L'école française en 1835 - salon annuel


DE
L’ÉCOLE FRANÇAISE
EN 1835.

SALON ANNUEL.


i.

Gardez-vous de réclamer contre les salons annuels : si la peinture parvient à se relever parmi nous, elle le devra peut-être à ce mode d’exposition. En demandant que les époques fussent ainsi rapprochées, on a voulu que les arts du dessin devinssent une habitude et non plus un accident dans la vie publique. L’Opéra français est ouvert toute l’année : les représentations de l’Opéra italien, les concerts, se succèdent pendant six mois ; le musicien est par conséquent sans cesse en présence du monde qui le juge et le fait vivre, et vous voudriez que, suivant l’ancienne habitude, la peinture ne se montrât au jour qu’à des intervalles éloignés, irréguliers même ; vous prétendriez qu’il en fût du salon comme des éruptions du Vésuve : un beau spectacle, mais que les voyageurs de tous les ans n’ont pas la chance de rencontrer ! Je sais tout ce qu’on reproche à l’exposition annuelle, la multiplication indéfinie des tableaux, la précipitation des artistes, la tendance commerciale des arts : mais a-t-on le droit d’attribuer de tels résultats à une si petite cause ? Si le nombre des tableaux augmente dans une progression qui semble indéfinie, c’est qu’on en vend toujours davantage ; est-ce donc un mal qu’il se place beaucoup de tableaux, et n’y a-t-il que les mauvais qui se vendent ? On ne cite que les exemples fâcheux, les succès d’emprunt de certains portraitistes, la vogue passagère de certaines peintures, et l’on ne songe pas que jamais les hommes d’un vrai talent n’ont trouvé dans la société plus de ressource ; on ne réfléchit pas que tout ce qui, bon ou mauvais, établit de plus en plus les arts dans les mœurs, est une conquête pour leur prospérité.

Quant à la précipitation que mettent certains artistes à terminer les ouvrages qu’ils destinent au salon, il ne me semble pas que ce mal soit nouveau : en tout temps, nos peintres ont préféré le chemin du lièvre à celui de la tortue. Quand le salon ne s’ouvrait que tous les deux ou trois ans, j’en ai connu beaucoup, et des meilleurs, qui ne s’inquiétaient de leurs tableaux qu’un mois avant l’ouverture : j’en ai vu même qui ne pensaient à exposer qu’après la réussite de leurs rivaux. N’oubliez pas qu’alors le salon durait au moins six mois, pendant lesquels la physionomie de l’exposition se renouvelait trois fois de fond en comble ; pendant ces six mois, on expédiait plus de peinture qu’on ne l’avait fait durant les deux années précédentes. Le salon annuel nous a délivrés de ces paroxysmes de production : la sévérité avec laquelle on a maintenu la règle qui défend l’introduction de nouveaux ouvrages après l’ouverture, n’a pas produit de moins salutaires effets : aujourd’hui l’existence d’un artiste ne dépend pas d’un pair ou non dont la chance ne s’offrait que trois fois en dix ans. N’est-on pas prêt au jour marqué ? on se console par la pensée qu’une année de plus ramènera l’occasion de se produire. Le grand jour de la publicité fait-il voir qu’on s’est trompé de route ? À dix mois la revanche, et que tout soit dit ! Quant aux hommes qui, préoccupés d’un but sérieux, filent une toile plus lente, aux peintres d’histoire, aux statuaires, ils se garderont de moins en moins d’agir comme a fait cette année M.  Brunet, l’auteur de l’Exorcisme de Charles ii, d’improviser en peu de jours une toile de vingt pieds, et d’ajourner ainsi de gaieté de cœur des espérances bien légitimement conçues. Ils s’apercevront au contraire qu’on gagne à ne pas solliciter chaque jour la renommée ; qu’il vaut mieux faire regretter son absence, que d’importuner les gens par de trop fréquentes visites. Enfin, les meilleures innovations ont leur expérience à faire : le système des salons annuels, pour en être à son début, ne me semble pas produire de si mauvais résultats.

Un autre avantage qu’on ne peut contester au salon annuel, c’est de varier la physionomie des expositions. On ne verra, par exemple, reparaître ici presque aucun des noms qui l’an dernier excitaient de si vives querelles. Alors MM. Ingres et Delaroche avaient divisé les arts en deux camps ; et l’opinion profitait, ce me semble, de l’exagération mutuelle des partis. Cette fois, le nom de M. Ingres, ne figure pas au livret, et l’on nous fait craindre que ce silence ne soit désormais obstiné. On prête à l’Achille moderne des projets, non de repos, mais d’éternelle colère. On sait que, dans l’intervalle du salon dernier à son départ pour Rome, M. Ingres a exécuté une tête de Christ et un portrait de M. le comte Molé : le portrait de M. Molé, que beaucoup de personnes ont été admises à voir, a fait grande sensation dans le monde des arts. On s’attendait au renouvellement du succès qui accueillit le portrait de M. Bertin l’aîné ; mais l’artiste s’est refusé à ce que son œuvre franchît le seuil du Louvre, et le public en est réduit à croire sur parole une renommée trop unanime pour qu’on la craigne partiale. Il est possible que le succès du saint Symphorien n’ait pas répondu à toutes les espérances de M. Ingres : on pourrait croire que la franchise de certaines critiques, franchise d’autant plus confiante qu’elle s’alliait à un sentiment plus vif d’admiration, ait ouvert une blessure momentanée dans une ame démesurément impressionnable ; mais la mauvaise humeur, si justifiée qu’on la suppose, devait s’en tenir à ses premiers effets. M. Ingres n’a pas le droit de bouder un public qui l’admire, ni de dénier une opinion qui le comprend. La retraite est salutaire à qui sent sa main trembler, sa vue s’affaiblir ; mais dans l’âge de la production et des succès, quand on est un des premiers artistes de son temps et de son pays, on ne fait pas de la peinture pour sa propre satisfaction ; on est comptable de ses ouvrages à l’opinion publique ; le salon est la barre du tribunal devant lequel il n’est pas permis de faire défaut.

Privé de ces illustrations de premier ordre, le salon de 1835 n’en offre peut-être qu’un champ plus curieux à l’observation. On remarque une rénovation heureuse de physionomie dans les sommités de l’exposition. Ainsi les noms que nous citerons en première ligne sont peut-être tout-à-fait nouveaux à la plupart de nos lecteurs ; c’est d’abord, avec M. Ary Scheffer, M. Bouchot, M. Forestier ; c’est en même temps M. Champmartin, reparaissant avec éclat parmi les peintres d’histoire : M. Louis Boulanger, M. Gigoux ont fait de grands efforts, en partie couronnés de succès ; M. Vinchon s’est acquitté avec quelque bonheur d’une tâche difficile, et M. Lehmann s’est signalé par un début du plus heureux augure ; dans la peinture anecdotique ou de demi-caractère, nous trouvons MM. Schnetz et Lugardon assez près de M. Delaroche. Parmi les peintres de scènes familières, il nous faudra bien accoler quelques noms modestes à celui de M. Biard, ce nouveau colosse de la caricature. En marine, M. Lepoittevin prend une revanche sérieuse de nos critiques passées. Pour les animaux, M. Brascassat rappelle le Paul Potter, moins la couleur, il est vrai, et la naïveté. En fait de portraits, outre les ouvrages toujours si distingués de M. Champmartin, nous trouvons un certain nombre de morceaux frais, fins et solides, à opposer aux succès bourgeois de M. Dubufe et aux fusées de M. Lépaulle. Le paysage présente un magnifique développement de promesses acquittées et d’espérances à concevoir ; c’est dans le paysage que la marche de l’école nous semble à la fois la plus indépendante et la plus avancée. À côté des noms déjà bien appréciés d’Aligny, de Cabat, de Corot, de Paul Huet, ceux de MM. Bodinier et Marilhat réclament une place d’honneur. La peinture d’intérieur n’est plus le monopole de Granet ; grace aux efforts de MM. Aurèle Robert et Perrot, elle a quitté la route fausse de Bouton, imparfaitement modifiée par Dauzats ; elle est redevenue aussi réelle, aussi simple que la peinture de paysage ; enfin, au-dessus de ce microcosme de la miniature, de l’aquarelle et du lavis, monde que nous abandonnons de grand cœur à son train-train de petites ventes et de modestes leçons, nous voyons surgir les portraits de Mme de Mirbel, produit d’un talent toujours plus pur et plus brillant, et qui se classe à part par sa direction vraie et sérieuse.

Mais avant d’en venir à l’examen détaillé de ces ouvrages qui dominent l’exposition, il est bon de jeter un coup d’œil sur la direction actuelle de la peinture en France, d’indiquer ses rapports et ses dissemblances avec le passé, et de lui montrer, s’il est possible, son avenir. La critique n’a plus le droit d’aborder un tel examen d’une façon spéculative, depuis que de force on l’a intéressée dans la question ; car la critique partage avec le salon annuel la responsabilité de tout ce qui se fait de mal aujourd’hui dans les arts. Au dire de bien des gens, la critique a détruit l’autorité des écoles et brisé l’indépendance des arts ; c’est en faisant trop d’attention à des conseils dirigés dans des vues toutes littéraires que les peintres se sont embarrassé l’esprit d’une foule de pensées nuisibles au but de leur art. La critique n’a point respecté les vieilles gloires, elle en a créé de nouvelles à bon marché ; elle a fait un pêle-mêle d’idées et de systèmes, dans lequel les jeunes têtes ont perdu de vue leur chemin. Ce n’est ni de la mauvaise foi, ni même de l’ignorance, qu’on reproche à la critique : on lui en veut de sa prétendue puissance seulement ; on trouve mauvais qu’elle puisse quelque chose.

Quand il s’agit de distribuer les reproches entre les parties intéressées, on ne peut rejeter tout le fardeau sur l’épaule de son voisin ; il faut se reconnaître coupable d’une portion du péché, il faut se croire une grande puissance, et s’en défier en même temps. Toutefois, nous n’avons le droit de nous trouver ni si forts, ni si coupables. Le mouvement actuel des arts s’accomplit sous une impulsion qui atteint le monde entier de l’intelligence. La foi ne préside plus à l’invention ; tout aujourd’hui ressort de l’examen, et le propre de l’examen est de créer la discorde. Nous avons connu un temps où l’on pouvait encore jurer sur la parole du maître : David régnait en despote sur les arts, il faisait voir à tous exactement comme il voyait lui-même. Peu importait alors que l’accaparement des conquêtes eût entassé dans le Louvre mille chefs-d’œuvre divers ; tous les artistes envisageaient ces chefs-d’œuvre à travers le même prisme ; les amateurs passionnés de telle ou telle peinture formaient des centres à part qui n’agissaient en rien sur la manière de voir des artistes de profession. Après cette époque, et la retraite du maître, et la mort ou l’affaiblissement de ses principaux élèves, est venu le grand mouvement des études historiques. Pour la première fois peut-être, les œuvres de l’art ont été jugées, non suivant une théorie absolue, mais eu égard aux temps, aux lieux et aux influences de toute espèce. L’éclectisme a d’abord envahi la critique ; puis il a gagné les artistes eux-mêmes, et le temps de la réforme (je dis la réforme dans le sens historique et religieux) est venu.

Remarquez qu’à cette époque, et bien avant qu’il ne fût question de la puissance de la critique, les écoles un peu compactes qui subsistaient encore, s’étaient déjà fondues d’elles-mêmes ; sous l’influence de Géricault, le romantisme avait pris pied dans l’atelier de Guérin, le pur et timide classique. Quand la jeune armée, conduite par les Delacroix, les Scheffer, les Sigalon, les Champmartin, donna pour la première fois au salon, la plume spirituelle qui secondait le mouvement d’attaque dans les colonnes du Constitutionnel n’était encore que la plume d’un secrétaire écrivant sous la dictée des artistes rénovateurs, colorant leurs idées, mais n’en produisant aucune de son chef. Après la déroute de l’atelier de Guérin, celui de M. Gros fit encore quelque temps bonne résistance, et se vengea du salon en couvrant des couronnes académiques les jeunes peintres fidèles aux saines doctrines ; mais la désunion se glissa là comme ailleurs, et M. Gros ferma son atelier dans un accès de douleur et de découragement. Je ne parle pas de la tentative malheureuse que fit M. Hersent pour se donner de bons élèves au lieu de produire de bons tableaux, ni de l’atelier de M. Lethière, lequel vécut petitement à côté des ateliers plus nombreux jusqu’à la mort du professeur, atelier, du reste, auquel le succès de M. Bouchot vient de donner une illustration tardive ; car il n’est ici question que de ceux qui ont joué un rôle puissant et étendu dans l’école. Ce qui est incontestable, c’est qu’avant que la critique ne fût devenue une espèce de puissance, il n’y avait plus de religion, de symbole commun dans les arts, et cela par des causes auxquelles la critique n’a que faire.

Je n’ai, du reste, ni le loisir ni l’intention de recommencer le procès tant de fois intenté à l’école de David. Historiquement parlant, je ne connais rien de plus admirable que cette résolution prise par un homme, au beau milieu de sa carrière, de se refaire lui-même, et de refaire violemment le goût, les doctrines et la pratique de toute une nation dans les arts. Ce qui distingue l’entreprise de David des entreprises semblables tentées en France par Vien, et en Allemagne par Raphaël Mengs, c’est qu’il ne perdit jamais de vue le fonds même de la peinture ; non-seulement il prétendit quelque chose de plus pur, de plus noble, et de plus philosophique par la pensée, mais encore il voulut une peinture plus solide et plus positive : en cela, il se rapprocha de Reynolds, le seul peintre peut-être qui ait allié une belle pratique à une théorie presque irréprochable. Les vues de David n’étaient ni aussi vastes, ni aussi justes que celles de Reynolds ; il n’avait qu’une idée imparfaite de l’importance chimique des procédés, et même il professait un dédain mal entendu pour cette partie de l’art si essentielle à l’effet et à la conservation des tableaux : la nature ne lui avait donné que des facultés incomplètes pour l’ordonnance générale d’un ouvrage, d’où il suit que ses conseils à cet égard ne pouvaient avoir ni clarté suffisante, ni efficacité réelle. Enfin, toute la partie de l’art qui procède du Titien et du Corrège, l’harmonie et le clair-obscur, paraissent avoir été jusqu’au bout lettre-close pour son esprit. Mais David sentait la nature d’une manière forte et vraie ; il la rendait par parties avec puissance et réalité. Ses meilleurs élèves, sans aucune exception, n’ont eu sur ce point essentiel ni la même conviction, ni une habileté égale à la sienne : Girodet s’est perdu en voyant la nature à travers l’antique, au lieu de voir l’antique à travers la nature ; M. Gros, dans ses ouvrages les plus recommandables, a toujours manqué essentiellement de solidité ; il a constamment fait creux et lanterne ; c’est par le côté de l’imitation que M. Gérard, si supérieur à David pour le sentiment de l’ordonnance, a manqué dans sa meilleure peinture. David a donc pu légitimement penser qu’il n’était pas compris ; il a dû désapprouver la direction que la peinture avait prise au-dehors de son atelier : c’est ce qui explique la tendance au vrai de ses derniers élèves, M. Rouget, M. Schnetz, M. Drolling. Mais ces derniers, et particulièrement M. Drolling, qui résume mieux que personne l’état intermédiaire de la peinture entre les plus illustres élèves de David et les tentatives de réforme romantique, ont, pour leur malheur, réfléchi trop exactement l’organisation de David dans ses imperfections comme dans ses qualités. Nous avons vu régner pendant quelque temps la peinture de morceau, sans recherche de pensée ni même de style, ce qui la faisait reculer bien en-deçà de David. On conçoit que le public, auquel, avant tout, il faut des émotions dans l’art, ne se soit pas arrangé d’un tel résultat ; on comprend la faveur générale qui accueillit M. Horace Vernet, quand il tenta de donner droit de noblesse dans la peinture à la prose contemporaine ; on s’explique la rapide contagion qui dévora les ateliers à l’apparition des doctrines romantiques.

Ces doctrines qui, plus encore que leurs rivales, procédaient par exclusion, ne pouvaient obtenir qu’un succès partiel et momentané. Heureusement pour l’art, les tendances nouvelles ne s’étaient pas concentrées dans l’enceinte de Paris. Il existait à Florence un autre élève de David, méconnu dans sa supériorité par ses condisciples, et qui retrempait dans l’étude des maîtres une organisation toute primitive. M. Schnetz avait trouvé dans les pâtres de la campagne romaine un aliment à ses facultés si puissantes, tant qu’elles restent naïves ; et, sous l’influence de son ami, M. Léopold Robert remontait, par une incroyable combinaison de sentiment, de patience et de simplicité, aux sources même de l’inspiration antique. C’est au milieu de la confusion créée par la dissolution de l’école, quand le nord, appuyé sur Rembrandt et Rubens réhabilités, aidé du secours de la mode propice aux nouveautés anglaises, menaçait d’effacer parmi nous toute trace de ce que nous considérons comme la grande et la vraie peinture, c’est alors que MM. Ingres, Schnetz et Robert se sont présentés comme ses auxiliaires inespérés. On sait le reste, et la progression du contre-mouvement déterminé par ces artistes n’est plus un mystère pour personne. Mais cette réaction n’était pas le résultat des travaux compactes d’une école : des efforts individuels l’avaient produite ; elle a continué, dans sa marche, à se montrer individuelle. Est-ce un mal pour l’art ? Nous sommes loin de le penser.

La France n’est pas le pays des écoles : l’agglomération des individus n’y a jamais produit que de fâcheux effets. La France, qui a possédé tant de grands sculpteurs au xvie siècle, n’a compté alors que des peintres du second ordre. D’où vient cela ? C’est que toute la pratique ne procédait que d’un ou deux maîtres italiens, qui eux-mêmes n’avaient reçu que de seconde main les saines doctrines de la peinture. L’école italienne étouffait ce que la France pouvait renfermer de talens originaux. Vouet, formé sur l’exemple du Guide, était lui-même un homme plus indépendant ; aussi le siècle de Louis xiv dut-il à Vouet ce que le siècle des Valois n’avait point possédé, d’habiles praticiens. Mais quel serait aujourd’hui le rang de notre ancienne école, si Poussin et Claude ne se fussent formés seuls, si Lesueur n’eût pas renié dans ses derniers tableaux la manière de Vouet, son maître ? Après cette époque, les écoles continuent en France une persévérante tyrannie de la médiocrité fastueuse. À un Lebrun succède un Coypel, à un Coypel un Lemoine, à un Lemoine un Vanloo, à un Vanloo un Boucher. Vien lui-même, à qui l’on a prêté tellement à crédit de si belles intentions, Vien ne représente au fond qu’une réaction du style Vanloo contre le style Boucher. Pendant toute cette succession de calamités officielles, qui nous empêche de tomber au dernier rang des peuples pratiquant la peinture ? Un Subleyras, un Largollière, un Wateau, un Latour, un Joseph Vernet, un Greuze, tous gens qui n’ont que faire avec les écoles dominatrices. En dehors même de l’école de David, beaucoup plus digne de commander que toutes les précédentes écoles, il surgissait des hommes indépendans, et dont les ouvrages résisteront mieux peut-être à l’effet du temps que ceux des meilleurs élèves de David ; témoin Prudhon, témoins même MM. Ingres et Granet, qui n’ont d’élèves de David que le nom. Ce n’était pas du moins de cette façon qu’un Titien ou un Giorgion procédait de Jean Bellin, un Daniel de Volterre de Michel-Ange, un Jules Romain de Raphaël, un Guide et un Dominiquin d’Annibal Carrache.

En France, disons-le franchement, l’air est mauvais pour la peinture. Les convenances sociales sont à peu près toutes nées dans notre pays, et des convenances sociales il n’y a qu’un pas aux conventions de l’art. Le Français est rarement peintre par instinct il l’est presque toujours par raisonnement et par philosophie. Ajoutez à cela qu’il acquiert vite la superficie de l’art, et très lentement le fond. Rapprochez, en France, une vingtaine de jeunes gens qui se destinent à la peinture : les facultés d’adresse seront certainement en majorité dans la réunion ; elles prendront vite le dessus ; elles deviendront aisément tyranniques et dédaigneuses pour les facultés plus solides. Il y a plus, elles seront raisonneuses et dogmatiques ; elles trouveront d’admirables systèmes pour se justifier à elles-mêmes leurs propres imperfections ; elles séduiront sans peine tous ceux à qui manque la faculté de deviner ce qu’ils n’ont pas encore vu. Mais la même disposition systématisante, qui fait les théories burlesques de nos écoles, est celle qui produit nos peintres philosophes, et nous n’avons à opposer aux autres nations, comme type d’une supériorité qui nous soit propre, que la philosophie de nos grands peintres. L’observation précise, la conception claire, l’expression simple, voilà ce qui fera toujours de nos premiers artistes d’autres artistes que les grands peintres italiens, néerlandais ou espagnols. Ces qualités, on ne les gagne chez nous que par la résistance et l’isolement. Si nous avons cette année un progrès à constater vers le bien, c’est à la résistance et à l’isolement de certains hommes que nous en sommes redevables.

Ne dites donc plus que c’est la critique qui a mis en poudre l’école, qui a frappé le pasteur et ses troupeaux. Vous lui faites beaucoup trop d’honneur ; et maintenant, quand vous aurez examiné avec bonne foi la longue série des tableaux exposés, si vous êtes frappés, comme tous les hommes sincères et éclairés, des résultats vraiment satisfaisans de tant d’efforts tentés dans des routes si différentes, ne conviendrez-vous pas qu’on a gagné quelque chose à cette effrayante dispersion de l’école ? Depuis six ans, la seule tentative de cohésion qui ait été suivie de quelque succès, a été faite par M. Ingres. Nous sommes loin de contester ce que les leçons d’un tel maître ont dû avoir de bonne influence sur les jeunes gens qui les ont suivies ; seulement, pour attribuer toute la réaction heureuse que nous signalons aux leçons de M. Ingres, il faudrait que tout ce qui se fait de bien aujourd’hui procédât de la direction d’idées particulières à ce maître ; il serait également nécessaire que les ouvrages des élèves de M. Ingres, tout en s’éloignant du type de l’école, continuassent à s’y rattacher par un air de parenté : or, c’est ce qui n’est exact ni dans l’un ni dans l’autre cas. Observez même une singulière confirmation de ce que nous avons dit des écoles françaises. C’est au retour d’Italie, tout plein de l’exemple des maîtres, que M. Ingres a ouvert son atelier. L’amour et la recherche du beau semblaient le drapeau obligé de cette école. Et voilà qu’au beau milieu des concours de l’Académie, après l’espoir donné par le prix de M. Flandrin, surgit une épidémie de laideurs, un je ne sais quel assemblage de monstres tortus et cagneux, escorté de préceptes qui se répandent, et qui disent que tout est beau, et par conséquent bon à prendre dans la nature ; les jeunes élèves de M. Ingres ne sont plus que des Ostade greffés sur du Raphaël. M. Ingres serait-il travaillé dans le sein même de son atelier par une maladie de révolte ? Qu’il doit souffrir, se disait-on, de cette gauche et grossière déviation de ses doctrines ! Et que serait-ce pourtant, si M. Ingres s’était laissé entraîner lui-même ? si les taches qui déparent son admirable tableau de saint Symphorien, provenaient de l’invasion de certaines idées dont ses précédens ouvrages ne laissent pas deviner la trace, et auxquelles peut-être il serait resté éternellement étranger, s’il eût continué de vivre dans un salutaire isolement.

M. Ingres est parti pour Rome ; il y a retrouvé ses plus habiles élèves. Revenu sans doute d’une préoccupation passagère, et puisant dans les maîtres une force de conviction que ses propres ouvrages n’imprimaient pas complètement à ses paroles, il peut donner à la France quelques artistes supérieurs. On est en droit d’espérer qu’il renouvellera le fait exceptionnel qu’a déjà produit l’école de David. On doit être convaincu qu’il empêchera la souche des dessinateurs de se sécher sur notre sol. Graces lui soient rendues, et pour ce qu’il a fait, et pour ce qu’il doit faire encore ! Mais, soyez-en convaincus, quel que soit le talent des élèves de M. Ingres, ils seront redevables de la moitié de leurs succès à l’esprit de sage indépendance qui s’est établi chez nous dans l’opinion. Aujourd’hui les préjugés n’existent plus dans le public ; pour en trouver encore les traces, il faut remonter haut dans l’échelle même des arts. Chose étrange pourtant ! l’homme doué d’une organisation originale, qui se sent en mesure de se frayer une route à lui-même, n’a presque rien à redouter de l’opinion. Sans doute, il ne conquerra pas du premier coup l’unanimité des suffrages ; l’esprit de notre époque ne veut pas même qu’un succès unanime se déclare pour personne. Mais si l’homme dont nous parlons possède une seule des qualités de l’art, il rencontrera aussitôt de la sympathie dans une portion du public ; il trouvera dans cette critique, dont on dit tant de mal, un avocat et un répondant. Heureux seulement cet homme s’il arrive jusqu’au public, s’il obtient la permission d’être jugé ! Et remarquez qu’ici nous ne nous faisons pas l’écho d’amours-propres blessés, de médiocrités soulevées par de légitimes refus. Il nous a suffi de recueillir un à un les faits signalés depuis trois ans pour nous faire une idée très exacte et probablement très impartiale de la direction que suit le jury d’admission dans ses jugemens. Ce serait une puérilité que de supposer une intention malveillante contre qui que ce soit dans une réunion d’hommes où des vues personnelles n’obtiendraient en aucun cas la majorité des suffrages. Ce qui nous semble au contraire évident et parfaitement conforme à la nature des choses, c’est que cette indépendance d’opinion, qui s’est établie dans le public, n’ait point encore trouvé place dans le jury de peinture. Là on laisse, comme par le passé, une grande part à l’habitude dans les jugemens ; on n’a pas pris son parti sur ces soufflets que l’aspect insolite de certains ouvrages donne à la première vue ; on n’aime point à être troublé par des difficultés d’interprétation dans une opération qui se passe gravement et paisiblement ; on sourit avec indulgence à la médiocrité innocente et soumise ; on se cabre contre le talent qui cherche et qui la plupart du temps n’a pas encore trouvé.

La sévérité du jury d’admission, d’autant plus frappante qu’elle s’allie à la plus inconcevable faiblesse, n’a pas seulement l’inconvénient de décourager ceux qui, presque toujours, le méritent le moins ; elle rend incomplet le travail de la critique ; en retranchant de l’exposition ce qui semble au jury porter un cachet d’extravagance, elle nous empêche d’apprécier l’intensité de la fluctuation d’idées et de manières qui existe dans l’art, de mesurer, en quelque sorte, les points extrêmes de l’oscillation du pendule ! car enfin, pour qu’on refuse des tableaux de M. Tony Johannot, de M. Delaberge, de M. Dauzats, il faut bien croire qu’il a passé quelque étrange folie par la tête de ces artistes, que M. Johannot a représenté Henri iv sous la figure d’un palœotherium, que M. Delaberge a fiché les feuilles de ses arbres en bas et les racines en haut, que M. Dauzats a peint une cathédrale roulant comme l’entrepont d’un vaisseau de guerre. Or, le public tiendrait singulièrement à savoir à quoi s’en tenir là-dessus. Nous regrettons que de pareils élémens de comparaison nous manquent pour éclairer notre jugement ; toutefois, il nous semble permis de conclure de ce que nous avons sous les yeux, que l’école est revenue des tentatives excentriques. La tendance au solide, au vrai, se manifeste de toutes parts, et dans presque toutes les directions ; ce n’est plus seulement comme à l’époque intermédiaire dont nous avons parlé, une vue étroite d’un seul côté de la nature. La vérité se cherche dans l’ensemble comme dans les détails, dans la couleur comme dans le dessin, dans le sens noble comme dans le sens familier. On se persuade qu’avant d’être poétique, exalté, rêveur, atroce ou bouffon, avant de poursuivre Homère ou Shakspeare, de se plonger dans les brumes druidiques, ou d’encenser le soleil de l’Indoustan, il faut être peintre et faire positivement de la peinture. Je sais qu’ici l’on doit faire une distinction importante ; notre intention n’a jamais été et ne sera jamais de recommander un faux-semblant de raison dans l’art, qui évite soigneusement tout ce qui peut surprendre ou inquiéter la vue, une sorte de juste-milieu timide, pauvre et décent, qu’on voit sans trop de répugnance, et qu’on oublie presque aussitôt, un passable, ou un presque-bien, qui ne comporte jamais l’excellent, une portée moyenne à l’aide de laquelle on pousse tranquillement sa pointe sans offusquer personne, on élève honorablement sa famille, on devient propriétaire-électeur le jour où l’on a cessé d’être peintre. Une telle direction, trop souvent encouragée par les faveurs du pouvoir, est ce qui dans l’art produit le plus de mal. Notre conviction, notre devoir est de la combattre partout où nous en voyons poindre la velléité. Tout autre est le caractère de la raison dont nous nous faisons les soutiens, et sans laquelle il nous semble qu’il n’est point au monde de peinture. On est loin d’être d’accord sur le but suprême de l’art ; les uns prétendent qu’il est fait pour émouvoir, les autres pour plaire, d’autres enfin pour instruire et corriger. Mais ce que personne ne peut nier, c’est que son but immédiat ne soit de rendre, d’imiter la nature ; entre la réalité elle-même et le résultat le plus faible et le plus vague de l’imitation, il existe une foule de degrés, une longue échelle, une gamme progressive ; dans cette gamme, chaque homme, chaque temps choisit son diapason, et si rien à l’entour ne donne l’exemple d’un degré plus élevé, si faible que soit le produit de l’imitation, l’œil s’y habitue, s’en contente et n’imagine rien de mieux ni de plus fort. On serait tenté de croire qu’il suffirait des ouvrages anciens pour donner à chaque homme le sentiment de sa faiblesse relative. Mais l’expérience démontre qu’une cause, en apparence si puissante, n’agit point efficacement. En Italie, indépendamment de tout autre motif, la proportion décroissante du mérite des peintres a été accompagnée de l’affaiblissement graduel du diapason. Depuis le Guide jusqu’à Camuccini, en passant par Carle Maratte, Battoni, Appiani et les autres, le délavement des teintes et l’effacement du modelé ont toujours été en croissant. Or, les hommes qui subissaient cette dépression avaient sous les yeux la Madonne de Foligno et le saint Jean de la tribune de Florence. On a songé bien avant David à refaire de la peinture d’après l’antique et les maîtres : d’où vient néanmoins que, sur le continent, la vraie renaissance de la peinture ne commence qu’à David ? c’est que David a relevé le premier le diapason de la peinture. Il a copié Valentin avant d’imiter le Faune à l’enfant ou l’Achille Borghèse. Cette qualité indispensable, on l’appelle d’ordinaire l’exécution ; mais l’expression n’est pas juste, si elle induit à confondre l’exécution d’atelier avec l’imitation forte de la nature. Dans l’atelier, la convention, le lazzi, se substituent sans cesse, sous le pinceau, à l’imitation du modèle ; on peut avoir une exécution d’atelier foudroyante, et n’arriver à produire que de la peinture fausse et incomplète.

J’en prendrai dans l’exposition actuelle un exemple vraiment illustre. M. Gros a exposé un énorme tableau et une petite toile. Sur l’un, vous voyez, ou plutôt vous êtes invité à voir Hercule livrant Diomède à ses propres chevaux qui le dévorent ; sur l’autre, c’est Acis et Galatée qui se mettent dans une grotte à l’abri des poursuites de Polyphème. Le public, qui n’a plus la clef de la peinture mythologique de M. Gros, s’afflige et se compose comme devant une grande ruine ; il semble qu’on ne voie plus qu’un fantôme du peintre des Pestiférés de Jaffa. Pour nous, nous ne saisissons aucune différence entre ce peintre, pris dans le sens restreint et matériel de la peinture, et l’auteur du Diomède. S’il existe une différence, elle est à l’avantage du dernier ; jamais le pinceau de M. Gros ne s’est montré ni plus habile, ni plus brillant. Il y a dans les pectoraux du Diomède, dans ses rotules, une puissance de main à confondre l’imagination ; les membres de la Galatée sont modelés dans le clair avec une finesse et une confiance dont aucun peintre vivant n’est capable. Voilà certainement ce que l’exécution, mais l’exécution d’atelier, entendons-nous bien, a jamais pu produire de plus étourdissant. Au-dessous du Diomède on voit le groupe de Françoise de Rimini et de son amant, de M. Scheffer. Selon l’esprit de l’atelier, ce sont deux figures plates et pauvrement rendues ; le pinceau s’y montre à la fois pesant et timide ; et pourtant, mettez de côté le choix du sujet, la convenance de la composition, la justesse de l’expression, toutes choses pour lesquelles M. Gros ne peut plus entrer en parallèle avec personne, le groupe de la Françoise vous paraîtra justement beaucoup plus mal exécuté, mais beaucoup mieux rendu que celui du Diomède.

L’école a donc compris qu’on se perdait à vouloir exécuter, qu’on marchait sans cesse en avant en cherchant à rendre. Avec une telle conviction, on se défie de sa main ; on n’a confiance qu’en la nature ; on s’aperçoit que cette nature n’est accessible à l’art qu’autant qu’on l’embrasse dans son unité, qu’on reporte sur la toile une contre-épreuve aussi une que la nature elle-même. Les lois de l’unité sont dans l’ensemble des proportions, dans la pondération des mouvemens, dans l’harmonie de la lumière, dans l’accord de l’intention morale avec l’action extérieure. Maintenant, si vous voulez être peintre, il est bon sans doute que vous orniez votre esprit de toute espèce de littérature ; que vous évoquiez les âges écoulés avec leur caractère et leur esprit, que vous cherchiez à ravir notre ame dans les audaces du dithyrambe, ou à la plonger dans les délices de la volupté. Mais, pour l’amour de Dieu, commencez à mettre une tête ensemble, le nez au milieu du visage, et les deux yeux à leur place, c’est là le point essentiel. Je n’oublierai jamais ce que me racontait un jour un grand peintre de portraits : « Je me suis exténué, disait-il, à chercher l’expression de la physionomie et l’originalité des poses dans mes ouvrages ; mais c’était peine perdue, et chaque jour je me sentais déchoir. Enfin je m’avisai qu’il serait bon peut-être de songer sérieusement au matériel de l’imitation ; je cherchai à reproduire l’ensemble des traits, et à mesure que j’avançais dans cette voie en apparence toute matérielle, mes portraits s’animaient à vue d’œil ; l’expression naissait d’elle-même, les poses devenaient aussi caractérisées et aussi dissemblables entre elles que les poses même des individus. »

Et voici justement le point admirable que l’école me semble avoir atteint : elle a fait pour toute la peinture ce que mon peintre faisait pour ses portraits : elle a cru enfin qu’on devait mettre le nez au milieu du visage.

ii.

Ces réflexions et celles qui précèdent me servent de transition naturelle à l’un des tableaux les plus remarquables de l’exposition : elles en feront mieux apprécier sans doute le mérite tout-à-fait hors de ligne ; je veux parler du bon Samaritain de M. Forestier. M. Forestier est un homme peu connu de la masse du public, ou mal apprécié par elle. N’ayant exposé qu’à de rares intervalles, et toujours des ouvrages d’un caractère sérieux, froid et guindé, ceux qui l’ont regardé l’ont toujours fait avec plus d’ébahissement que d’admiration ; on sait dans les arts ce qu’est le genre de mérite de M. Forestier, comme on connaît dans les sciences les expériences de M. Ampère ou les problèmes de M. Cauchy : seulement, par malheur pour M. Forestier, il n’en est pas des peintres comme des savans que l’on glorifie sur parole. Ce qui nuit encore à l’intelligence du talent de M. Forestier, c’est qu’il y a évidemment en lui deux hommes, l’artiste académique et le peintre solide et fort : le premier fait méconnaître le second. Une chose nous paraît manquer essentiellement à M. Forestier : c’est le sentiment du geste, et par conséquent la faculté d’exprimer l’action. Dépourvu de cette ressource, M. Forestier a recours à ce que l’académie lui a fait apprendre : il est convenu, il est outré ; il le cède sous ce rapport aux plus académiques de ses contemporains. À côté de cela, M. Forestier conçoit la forme dans le sentiment le plus large et le plus élevé : son contour nerveux et arrêté ne le cède en précision qu’à son modelé : nul n’attaque avec plus de sûreté les raccourcis les plus difficiles, n’accuse plus nettement les parties essentielles de la construction, ne sait mieux faire tourner les corps sans rondeur, n’exprime mieux les plans accidentés d’une surface sans rompre l’unité d’aspect de cette surface. En ce genre, M. Forestier n’a jamais mieux fait que cette année ; son tableau est toute une école de peinture. Peut-être, le Possédé du même peintre, qu’on voit à la galerie du Luxembourg, renferme-t-il des parties aussi habilement étudiées : mais dans ce tableau, la nature du sujet fait dominer l’action, et j’ai dit que M. Forestier n’était pas heureux à exprimer l’action. Le sujet du bon Samaritain lui est beaucoup plus favorable : la principale figure du tableau est un blessé sans mouvement, et le vieillard qui le secourt n’exige pas, dans la simplicité de sa pose, une étude d’expression dont M. Forestier se serait probablement mal tiré. La figure du prêtre, qui passe son chemin sans prêter l’oreille aux gémissemens du blessé, offrait une difficulté du même genre, et M. Forestier est loin d’avoir évité cet écueil.

Pour rendre justice à ce peintre, et une justice aussi éclatante qu’il le mérite, il faut donc faire abstraction de la manière dont le sujet est conçu. Il faut oublier aussi que la couleur n’est pas heureuse, que les draperies sont lourdes et chiffonnées, que le paysage n’a ni atmosphère ni profondeur. M. Forestier a mieux fait que tout cela, il a résolu le grand problème de l’art ; il a donné à ses figures un relief qui le dispute presque à la nature. Sous ce rapport, M. Forestier rend à notre école un service essentiel, il la maintient à un diapason que celles des autres pays ont depuis longtemps perdu. Il n’est pas malaisé sans doute de remarquer les défauts graves du tableau de M. Forestier ; il l’est beaucoup plus à ceux qui ne se sont pas rendu compte des difficultés de la peinture et de son but, de se convaincre de cette vérité néanmoins incontestable qu’il n’y a pas d’artiste vivant en France et à plus forte raison en Europe, capable de modeler avec autant de vigueur et de science que M. Forestier.

J’ai commencé l’examen du salon par l’homme qui me paraît le plus énergique dans l’ordre matériel de la peinture ; c’est précisément d’énergie que manque le modelé de M. Champmartin ; et pourtant, s’il est une qualité qui séduise dans sa Prédication de saint Jean, c’est le talent avec lequel le peintre fait ressortir les objets sans effort, et presque en se jouant de la peinture. Si l’on vous disait qu’un peintre dont la pâte est onctueuse et beurrée, dont le contour a souvent de l’indécision, a abordé un tableau d’une douzaine de figures en pleine lumière, avec un terrain gris, un ciel blafard et pommelé, et que ces figures, sans sortir de l’harmonie générale, sont colorées avec séduction et s’enlèvent bien les unes sur les autres, vous croiriez qu’il s’agit d’une sorte de prestige. La magie est en effet la qualité dominante du tableau de M. Champmartin : il y a de plus un grand calme de pose et de physionomie dans les personnages qui écoutent la voix du précurseur, une nuance de coquetterie, et beaucoup de grace dans les femmes ; quelques parties bien comprises comme masse dans la peinture des nus ; en somme, c’est un tableau original et insouciant. En l’étudiant, on se sent aller à cette paresse vague de conception comme en donne la chaleur des tropiques, et l’on comprend que le peintre, qui a bien vu l’Orient, se soit laissé aller à une semblable paresse. À Paris, où l’on n’a pas une idée exacte des peuples levantins, où l’on ignore que dans ces climats il n’y a pas d’intermédiaire entre la somnolence du repos et l’intensité la plus ardente de l’action, on voudrait que saint Jean eût fait pleurer, ou crier, ou gesticuler les auditeurs qu’il persuade. Moi, je voudrais seulement que M. Champmartin n’eût pas fait ses terrains de la même couleur précisément que ces belles chèvres si soyeuses qu’il a peintes aux pieds de saint Jean : quant au reste, je ne m’en soucie pas plus que le peintre lui-même.

Les deux tableaux dont je viens de parler, quoique remplis de mérite, ont le défaut d’être écrits dans une langue que la masse du public ne comprend pas. Il n’en est pas de même des Funérailles du général Marceau, ouvrage par lequel M. Bouchot vient de prendre rang parmi nos peintres d’histoire. Les personnes qui suivent avec soin les concours de l’académie n’ont pas oublié le tableau qui valut, il y a douze ans, à M. Bouchot la moitié du grand prix. Le sujet, tiré de l’histoire des Atrides, avait été conçu par M. Bouchot dans un sentiment lugubre et terrible qui compensait largement la faiblesse de l’exécution, et saisissait l’ame du spectateur. Aujourd’hui encore, si vous entrez dans la salle où la série des grands prix de peinture est exposée, parmi tant d’ouvrages complètement insignifians, le tableau de M. Bouchot est du très petit nombre de ceux qui captivent l’attention. M. Bouchot est bien là l’élève de M. Lethière ; vous retrouvez cet aspect sauvage qui pétrifie la foule devant le tableau des fils de Brutus. Depuis ce temps, si ce n’est des portraits dépourvus de force et de simplicité, nous n’avons vu de M. Bouchot qu’un tableau d’églogue antique dans lequel le peintre avait vainement essayé d’animer, avec les teintes vives et fraîches de Rubens, ces débauches de bouffonnerie mythologique dont l’antiquité ne nous a pas laissé le secret. Les Funérailles du général Marceau, tableau dans lequel se montre toute l’expérience d’un homme arrivé à la maturité de son talent, nous rappellent cependant la Mort de Clytemnestre, exposée à l’École des Beaux-Arts, et le tableau des fils de Brutus. M. Bouchot a pour lui le succès populaire, et l’opinion des artistes ne dément pas l’instinct de la foule. Un mérite qu’on ne peut contester à M. Bouchot, c’est d’avoir le premier su conserver le sentiment historique dans une scène de notre histoire moderne, sans altérer la vérité du costume, ni la vraisemblance de l’action. Ajoutez à cela que l’émotion qui ressort du sujet a saisi le peintre, et s’est reproduite avec énergie sur la toile. Il n’y a pas jusqu’au fond grisâtre et froid de l’ouvrage qui ne soit en harmonie avec la solennité triste de la scène, et ne contribue à l’effet qu’elle produit. On voudrait sans doute plus d’air, une perspective plus exacte, une meilleure disposition des groupes ; tout n’est pas d’une correction irréprochable, et généralement le dessin manque de finesse et d’élévation. Quelques têtes sont bien peintes, particulièrement celle du jeune officier autrichien qu’on voit à la gauche du tableau. M. Bouchot a mal fait, je crois, d’arrondir le bras du mort, que les soldats autrichiens et français portent à sa dernière demeure ; cette souplesse peu naturelle donne au cadavre l’apparence d’un blessé évanoui. C’est là le seul reproche sérieux qu’on puisse adresser à M. Bouchot, sous le rapport de la clarté. Les soldats républicains, tels que M. Bouchot les a conçus, sont bien des soldats sans souliers et sans linge, dans toute la vérité de l’histoire, mais il n’y a pas d’apparence d’ironie dans l’exactitude dont s’est piqué M. Bouchot. C’est là un mérite bien rare dans un temps comme le nôtre, où les artistes ironiques, Charlet et Decamps, occupent et méritent un rang si élevé.

J’ai déjà incidemment parlé de la Françoise de Rimini, de M. A. Scheffer, tableau que, dans mon opinion, il faut réunir aux trois précédens pour compléter la liste des bons ouvrages historiques de cette année. Le public fait tacitement un bien grand éloge de M. Scheffer, en ne tenant pas mieux compte à sa Françoise du mérite de la difficulté vaincue. La tâche n’était rien moins qu’aisée : les ténèbres visibles de l’enfer, et dans cet abîme un groupe de fantômes humains que le vent fait tournoyer en l’air comme un flocon de laine. Il fallait rendre vraisemblable à nos yeux la représentation d’une scène aussi étrange, et y faire entrer l’expression des affections humaines, l’amour résistant aux tourmens éternels dans Françoise et Paolo, la compassion d’un ami sur les traits de Dante. Quel problème à résoudre ! Et pourtant tout cela est si nettement exprimé, qu’il semble au spectateur qu’un enfant s’en serait tiré sans peine. Le tourbillon qui souffle dans les cheveux de Françoise et gonfle les plis de son linceul, présente obliquement aux regards le groupe des amans flagellés par la vengeance divine. Déjà ils ont dû glisser une fois devant Dante et son guide immobiles : ceux-ci les attendent au passage pour leur adresser la parole. Il semble qu’on va voir sortir des lèvres de Dante le cri plein d’affection :

O anime affannate,
Venite a noi parlar, s’altri nol niega !

Ce tableau est une belle conquête de l’Italie sur un de ses vieux antagonistes. M. Scheffer, le peintre né de ces beautés blondes et frêles qui inspiraient Shakspeare, s’est efforcé, dans une ombre il est vrai, de reproduire le caractère grave et plein de la beauté méridionale ; il a cherché dans Paolo la largeur des formes et la fierté du dessin. Le parti qu’a pris M. Scheffer de réformer sa manière non-seulement de peindre, mais encore d’envisager la peinture, est évidente à tous les yeux. Seulement, à chaque effort nouveau qu’il tente, la peine se fait un peu sentir, et ce n’est qu’à l’ouvrage suivant que le public comprend bien tout ce que le peintre a gagné. Le tableau de cette année est le signe d’un nouveau progrès dans le talent de M. Scheffer ; ne nous étonnons pas s’il se sent encore un peu mal à l’aise sur le terrain qu’il aborde. M. Scheffer, tout en conservant l’ordonnance originale de son tableau, n’avait qu’à s’abandonner à la pente de son ancienne peinture, laisser courir la touche capricieuse de son pinceau, mettre des chausses mi-parties à Paolo, et son succès eût été un succès de vogue. Mais M. Scheffer tient, avant tout, à se satisfaire lui-même ; lui, que la mode a long-temps courtisé, il se soustrait courageusement au joug de la mode. Je ne pense pas que celle-ci fasse durer long-temps sa rancune.

iii.

Le Samaritain, le saint Jean, Marceau, Françoise surtout, voilà sans doute des ouvrages très recommandables ; je n’ai pas besoin toutefois d’avertir qu’il manque à l’exposition un tableau du premier ordre. Sans le style, il n’est pas de véritable peinture d’histoire, et les quatre tableaux que je viens d’examiner pèchent tous plus ou moins par le style. Cette réflexion me fait donner le pas cette année au paysage sur la peinture d’histoire. Mais ici je rencontre une difficulté qui pourrait arrêter ma plume, si je n’étais soutenu au fond de l’ame par une ferme conviction. Le paysage est une partie de l’art dans laquelle la discorde des opinions est flagrante ; non-seulement les peintres se précipitent dans les routes les plus opposées, mais encore l’opinion qui les juge se partage en une multitude effrayante de contradictions ; autant de têtes, autant d’avis ; personne ne s’entend ; c’est une véritable tour de Babel.

Je sais des gens qui trouvent un moyen bien simple pour expliquer cette discordance : c’est de déclarer le paysage une chose absurde à priori ; et je l’avoue, plus j’y réfléchis, moins je me sens en état de combattre une si singulière opinion. Quand je songe à ce qu’il faut de concessions de la part de notre esprit, et d’habitude de la part de notre œil, pour reconnaître un espace immense, l’horizon, la mer, les montagnes, sur les cinq ou six pieds carrés d’une toile, je me demande s’il peut résulter d’une telle convention une impression positive, si le jugement que nous portons de la manière dont la nature a été imitée n’est pas nécessairement aussi arbitraire que le mode lui-même de l’imitation. Je n’ignore pas qu’en remontant à la source de l’art, la même observation s’applique à toute espèce de peinture. On sait qu’un portrait, présenté aux regards d’un homme qui n’en a jamais vu, ne produit sur lui aucune impression distincte. Le Turc, un peu plus avancé que le sauvage, comprend le contour ; mais l’ombre lui fait l’effet d’un trou, et la demi-teinte lui paraît une tache. Toutefois, si vous rassemblez dans nos pays civilisés un certain nombre d’hommes d’une éducation nulle ou vulgaire, si vous offrez à leurs regards une peinture dont le sujet soit accessible à leur intelligence ou de nature à émouvoir leur ame, vous verrez ces hommes s’accorder dans l’impression que produira sur eux cette peinture : mais essayez d’appliquer une expérience semblable au paysage ; choisissez dans les Poussin, les Claude, les Ruysdaël, l’ouvrage qui vous semblera le plus harmonieux, le plus séduisant et surtout le plus vrai ; puis amenez devant ce paysage les pâtres qui l’habitent, les voyageurs qui le côtoient cent fois par an, pas un ne reconnaîtra le site, pas un n’en recevra la moindre impression ! Que si, traversant les rangs de la société instruite, qui avoue naïvement sa complète indifférence, vous remontez jusqu’aux artistes, en trouverez-vous un sur dix dont les opinions, sur le paysage, vous semblent autre chose qu’un reflet de ses premières habitudes ? J’ai de fortes raisons d’en douter. En fait d’art, nous autres modernes, nous n’avons certainement inventé que deux choses, le paysage et l’harmonie ; quant à l’harmonie, les trois notes de l’accord parfait semblent une horrible dissonance aux sept huitièmes de l’espèce humaine ; quant au paysage, la plupart des hommes n’y voient pas des images plus distinctes que nous n’en apercevons tous dans les nuages ou dans les nœuds d’une racine de buis. Et pourtant nous osons dire aux paysagistes : Ceci est bien, ceci est mal ; voici la bonne et la mauvaise route !

Ce memento de l’incertitude fondamentale de nos jugemens en matière de paysage me semble bien nécessaire pour nous inspirer de la tolérance à l’égard des jugemens d’autrui. Une seule chose, dans ce dédale d’opinions, me semble évidente, c’est que le paysage ne tient à l’art que par l’impression que la nature inanimée produit sur notre ame, et par la vie, la passion que nous prêtons en revanche à cette nature. L’habitude que nous nous sommes faite d’écrire nos propres pensées dans tout ce qui frappe notre vue, donne une signification positive aux moindres objets. Le paysan, qui n’a jamais détourné ses yeux du sol arrosé de ses sueurs, ne sait ce que nous voulons dire quand nous lui parlons d’un paysage gai ou d’un paysage triste ; et nous, nous ne savons que répondre au peintre, quand le paysage qu’il nous offre n’exprime ni tristesse ni gaieté. Réduit à la tâche d’imitation matérielle, quand cette imitation en elle-même est quelque chose de si convenu, le métier de paysagiste est ce qu’il y a de plus puéril en ce monde ; autant vaut coller des bandes de drap sur un plan en relief, ou enfeuiller les arbres avec du papier vert. Ce travail-ci vaut l’autre.

Je n’éprouve donc aucun embarras à dire ce qu’on doit exclure et flageller. S’il fallait préciser ma pensée par des exemples, les noms arriveraient sous ma plume à la douzaine ; mais hors de là, je me défie de ce que mes opinions ont d’exclusif. Mon incertitude redouble lorsque, comparant ma manière de voir à celle d’hommes qui me paraissent réunir de la sincérité à une heureuse organisation, je m’aperçois que la conviction de ces hommes est toute différente de la mienne. Ainsi, j’ai été le premier à recommander chaudement la manière large, grave et abstractive de MM. Aligny, Édouard Bertin et Corot, et je trouve en face de moi des opinions tout aussi ardentes que les miennes, et qui se prononcent en faveur de M. Paul Huet. Si je condamnais le paysage de M. Paul Huet sans réflexion et par la seule raison qu’il m’affecte moins directement, j’agirais à l’étourdie, et je serais probablement très injuste. Il est évident que M. Paul Huet pèche par le métier, qu’il éprouve un certain embarras à bien exprimer sa pensée ; mais quand j’ai lancé, il y a quatre ans, un ballon d’essai en faveur de M. Aligny, la pratique de ce peintre était encore très défectueuse à certains égards. Entre les ormes échevelés dans lesquels M. Paul Huet se complaît, et le feuillé de bronze des chênes verts, auquel M. Corot ne montre pas moins de fidélité, je ne sais vraiment exprimer aucune préférence. Mais de ce que je condamne à la fois M. Paul Huet et M. Corot sous un rapport accessoire, faut-il pour cela que je les sacrifie à M. Watelet ou à ses continuateurs ? Je l’ai déjà dit, j’aime mieux les fabricans de plans en relief.

Laissons donc de côté les imperfections extérieures de la peinture de M. Paul Huet, et remontons, s’il se peut, jusqu’au principe de cette peinture. Ou M. Huet n’a pas assez vu, ou son organisation ne se prête pas assez à refléter des impressions d’un ordre varié ; dans tous les cas, c’est un paysagiste incomplet. Il ne sait faire résonner qu’une seule corde, la corde triste et pauvre de nos climats et de nos plaines : pour lui, la magnificence de la nature est dans les arbres d’un parc ; les souffrances de la nature, dans la pluie qui bat une chaumine. Le ciel limpide, la mer bleue, les rochers incandescens, toutes les richesses et les graces de la nature méridionale sont pour lui comme si elles n’existaient pas. Un nuage plat s’abattant sur une déclivité molle et indécise, une ombre froide sous des arbres moussus, des mares vertes et dormantes, voilà ce que M. Paul Huet comprend, ce qu’il rend avec un sentiment monotone, mais vrai, poétique. Sous ce point de vue, sa Soirée d’automne renferme des parties vraiment admirables, et qui doivent lui gagner les suffrages de ceux même auxquels une direction toute différente d’idées rend très difficile l’intelligence de ce genre de peinture.

En me voyant circonscrire ainsi le talent de M. P. Huet, il ne faut pas croire que j’oublie les tentatives que ce peintre a souvent faites pour dépasser les bornes de sa spécialité. C’est l’issue même de ces tentatives qui le ramène à ses sujets favoris : une domination plus étendue dans le royaume du paysage lui plairait sans doute ; mais un vol si haut le fatigue, et il se rabat bientôt dans ses broussailles. M. Corot revient aussi cette année d’un monde pour lequel il n’est pas fait, et il se rencontre avec M. Huet à la croisée du chemin ; M. Corot a quitté, de guerre lasse, les chemins creux et les clairières de nos bois ; il a revu l’Italie : il a retrouvé ces vastes horizons dont il rend si bien la limpide reculée, et son talent, tant soit peu fourvoyé, lui est fidèlement revenu. M. Corot aussi, sous quelques rapports, ne parle la langue du paysage qu’en bégayant : sa touche est toujours lourde et matte ; la souplesse, l’humidité, le charme de la nature, lui sont comme étrangers. Pour que son talent se manifeste avec éclat, il lui faut un sujet comme celui qu’il a choisi cette année, une Agar abandonnée dans le désert. Ici l’aspect général ne saurait être ni trop uniforme ni trop désolé : le paysage de M. Corot a quelque chose qui serre le cœur avant même qu’on se soit rendu compte du sujet. C’est là le mérite propre au paysage historique, c’est-à-dire l’harmonie du site avec la passion ou la souffrance que le peintre y veut placer. C’est comme un orchestre dramatiquement instrumenté sous des chants expressifs. Si, comme il arrive souvent dans l’école allemande, l’orchestre a plus d’importance que le chant, un opéra ainsi conçu est la contre-partie exacte du paysage historique. On passe à un homme tel que M. Corot la faiblesse de ses figures, comme on excuse dans le Fidelio de Beethoven la brièveté des mélodies : seulement il faut que les figures du paysagiste soient à leur place, et qu’elles disent bien ce que le peintre a voulu leur faire dire. Sous ce rapport, M. Corot est irréprochable : je trouve une simplicité non cherchée, une naïveté véritable, dans la manière dont il a fait planer en l’air, comme un oiseau, l’ange que Dieu envoie au secours d’Agar. La scène, belle de caractère, bien entendue de perspective et de dégradation, se termine par d’admirables plans de montagnes que surmonte un ciel lumineux. M. Corot a deviné l’analogie de certaines parties de la Maremme de Toscane avec les paysages orientaux : il a suivi l’exemple du Poussin, qui savait fondre les détails de la campagne de Rome dans les lignes des croquis qu’on lui apportait de l’Asie. Mais tout ce mérite, je dois en convenir, M. Corot l’eût démontré bien plus clairement au public, s’il ne s’était pas obstiné à faire les terrains du même ton que les rochers, à épaissir outre mesure les ombres portées, à donner à tous ses arbres un feuillage de cochlearia.

Sous ces rapports essentiels d’imitation, M. Aligny se montre cette année bien en avant de M. Corot ; la jolie Vue de Civitella, qu’on voit à l’entrée de la grande galerie, participe encore de la manière vague que jusqu’à ce jour M. Aligny avait conservée dans ses premiers plans. La Vue d’Amalfi, à laquelle on peut reprocher un ton trop rosé dans la partie du tableau qui reçoit la lumière, montre chez M. Aligny un progrès notable d’exécution. Les deux arbres de droite sont aussi bien conçus, aussi élégamment exécutés, que M. Boguet aurait pu le faire, il y a vingt-cinq ans, dans ses meilleurs dessins. Les rochers du premier plan, reflétés dans la demi-teinte, sont rendus avec une finesse et une précision merveilleuses : que M. Aligny applique ces qualités nouvelles de son pinceau à un ouvrage important, et l’on verra si le public pourra supporter encore les premiers plans, comme en fait l’école routinière, crépis au plâtre neuf, sur un fond de cirage à l’anglaise.

M. Aligny n’est pas le seul dont nous admirions les progrès : voici venir M. Bodinier, l’an passé imitateur timide et maniéré des peintres du Campo Santo, aujourd’hui plus harmonieux, plus complet que pas un des paysagistes du salon. On connaît le mérite singulier des peintres italiens du xive siècle dans le paysage : on sait quel effet produit l’emploi résolu des teintes plates qu’ils ont introduites dans les fonds de leurs fresques. En voyant, il y a quelques années, M. Aligny et les hommes de son école chercher la simplicité d’effet, on a qualifié leur tentative de singerie des peintres gothiques : ce reproche, tout-à-fait injuste à l’égard de M. Aligny, s’appliquait exactement au premier paysage de M. Bodinier ; les fonds découpés, les premiers plans secs et froids, les plantes maigres, parallèles et rangées comme dans les lignes d’une plate-bande, rendaient problématique à l’œil la direction noble et sérieuse des idées de M. Bodinier. Cette fois, les premiers plans n’ont pas encore toute la largeur de touche qu’on pourrait désirer : mais les fonds ont la plénitude et la solidité de la nature ; l’aspect du paysage unit la gravité de l’intention à la plus irréprochable vérité. Quant aux animaux et aux figures, ils sont admirables : le jeune pâtre, qui, couché par terre, dessine, comme Giotto, sur la face aplatie du rocher, ferait à lui seul un charmant tableau.

Ces plantes inflexibles des peintres gothiques dont je parlais tout à l’heure, m’amènent à citer la vieille Femme et le Mouton de M. Delaberge, bien qu’à tout prendre il vaille mieux abandonner ce jeune peintre aux réflexions que l’effet de son tableau doit lui inspirer. Après d’incroyables efforts dans la voie de l’imitation minutieuse, M. Delaberge en est venu à neutraliser ses qualités, de profond coloriste : l’expérience qu’il fait aujourd’hui lui démontrera sans doute, beaucoup mieux que les conseils de la critique, que l’abstraction de certains détails est une des lois fondamentales du paysage, et qu’il n’y a point de paysage sans parti pris. Si M. Delaberge se résout à accepter cette vérité, si en même temps il cesse de se défier de lui-même à certains égards, il accomplira facilement la vocation qui l’appelle à tenir le premier rang parmi nos paysagistes familiers.

M. Jadin doit profiter aussi de la leçon sévère que le public lui inflige à propos de sa Vue d’Aigues-Mortes. L’an dernier, la Plaine de Montfort-l’Amaury lui avait conquis un grand et légitime succès. Aujourd’hui, M. Jadin est descendu de la peinture positive à la peinture de décors. On peut risquer de ces grosses couleurs à l’Opéra pour combattre la lumière dévorante du gaz : mais dans une toile de cinq pieds carrés, quelque mérite relatif dont on fasse preuve, on devient avec de tels moyens complètement inintelligible : quant à moi, du moins, il m’a été impossible de saisir la pensée de M. Jadin.

M. Cabat est certainement plus clair : doit-on le croire plus vrai ? j’hésite encore à le dire. On s’aperçoit que M. Cabat a fait cette année un effort sérieux pour échapper à la nuée de ses imitateurs. Il a étudié sur nature une assez grande page de la forêt de Fontainebleau : il a déployé un talent remarquable dans le dessin des arbres, le modelé des terrains et la dégradation des plans. Seulement M. Cabat est un de ces hommes qui, vivant avec la nature, s’obstinent par système à ne pas la voir telle qu’elle est, qui confondent le procédé et le parti pris, qui se placent en face de leur modèle avec la résolution formelle de le voir et de l’imiter dans le sens le plus accessible à leur pratique. On dirait de M. Cabat et de tous les hommes distingués qui suivent la même route, tels que MM. Jules Dupré, Flers, Bucquet, Rouillet, etc., que chacun s’est choisi un verre de couleur avec lequel il doit considérer les objets : la réunion de leurs ouvrages produit l’effet de la nature observée à travers les vitres d’un kiosque chinois. Il y a deux ans, c’était pour M. Cabat la vitre verte ; sa Mare d’Auteuil était peinte au verre bleu ; sa Gorge-aux-Loups l’est au verre jaune : un tel procédé n’a qu’un inconvénient, c’est de supprimer tout l’air et toute l’humidité de la nature. M. Cabat deviendra certainement un grand peintre de paysage quand il prendra la résolution de voir avec ses yeux.

Je n’ai jamais dissimulé ma sympathie pour les hommes qui, dans l’art, se défient des séductions de la facilité. M. Marilhat, tout au contraire, s’était annoncé au dernier salon avec une manière résolue qui laissait craindre l’envahissement prochain de la peinture de convention. Cette année, sans rien perdre de sa confiance en lui-même, M. Marilhat nous révèle un incontestable progrès. Il serait difficile de trouver des plantes mieux dessinées, des lignes plus noblement comprises, des premiers plans mieux ajustés, une couleur plus chaude, une plus belle conduite de pinceau que dans son Paysage composé des environs de Rosette. Cet ouvrage produit d’autant plus d’impression que le public est moins à même de comparer le site avec la nature modèle. Nous devons l’avouer, notre témoignage particulier n’est pas entièrement favorable à M. Marilhat ; la nature du Delta nous paraît ici agrandie et arrangée par un procédé intermédiaire entre celui de Cassas et celui de M. de Forbin. La petite Vue de Fouah est bien autrement vraie, et peut servir à contrôler l’exactitude du paysage de Rosette. M. Marilhat a trop de positif dans le talent, pour ne pas redouter l’application du proverbe : A beau mentir qui vient de loin.

Nous ne sommes plus d’ailleurs dans le temps où, de bonne foi et sans prétention aucune, M. J.-V. Bertin pouvait impunément intituler un paysage : Site de Messénie, sans avoir approché de cent lieues les côtes de la Messénie. M. J.-V. Bertin est la meilleure preuve peut-être de l’obligation qu’a le peintre de faire parler le paysage. Depuis l’apparition de ses premiers tableaux, il a vu se renouveler à plusieurs reprises la face de l’école ; à la vogue de Watelet a succédé la vogue de Michalon ; il semble que M. J.-V. Bertin, médiocre imitateur de la nature, dessinateur timide et coloriste froid, moins vrai dans ses études que M. Bidauld, inférieur à Chauvin comme harmonie, et à M. Boguet comme précision de formes, il semble qu’un tel peintre n’aurait pu résister au premier choc ; et pourtant vous le voyez encore debout, vous ne pouvez vous défendre d’une impression agréable en étudiant ses derniers ouvrages. C’est que M. J.-V. Bertin a, dans ce qu’il fait, le sentiment de la simplicité et de la grace ; c’est qu’un certain parfum de l’antique émane de ses tableaux.

iv.

Je viens de faire, en faveur d’un homme de mérite injustement oublié par la critique, une exception à la règle que je me suis imposée de signaler dans l’exposition, non tout ce qui est bien, mais seulement ce qui indique une nouvelle direction d’idées. Ainsi je prie qu’on ne m’impute pas à mauvaise volonté la prétermission nécessaire de beaucoup de noms qui devraient trouver place dans une revue complète. Tel est le cas de MM. Giroux, Lapito, Rémond, Dagnan, et de Mlle Sarrasin, la Marphise de l’art dont Mme de Mirbel est la Bradamante. Mlle Sarrasin n’a point été au-delà de ses magnifiques études des Pyrénées ; M. Dagnan en est encore à sa fraîche forêt de l’an dernier ; M. Giroux n’a pas complètement dépouillé le vieil homme : il ne s’ensuit pas pour cela que j’accuse ces artistes et bien d’autres, d’avoir reculé.

J’attendrai, pour m’occuper sérieusement des peintres de marine, qu’un retour à la vérité forte se soit manifesté parmi eux. M. Gudin est toujours le Gudin d’autrefois ; M. Garneray se montre inégal ; les progrès de M. Mozin sont sensibles : il y a transformation complète chez M. Lepoittevin dont les eaux et le ciel sont vraiment très beaux : seulement n’oublions pas que M. Lepoittevin avait à revenir de loin, et qu’il n’est encore qu’à moitié de la route.

M. Granet, M. de Forbin, M. Dauzats, ont gardé leurs positions ; M. Perrot s’est porté en avant : sa vue intérieure du Campo Santo de Pise est non-seulement un chef d’œuvre de patience, un véritable monument d’exactitude ; c’est aussi un excellent tableau, un tour de force de perspective aérienne, et dont l’illusion vaut celle des dioramas. Une couleur plus ferme, un dessin plus hardi, se révèlent dans le Baptistère de Saint-Marc à Venise, peint par M. Aurèle Robert ; on voit de plus dans ce tableau des figures bien éclairées, bien disposées, et d’un beau caractère. M. Aurèle Robert s’est créé du premier coup une spécialité dans laquelle il lui manque peu pour devenir un maître.

Je me laisserais plus facilement aller à ma sympathie pour M. Brascassat, si l’éclat de son exécution, et la force de modelé qu’il donne à ses animaux, compensaient pour moi l’abus que ce peintre fait des teintes neutres. Les teintes neutres sont à la véritable harmonie des tons ce qu’un fantôme est à un corps. Cette observation n’empêchera pas le taureau de M. Brascassat de produire partout et long-temps un irrésistible effet.

M. Ziégler a conservé dans ses portraits sa puissance d’effet et son extraordinaire habileté à peindre les armures. M. Decaisne nous montre une tête de Mater dolorosa, bien peinte, correctement dessinée, et d’une admirable expression. On remarque d’excellentes têtes d’étude de M. Court, des portraits de M. Bouquet, de M. Mottez, de Mme Rude, conçus dans un sentiment original. M. de Creuse annonce un dessinateur ferme et vrai, M. Henri Scheffer se distingue plus que personne par le sentiment juste de la physionomie. Le modelé de M. Steuben, dans ses portraits, n’est pas moins précieux que par le passé ; mais peut-être a-t-on le droit de le trouver un peu rond. Dans sa Bataille de Waterloo, M. Steuben fait habilement vibrer la corde populaire. On aime à voir, comme gage de promesses qui se soutiennent, une étude de jeune fille, par M. Amiel. Il faut noter M. Gallait parmi les débutans qui donnent des espérances. M. Collin a fait avec talent, sur ce qui reste dans le midi de la France de la race des Gitanes ou Bohémiens, des études curieuses, et dont l’anthropologie profitera. Les progrès de Mme de Léomenil, autrefois Mlle Girard, dans le portrait au pastel, sont tout-à-fait dignes de remarque. M. Henriquel-Dupont se distingue plus qu’à l’ordinaire encore par l’harmonie délicieuse de son exécution. M. Dupré abuse de notre bonne foi : il date de Paris un dessin fait certainement à Athènes. M. Dupré ne fera pas les dupes qu’il s’imagine ; s’il produit des témoins, je les récuse. Non certes, l’inspiration qui fait de tels ouvrages n’est pas une chose qu’il puisse tirer le matin de sa valise comme une pipe de tabac de Salonike.

J’aurais l’air de hasarder une mauvaise plaisanterie si j’osais parler des nouveaux progrès de Mme de Mirbel. Je connais des amateurs de musique qui prétendent aussi que cette année Rubini est en progrès ; la chose est possible, sans doute, mais qui pourra l’apprécier ? Il en est de même de Mme de Mirbel, dont le talent est arrivé à un degré de perfection qui émousse la louange tout autant que la critique. Il faut le dire cependant, au risque de se répéter, le portrait de la jeune madame P… vaut tout ce que Petitot a jamais peint de plus délicat. Celui du roi produit l’effet des belles pierres gravées antiques. Quand on l’isole des objets de comparaison, la tête grandit à l’œil et revêt la puissance de la nature.

Après nous avoir montré Richelieu traînant Cinq-Mars à sa suite, et Mazarin mourant, M. Delaroche nous a donné cette année la Mort de duc de Guise. Son tableau, exécuté avec plus de soin encore que les précédens, et dans la même dimension, est aussi dans ce sentiment de comédie qui a fait dire à de bons juges que c’était là du Molière en peinture. L’intention du peintre se révèle dans la figure du roi, soulevant la portière et regardant du coin de l’œil si son ennemi est bien mort ; elle n’est pas moins évidente dans la manière remplie de courtoisie dont les assassins s’écartent pour laisser voir au roi l’accomplissement de ses ordres. Mais le peintre reprend toute sa dignité, quand il montre le noble cadavre étendu sur la gauche du tableau. M. Delaroche n’a rien produit de plus ferme ni de mieux rendu que cette figure.

M. Delacroix, absorbé sans doute par les travaux de la salle qu’il décore au palais de la chambre des députés, n’a exposé qu’un petit nombre d’ouvrages, d’une importance secondaire. Les Natchez offrent un paysage d’un beau caractère ; le Prisonnier de Chillon est une ébauche pleine d’ame et d’énergie. Dans sa Crucifixion, dont le Christ surtout nous semble remarquable, M. Delacroix s’est montré trop préoccupé du souvenir de Rubens.

M. Lugardon conserve ses qualités de dessinateur correct et hardi dans son Guillaume Tell sauvant Baumgartner. La faiblesse du paysage nuit à l’effet que devrait produire le tableau de M. Lugardon. Ce peintre éprouve, du reste, le sort de tous les hommes organisés pour la finesse du dessin : il faudrait qu’on mît à chacun de ses tableaux une étiquette ainsi conçue : Le public est prié de faire attention au tableau de M. Lugardon, excellent dessinateur. M. Sturler est aussi un peintre qui cherche la forme avec persévérance et bonne foi ; mais pour lui, l’étiquette aurait beau faire : la Mort de Suenon et la Mort de Brunehaut sont des énigmes qui ne valent pas la peine qu’on les devine. On comprend mieux la peinture de M. Lestang, et la Mort de Camoëns, que ce peintre a exposée, mérite tout le succès qu’elle obtient. La composition en est simple et touchante, la peinture onctueuse et d’une belle pâte. M. Lestang est un des jeunes peintres qui, en dehors de l’influence de M. Ingres, témoignent le plus clairement de la bonne direction que la peinture semble avoir prise.

M. Lehmann, au contraire, a écrit le nom de son maître, M. Ingres, sur les moindres contours de son tableau. Cette influence se combine chez ce jeune homme avec celle de son organisation allemande, qui le porte à quelque chose de raide dans le trait et de cassé dans les plis. Plus qu’aucun des élèves de M. Ingres, M. Lehmann me semble doué du sentiment de la composition. On ne saurait, sans l’avoir vu, se faire une idée de la souplesse avec laquelle sont agencées les quatre figures dont se compose le tableau du Départ du jeune Tobie. Joignez à cela des qualités fortes de dessin, une expression naturellement grave et sentie, et vous trouverez de quoi compenser amplement ces fautes saillantes, comme j’aime tant, pour mon compte, à en rencontrer dans un Maidenspeech. Les portraits de M. Lehmann sont aussi fort beaux, quoique un peu durs, et produisent beaucoup d’effet.

Avec M. Lehmann nous aimons à citer Mlle Ellenrieder, dont les tableaux ne peuvent être considérés que comme des études d’après les maîtres, mais chez laquelle il faut reconnaître un goût de dessin admirable et un sentiment d’une extrême pureté. M. L. Boulanger est aussi revenu à l’imitation des maîtres vénitiens, dont il exposa pour son début un brillant pastiche. Autrefois, M. L. Boulanger ne voyait les Vénitiens que par l’épiderme du ton ; aujourd’hui il les imite dans la forme et la tournure. Quand nous voyons un homme tel que M. L. Boulanger, appelé tôt ou tard à prendre un rang élevé dans l’art, revenir sur ses pas, tenter sur lui-même un nouvel essai de réforme, quelque incomplet que cet essai nous paraisse, nous admirons une semblable persévérance, nous y reconnaissons un gage d’avenir. Le malheur est qu’un peintre soit en quelque sorte obligé d’exposer le fruit de toutes ses tentatives. J’aurais voulu, pour M. Boulanger, qu’il pût apporter sous son bras la Judith et le Prophète, les accrocher furtivement un quart d’heure, et se dire : Je marche, mais je n’arrive pas encore.

On sait gré à M. L. Boulanger d’avancer ; on remercierait volontiers M. Schnetz de ce qu’il veut bien se soutenir. Se soutenir, pour M. Schnetz, c’est faire un tableau d’une couleur franche, d’une composition heureuse, et dans laquelle se trouve une figure d’une expression miraculeuse : c’est celle de la jeune fille malade, que la vieille mère couvre de son corps, pour la défendre des attaques d’un de ces Allemands qui pillèrent Rome en 1527, à la plus grande gloire de l’empereur Charles-Quint. Heureusement que ce reître est ivre-mort, sans cela nous en voudrions à M. Schnetz du choix d’un pareil sujet. Cette figure d’ivrogne me rappelle, je ne sais pourquoi, la Vieille folle, que M. Pigal a si drôlement représentée, serrant, avec une énergie michelangesque, son bancal de mari entre deux portes. Je puis réparer ainsi un oubli grave que ce dédale de tableaux m’a fait commettre. M. Biard, dont la marche, il y a deux ans, nous semblait indécise entre Robert et Charlet, paraît s’être décidée pour la voie la moins sérieuse. Son bon Gendarme, son Apprenti barbier, arrachent le rire comme les meilleurs J. Steen ; ces deux petits chefs-d’œuvre sont de plus touchés avec délicatesse. M. Biard comprend tout ce que ce genre de peinture exige de finesse dans l’exécution. J’aime beaucoup moins la Traite des Nègres, tableau dans lequel M. Biard a procédé par accumulation comme Hogarth. Ce n’est pas que je ne reconnaisse, sous un aspect gris et lourd, un grand mérite de dessin et d’expression dans ce tableau : je me plains seulement de ce que la représentation d’un sujet si odieux amuse ma vue sans émouvoir mon ame. J’ai beau faire, la Traite des Nègres, avec ses horreurs d’esclaves martyrisés et garottés, me fait l’effet d’un pendant aux Comédiens ambulans du même peintre.

C’est aussi par le défaut d’une expression profonde, ou plutôt par l’absence d’un mérite saillant au milieu de beaucoup de qualités estimables, que pèche le tableau de M. Vinchon, destiné à la chambre des députés, et représentant Boissy d’Anglas devant la tête de Féraud. Je n’en suis pas moins émerveillé qu’un résultat si satisfaisant, quoique presque négatif, ait pu sortir du mode détestable, et nous l’espérons, à tout jamais abandonné, des concours. M. Gigoux n’est pas un artiste négatif, tant s’en faut ! c’est encore un de ces hommes dont la marche nous échappe, et dont les progrès nous confondent. Depuis que M. Gigoux expose, nous avons vainement cherché à découvrir une qualité vraie chez ce peintre, notre espérance a toujours été déçue, et pourtant M. Gigoux a marché. Aujourd’hui la Communion de Léonard de Vinci nous démontre que personne n’est plus en état que M. Gigoux de conduire à bien et sans embarras une vaste machine pittoresque. Ce point accordé, il est inutile, je pense, de relever le dessin maniéré et souvent grotesque de M. Gigoux, le galbe pesant de ses figures, le lazzi constant de l’expression. Un seul reproche domine ici tous les autres, et condamne le tableau. Je ne blâme pas seulement M. Gigoux d’avoir traité ce sujet dans une manière antipathique à celle de Léonard ; à mon sens, M. Gigoux devait choisir un saint dans sa religion, peindre la mort du Josépin ou l’apothéose de Piètre de Cortone. C’est l’inconvenance radicale de la conception que j’attaque ; cette inconvenance me semble effacer tout le mérite qu’on peut reconnaître à l’exécution. Quoi ! l’histoire vous dit que Léonard a voulu, par respect, recevoir le saint sacrement hors de son lit, et vous me montrez un vieillard à moitié nu, que deux portefaix (dont l’un se nomme François Ier) traînent à bas de son lit comme s’ils voulaient le jeter à la porte ! J’engage ceux qui seraient tentés d’admirer le tableau de M. Gigoux à relire attentivement cette phrase de Vitruve : « Pour moi, je crois que l’on ne doit point estimer la peinture si elle ne représente pas la vérité ; ce n’est pas assez que les choses soient bien peintes, il faut aussi que le dessin soit raisonnable, et qu’il n’y ait rien qui choque le bon sens. »

v.

Ce n’est pas ma faute si les sculpteurs contribuent eux-mêmes à diminuer l’importance que leurs travaux devraient avoir dans l’opinion. Jamais l’exposition de la statuaire n’a été si pauvre, jamais les hommes de quelque valeur n’ont paru mieux s’entendre pour manquer ensemble à l’appel. La décoration des monumens qu’on achève en vertu de la loi des cent millions, occupe, il est vrai, presque exclusivement nos principaux sculpteurs. Le motif qu’on allègue pour excuser leur absence est donc acceptable pour cette fois ; seulement il ne faut pas que ces artistes s’imaginent être devenus trop grands seigneurs pour désormais paraître au salon. Les fonds extraordinaires sont bien près de s’épuiser : à l’encombrement des travaux succédera l’inaction. Heureux alors celui qui de statuaire ne sera pas devenu un entrepreneur de sculpture ! dans ces ouvrages pressés où l’on commande beaucoup plus qu’on n’exécute soi-même, on perd facilement l’habitude du travail, et quand le moment est venu de se rajeunir par une production originale, les sources de l’inspiration sont taries.

Quoique chargé de travaux considérables à l’arc de triomphe de l’Étoile, M. Etex n’a point imité l’exemple de ses collègues ; il ne s’est pas cru dispensé de rappeler son nom au public ; et si l’on doit lui adresser un reproche, c’est d’avoir exposé trop de morceaux à la fois. M. Etex est jeune : sa réputation, très jeune aussi, a besoin de mûrir par de nouveaux succès ; il n’est pas seulement tenu de se soutenir, on doit exiger de lui qu’il marche en avant, et qu’il accomplisse les hautes espérances qui reposent sur son début. Les deux bas-reliefs en marbre de M. Etex sont fort remarqués ; dans l’un il a représenté l’Éducation de Laurent de Médicis et de ses frères, dans l’autre le baiser que Françoise de Rimini donne à son amant après la lecture qui les perdit. Le mérite incontestable de M. Etex dans ses ouvrages, c’est d’avoir observé fidèlement le caractère des époques, de s’être fait moyen-âge, comme on dit, sans renoncer à la grace et à la pureté des formes. Non-seulement la composition de ces bas-reliefs est heureuse, mais encore l’exécution en est conduite dans le vrai sentiment du genre. La Léda, du même statuaire, se recommande par l’unité de galbe et d’aspect. Des trois bustes également en marbre qu’il a exposés, l’enfant me semble le meilleur ; il unit l’élégance à la naïveté. Le reproche qu’on peut adresser à tous ces ouvrages, c’est qu’étant destinés à être vus de près, il eût fallu que le sculpteur les terminât avec un soin plus scrupuleux.

Les deux bustes de M. Dantan aîné, qu’on a déjà vus à l’exposition des envois de Rome, ne méritent pas une semblable critique ; ce sont des ouvrages d’un fini précieux et d’une très bonne exécution, quoique un peu ronde. Les bustes de M. Legendre-Hérald manquent de simplicité. M. Mercier, que nous nommons pour la première fois, et qui débute d’une manière distinguée par les bustes en marbre des plus jeunes fils du roi, a trouvé la vulgarité en cherchant le naturel de l’expression. M. Grevenich a exécuté pour Versailles un buste du grand Condé, d’un faire large et dans le caractère de l’époque. On remarque un très bon buste en plâtre de M. Durez, de jolies statuettes-portraits de M. Barre fils, et même de M. Pradier, le Raphaël et le Benvenuto Cellini de M. Feuchère, l’un marbre, l’autre modèle en plâtre ; deux statues de demi-nature, ajustées avec goût dans le sentiment du xvie siècle.

Les modèles de statues en plâtre ne sont ni très nombreux ni très remarquables. Le Job de M. Klagmann est plus pauvre encore que vrai ; les lignes de cette figure ne sont pas comprises dans le sentiment de l’art. La Cléopâtre de M. Grevenich n’est pas non plus conforme aux lois de la ronde bosse. Exécutée en bas-relief, ce serait une bonne imitation des nymphes de Jean Goujon. M. Duseigneur, dans son saint Augustin, fait preuve d’un retour sincère aux règles sérieuses de l’art. Ses draperies sont encore lourdes et chiffonnées, la tête n’est ni antique ni africaine, comme devait l’être celle de l’évêque d’Hippone ; pour exprimer le moment où saint Augustin conçoit le repentir de ses fautes, M. Duseigneur l’a représenté fléchissant et comme près de tomber à genoux ; ces sortes de mouvemens intermédiaires ont toujours en sculpture l’inconvénient de l’obscurité. L’aspect général de ce modèle a de l’ampleur et de la simplicité. La Madeleine de M. Gechter présente une composition très heureuse, mais dans laquelle la forme manque d’élévation. Le meilleur de tous ces modèles est certainement le jeune David, de M. Chaponnière ; ici le galbe est pur, la tête gracieuse et naïve ; l’artiste a tiré bon parti de la grande épée et de la grosse tête de Goliath ; on aimerait à voir M. Chaponnière perfectionner sur le marbre l’étude de cette agréable figure.

La curiosité des artistes avait été d’avance éveillée par l’annonce des ouvrages de M. Préault : on parlait de tentatives plus que hardies ; mais le jury d’admission n’a pas laissé au public la liberté d’en juger par lui-même. Il eût fallu pourtant à cette exposition de la sculpture au moins quelque chose d’étrange pour raviver l’attention. On dirait, à parcourir cette salle, d’une séance de la chambre où l’on discute un projet d’intérêt local. Les rangs sont vides et les tribunes se dégarnissent.

vi.

Si le public était en goût de s’occuper de la gravure en médailles, j’appellerais son attention sur les travaux de M. Bovy, qui a le mérite de ne pas désespérer d’un art à peu près effacé de nos mœurs. Les ajustemens nouveaux qu’a risqués dans le cadre de ses médaillons M. Barre père, artiste dont la réputation est solidement établie, pourraient donner lieu à quelques développemens d’une critique spéciale. La gravure à la manière noire nous offre quelques excellens ouvrages de M. Prévost. Dans la gravure au burin, décidément abandonnée à son sort par l’indifférence du gouvernement, les noms de M. Girard et de M. Leroux se présentent à notre mémoire. L’ouvrage capital de M. Leroux est une Léda, d’après un prétendu tableau de Léonard de Vinci ; c’est la plus grande planche sur acier qui ait encore été exécutée. M. Leroux a trouvé dans l’emploi de ce procédé des ressources d’effet toutes neuves, et dont il s’est habilement servi. M. Richomme, dans son admirable planche de Henri iv jouant avec ses enfans, d’après M. Ingres, a donné une digne sœur à celle d’Adam et Ève, d’après la fresque de Raphaël. Nous y retrouvons, avec plus d’expérience, le graveur pur et harmonieux qui recueillit alors de si justes applaudissemens.

Mais, je le sais, on fatigue aisément le lecteur par une nomenclature qui pourtant ne dépasse pas les bornes de la plus stricte impartialité. Il me tarde d’ailleurs de parler du dernier tableau de Léopold Robert. Ce tableau, qu’on devait voir au salon, n’étant arrivé qu’après l’expiration du terme de rigueur, est devenu l’objet d’une exhibition particulière. La mort récente de l’artiste, et les circonstances de cette mort, redoublent l’intérêt qu’excite son dernier chef-d’œuvre. Il n’appartient à personne, encore moins à ceux qui ont aimé la personne du peintre, et admiré l’extrême pureté de son caractère, de scruter les causes d’un tel suicide, ni d’en juger l’intention. Robert emporte avec lui le secret de ses chagrins, secret qui peut-être ne sera jamais pénétré. Mais son tableau reste, et joint à vingt autres tableaux tous vraiment supérieurs, il assure à l’homme qui les a produits une des gloires les plus durables de notre école.

Le tableau des Pêcheurs de l’Adriatique appartient à une série d’ouvrages dans lesquels Robert s’était proposé de parcourir le cercle des saisons en Italie. Le premier qu’on a vu, c’était l’automne ; Robert avait réalisé cette saison par une scène de vendanges des environs de Naples. Ce tableau, connu sous le nom du Retour de la madona dell’Arco, appartient au public ; on le voit dans la galerie du Luxembourg. En représentant l’Arrivée des moissonneurs dans les Marais Pontins, Robert exprima l’été ; ce second tableau appartient au roi : on a cessé de le voir depuis son apparition au salon de 1831. Le peintre a voulu cette fois rendre le caractère poétique de l’hiver en Italie. Ce troisième ouvrage, d’une dimension supérieure au précédent, qui lui-même était plus grand que le premier tableau, vient d’être acquis par un particulier ; il est à regretter qu’on ne se soit pas arrangé d’avance pour que les Saisons de M. Robert fussent réunies dans une des salles du Luxembourg. Plus tard, elles n’auraient pas été déplacées à côté des Saisons du Poussin.

On sait le principe sur lequel repose toute la peinture de Robert : il remonte aux usages naturels comme à la source de toute poésie ; il fait voir l’homme dans ce qu’il a pu conserver des traces de son développement primitif ; le combat des affections inhérentes à l’homme avec ses besoins, tels que les climats et les lieux les modifient, est l’élément dont il tire les beautés de l’art en les élevant jusqu’à l’expression la plus grandiose. Parmi les conditions du poème dont le nouvel ouvrage de Robert est comme le troisième chant, l’une des plus nécessaires est l’harmonie du site avec le caractère de la saison. Léopold Robert s’est fidèlement conformé à cette loi. Une plage grise et nue au milieu des mornes lagunes de Venise, est le lieu qu’il a choisi. Nous sommes ici déjà loin des palais de Venise et de ses places de marbre, si magnifiques encore dans leur désolation ; le peuple que Robert représente est le peuple vif, simple et gracieux dont Goldoni a reproduit les mœurs et le langage dans sa comédie vénitienne des Baruffe Chiozzotte, idylle digne de Théocrite, noyée au milieu de deux cents pièces toutes farcies de poudre, de perruques et de paniers. Chiozza est encore une trop grande ville pour la muse de Robert ; elle s’est réfugiée dans le pauvre village de Palestrina, entièrement habité par des pêcheurs.

Le moment choisi par le peintre est celui qui précède immédiatement le départ pour la pêche de long cours. Le ciel est gris et sans présages ; un regard exercé pourrait peut-être y lire le vague pronostic d’un gros temps. C’est pour cela, ou peut-être seulement à cause des périls de cette mer pendant la mauvaise saison, que tant de tristesse est répandue sur la scène, et surtout sur les groupes des femmes à la gauche du spectateur ; une vieille assise semble craindre de ne plus vivre quand les pêcheurs reviendront ; une jeune femme qui porte un enfant dans ses bras, pleure en dedans ; une toute jeune fille, auprès d’elle, exprime seule, par sa physionomie ouverte et curieuse, l’insouciance naturelle à son âge. Ces trois personnages sont abrités par une muraille, tapissée d’une vigne jaunie, et sur laquelle un rayon du soleil vient mourir ; de l’autre côté, c’est la barque dont une partie de l’équipage hisse la vergue et prépare les agrès. Au milieu du tableau, le patron distribue des ordres ; deux jeunes garçons l’accompagnent ; l’un d’eux, à qui l’on a confié la madone de la poupe, et la lanterne qui doit brûler aux pieds de cette madone, part évidemment pour son premier voyage ; son visage, rayonnant de fierté et de joie, offre un contraste heureux avec l’expression triste ou indifférente du reste des assistans. Au-delà est un vieillard qui porte des courges pour la provision de la barque ; son âge l’exclut d’une vie de fatigues et de dangers. Dans cette suite de travaux, que les générations se lèguent l’une à l’autre, il représente l’anneau qui va se briser au bout de la chaîne ; l’enfant qui porte la madone renoue cette chaîne à l’extrémité opposée. Plus près du spectateur et à sa droite sont deux matelots, l’un debout, l’autre assis ; leurs traits sont sérieux sans se crisper jusqu’à la tristesse ; leur âme n’éprouve ni confiance puérile, ni vaine inquiétude : c’est l’équilibre de sentimens et d’impressions nécessaire à l’âge viril ; quand l’homme accomplit sa plus large part des devoirs matériels de son espèce. Pour compléter ce tableau d’une même situation agissant diversement sur toutes les nuances d’âge et de sexe, Robert a représenté au premier plan ; entre les groupes de femmes et de pêcheurs, un adolescent roulant des filets avec un sérieux presque important : ce n’est plus la gloriole de l’enfance qui se croit utile à quelque chose ; ce n’est pas encore la confiance de l’homme fait, certain qu’on a besoin de lui. Au fond du tableau d’autres pêcheurs dérivent déjà vers la mer : leurs femmes les attendent au passage, sur le bord du canal, et montrent leurs enfans en signe d’adieu.

Le jugement public décidera si, dans cet ouvrage ; le peintre de l’Adriatique a surpassé celui des Marais Pontins ; ce que nous pouvons affirmer, sans crainte d’être démenti par personne, c’est que l’exécution de Léopold Robert s’était remarquablement améliorée sous le rapport de la force et de l’habileté. L’influence des chefs-d’œuvre de l’école vénitienne sur la manière du peintre est évidente ; le groupe des femmes semble une inspiration directe de Jean Bellin, mais un Jean Bellin suave et élégant comme Raphaël.

Cet irrésistible besoin qui pousse les artistes tels que Léopold Robert vers les lieux où les convenances sociales n’ont pas encore dénaturé le type de l’espèce humaine, ne pourra bientôt plus être satisfait aussi près de nous. Chaque année, chaque jour efface un trait du modèle, pour y substituer une copie de nos usages, un reflet de nos idées. Le monde dans lequel l’intelligence humaine a reçu son plus beau développement, cette ceinture riante des contrées dont la Méditerranée est le centre, avait, il est vrai, sous mille invasions, vu disparaître presque toutes les traces de la civilisation antique ; mais l’heureux tempérament des causes naturelles qui avait donné à cette civilisation son caractère artiste, ayant conservé son action indépendante des fureurs de l’homme, chaque pli de vallée dans lequel un mur naturel protégeait la culture d’un sol fertile, était devenu comme le centre d’un monde oublié, reproduction partielle, mais exacte, du monde de l’antiquité. Ces derniers vestiges vont disparaître ; le souffle délétère de l’esprit moderne pénètre en tout lieu ; on ne se dérobe point à son influence ainsi qu’au torrent des barbares ; l’homme court au-devant de ce souffle, et l’aspire comme un fluide régénérateur. Partout l’uniformité du costume devient le signe de l’uniformité des idées. Avant un siècle, toute la famille européenne sera confondue sous le niveau des mêmes habitudes et des mêmes lois. Quand cette nécessité providentielle sera accomplie, les peintres d’alors seront réduits à se créer une individualité factice, à chercher en eux-mêmes les sources d’une inspiration intime, et à ne plus espérer qu’en leurs propres ressources pour produire le beau dans l’art. Mais tant qu’il y aura hors de la société des modèles purs et entiers, la prétention de se suffire à soi-même ne produira que des œuvres incomplètes et boîteuses, et qui pâliront devant l’étude de la nature.

Il y a dix ans, les hommes qui dominaient la peinture avaient tellement exagéré l’importance des procédés mécaniques de l’art, que la poésie pittoresque semblait morte sans retour. Quelques artistes de talent, méconnaissant la mesure de leurs forces, ont cru qu’on pouvait faire de la peinture comme le Créateur a produit la lumière, d’un souffle, d’un mot. Dans le péril que de tels hommes faisaient courir à la partie positive de l’art, il a fallu réclamer à la fois, contre ces hommes et contre leurs devanciers, l’application des principes du bon sens ; on a dû protéger en même temps les efforts souvent incertains et toujours pénibles des hommes dans lesquels repose le germe du renouvellement, contre les séductions ou les succès de la routine et de l’adresse. Ce but paraît atteint ; l’école est entrée dans une voie plus large et plus tolérante qu’à aucune autre époque. Mais l’art nouveau n’est pas encore trouvé ; le bloc est à peine équarri ; pour fouiller le marbre, pour atteindre la vraie beauté, la beauté durable, il faut un ciseau patient, un style pur, une forme précise et sévère.

Trois chemins sont ouverts : se replier sur soi-même, se fier à ses forces comme Dédale et Prométhée ; ou bien suivre pas à pas les maîtres, prendre pour guide l’empreinte qu’ils ont laissée, et s’inspirer de leurs ouvrages ; ou bien enfin étudier directement la nature, source unique et féconde où ils ont puisé. Ce dernier parti est, selon nous, le meilleur de tous. Dans le partage des difficultés qu’impose l’exécution de ce plan, le lot des paysagistes est bien plus riche que celui des peintres d’histoire. Les lieux ne changent pas du jour au lendemain comme les sociétés humaines. Les chemins de fer peuvent sillonner les Alpes, mais l’industrie humaine ne fondra pas les glaciers et ne ralentira pas la chute des torrens. Chaque jour, au contraire, altère et métamorphose les mœurs et les coutumes des nations. David, il y a cinquante ans, disposait de Rome entière, et la faisait poser devant lui. MM. Schnetz et Robert ont interrogé les solitudes de la Sabine et les repaires de Sonnino ; en 1825, ils copiaient les bandits, mais à cette heure il n’y a plus de bandits ; il n’y a plus de lazzaroni à Naples ; Constantinople voit disparaître les turbans, et la Grèce grisonner les derniers de ses pallikares. Mais l’ancien monde n’est pas épuisé de tout point ; l’Orient garde un trésor de beautés naturelles qui attendent d’autres Robert. Raphaël et Poussin traduisaient la Bible en poésie grecque et occidentale : sous cette version des Septante, il reste encore tout le texte hébreu. La vie des Arabes au désert, c’est la Bible en action : là vous trouverez une forme moins arrêtée sans doute et moins parfaite que la forme grecque, mais vous gagnerez en grandiose ce que vous aurez perdu du côté de la précision. M. Horace Vernet a bien compris cette vérité dans son voyage d’Alger, il a découvert la mine que la peinture est appelée à exploiter ; mais si son esprit a deviné cette mine, son talent l’a laissée intacte : M. Vernet est trop imbibé lui-même des influences sociales, pour qu’il puisse librement aspirer ce souffle de poésie. C’est un trait charmant que d’avoir appelé Eliézer et Rébecca un tableau qui n’offre que l’imitation familière et actuelle des mœurs des Bédouins ; mais, quelle que soit la délicatesse de pinceau avec laquelle le peintre a traité ce sujet, sa Rébecca a trop de la femme d’agent-de-change, et son Eliézer du capitaine d’état-major, pour qu’il y ait ici plus que l’indication de la marche à suivre.

Quoi qu’il en soit, une telle direction nous semble seule réellement féconde, que le peintre s’arrête, comme Léopold Robert, à l’imitation de ce qu’il voit, ou qu’embrassant une tâche encore plus pénible, il veuille interpréter les grandes figures de l’histoire d’après les figures vivantes et familières qui les rappellent encore le mieux. Parmi les raisons qui font désespérer de la peinture, on met en première ligne la ruine des croyances religieuses : les sujets de dévotion sont, il est vrai, les plus heureux de tous pour l’invention et le style ; mais l’incrédulité ou du moins le scepticisme n’étaient pas inconnus au siècle de Périclès ni à celui de Léon x. Il est vrai que les indifférens, comme Raphaël, ou les incrédules, comme Léonard, vivaient au milieu de populations dont la foi était vive et sincère ; voilà pourquoi la peinture de Léonard et de Raphaël, reflet naïf de ces impressions extérieures, nous semble une peinture religieuse. Les hommes qui voudront aborder l’art dans le sens le plus élevé continueront sans doute de préférer les sujets religieux ; mais l’orthodoxie n’est pas indispensable pour atteindre aux dernières cimes de l’invention. Séparons nettement ce qui ne doit pas être confondu ; que la nature, toujours nouvelle et toujours inépuisable, soit le symbole et le perpétuel enseignement de l’art, et que l’art, docile et studieux, se rajeunisse éternellement dans la contemplation de son modèle.


Ch. Lenormant.