L'Évolution de l'Asie orientale et l’Alliance japonaise (1894-1915)

L'Évolution de l'Asie orientale et l’Alliance japonaise (1894-1915)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 358-381).
L’ÉVOLUTION DE L’ASIE ORIENTALE
ET L’ALLIANCE JAPONAISE
(1894-1915)

Si la guerre de 1914-1916 a eu, de la part des Puissances germaniques qui l’ont provoquée, son principal motif ou prétexte dans la crise balkanique de 1912-1913, si donc c’est la question d’Orient qui en a été la première occasion, cette guerre, outre qu’elle gagnait de proche en proche toute l’Europe, l’Asie Mineure et une grande partie de l’Afrique, s’est étendue de même aux lointains parages du Pacifique, à l’extrémité de l’Asie orientale et a eu l’un de ses théâtres à la pointe du Chan-toung chinois, dans les eaux qui baignent la Chine, le Japon et l’archipel océanien.

Comment l’Asie orientale s’est-elle trouvée impliquée dans la présente guerre, devenue quasi universelle ; comment les deux grands peuples de l’Extrême-Orient, fermés jusque vers le milieu du XIXe siècle à tous rapports suivis avec l’Occident, ont-ils été entraînés dans le torrent de la politique générale du monde ; comment le Japon surtout, après être entré en alliance avec l’une des plus grandes Puissances de l’Ouest, après avoir conclu d’importans accords politiques avec deux autres de ces Puissances, est-il aujourd’hui l’un des alliés, menant avec nous le grand et bon combat contre l’agression et la barbarie germaniques, l’un des facteurs appelés à régler les destinées, à définir les conditions, à tracer la forme du prochain avenir, c’est ce que nous voudrions, en un rapide résumé et raccourci d’histoire, indiquer et exposer ici à l’aide de nos propres souvenirs et de quelques-uns des travaux qui, en France comme en Angleterre, en Russie, en Chine et au Japon, ont été consacrés à la période si décisive des vingt dernières années, de 1894 à 1915.


I

Cette période de vingt années s’ouvre par la guerre sino-japonaise, à la date du 31 juillet 1894.

La Chine et le Japon avaient à vider entre elles une vieille querelle, celle de savoir à qui appartiendrait l’influence prépondérante, le pouvoir, la domination en Corée, cette presqu’île dite du Calme-Matin qui a été si souvent l’outre des tempêtes, et qui a joué, dans les rapports entre les deux Empires de l’Extrême-Orient, le rôle joué jadis par la Haute-Italie dans les relations entre la France et le Saint Empire germanique. Ou plutôt la guerre sino-japonaise a été l’occasion, qui devait forcément éclater, de décider par la force des armes lequel des deux Empires exercerait l’hégémonie, serait le maître dans l’Asie orientale où, à plusieurs reprises déjà et à de longs intervalles, ils avaient été tentés de se défier et de se mesurer. Dans ce duel, la Chine, malgré l’énormité de son poids, de sa masse, de sa densité, malgré l’immensité de ses ressources virtuelles et de ses possibilités indéfinies, était d’avance vaincue par son prompt, agile et nerveux adversaire, qui, aux vertus, à l’élan d’une armée et d’une flotte admirablement préparées, unissait la parfaite sûreté, la méthode d’une politique réfléchie, consciente du but et des moyens, et tendue par un constant effort vers l’objet à atteindre. Si la Chine et le Japon étaient restés seuls en présence, il est probable qu’après la bataille navale du Ya-lou et la prise de Port-Arthur, la Chine, selon la loi invariable de son histoire, aurait vu son ennemi et vainqueur libre de disposer d’elle et d’installer à Pékin, sinon, comme jadis les Mongols et les Mandchoux, une dynastie nouvelle, du moins une sorte de protectorat dominateur et tout-puissant. C’est l’intervention, après la paix de Shimonoseki, de la Russie, de la France et de l’Allemagne, c’est le conseil amical donné par elles au Japon de ne pas maintenir l’annexion de la presqu’île du Liao-toung et de Port-Arthur qui a conjuré le péril, exorcisé une fatalité historique et préservé la Chine contre les conséquences de la suprême défaite.

Cette intervention des trois Puissances de l’Ouest, celle de la France surtout qui devait sentir quelque gêne de voir l’Allemagne se glisser en tiers entre elle et la Russie, a été, au moment même où elle s’est produite, l’objet chez nous-mêmes de très vives critiques dont le principal interprète fut au Parlement un homme dès lors appelé et promis au plus grand et au plus légitime avenir, M. Alexandre Millerand. A ces critiques, dont quelques-unes n’étaient pas sans force ni valeur, le, ministre des Affaires étrangères de 1895, M. Gabriel Hanotaux, opposa des raisons à notre avis plus décisives et dont les deux plus impérieuses étaient, la première la nécessité pour la France de soutenir l’intérêt de notre nouvelle alliée, la Russie, la seconde l’obligation que nous imposaient les traités antérieurs, les droits acquis, le souci de notre situation politique et économique, de ne pas délaisser et abandonner au profit exclusif du nouveau conquérant les bénéfices et avantages déjà obtenus. La France défendait, avec sa propre cause et celle de la Russie, dans un Empire avec lequel la Russie et elle-même avaient une large frontière commune, la cause même de l’Occident et de son action en Asie. Elle s’était attachée, d’ailleurs, comme la Russie elle-même, à donner à sa démarche auprès du gouvernement japonais le caractère en effet le plus amical, le plus conciliant, le plus propre à conserver intactes ses relations présentes et futures avec le grand Empire nippon dont elle n’avait pas été la dernière à pressentir et à saluer l’avènement.

L’effet le plus immédiat de l’intervention qui suivit la paix de Shimonoseki fut, en tout cas, après avoir sauvé et préservé l’intégrité et l’indépendance du territoire continental chinois, d’interrompre et de prescrire la politique d’isolement et d’exclusion dans laquelle la Chine s’était jusqu’alors renfermée. La Chine s’était crue longtemps et de bonne foi le centre et l’ombilic du monde, le véritable Empire du Milieu, dont les autres nations et États n’étaient que les vassaux, les tributaires, les plus ou moins lointaines dépendances. Sur les cartes chinoises répandues et vulgarisées dans le peuple, l’Espagne était représentée par la petite île de Luzon, l’Angleterre ne figurait que comme une autre petite île perdue au fond de l’horizon occidental, etc.-, etc. Depuis les empereurs Kang-Hi et Kien-long, depuis les travaux scientifiques accomplis à la cour de ces souverains par les missionnaires catholiques, une telle erreur et illusion, pour les lettrés et les gens instruits du moins, n’était plus possible. Mais le peuple y persévérait et l’orgueil chinois trouvait avantage à s’y complaire. Aujourd’hui pourtant, en présence des faits, après le service rendu par les trois Puissances de l’Ouest et devant le danger possible d’une nouvelle agression japonaise, la Chine était bien forcée de se convaincre, de se pénétrer de la réalité. Il était clair qu’il y avait dans le monde d’autres Puissances que la Chine, que, sans le secours de trois de ces Puissances, la Chine eût été sous le joug de son voisin immédiat, de ces Japonais qu’elle appelait encore les « Barbares de l’Est (Wo-jen), » et que, pour se garantir contre de nouvelles menaces de ce voisin, elle ferait bien de s’appuyer sur telle ou telle des Puissances qui déjà l’avaient sauvée. La Russie, d’autre part, sentait, pour les nécessités de sa politique, pour le développement de ses possessions orientales, l’avantage qu’elle aurait à pouvoir compter sur la Chine, sur la situation géographique, le littoral et les ports, au moins septentrionaux, d’un Empire dont elle était elle-même limitrophe sur une si longue étendue de frontière. Un an à peine après la révision du traité de Shimonoseki, la Russie proposait à la Chine un traité d’alliance, accompagné d’un projet de contrat aux termes duquel, pour pouvoir communiquer librement et sûrement avec le Céleste-Empire, elle aurait la faculté de faire passer en territoire chinois, à travers la Mandchourie, la ligne de chemin de fer qu’elle était en train de construire entre Saint-Pétersbourg et Wladiwostock.

C’est pendant les fêtes du couronnement du tsar Nicolas II, à Moscou même, qu’eurent lieu entre les ministres du Tsar et l’ambassadeur extraordinaire qui représentait la Chine à ces fêtes, le vice-roi Li-hong-tchang, les pourparlers préliminaires où l’alliance se décida. — Li-hong-tchang qui, pour la première fois, voyait l’Europe, un souverain et des ministres d’Occident, mais qu’une longue expérience des affaires, une intuition géniale de la politique de l’univers et le sentiment très vif de la situation présente et des intérêts de la Chine avaient dûment préparé au rôle qui allait être le sien, n’hésita pas. Il comprit que l’heure était venue pour la Chine de renoncer à son rêve solitaire, à sa tour d’ivoire ou de porcelaine, et d’entrer résolument dans la voie qui s’ouvrait à elle. La Chine menacée ne pouvait plus garder la belle et hautaine indifférence de jadis. Force lui était de choisir, de se prononcer et surtout de ne pas rejeter le concours précieux, inespéré, qui s’offrait. Li-hong-tchang sut, de Saint-Pétersbourg, par ses télégrammes pressans, convaincre l’empereur Kouang-siu, l’impératrice douairière, le prince Kong et se faire autoriser par eux à signer avec le prince Lobanoff le traité proposé, et qui, revêtu de son seing, au mois de mai 1896, était complété le 20 septembre de la même année par la conclusion du contrat relatif au passage sur le territoire mandchou de la ligne ferrée transsibérienne.

De par ce traité, la Chine, alliée à la Russie, prenait place dans la politique générale du monde. Elle devenait un pion sur l’échiquier. Et, de fait, sa politique, à partir de cette date, se rattache à celle de la Russie qui s’ordonne et se poursuit elle-même selon les principes et les intérêts de l’alliance franco-russe. — La Russie et la France ont, comme il était naturel, tiré des rapports ainsi établis les profits et avantages qui en devaient résulter pour leur propre situation politique et économique en Extrême-Orient. La Chine, si elle a fait, en somme, bonne mesure à ses alliés, a recueilli, elle, de son traité avec la Russie, un sentiment de sécurité et, en même temps, le bénéfice d’une accalmie, d’une trêve pendant laquelle, en réparant ses brèches, en restaurant ses finances, elle a pu, après avoir payé une forte indemnité de guerre et libéré son territoire, inaugurer avec quelque confiance l’ère nouvelle.

Le Japon, qui s’était conformé, après la paix de Shimonoseki, au conseil amical des trois Puissances de l’Ouest, ne fit aucunement mine de contrarier ou de combattre le parti qu’avait pris la Chine d’accepter l’alliance ou la protection de la Russie. Il garda, vis-à-vis de cette ère nouvelle d’une Chine se plaçant sous l’égide russe, une extrême réserve qui ne l’empêcha pas de chercher lui-même à s’entendre avec la Russie sur la question de Corée que le traité de Shimonoseki n’avait qu’imparfaitement résolue. — Il retint toutefois des événemens accomplis et du pacte conclu entre la Chine et la Russie deux enseignemens : l’un, qu’il pouvait y avoir lieu pour une Puissance asiatique de contracter union et alliance avec une Puissance de l’Ouest ; l’autre, que la question chinoise était de celles qui ne peuvent être abordées, ni à plus forte raison réglées en dehors de l’Europe et sans elle. Ce double enseignement ne devait pas être perdu. Si la Chine avait été la première à entrer en alliance avec une Puissance de l’Ouest et à relier ainsi l’Asie à l’Europe, le Japon n’allait pas tarder à suivre ce mémorable exemple. Et ce serait précisément pour aborder et régler d’accord avec l’Occident la question chinoise que le Japon chercherait lui-même un allié en Europe. La politique d’isolement et de réclusion avait vécu. Les ponts étaient décidément jetés entre l’Europe et l’Asie.


II

Avant que ces ponts, toutefois, ne fussent plus solidement établis, une nouvelle et terrible rafale, — l’insurrection des « Boxeurs, » — allait s’abattre encore sur la Chine. Le mouvement dit des « Boxeurs, » bien qu’il émanât du foyer ordinaire et permanent des sociétés secrètes, eut, il faut le dire, sinon sa cause première, du moins l’occasion propice, l’étincelle opportune dans l’acte contradictoire et violent que commit, au mois de novembre 1897, l’Allemagne soi-disant venue en 1895, comme la France et la Russie, au secours de la Chine. L’occupation, en pleine paix, à cette date, par l’escadre allemande du port de Kiao-tchéou, comme rançon du meurtre de deux missionnaires catholiques de la congrégation de Steyl, qu’une bande de brigands avait assassinés dans un village perdu du Chan-toung, parut, aux yeux de la nation chinoise, difficilement conciliable avec la politique tutélaire que l’Allemagne, deux années auparavant, avait affecté d’adopter à l’égard de la Chine. La nation chinoise, qui n’existait guère avant les désastres de la récente guerre et l’éclair de confiance dont l’avait illuminée ensuite l’intervention des Puissances en 1895, éprouva une cruelle désillusion a constater que c’était de l’une de ces Puissances censées protectrices que lui venait ce coup de force et de déprédation. La « Société des Poings de la Fleur du prunier » (tel est le nom authentique et complet des Boxeurs) se trouva prête, s’étant formée dans le Chan-toung même, à s’approprier et à servir cette cause du ressentiment national. Elle y gagna une plus patriotique devise, un plus grand nombre d’adhérens, et peu à peu la sympathie, la protection, l’appui, d’abord du gouverneur de la province du Chan-toung et des autorités locales, puis, de proche en proche, des provinces voisines et notamment du Tche-li, enfin, lorsque, après les vaines tentatives de réformes libérales de l’empereur Kouang-sïu, l’impératrice douairière, par son coup d’État du mois de septembre 1898, redevint maîtresse de l’empire, du gouvernement de Pékin passé dans les mains du prince Touan, et de la Cour elle-même dont le prince Touan avait réussi à forcer la conviction. Par l’association de la nation, des Boxeurs, du gouvernement et de la Cour, le mouvement des chevaliers du Poing de la Fleur du prunier était devenu le soulèvement de la Chine contre les excès et abus de pouvoir de l’étranger.

Devant une telle révolte à laquelle, avec plus ou moins de franchise, la Cour impériale et le gouvernement prêtaient leur complicité, toutes les Puissances étrangères, quoi qu’elles pensassent de la responsabilité encourue par l’Allemagne, ne pouvaient et ne devaient former qu’un seul front. — Elles parvinrent, malgré le danger qui, pendant trois mois, menaça les légations de Pékin, et grâce aux hésitations qui empêchèrent certains hauts mandarins de seconder l’attaque furieuse des Boxeurs, à pénétrer dans les murs de la Ville impériale, à délivrer leurs nationaux, à dompter l’insurrection. — Tandis qu’après cette défaite, la Cour et le gouvernement s’enfuyaient vers l’Ouest, jusqu’à l’ancienne capitale de Sin-gan-fou, les Puissances, pour ne pas aggraver leur tâche, pour rendre possibles le rétablissement de l’ordre et la reconstitution des pouvoirs publics, consentirent à paraître croire, à admettre que la Cour et le gouvernement lui-même avaient été dupes et victimes plutôt que complices. Elles acceptèrent d’entrer en négociation, par l’entremise de deux personnages restés étrangers à la folle aventure des Boxeurs, le prince King et Li-hong-tchang, avec le gouvernement qu’il s’agissait de restaurer et de reconstituer. — Peut-être l’occasion eût-elle été bonne alors de faire pour la Chine ce que les grandes Puissances avaient fait, au traité de Paris, en 1856, pour la Turquie, c’est-à-dire de la faire entrer dans le droit public de l’Europe, de garantir collectivement son indépendance et son intégrité, d’appliquer à l’ « homme malade » du Céleste-Empire le même régime que la thérapeutique internationale avait inauguré pour l’ « homme malade » du Bosphore. L’Europe se fût épargné ainsi, et elle eût épargné à la Chine bien des difficultés et des traverses. — Mais les Puissances eurent surtout le souci de poursuivre la punition effective et exemplaire de quelques-uns des hauts mandarins les plus compromis dans l’insurrection et d’exiger de lourdes indemnités pécuniaires. — A peine le protocole final de Pékin, réglant cette liquidation, était-il signé, le 7 septembre 1901, que les choses reprenaient en apparence leur cours. L’impératrice douairière et l’Empereur rentraient dans la Ville impériale. L’ancien ministère des Affaires étrangères, quoiqu’il eût changé de nom, retomba vite à ses invariables pratiques. Le traité sino-russe, qui avait survécu aux mesures que la Russie dut prendre en commun avec les autres Puissances pour combattre les Boxeurs, recouvra sa pleine vigueur. C’est alors que le Japon, qui avait pris, à côté des Puissances européennes, une grande part dans la répression et la défaite de l’insurrection des Boxeurs, éclairé par les derniers événemens, et se rendant compte qu’après une crise si grave les Puissances de l’Ouest n’avaient pas jugé opportun ou nécessaire de définir et de régler avec plus de précision la situation et la destinée de la Chine, estima que l’heure était venue pour lui de prendre position, de ne plus risquer d’être isolé comme il l’avait été en 1895 et de chercher en Occident, pour être mieux préparé à résoudre les questions qui inévitablement allaient se poser dans l’Asie orientale, le concours, l’alliance qui lui apparaissait désormais comme indispensable.


III

Le Japon avait, à cette date de 1901, conclu déjà avec la Russie, pour le règlement de la question coréenne, plusieurs arrangemens et accords dont le plus ancien remontait à l’année 1896. La convention signée alors entre le maréchal Yamagata et le prince Lobanoff, après le couronnement de l’empereur Nicolas II, était précisément contemporaine du traité d’alliance intervenu entre la Chine et la Russie. D’autres tentatives avaient été faites dans le même sens et pour le même objet. Un parti considérable au Japon, à la tête duquel était le prince (alors marquis) Ito, pensait que c’était avec la Russie que le Japon devait surtout chercher à s’entendre. Dans les derniers mois de l’année 1901, le marquis Ito s’était rendu en Europe, et tout d’abord à Paris, puis à Saint-Pétersbourg, pour sonder les dispositions de la France et de la Russie sur la possibilité et l’opportunité d’un rapprochement plus étroit entre le Japon et la Russie. A la même date, il est vrai, le comte (alors baron) Hayashi, ministre du Japon à Londres, s’efforçait, de son côté, de décider lord Salisbury et lord Lansdowne à conclure un traité positif d’alliance entre les deux pays. Le gouvernement japonais, qui avait alors pour président le général comte Katsura, ne s’était pas encore prononcé. C’est à la dernière heure, semble-t-il, et parce que le marquis Ito n’avait pas rencontré à Saint-Pétersbourg l’accueil et le concours sur lesquels il comptait, que le conseil des anciens hommes d’État (genro) réuni à Tokyo sous la présidence de l’Empereur, résolut de pousser activement les négociations avec le gouvernement britannique et de donner au baron Hayashi ses instructions définitives. Le gouvernement britannique lui-même craignit alors de se laisser devancer par la Russie et hâta les derniers pourparlers. Le traité d’alliance entre la Grande-Bretagne et le Japon fut signé à Londres le 30 janvier 1902.

Le comte Hayashi a raconté dans ses Mémoires, publiés à Tokyo après sa mort, en 1913, qu’au début même de sa campagne diplomatique, lors de ses premiers entretiens avec lord Lansdowne, il ne fut pas peu surpris de recevoir un jour les confidences du conseiller de l’ambassade d’Allemagne à Londres, qui l’encourageait fort à poursuivre sa tentative, l’assurant que la Grande-Bretagne, malgré sa tradition peu favorable à des engagemens de ce genre, désirait avoir dans le Japon un allié et ajoutait que l’Allemagne, quant à elle, ne pourrait qu’être satisfaite de voir une telle alliance se conclure. La Puissance, qui était depuis de longues années déjà le mauvais génie de l’Europe, et qui maintenant étendait sa malfaisance à l’Asie, l’Allemagne, ne cherchait, en excitant l’Angleterre et le Japon à se rapprocher, qu’a les liguer contre la Russie. Interrogée un moment sur l’éventualité selon laquelle elle entrerait elle-même en tiers dans l’alliance anglo-japonaise, l’Allemagne s’empressait, d’ailleurs, de décliner tout désir de participation. Elle eût trop craint de découvrir son jeu et de se démasquer vis-à-vis de la Russie qu’elle poussait, d’autre part, contre le Japon. L’Angleterre, dans ces premières années du XXe siècle, n’était pas encore édifiée et rassurée sur les véritables intentions et tendances de la politique russe. Elle croyait avoir à se protéger contre la Russie en Orient et dans toute l’Asie, en Chine, aux Indes, au Thibet. C’est dans cet esprit que fut d’abord conclue l’alliance anglo-japonaise dont le but, la portée et les effets devaient au reste subir, avant même d’être renouvelée, de profondes et significatives transformations. A cette heure, toutefois, et comme contre-partie au traité russo-chinois de 1896, elle était et ne pouvait être qu’un instrument, une arme contre la politique russe en Extrême-Orient.

Cette politique n’ayant pu, surtout depuis l’installation de la Russie à Port-Arthur (1898) et depuis l’occupation de la Mandchourie par les troupes russes après l’insurrection des Boxeurs (1900-1902), se concilier avec celle que le Japon considérait comme nécessaire pour la préservation de ses intérêts en Corée et dans la mer baignant ses côtes occidentales, un conflit devenait menaçant. Les négociations qui s’engagèrent à la fin de 1903 entre les Cabinets de Tokyo et de Saint-Pétersbourg parurent un instant pouvoir le conjurer. Mais l’opposition entre les deux thèses, les deux tendances adverses, était trop forte, les passions s’étaient, de part et d’autre, trop exaltées. La guerre éclata subitement au mois de février 1904 et se prolongea jusqu’à l’été de 1905.

L’heureuse intelligence entre les alliés respectifs du Japon et de la Russie, entre l’Angleterre et la France, que venaient fort opportunément de rapprocher et d’unir, au mois d’avril 1904, les liens de « l’entente cordiale, » limita le théâtre de la guerre. La bienfaisante médiation du président Roosevelt et la sagesse des deux adversaires en abrégèrent la durée. Le traité de Portsmouth, signé sous les auspices du gouvernement des Etats-Unis le 5 septembre 1905, n’allait pas seulement réconcilier les deux ennemis de la veille. Il allait ouvrir entre eux, dans la situation générale de l’Extrême-Orient, dans les rapports entre le Japon, la Chine et les Puissances de l’Ouest une ère nouvelle. Il marque à cet égard une date capitale dans l’histoire de l’Europe et de l’Asie et de tout le monde civilisé.


IV

La tempête, dont les derniers éclats venaient de s’éteindre, avait dégagé et purifié l’atmosphère. La clarté réapparaissait dans le ciel du lointain Orient. Les deux adversaires, au lendemain de la lutte, n’en gardaient, avec une mutuelle estime, un égal respect l’un pour l’autre, qu’une conviction, désormais bien ancrée en eux, c’est que l’Asie orientale avait assez de place pour tous deux, c’est que leurs destinées n’étaient pas hostiles et qu’au contraire une même tâche leur était dévolue, c’est que non seulement la paix, mais l’entente s’imposait à leurs communs efforts. Leurs alliés, la Grande-Bretagne et la France, partageaient le même sentiment et s’arrêtaient aux mêmes conclusions. La diplomatie de l’alliance anglo-japonaise et de l’alliance franco-russe se mit à l’œuvre.

Le Cabinet français présidé par M. Georges Clemenceau, avec M. Stephen Pichon comme ministre des Affaires étrangères, le Gouvernement russe avec MM. Stolypine et Iswolsky, le Cabinet anglais avec M. Asquith et sir Edward Grey, le Gouvernement japonais présidé par le marquis Saionji avec le vicomte Hayashi comme ministre des Affaires étrangères firent bonne et prompte besogne. Moins de deux ans après le traité de Portsmouth, une succession ininterrompue de conventions, d’arrangemens et d’accords avait non seulement substitué à l’ancienne rivalité du Japon et de la Russie, ainsi que de la Russie et de la Grande-Bretagne, une charte de complète entente dans toutes les questions d’Asie, mais d’une façon plus générale, et par la juste interprétation ou application de cette entente, établi entre l’alliance anglo-japonaise et l’alliance franco-russe de tels liens que ce n’était plus dans la seule Asie, mais en Europe et dans le monde entier que les rapports et l’action politique des trois grands Etals européens et du Japon lui-même, se trouvaient modifiés et transformés. En trois mois, du 10 juin au 31 août 1907, par l’arrangement franco-japonais signé à Paris le 10 juin, par l’accord russo-japonais signé à Saint-Pétersbourg le 30 juillet, par la convention anglo-russe signée dans cette même ville de Saint-Pétersbourg le 31 août, tandis que la France, l’Angleterre et la Russie achevaient de déterminer les conditions d’ajustement et d’union de leur politique commune avec celle du Japon dans l’Asie orientale, principalement vis-à-vis de la Chine, les trois grandes Puissances de l’Ouest se rapprochaient définitivement entre elles. C’est en Asie, par les heureuses accordailles, ou mieux par la conjugaison de l’alliance anglo-japonaise et de l’alliance franco-russe, qu’est née la Triple-Entente. Le Japon a ainsi sa part, sa grande part dans l’origine historique d’un groupement, d’un système politique, qui devait jouer un rôle essentiel et décisif dans la crise mondiale de 1907 à 1916. C’est par cet enchaînement des faits, des situations et des accords qu’après avoir rallié la France, l’Angleterre et la Russie et s’être rallié à elles dans la façon d’envisager et de régler les questions de l’Asie orientale, et notamment la question chinoise, il s’est trouvé relié lui-même à la politique de l’Europe et que, par une interprétation loyale, par un accomplissement généreux de son devoir, il est devenu l’allié de la Triple-Entente dans la présente guerre.

La France, la première, avait, dès 1906, compris qu’en définissant à nouveau ses relations avec le Japon, en reconnaissant les faits accomplis et les conséquences qui en résultaient, elle avait tout ensemble la mission, le pouvoir et le moyen de préparer, par ses propres arrangemens avec la cour de Tokyo, le rétablissement de rapports, non seulement corrects, mais cordiaux entre le Japon et la Russie, son alliée. Lorsqu’elle entama ses négociations avec le gouvernement du mikado et et qu’elle autorisa, au printemps de 1907, l’émission à Paris d’un emprunt japonais de 300 millions de francs, il était entendu que l’arrangement qu’elle allait conclure avec le Japon serait suivi d’un arrangement semblable entre la Russie et le Japon.— Le Japon, d’autre part, en se prêtant à cette tactique qui était conforme à ses propres desseins et intentions, prévoyait, souhaitait, encourageait et secondait le progrès ultérieur par lequel son arrangement avec la Russie serait suivi d’un accord général entre la Russie et la Grande-Bretagne, son alliée, sur les questions asiatiques (Perse, Afghanistan, Thibet), qui avaient été entre elles l’objet de longs litiges.

Les circonstances ont permis ou voulu que le même diplomate et homme d’État japonais qui avait, en 1902, comme envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire, signé à Londres le premier traité de l’alliance anglo-japonaise, fût, en 1907, à Tokyo, comme ministre des Affaires étrangères, l’inspirateur et le négociateur des accords avec la France et la Russie. Le comte Hayashi fut l’artisan conscient, réfléchi, heureux, de cette évolution qui de l’alliance anglo-japonaise tirait les principes et les élémens de rapprochement étroit avec les deux Puissances de l’alliance franco-russe. Il apporta à l’exécution de cette grande et magistrale politique, outre les vertus de sa race, la souplesse et la force d’un esprit formé à la double expérience de l’Orient et de l’Europe, qui sut, à l’heure fatidique, non seulement assurer l’action commune en Asie de son pays et des trois Puissances de l’Ouest les plus intéressées à la paix et à l’équilibre de l’Orient, mais, par sa collaboration à l’origine même et à l’œuvre de la Triple-Entente, préparer et réserver au Japon dans ce groupement la part et le rôle dont l’échéance était encore le secret de l’avenir.

La conclusion de l’accord franco-japonais, puis de l’accord russo-japonais, enfin de l’entente anglo-russe, fut saluée à Tokyo par de grandes fêtes populaires qui marquèrent, en même temps que l’enthousiasme de la nation pour une politique répondant à ses aspirations, le sens aigu et affiné qu’elle avait de ses propres intérêts et destinées. Le peuple japonais éprouvait et pressentait, comme ses hommes d’Etat, que sa mission en Asie, comme dans le reste du monde, ne pouvait s’accomplir que d’accord avec l’Europe, et qu’en Europe, c’est aux Puissances de la Triple-Entente qu’elle devait naturellement s’associer et s’allier. — La presse japonaise et ses grandes revues périodiques, si spécialement dédiées à l’étude et à l’enseignement des questions diplomatiques, n’ont cessé d’orienter la nation dans ce sens et sur la grande voie où ses intérêts, ses sympathies, son sur instinct même l’engageaient.

Quant à la base sur laquelle se fondaient, après l’alliance anglo-japonaise, les accords avec la France et la Russie, elle n’était autre, remarquons-le, que celle même sur laquelle reposait la politique franco-russe de 1895 : à savoir le maintien de l’indépendance et de l’intégrité de la Chine, la préservation du statu quo, et de l’équilibre de l’Asie orientale. C’est la même devise inscrite au préambule des divers traités de l’alliance anglo-japonaise, et dans le texte des accords avec la France et la Russie. Le Japon s’était ainsi rallié, comme les Puissances de la Triple-Entente, à cette politique de conservation et de garantie qui, appliquée depuis 1856 à l’Empire ottoman, avait, sinon résolu, du moins atténué et en tout cas ajourné pendant une période de plus d’un demi-siècle la crise de l’Orient musulman. La différence entre la politique adoptée à l’égard de la Chine et le régime appliqué à la Turquie, c’est que, tandis que la Turquie était elle-même partie contractante au traité de Paris, les accords relatifs à l’intégrité et à l’indépendance de la Chine avaient été conclus sans cette dernière, sans qu’elle fût appelée à y donner son adhésion et à y apposer son sceau, La méthode n’en demeurait pas moins sensiblement égale, et il n’est pas douteux que c’est à cette méthode, ainsi adoptée à partir de 1907, qu’ont été dus les résultats relativement satisfaisons obtenus en 1908 après la mort presque simultanée de l’empereur Kouang-siu et de l’Impératrice douairière, et, en 1911, lors de la révolution chinoise.

Ajoutons que, le 30 novembre 1908, c’est-à-dire quinze jours après la mort de l’Empereur et de l’Impératrice douairière de Chine, le gouvernement des États-Unis de l’Amérique du Nord, par un échange de notes diplomatiques avec l’ambassadeur du Japon à Washington, avait lui-même adhéré à la méthode et à la politique déjà adoptées, en ce qui regarde l’indépendance et l’intégrité de la Chine et le statu quo de l’Asie orientale, par le Japon, ainsi que par l’Angleterre, la France et la Russie. Les États-Unis et le Japon s’engageaient, en outre, à encourager le libre et paisible développement de leur commerce dans l’océan Pacifique, et, au cas où le statu quo de la Chine viendrait à être troublé ou menacé, à examiner en commun les mesures qu’il leur paraîtrait utile de prendre.

Parmi les grandes Puissances de l’Ouest ayant des intérêts ou des établissemens en Asie, l’Allemagne seule était demeurée en dehors de ces différens arrangemens et accords destinés à préserver le statu quo, l’équilibre et la paix. En Asie, comme en Europe, l’Allemagne ne poursuivait que des fins de domination égoïste et conquérante ou une politique d’obstruction, de nuisance, d’obstacle et de gêne à l’égard des autres Etats. Dans cette région du monde, comme partout ailleurs, c’est plus particulièrement à partir de 1907, c’est-à-dire de la formation de la Triple-Entente, qu’apparurent et se manifestèrent ces tendances malfaisantes et parfois agressives de la politique germanique.


V

L’Allemagne n’avait pu que ressentir avec aigreur, et comme de nouveaux effets et succès de l’encerclement dont elle avait commencé à se plaindre, les trois accords successifs et coup sur coup en un espace de trois mois, du Japon avec la France, du Japon avec la Russie, de la Russie avec l’Angleterre. Elle avait, depuis longtemps déjà, depuis la guerre sino-japonaise, et par la bouche même de l’empereur Guillaume II, témoigné son déplaisir, sa mauvaise humeur à l’égard de la politique japonaise et du « péril jaune. » Que le Japon maintenant, après un accord avec la France, se réconciliât à fond avec la Russie, et que, par la conclusion de l’accord anglo-russe, il fût pour quelque chose dans la création si redoutée et désormais accomplie de la Triple-Entente, c’en était trop. L’Allemagne ne pouvait rien directement contre le Japon, inaccessible dans ses îles et que protégeaient, outre son armée et sa flotte, ses accorda mêmes avec les Puissances de la Triple-Entente. Mais elle pouvait lui susciter des difficultés, des obstacles, indisposer et soulever contre lui, contre sa politique d’expansion, contre ses ambitions économiques, la Chine, les États-Unis. Elle pouvait tenter d’exciter la défiance même et les ombrages, soit de la Russie où les inquiétudes du parti militaire n’étaient qu’assoupies, soit de l’Angleterre qui, dans certaines régions de Chine, se voyait supplantée ou menacée par les progrès du commerce et de l’industrie de son allié.

L’Allemagne excelle dans ces campagnes et travaux de sape, de mine et d’intrigue. Elle n’eut pas de peine à alarmer la Chine, toujours à l’affût du danger japonais. Elle soudoya, dans la presse, l’opinion et les partis des divers pays intéressés, des organes, des voix, des « meetings » pour dénoncer les empiétemens du Japon en Mandchourie, dans la vallée du Yang-tse, dans toutes les provinces chinoises. Il est probable qu’elle ne fut pas sans quelque influence sur la proposition que fit, à la fin de 1909, le secrétaire d’État des États-Unis, M. Knox, et qui consistait à internationaliser les grandes voies ferrées de Mandchourie, un syndicat devant se former parmi les capitalistes des États-Unis et de l’Europe pour racheter et exploiter lesdites lignes, et pour en construire de nouvelles. Elle-même, pour ne pas laisser le champ libre à la concurrence de ses rivaux, réclamait son admission dans de grandes entreprises qui, d’après des contrats parfaitement réguliers, avaient été conçues et formées sans elle, telles que les lignes de Hankeou à Canton et au Sse tch’ouan. Elle s’efforçait d’entretenir dans les colonies anglaises de Chine ou des régions voisines une animosité permanente contre l’infiltration japonaise, contre l’aveuglement des gouvernemens européens qui laissaient ainsi évincer et déposséder leurs nationaux.

Ces manœuvres, il est vrai, n’étaient pas toujours couronnées de succès, comme il advint notamment dans le cas de la proposition ou du « Memorandum » de M. Knox. L’Allemagne avait pensé que les entraves suscitées à la pénétration russe et japonaise en Mandchourie et en Mongolie seraient en Asie l’équivalent des embarras qu’elle cherchait à créer en Europe à la politique française au Maroc et à la politique russe dans les Balkans. Mais précisément, de même qu’en Europe ces efforts de l’Allemagne ne réussirent qu’à consolider les liens de l’ « Entente cordiale » franco-anglaise et de la Triple-Entente, ils n’eurent en Asie d’autre effet que de resserrer, de rendre plus étroits les liens du Japon et de la Russie. C’est du « Memorandum » de M. Knox et de la vaine tentative faite pour internationaliser le réseau ferré de Mandchourie que sortit l’accord russo-japonais du 4 juillet 1910 par lequel les deux gouvernemens délimitèrent avec plus de rigueur leurs zones respectives d’influence et d’action tant en Mongolie qu’en Mandchourie. Le Japon profita, d’autre part, de ce nouvel accord pour remanier en conséquence ses arrangemens et conventions de chemins de fer et de mines avec la Chine et pour proclamer son annexion définitive de la Corée (août 1910).

Les intrigues parallèles que l’Allemagne avait simultanément ourdies contre l’alliance anglo-japonaise, dont elle se flattait d’amener à bref délai la dénonciation, n’eurent de même pour résultat que le renouvellement anticipé, le 13 juillet 1911, du traité de 1902 déjà renouvelé et prorogé une première fois en 1905. Dans ce renouvellement de 1911, le traité n’avait plus à faire mention de la Corée, devenue depuis l’année précédente partie intégrante du Japon. Il contenait, en revanche, une disposition nouvelle aux termes de laquelle chacune des Puissances contractantes se réservait la faculté de conclure une convention d’arbitrage général avec une tierce Puissance. (C’était le cas pour l’Angleterre qui venait de négocier une convention de ce genre avec les Etats-Unis.)

Dans cette même année 1911, le Japon, poursuivant l’œuvre d’émancipation commencée en 1894, concluait et signait avec la plupart des Puissances de l’Ouest de nouveaux traités de commerce et de navigation conçus et rédigés selon les principes de la réciprocité absolue. Le Japon, qui s’était affranchi en 1894 des privilèges de la juridiction extra-territoriale et consulaire, recouvrait en 1911 la libre disposition de ses tarifs douaniers, n’accordant de tarifs conventionnels et réduits qu’aux Puissances qui pouvaient lui consentir des avantages égaux ou similaires. Il achevait et consacrait ainsi son entière assimilation aux grandes Puissances de l’Ouest dont, étant l’égal, il était plus libre de demeurer ou de devenir l’allié.


VI

La première grande crise qui permit d’éprouver et d’attester l’efficacité, la sûreté du puissant instrument créé par les accords du Japon avec l’Europe, je veux dire avec la Triple-Entente, ce fut la Révolution qui éclata en Chine au mois d’octobre 1911.

Ce qu’eût été cette révolution, si le Japon n’eût pas été en alliance ou entente avec les Puissances les plus intéressées de l’Ouest, si ces Puissances elles-mêmes n’eussent pas été amies et n’eussent pas d’avance prévu et défini le concert de leur action avec celle du Japon, il n’est que trop aisé de se le représenter. — Le danger fut conjuré parce que, dès le principe, il fut évident que le Japon et les Puissances alliées ou amies étaient résolus à ne pas laisser le foyer de la conflagration s’étendre et surtout à prendre, dès que les circonstances s’y prêteraient, les mesures nécessaires pour que l’ordre ne fût pas irrémédiablement troublé, pour qu’il n’y eût pas de vacance du pouvoir, pour qu’il y eût une autorité responsable avec qui négocier et traiter. — Si la dynastie mandchoue eût voulu et pu se défendre, s’il y eût eu encore à Pékin la main ferme de l’Impératrice douairière, les Puissances eussent sans doute, comme elles l’avaient fait en 1860 et en 1900, aidé et concouru à son maintien. — Mais la Cour s’étant aussitôt confiée à l’ancien ministre disgracié, Yuan che kai, et celui-ci n’ayant eu d’autre plan et tactique que de négocier avec la Révolution, la Révolution, d’autre part, consentant à entrer en pourparlers avec Yuan et à faire de lui l’intermédiaire entre le Palais impérial de Pékin et l’Assemblée dite nationale qui s’était spontanément réunie à Nankin, il est clair que c’était avec Yuan qu’il y avait à compter et s’entendre et que c’est lui qui serait le maître de l’heure.

Très vite, par la nécessité même de la situation, par la pénurie dans laquelle se trouva le Trésor chinois, par l’impossibilité d’improviser des ressources et l’urgence de pourvoir à la reconstitution et à l’entretien de la vie nationale, la question de Chine et de la Révolution chinoise se réduisit à être une question financière. C’était, pour l’Europe et les Puissances de l’Entente associées au Japon, l’occasion et la chance la plus sûre de prendre et d’assumer dans la direction des événemens le rôle décisif. La négociation d’un emprunt devint ainsi la grande affaire du nouveau gouvernement qui, aux mois de février et mars 1912, émana des savantes combinaisons élaborées entre la Cour, Yuan che kai, le président Sun yat sen et l’Assemblée de Nankin, c’est-à-dire de la République parlementaire dont la présidence fut dévolue provisoirement à Yuan. La négociation fut longue, elle passa par bien des péripéties et traverses. À une certaine date, le gouvernement des États-Unis, par un scrupule de doctrine de son nouveau président, M. Wilson, s’en retira. L’Allemagne ne manqua pas, selon son humeur coutumière et sa pratique constante, de créer, chemin faisant, mainte difficulté, maint embarras. Mais les Puissances de la Triple-Entente et le Japon dominaient et connaissaient trop la situation pour que le succès ne répondit pas à leurs communs efforts. L’emprunt fut enfin signé le 27 avril 1913, malgré l’opposition du Parlement chinois, et dans les conditions mêmes qui, longtemps débattues entre les négociateurs, tenaient compte des réserves faites par le Japon et la Russie concernant leurs intérêts spéciaux en Mandchourie.

Le premier stade de la Révolution chinoise, le plus difficile peut-être, était franchi. — Il n’avait pu l’être que par l’accord étroit, imperturbable, de la Triple-Entente et du Japon. La politique des alliances et ententes, l’instrument forgé par cette politique, avaient confirmé leur maîtrise. Dans ce premier essai, dans cette sorte de répétition générale, l’union de la France, de l’Angleterre, de la Russie et du Japon avait démontré ce qu’elle pouvait pour le règlement des questions de l’Asie orientale et de la Chine qui étaient, par origine et par destination, son but essentiel et son premier objet. — L’heure allait sonner maintenant où une tâche singulièrement plus vaste et plus rude allait lui être assignée, et où l’épreuve qu’elle allait subir relèverait aux plus hauts sommets de l’histoire, parmi les événemens faisant date dans les annales de l’humanité.


VII

Lorsque, à la fin de juillet, et du 1er au 3 août 1914, l’Autriche-Hongrie et l’Allemagne déchaînèrent la guerre en Europe, le Japon venait de traverser une crise intérieure et constitutionnelle d’une sérieuse gravité. Quatre ministères s’étaient succédé dans le court espace de dix-huit mois. Il n’avait pas fallu moins, pour en finir, que faire appel à la haute autorité d’un vétéran des anciennes luttes, du comte Okuma, tiré à soixante-seize ans de la retraite où sa popularité n’avait cessé de grandir. — Dans les premiers jours de la guerre, et avant que l’Angleterre n’eût, au sujet de la neutralité du territoire belge, adressé son ultimatum à l’Allemagne, le gouvernement japonais avait d’abord fait lui-même une déclaration de neutralité. Mais, dès que l’Angleterre fut entrée dans le conflit, dès que, par conséquent, se présentait le casus fœderis prévu par l’alliance anglo-japonaise, l’Empire mikadonal était prêt à remplir tout son devoir, à s’acquitter de toutes les tâches qui lui seraient dévolues.

Le 15 août, après s’être concerté avec le gouvernement britannique, le gouvernement japonais adressait au gouvernement allemand une note délibérément rédigée sur le modèle de celle qu’il avait reçue lui-même du ministre d’Allemagne à Tokio au printemps de 1895 après la paix de Shimonoseki. — Le gouvernement impérial japonais, pour la préservation de la paix de l’Orient et des intérêts généraux dont l’alliance anglo-japonaise avait prévu la défense, croyait devoir donner au gouvernement allemand l’avis : 1° de retirer immédiatement des eaux chinoises et japonaises ses bâtimens de guerre et ses navires armés de toute espèce, ou de désarmer ceux qui ne pourraient être retirés ; 2° de livrer aux autorités japonaises à une date n’excédant pas le 15 septembre au plus tard, sans condition ni compensation, le territoire cédé à bail de Kiao-tcheou, en vue de la restitution éventuelle dudit territoire à la Chine. — Le gouvernement japonais ajoutait que si, à la date du 23 août, le gouvernement allemand ne s’était pas conformé à cet avis, il serait lui-même forcé de réserver son entière liberté d’action pour les mesures qu’il jugerait nécessaire de prendre. — Le gouvernement allemand ayant fait savoir verbalement dans la matinée du 23 août qu’il ne jugeait pas devoir répondre à la note du gouvernement japonais, celui-ci faisait connaître le même jour, à midi, par une proclamation impériale, que le Japon déclarait la guerre à l’Allemagne et que l’armée et la marine de l’Empire recevaient l’ordre de poursuivre de toute leur vigueur les hostilités contre l’Empire allemand.

L’éventualité envisagée dans les accords conclus de 1902 à 1907 et 1911 devenait une réalité. Le Japon, allié de la Grande-Bretagne et, par conséquent, de la France et de la Russie, engageait avec nous la lutte contre l’Allemagne et ses alliés. Il prenait part au grand combat que la Triple-Entente et d’autres Puissances de l’Europe ou du monde civilisé allaient mener contre les Empires germaniques. Il avait sa place et son rang parmi les Alliés et coalisés de la Grande Guerre. C’est ainsi que la grande Puissance de l’Asie orientale a, dès la première heure, joué le rôle et accompli la mission qu’en 1902, et plus encore, en 1907 et en 1911, les actes solennels revêtus de son sceau, comme des sceaux de la Grande-Bretagne, de la France et de la Russie, lui avaient par avance assignés et réservés.

Ce qu’a été, ce que continue à être ce rôle du Japon, l’histoire de la présente guerre l’enregistre chaque jour. Le Japon a tout d’abord, comme l’avait annoncé sa note du 15 août, exigé par ses forces de terre et de mer la reddition du port et du territoire de Kiao-tcheou, si étrangement occupés par l’Allemagne en 1897, et dont elle avait fait la base, le levier de son action conquérante et spoliatrice en Chine. L’expédition japonaise, vigoureusement menée par la première et la deuxième escadre de la flotte, avec l’assistance de deux bâtimens anglais, et par une division et une brigade de l’armée de terre, assistées d’un petit contingent britannique, commença le 2 septembre et se termina le 7 novembre suivant, après le bombardement de la place et la capture des forts, par la capitulation sans conditions du commandant Mayer-Waldeck, gouverneur de la colonie.

La flotte japonaise avait, d’autre part, occupé dans les mers du Sud et dans l’archipel océanien quelques-unes des possessions allemandes, Jaluit et le groupe des Marshall, les Mariannes, les Carolines. Elle avait enfin contribué largement, avec les bâtimens britanniques et australiens, à faire la police des mers et à purger le Pacifique des « raids » de piraterie exercés par les derniers croiseurs allemands qui avaient échappé à la poursuite. C’est elle, entre autres exploits, qui, peu à peu, obligea l’ancienne escadre allemande des mers de Chine et du Japon, après ses incursions et sévices sur les côtes occidentales de l’Amérique du Sud, à évacuer le Pacifique, à franchir le détroit de Magellan et à affronter, au sortir du détroit, à la hauteur des îles Falkland, l’escadre britannique du vice-amiral sir Frederick Sturdee. C’est dans cette rencontre que furent coulés, le 8 décembre 1914, le Scharnhorst, le Gneisenau, le Nürnberg et le Leipzig.

En Europe même, le Japon s’est associé aux actes et résolutions des Alliés. Il a adhéré au pacte de Londres du 4 septembre 1914, par lequel les Alliés se sont engagés à ne pas conclure de paix séparée et à ne poser aucune condition de paix sans accord préalable avec chacune des autres Puissances alliées. Il a pris acte de l’adhésion ultérieure de l’Italie à cette même déclaration. Il a enregistré et ratifié, en ce qui le concernait, les déclarations faites par les Puissances alliées au sujet de la Belgique et de la Serbie.

Il a enfin, avec une loyauté, une énergie, une constance et une efficacité auxquelles tous les autres Alliés ont rendu hommage, fourni au Gouvernement russe, surtout pendant la période qui a suivi la campagne de Pologne, le matériel de guerre, les munitions, les effets d’habillement et d’équipement, les vivres dont il pouvait disposer, ou qu’en hâte il construisait, fabriquait, recueillait et expédiait à destination de la grande armée alliée. Le Japon est devenu une vaste usine, un chantier de construction, un énorme magasin d’approvisionnement pour la Russie. L’immense stock ainsi préparé a été régulièrement et sans répit acheminé vers Pétrograd et Moscou par la voie du Transsibérien, qui a été, dans cette guerre, la grande artère des communications entre la Russie, le Japon et les Etats-Unis, le débouché le plus assuré. Par la constitution, à l’arrière des armées russes, de ce centre si méthodiquement organisé de constant et infini ravitaillement, le Japon a rendu un service capital qui a permis, malgré la ruée violente des armées germaniques sur le front de Galicie et de Pologne, le ralliement et le redressement des armées russes, la préparation graduelle et sûre de leur nouvelle offensive. Sans être entré lui-même en ligne sur le front européen, le Japon a concouru ainsi à la grande lutte et a avancé l’heure de la décision finale.

Après avoir arraché à l’Allemagne le port, la forteresse et le territoire de Kiao-tcheou, le Japon devait naturellement les détenir pendant toute la durée de la guerre, comme une position et un boulevard demeurant entre les mains des Alliés contre l’ennemi commun. Le Japon, toutefois, ainsi qu’il l’avait fait prévoir dans son ultimatum du 15 août, avait en vue de faire restitution ultérieure à la Chine de cette partie de son domaine si perfidement acquise par les soi-disant représailles de l’Allemagne. Mais cette restitution même, conforme à la politique des Alliés et au programme du maintien de l’intégrité et de l’indépendance du territoire chinois, ne pouvait être faite qu’avec les précautions et garanties nécessaires et avec la certitude que le territoire ainsi récupéré ne serait pas de nouveau aliéné en de mauvaises mains. Le gouvernement japonais jugea donc opportun, toute résolution définitive étant d’ailleurs ajournée jusqu’à la conclusion de la paix générale, de définir d’avance avec le gouvernement chinois certaines de ces précautions et garanties. Tel fut l’objet des négociations engagées entre les deux gouvernemens, du 18 janvier au 1er mai 1915, et qui aboutirent, le 25 mai, à la signature de conventions, lettres et protocoles, par lesquels étaient réglés, outre la restitution ultérieure à la Chine du territoire et du port de Kiao-tcheou, différens points touchant les intérêts japonais dans les provinces du Chan-toung, de la Mandchourie méridionale et de la Mongolie orientale. Il était expressément stipulé que le gouvernement chinois, une fois rentré en possession de Kiao-tcheou, n’aliénerait, ni par cession à bail, ni sous aucune autre forme, aucun point du territoire continental ou côtier du Chan-toung, ni aucune des îles situées dans les eaux territoriales. Le gouvernement chinois s’engageait, en outre, à faire de Kiao-tcheou un port ouvert au commerce international, à y établir un quartier ou concession japonaise, ainsi qu’une concession internationale, si les Puissances en exprimaient le désir. Le gouvernement japonais se réservait la faculté d’être substitué, dans la province du Chan-toung, au gouvernement allemand pour tous les droits, avantages et privilèges, notamment en matière de chemins de fer et de mines, précédemment concédés à l’Allemagne. Dans les provinces de la Mandchourie méridionale et de la Mongolie orientale, il obtenait la prorogation, au terme de quatre-vingt-dix-neuf ans, des baux réguliers dont il était déjà concessionnaire pour le territoire du Liao-toung et de Port-Arthur, de même que pour les lignes ferrées du Sud-Mandchourien et de Moukden à Antoung. Quelques concessions additionnelles de mines et de chemins de fer lui étaient enfin reconnues dans certaines régions de la Mandchourie du Sud et de la Mongolie orientale.

Ce n’est pas sans résistance que la Chine finit par acquiescer à ces divers règlemens, qui, s’ils n’étendaient pas la sphère de l’action japonaise dans les provinces limitrophes de Mandchourie et de Mongolie, en prolongeaient la durée et en augmentaient les privilèges, droits et avantages. Le gouvernement japonais, cependant, s’il mettait à profit des circonstances propices, n’excédait pas les termes et les limites du programme contenu dans les précédens accords conclus, soit avec la Chine, soit avec les Puissances de l’Ouest. La politique du maintien de l’intégrité et de l’indépendance de la Chine, ainsi que du statu quo et de la paix de l’Asie orientale, demeurait celle dont, pendant la guerre qui ravageait l’Europe, le gouvernement japonais continuait à s’inspirer. S’il accomplissait son devoir en se rangeant à côté des Alliés, et en soutenant avec eux la lutte contre l’ennemi commun, il restait fidèle, en ce qui concerne l’Asie orientale et la Chine, à la méthode et au programme des accords conclus de 1902 à 1912.

C’est en pleine guerre, et dans la satisfaction du devoir accompli, que le Japon a, pendant l’automne de 1915, procédé à Kyoto aux fêtes religieuses et rituelles du couronnement de l’empereur Yoshi-hito, dont les longs deuils de la Cour avaient jusqu’alors retardé la célébration. Au lendemain de ces fêtes pour lesquelles, à cause des événemens, aucune invitation n’avait été adressée aux Cours et aux Gouvernemens étrangers, représentés seulement par leurs ambassadeurs ou ministres déjà accrédités, la Cour de Russie a tenu, par un acte de haute courtoisie et de spéciale gratitude, à déléguer au Japon, en mission extraordinaire, l’un des membres de la famille impériale, le grand-duc Georges Michaïlovitch. La pensée qui a présidé à cette démarche de la Cour de Pétrograd, l’accueil qui a été fait à Tokyo par l’Empereur, le Gouvernement impérial et le peuple japonais à l’envoyé du Tsar, permettent de mesurer, avec tout le chemin parcouru dans ces vingt dernières années, le caractère des rapports unissant aujourd’hui les deux Cours, les deux gouvernemens, les deux peuples. Ils attestent aussi, en même temps que l’intimité des liens entre la grande Puissance asiatique et les grandes Puissances d’Europe dont elle est l’alliée, l’unité et la convergence des efforts qui, de cette extrémité de l’Asie orientale, comme de tous les fronts de l’Europe, sont concertés pour la direction et la victorieuse issue de la plus vaste, comme de la plus effroyable guerre que le monde ait connue.

L’alliance japonaise, contractée d’abord avec la Grande-Bretagne, devenue ensuite, par l’entremise de la Grande-Bretagne et de la France, aussi intime et étroite avec la Cour de Pétrograd qu’avec celle de Saint-James, après avoir été l’un des cimens de la Triple-Entente, s’est aujourd’hui incorporée, comme l’un des élémens les plus résistans, dans le solide airain de la présente coalition contre les Puissances germaniques et leurs complices. L’évolution de l’Asie orientale, dont la courbe a été ici esquissée, atteignait ainsi son heureux et logique épanouissement. Il était juste que le Japon, après avoir conçu, recherché et voulu le rapprochement, l’union avec l’Occident et l’Europe comme la loi de son histoire et de sa destinée, eût sa place, sa mission et son rôle dans la guerre prodigieuse où se jouent et décident la vie, la liberté, l’avenir de l’Europe et du monde.


A. GERARD.