans les rues de Saint-Denis. A peine le gouverneur avait-il pris ces mesures rigoureuses qu’un nouveau revirement s’opéra tout à coup dans son esprit irrésolu. Une députation composée de quelques personnes notables, appartenant pour la plupart au parti libéral, se rendit le 3 décembre au matin chez lui, l’assurant qu’il avait été trompé la veille par de faux rapports et lui conseillant de lever l’état de siège, de consigner les troupes dans leurs casernes et de convoquer la milice. Il refusa de ’-lever l’était de siège, qui avait été décidé à l’unanimité par le conseil privé ; mais sur les deux autres points il consentit à ce qu’on lui demandait. Le jour même, à quatre heures de l’après-midi, il réunit au Jardin des plantes la milice, à laquelle vinrent se joindre spontanément un grand nombre d’habitans qui s’en étaient éloignés depuis l’établissement de la taxe de remplacement. Un nouveau commandant fut nommé. La garde de la ville fut remise à la milice ainsi fortifiée et reconstituée. Voilà donc une population placée sous le régime de l’état de siège, et sur laquelle on compte assez cependant pour lui confier le soin de se garder elle-même. Rien ne prouve mieux combien les craintes de la veille étaient exagérées, et combien il aurait été facile, avec un peu plus de résolution d’abord, avec un peu plus de sang-froid ensuite, de ne point ensanglanter les rues d’une ville qui n’avait jamais assisté, depuis qu’elle existe, à une aussi lugubre aventure.

Il nous paraît impossible qu’à la suite d’événemens de ce genre le haut personnel administratif de la colonie ne soit pas complètement renouvelé. M. de Lagrange est revenu en France par le dernier paquebot ; il ne retournera certainement pas à la Réunion, M. le contre-amiral Dupré touche au terme de cinq années fixé par un usage presque constant pour la durée des pouvoirs d’un gouverneur ; il est à supposer que ses pouvoirs ne seront pas renouvelés. Mais un changement de personnes, en calmant un peu la douloureuse impression produite dans la colonie par les événemens que nous venons de retracer, ne sera qu’un palliatif insuffisant. On aura remédié au mal, on n’en aura pas supprimé les causes, surtout on n’en aura pas rendu le retour impossible. Les événemens de la Réunion en effet ne sont pas un simple accident. Ils sont au contraire, nous croyons l’avoir amplement montré dans le cours de cette étude, la conséquence dernière d’une série de fautes s’enchaînant les unes aux autres et découlant toutes du faux principe qui a présidé depuis quinze ans à l’organisation et au gouvernement de nos colonies. Ce sont ces fautes qu’il s’agit de réparer, c’est ce faux principe qu’il s’agit de remplacer par un principe plus juste et plus fécond. Ce ne sont pas seulement les hommes, ce sont aussi et surtout les institutions qu’il s’agit de changer. Les tristes scènes que nous venons de retracer ont posé la question. Elles l’ont posée non-seulement pour l’île de la Réunion, mais aussi pour la Martinique et pour la Guadeloupe ; elles l’ont posée devant le gouvernement aussi bien que devant l’opinion publique. Il faut maintenant qu’elle soit résolue. Le gouvernement lui-même, sans convenir des fautes commises et sans prendre d’engagement formel, a laissé entendre au corps législatif, par l’organe de M. le ministre de la marine et des colonies, qu’il allait aviser. Il y a donc quelque chose à faire. Tout le monde le comprend, tout le monde le reconnaît ; mais dans quel sens doit être conçue la réforme de nos institutions coloniales ? dans quelle mesure, avec quels tempéramens, doit-elle s’accomplir ? C’est là un sujet qui mérite une étude spéciale et approfondie. Peut-être entreprendrons-nous cette étude lorsque le retentissement douloureux produit par les événemens de la Réunion sera un peu amorti et lorsque le moment sera plus favorable pour faire écouter la voix de la raison et de la conciliation.


EDOUARD HERVE.