Rieder (Les Récits d’Adrien Zograffi. Ip. 77-141).


II

KYRA, KYRALINA


Dans le taillis où la charrette des trois forains s’était arrêtée pour le déjeuner de midi, Stavro se faisait tirer l’oreille par ses deux compagnons qui, depuis une heure, lui demandaient l’histoire de son enfance et celle de sa sœur, qu’il avait évoquée au commencement de son récit dans le grenier. Non pas qu’il n’aurait pas eu l’envie de raconter, — car son état d’âme était tout disposé maintenant à cette lointaine évocation, — mais il en est toujours ainsi quand on veut toucher aux écluses rouillées qui barrent le passage aux eaux du passé : il est bon de se faire un peu prier.

Étendus sur la mousse souple du boqueteau, ils en étaient aux cigarettes, pendant que le cheval broutait l’herbe et reniflait en faisant de petits pas autour d’eux. Stavro se leva, alla ramasser des branches sèches et alluma un feu ; et quand la braise fut prête, il chercha dans la voiture le matériel à faire le café, fit bouillir l’eau, et jeta dans l’ibrik en cuivre le sucre et le café nécessaires. Après quoi, avec un talent de cafédgi, il versa le liquide écumant et aromatique dans les trois tasses sans soucoupes, appelées félidganes, servit, s’assit les jambes repliées à la mode turque et commença :

Je ne me souviens plus de la date ni de l’âge exact que j’avais, à ce moment-là. Mais je sais que l’événement qui suivit de près le drame fut la guerre de Crimée.

Petit enfant, je me rappelle la dureté d’un père qui battait la mère, tous les jours, sans que je comprisse pourquoi. Ma mère manquait souvent à la maison, revenait et était battue, avant le départ et après l’arrivée. Je ne savais pas si on la maltraitait au départ pour la faire partir ou pour la retenir, ni, à l’arrivée, si c’était à cause de son absence ou pour qu’elle ne revînt plus.

Je me rappelle encore qu’en ce temps embrouillé, à côté du père, se tenait le frère premier-né et aussi dur que lui, tandis qu’auprès de ma mère se lamentait ma sœur Kyra, de quatre ans plus âgée que moi, et vers laquelle je me sentais attiré.

Peu à peu le brouillard se disperse, je grandis et commence à comprendre. Et je compris des choses curieuses… Je pouvais avoir entre huit et neuf ans ; ma sœur entre douze et treize, et si belle que je me tenais toute la journée près d’elle, pour la regarder de la tête aux pieds. Elle se parait, depuis le matin jusqu’au soir, et ma mère faisait de même, car elle était aussi belle que sa fille. D’une boîte en ébène, toutes les deux devant leur glace, elles se maquillaient les cils avec du kinorosse trempé dans l’huile, les sourcils avec un bout de bois de basilic à la pointe carbonisée, tandis que les lèvres et les pommettes, elles les coloraient avec du rouge de kîrmîz ainsi que les ongles. Et quand cette longue opération était terminée, elles s’embrassaient, se disaient des mots tendres, et se mettaient à faire ma toilette. Puis, tous les trois, nous prenant par les mains, nous dansions à la mode turque ou grecque, et nous nous embrassions. Ainsi, nous formions une famille à part…

Maintenant, le père et son fils aîné ne venaient plus tous les soirs à la maison. Ils étaient tous les deux charrons, les plus adroits et les plus recherchés de la région ; et leur atelier se trouvait, du côté opposé de la ville, dans le quartier Karakioï, tandis que nous habitions dans la Tchétatzoué. Entre nous et eux s’étendait toute la ville. La maison de Karakioï appartenait à mon père. Il avait là deux apprentis qu’il nourrissait et logeait, ainsi qu’une vieille domestique qui s’occupait de leur ménage. Ils étaient sept. Nous n’allions jamais là-bas, et je connaissais à peine l’atelier du père, qui me faisait peur. Dans la Tchétatzoué, on était chez ma mère, nous ne fichions rien de tout le jour, on s’amusait… L’hiver, on buvait du thé, l’été des sirops, et toute l’année on mangeait des cadaïfs, des saraïliés[1], on buvait du café, on fumait des narguilés, on se maquillait et on dansait… C’était une belle vie…

Oui, c’était une belle vie, sauf les jours où le père ou son fils ou bien les deux faisaient irruption au milieu de la fête et assommaient la mère, assénaient des coups de poings à Kyra, et me cassaient leur bâton sur la tête, car maintenant je faisais moi aussi partie de la danse. Comme nous parlions couramment le turc, ils appelaient les deux femmes des patchaouras et moi, kitchouk pézévéngh[2]. Les deux malheureuses se jetaient aux pieds de leurs tyrans, leur enlaçaient les jambes et les priaient de ménager leurs visages :

« Pas sur le visage ! » criaient-elles ; au nom du Seigneur et de la sainte Vierge, ne frappez pas la figure !… Ne touchez pas aux yeux !… Pardon !… »

Ah ! la figure, les yeux, la beauté de ces deux femmes !… Il n’en existait pas une qui eût pu leur tenir tête !… Elles avaient des cheveux d’or, et longs jusqu’aux jambes ; le teint blanc ; les sourcils, les cils et les prunelles noirs comme l’ébène. Car, sur l’arbre roumain, du côté de ma mère, trois races différentes s’étaient greffées : turque, russe et grecque, selon les occupants qui avaient dominé le pays dans le passé.

À l’âge de seize ans, ma mère mettait au monde son premier-né ; mais à l’heure où j’ouvris les yeux, personne n’aurait cru qu’elle était mère de trois enfants… Et cette femme, qui était faite pour être caressée et embrassée, était battue jusqu’au sang. Cependant, si mon père ne lui prodiguait pas les caresses, ses amants la dédommageaient brillamment ; et je n’ai jamais su si, à l’origine, ce fut ma mère qui commença par tromper son mari et se fit battre, ou si ce fut mon père qui débuta par maltraiter sa femme et se fit tromper. En tout cas, la noce n’a jamais cessé chez nous, car les cris de plaisir alternaient avec les cris de douleur ; et à peine la raclée finissait que les rires éclataient sur les visages baignés de larmes.

Moi, je montais la garde, en mangeant des gâteaux, pendant que les courtisans, — avec des manières, d’ailleurs, assez décentes, — restaient assis à la turque sur le tapis, chantaient et faisaient danser les femmes, en leur jouant des airs orientaux sur une guitare accompagnée de castagnettes et d’un tambour de basque. Ma mère et Kyra, vêtues de soie et dévorées par le plaisir, exécutaient la danse du mouchoir, tournaient, pirouettaient, s’étourdissaient. Puis, la face enflammée par la chaleur, elles se jetaient sur de gros coussins, cachaient jambes et pieds dans leurs longues robes, et s’éventaient. On buvait des liqueurs fines et on brûlait des aromates. Les hommes étaient jeunes et beaux. Toujours des bruns, des noirs ; ils avaient une mise élégante, les moustaches pointues, la barbe très soignée ; et les cheveux, lisses ou frisés, exhalaient une forte odeur d’huile d’amande parfumée au musc. C’étaient des Turcs, des Grecs, et aussi, rarement, des Roumains, car la nationalité ne jouait aucun rôle, à condition que les amoureux fussent jeunes et beaux, délicats, discrets et pas trop pressés.

Ma situation était très ingrate… À personne je n’ai parlé jusqu’à ce moment-ci de ce que fut mon supplice d’alors.

Mon devoir était de veiller, assis sur le rebord de la fenêtre, et d’éviter toute surprise. Cela me plaisait bien, car je haïssais à mort les hommes de Karakioï qui nous battaient. Mais dans ma poitrine se livrait une lutte terrible entre mon devoir et ma jalousie.

J’étais jaloux, férocement jaloux.

La maison était située au fond d’une vaste cour entourée de murailles. Il y avait des fenêtres qui donnaient sur cette cour, et d’autres fenêtres, derrière, qui étaient suspendues au bord du plateau dominant le port. On ne pouvait pénétrer dans la maison que par la seule entrée de face ; mais pour se sauver, ma foi, on était moins difficile, et si le talus du plateau eût pu parler, que d’êtres n’avait-il pas vu dégringoler sur sa pente !…

Cramponné à la fenêtre, j’avais l’œil fixé sur la lanterne qui éclairait, toute la nuit, au-dessus de la porte, et l’oreille prête à entendre le bruit des gonds rouillés.

Mais je voulais avoir un œil également sur la fête de l’intérieur. Ma mère et Kyra étaient belles à vous rendre fou, dans leur corsage serré « à faire passer leur taille dans une bague », les seins bombés comme deux melons ; la riche chevelure défaite, répandue sur le dos et sur les épaules nues ; le front encerclé d’un ruban rouge écarlate, et les longs cils papillotant diaboliquement, comme pour attiser le jet de flammes de leurs yeux embrasés par le désir.

Souvent, dans leur course à plaire aux femmes, dans leur bavardage insensé, les invités se rendaient ridicules. C’est ainsi qu’un soir, un d’eux, voulant complimenter ma mère, dit que « les vieilles poules font la bonne soupe ». La pauvre femme, vexée, lui lança l’éventail à la tête, et pleura. Un autre invité se leva en colère, donna une tifla au maladroit et lui cracha au visage. Ils se prirent par le collet, chambardèrent la maison, renversèrent les narguilés. Cela nous fit rire aux larmes. Pour faire la paix, ma mère leur donna l’accolade.

Mais ces accolades, ces baisers, lui étaient un moyen bon à récompenser des choses bien diverses. Pour une belle voix, un mot amusant, un beau jeu, elle donnait ses baisers ; et elle en faisait autant lorsqu’il fallait égayer un boudeur, effacer l’impression d’une parole blessante, calmer un furieux trop jaloux, payer la perplexité d’un sot.

Kyra, de son côté, excellait à sa façon. Très développée physiquement dès sa quatorzième année, elle passait pour avoir deux ans de plus. Étourdie et narquoise, avec son petit nez un peu rabattu, son menton saillant, les deux fossettes où le dieu de l’amour avait planté deux grains de beauté presque symétriques, Kyra mécontentait ses amoureux et moi avec ses espiègleries, ses railleries, ses plaisanteries. Les premiers voulaient obtenir davantage ; et moi, je jugeais qu’elle leur donnait trop.

On appelait des moussafirs[3] les courtisans qui venaient chez nous. Et ces moussafirs lui baisaient les mains et les sandales, à tout propos. Elle allait les tirer par le nez ou par la barbe ; leur versait du sirop sur les charbons qui brûlaient par-dessus le toumbaki des narguilés ; leur offrait à boire dans son verre et cassait le verre pour les vexer, mais revenait une minute après appuyer le bout de sa chevelure sur la bouche de l’homme qu’elle venait de blesser…

Tout cela me mettait en rage, car j’aimais Kyra bien plus que ma mère… Je l’adorais et ne supportais aucune caresse qui vînt d’un autre que moi.

Je me rappelle qu’un soir, pour mettre le comble à ma jalousie, le nœud de sa sandale s’étant défait pendant la danse, elle alla poser son pied sur les genoux d’un moussafir et lui demanda de le rattacher. Vous comprenez quelle aubaine pour le veinard ! Il s’exécuta en allongeant autant que possible son plaisir, pendant que j’ouvrais des yeux de loup ; puis, le vilain se mit à lui tâtonner la cheville et même le mollet. Et elle… eh bien, elle ne disait rien, se laissait faire !… Alors, furieux, perdant la tête, je criai :

« Le Père !… Sauvez-vous !… »

En un clin d’œil, les deux moussafirs enjambèrent les fenêtres et disparurent dans le noir, roulant sur la pente du ravin. Un d’eux, un Grec, dans sa hâte, avait oublié son fez et sa guitare, que ma mère prit et lança par la fenêtre, pendant que Kyra cachait rapidement les deux narguilés qui étaient de trop.

Cette scène fut si amusante que moi, la colère passée, je fus saisi d’un accès de fou rire, tombai de l’embrasure, roulai sur le tapis, et devins violet par manque de respiration. Ma mère crut que j’étais vraiment fou de peur à cause de l’arrivée du père ; les pauvres femmes percèrent l’air de leurs cris épouvantés, oublièrent le père, le diable et se jetèrent sur moi, désespérées.

« Il n’y a pas de père !… » pus-je enfin répondre ; « mais j’étais fâché parce que Kyra s’est laissé tâter la jambe !… Et je me suis vengé !… Voilà !… »

La joie les fit maintenant crier bien plus haut. Elles me tapotèrent durement les fesses, m’embrassèrent, et on se mit à sauter dans la chambre, contents d’en être quittes, elles avec la frousse, moi avec une petite correction doublée de caresses.

De cette façon, deux ou trois années s’écoulèrent encore, les seules de mon enfance dont le souvenir me reste précis. J’avais dans les onze ans ; Kyra, dans les quinze ; et d’elle, j’étais inséparable. Une volupté, que je jugeai plus tard, me tenait attaché à elle. Je la suivais partout, comme un chien, je l’épiais lorsqu’elle faisait sa toilette, j’embrassais les vêtements imprégnés de son odeur ; et la pauvre fille se défendait faiblement, tendrement, me croyait innocent, point dangereux. À vrai dire, je n’avais aucune intention précise, je ne savais pas ce que je voulais, je mourais de plaisir, et je m’étourdissais près d’elle.

Il faut dire aussi que, dans la maison de ma mère, on était dans l’enfer de l’amour. Tout était amour : les deux femmes, comme leurs amoureux, comme les toilettes, les liqueurs, les parfums, les chants et les danses. Même la fuite grotesque et dramatique des amoureux me semblait voluptueuse et passionnée. Il n’y avait que l’arrivée du père et notre passage à tabac qui étaient déplaisants et sans amour. Mais on les acceptait comme une rançon, la rançon du plaisir. Ma mère disait :

« Tout bonheur a son revers ; la vie même, nous la payons avec la mort… C’est pour cela qu’il faut la vivre. Vivez-la, mes enfants, selon vos goûts, et de façon à ne rien regretter, le jour du Jugement dernier. »

Avec une telle « philosophie » pour guide, on se figure notre empressement à suivre, moi et Kyra, l’exemple de la mère. Ayant sa fortune personnelle mise entre les mains de ses frères, contrebandiers d’articles orientaux, elle se payait tout plaisir que son caprice exigeait, se faisait adorer, changeait d’amants, plus ou moins satisfaits, aussi souvent que de robes, se laissait rouer de coups par le père, en défendant de son mieux son visage, et passait promptement à une nouvelle distraction.

Elle avait même une certaine vertu ; lorsqu’elle se savait trop fautive et craignait que la rage de son mari ne se déversât sur nous aussi, elle tenait la porte verrouillée jusqu’à ce que nous eussions sauté par les fenêtres ; puis ouvrait bravement et encaissait toute la somme, à elle seule.

De retour, quelques heures après, nous la trouvions allongée sur le sofa, la figure couverte de mie de pain blanc trempée dans du vin rouge, pour pomper les enflures et les bleus. Elle se levait en riant comme une folle ; et, la glace à la main, nous disait, en nous montrant sa face meurtrie :

« N’est-ce pas que ce n’est pas grand chose ?… Dans deux jours il n’en restera plus trace… Et alors, nous inviterons des moussafirs !… Tant pis pour les coups !… »

Nous nous inquiétions de son corps ; il devait être affreux à voir… Elle s’exclamait :

« Oh, le corps !… Le corps ne se voit pas ! »

Et les meurtrissures guéries, les fêtes recommençaient de plus belle.

On ne faisait dans la maison aucune sorte de cuisine, car ma mère avait le cœur soulevé par l’odeur de l’oignon rôti. Elle était abonnée à une locanda[4] voisine, qui nous envoyait tout le nécessaire : soupes, mets, gâteaux, crèmes, dans des vases en cuivre étamé fournis par ma mère. Une blanchisseuse venait le lundi matin prendre le linge de la semaine et laisser celui qu’elle apportait propre. Avec le vieux Turc marchand de pommades et de drogues, c’était là tout le monde que je vis entrer dans la maison, — à part les moussafirs naturellement, qui n’étaient pas toujours certains de sortir par où ils entraient ; à part, également, mon père et mon frère aîné qui étaient des « moussafirs non invités » et nous faisaient des visites bien désagréables. Comme, depuis environ deux ans, le père ne couchait plus chez maman, et ne venait que trois ou quatre fois par mois pour nous battre, la maison était tranquille.

Exemptes de souci domestique, les deux femmes passaient leur temps au repos, au bain, à la toilette, à la mangeaille, aux sirops, aux narguilés, et aux réceptions des « courtisans ». Elles n’oubliaient pas les prières non plus, mais n’allaient jamais à l’église ; et le temps sacrifié au bon Dieu était bien court. Ma mère s’en excusait en disant :

« Le Seigneur voit bien que je ne le contredis pas : je reste comme il m’a faite… J’écoute, soumise, les cris et les ordres de mon cœur… »

Kyra objectait :

« Mais, maman, ne crois-tu pas que le Diable s’y mêle aussi, parfois ?

— Non », répondait-elle ; « je ne crois pas au Diable ; Dieu est plus fort que lui… Et si nous sommes comme nous sommes, c’est parce que Dieu le veut… »

Et certes, maman était contente de ce que son Dieu voulait qu’elle fît, car il ne voulait pas de choses pénibles.

Il voulait, premièrement, que la mère et la fille gardassent le lit, le matin, tant que bon leur semblait, — endroit commode où croquer les biscottes au beurre et au miel et boire le café. Il leur ordonnait ensuite de se baigner et de s’enduire le corps avec de l’élixir au benjoin ; de se passer le visage aux fumigations de lait mijotant à petit feu ; de se rendre la chevelure luisante en la frottant avec de l’huile d’amande parfumée au musc, et les ongles brillants en passant dessus le pinceau trempé dans le baume à l’aniline d’acajou. Puis, c’était tout un travail d’adresse avec la toilette des cils, sourcils, lèvres et pommettes. Et quand tout cela était bien fini, il fallait déjeuner, fumer, et faire la sieste ; se lever, vers l’heure où le soleil entre dans la kindié, brûler des aromates, boire des sirops et, enfin, entamer le gros morceau de la journée : les chants, les danses, la fête qui durait jusqu’à minuit.

Ma mère était beaucoup plus riche que mon père, et malgré ses dépenses folles, sa fortune, placée dans les entreprises peu claires de ses frères, lui rapportait des revenus si grands qu’il lui en restait de quoi capitaliser tous les mois (et toujours chez ses frères) de l’argent destiné à Kyra et à moi.

Je ne connais pas très bien l’histoire de ma mère. Je me souviens toutefois de l’avoir entendue nous raconter que ses parents étaient de riches hôteliers. Son père, un Turc bon et pieux, avait été envoyé de Stamboul, avec firman de la Sublime Porte, pour ouvrir une hôtellerie à Ibraïla, vers la fin du xviiie siècle ; mission lui était donnée de recevoir et d’héberger tous les gros personnages que le Sultan envoyait dans son pachalik. Il avait trois femmes, deux Grecques et une Roumaine ; la dernière, mère de ma mère ; les deux autres, mères de trois garçons dont un était devenu fou et s’était pendu. Mais ma mère aussi bien que ses deux frères de l’autre lit ne s’accordaient dans la maison paternelle que pour la chambarder. À ce qu’il paraît, on ne faisait rien de plus intéressant, dans cette maison, que d’entasser de l’argent, et de prier deux Dieux dans trois langues différentes.

Les deux garçons se lancèrent dans la contrebande, et ma mère, encore très jeune, était prête à les suivre, quand le brave Turc se décida promptement à la marier à un homme sévère et sans cœur, mon père, qui s’amouracha d’elle, « probablement, disait ma mère, dans un moment où le Seigneur se curait le nez. » Mon grand père donna à mon père beaucoup d’or, et légua à ma mère une grosse partie de sa fortune, avec droit de l’administrer, à sa guise, mais sous condition de rester mariée. Ainsi rivée à l’homme qu’elle détestait, elle sut se plier à la volonté du Turc, par crainte de se voir dépossédée, fit la chatte, gagna sa confiance au bout de plusieurs années de pénible fidélité, et à sa mort, réussit à lui arracher la fortune qui lui était destinée, et qu’elle plaça entre les mains de ses deux frères qui l’adoraient.

Alors commença la vie de fêtes, de plaisirs et de folles amours que j’avais sous les yeux, et que mon père ne pouvait plus empêcher malgré toute sa brutalité. Ma mère lui aurait volontiers fait cadeau de sa dot s’il eût voulu lui rendre la liberté, mais il tenait à se venger de son déshonneur. Le jour de leur séparation, en emportant tout ce qui lui appartenait, il avait dit à maman, en nous montrant, moi et Kyra :

« Ces deux serpents, je te les laisse ; ils ne sont pas mes enfants, ils sont comme leur mère !…

— Voudriez-vous qu’ils fussent comme leur père ? » avait-elle répondu. « Vous êtes un homme sec, un mort qui empêche les vivants de vivre… Je suis même très étonnée que votre sécheresse ait pu faire bourgeonner cette autre pousse sèche, qui est bien votre fils, mais pas le mien. »

Et la pauvre mère avait raison de dire que ce mort nous empêchait de vivre. Il le fit de plus en plus. Sachant que ma mère tenait à son visage autant qu’à sa vie, il la frappait surtout dans ce centre de sa vie ; et, les derniers temps, la malheureuse devait se soigner des huit et dix jours, pour faire disparaître les bleus et les plaies. Pendant ce temps, il ne pouvait être question de s’amuser, ni de recevoir des moussafirs. Cela la jeta dans la mélancolie, elle ne nous caressa plus comme avant ; et, pour la première fois, je la vis pleurer de désespoir.

Mais ce désespoir lui faisait prendre sa revanche avec une rage décuplée, pour rendre le tyran furieux ; et si bien elle y réussit, que sa furie nous fut fatale.

Un soir, la maison était bondée de moussafirs. Il y en avait au moins sept. Ma mère avait fait accrocher quatre chandeliers aux murs, sans parler du grand lustre du plafond. J’ai compté les bougies : il y en avait vingt-quatre. La lumière était aveuglante. Le jour même, elle avait appelé un serrurier et fait mettre un gros verrou à la porte massive de la cour qui fermait seulement à clef. Ainsi assurée, elle se livra à la joie la plus débordante que j’eusse connue. Je crois encore aujourd’hui qu’elle avait pressenti la fin de sa vie heureuse et qu’elle voulait la vivre intensément.

Des sept invités, trois étaient des musiciens grecs renommés dans les fêtes du temps. En ouvrant le bal, maman offrit à chacun d’eux une petite bourse en cuir contenant dix ducats de douze francs enveloppés dans un mouchoir en soie brodée, et leur dit :

« Palicarias ![5] Vous avez dans ces bourses cinq fois plus que votre droit, en jouant toute la nuit !… Je ne vous l’offre pas seulement par générosité. Dans cette maison, la joie se paie cher, et il se peut que vous soyez obligés ce soir de sortir par ces fenêtres : avez-vous les jambes souples ?… »

Et elle ouvrit les fenêtres suspendues sur le ravin. Les palicarias se penchèrent, inspectèrent, pesèrent le poids de l’or en faisant danser les bourses dans leurs mains, et acceptèrent avec un courtois : Êvallah !… Le jeu, le chant, la danse commencèrent.

Les trois instruments : clarinette, fifre et guitare, étaient adroitement maniés. Kyra et maman, indolentes l’une à côté de l’autre sur le sofa, écoutaient, ravies, le récit plaintif, puis tumultueux des Doïnas roumaines, les languissantes maniehs turques, et les pastorales grecques, accompagnées des claquements de mains des quatre moussajirs, ainsi que de leurs voix mâles.

Après chaque jeu et chant, maman servait des liqueurs, des cafés et des narguilés. Deux grosses tavas[6] avec cadaïf et sarailié s’offraient appétissantes aux yeux des gourmets.

Comme je ne faisais plus de veille ce soir-là, je dansai avec ma sœur, avec ma mère, seul, et avec toutes les deux jusqu’à l’étourdissement. C’était la plus grande passion de ma courte enfance à la maison : celle qui me faisait obtenir de Kyra les caresses les plus folles. La danse arabe du ventre, que j’exécutai seul, fut si riche en mouvements, le soir de cette dernière fête, que les trois musiciens, qui étaient des connaisseurs, me complimentèrent et m’embrassèrent avec effusion. Kyra était au paroxysme. Maman s’exclama :

« Eh oui !… Celui-là est bien mon fils ; il n’y a pas de doute !… »

Lors d’un repos, pendant que tous les hommes, assis sur le tapis, les jambes repliées à la turque, fumaient bruyamment leurs narguilés, Kyra demanda ce qu’était devenu un de ses adorateurs les plus assidus.

« Il s’est donné une entorse à la cheville, en dégringolant le talus, le soir de la dernière réunion !… » répondit le convive.

Et dans l’hilarité générale, il expliqua comment le bonhomme rageait, à ce moment dans son lit, en compagnie de son masseur. Cela rendit soucieux le guitariste, qui était trapu et lourdaud. Il alla à la fenêtre et mesura la distance de l’œil. Un moussafir le calma en l’instruisant :

« C’est pas très haut !… Deux mètres tout au plus. Seulement, il ne faut pas sauter trop en avant, mais vous laisser glisser doucement et vous tenir ferme sur la pente. En bas de la côte, vous trouverez votre fez et votre guitare !… »

On rit, et on recommença la danse.

Cet événement se passait vers le mois de juin, peu avant la moisson.

Du côté de la cour, les fenêtres étaient bouchées par de lourdes draperies, tandis que celles qui ouvraient sur le Danube n’avaient que des brise-bise. Et nous étions tous fatigués quand, ce matin-là, l’aube jeta sa blancheur dorée sur les vitres. On bâillait… L’atmosphère était empestée par la fumée des narguilés, malgré les aromates brûlés.

Ma mère alla à une fenêtre, ouvrit et aspira profondément l’air frais… À côté d’elle, moi et Kyra, nous regardions l’aurore éclairant déjà les marécages et la forêt de saules. Puis se tournant vers ses convives :

« Eh bien, mes amis, la fête est finie !… On va se coucher », dit ma mère.

À ce moment, le bruit d’un corps tombant lourdement dans la cour nous fit tressaillir, et, peu après, on entendit le grincement du verrou et des gonds du portail. Ma mère cria :

« Sauvez-vous !… ils ont escaladé le mur !… »

Et pendant que le père et son fis frappaient à la porte, les invités se jetaient par les deux fenêtres, oubliant toutes précautions, comme si dehors les attendaient des matelas de laine. Les musiciens furent les premiers à déguerpir, et les suivants les bousculaient par les fesses, en dépit du conseil de ne pas sauter trop loin. En quelques secondes, la maison était vide, les moussafirs, les uns sur les autres, roulaient sur la côte sablonneuse ; mais quant à cacher les traces de la fête, il ne fallait même pas y penser.

Et alors, bravement, maman alla ouvrir. Elle fut immédiatement empoignée par les cheveux et jetée à terre ; le frère fit de même avec Kyra ; et moi, affolé de voir ma sœur si cruellement frappée à coups de pieds, je pris un narguilé et assénai un coup sur la tête de mon aîné. Il lâcha Kyra, porta la main à sa tête qui saignait et se rua sur moi. Il avait près de vingt ans et était très fort. Je fus battu jusqu’à ce qu’il se jugeât satisfait, et que le sang me coulât par le nez et par la bouche.

Pendant ce temps, ma mère était littéralement assommée. Les vêtements en lambeaux, le corps presque nu, évanouie, le père la frappait encore. Le frère alla se laver la tête ensanglantée, et Kyra courut vers un tiroir d’où elle revint, un stylet à la main ; mais nous restâmes terrifiés devant l’horreur qui s’offrait à nos yeux : le père avait pris une sandale au talon de bois — perdue dans sa fuite par quelque moussafir — et, avec le talon, il cognait sur le visage de la pauvre mère qui bougeait à peine ses bras. Sa figure, baignée dans le sang, était une plaie.

Kyra s’avança pour frapper dans le dos le barbare, chancela, et s’évanouit. Le père la souleva, la jeta dans un grand placard, qu’on appelle iatak, et poussa le verrou. Il me laissa, moi, sous la garde du frère qui pansait sa tête avec un gros mouchoir ; puis, il prit maman sur son dos et sortit dans la cour, d’où quelques minutes après, j’entendais la trappe lourde de la cave retomber bruyamment sur la malheureuse et l’enfermer comme dans une tombe. En rentrant, il fonça sur moi avec les poings serrés, et en ouvrant des yeux qui me firent croire que ma dernière heure avait sonné. Mais il ne me toucha pas et dit :

« C’est comme ça, hé ?… Tu casses la tête de ton aîné, et ta patchaoura de sœur voulait m’assassiner !… Eh bien, maintenant c’est fini avec vous tous ! »

Ils éteignirent les bougies et m’emmenèrent. En passant par la cour, je jetai un coup d’œil sur la trappe : un gros cadenas, liant deux pitons, rendait toute évasion impossible ; et je sanglotai à l’idée que ma pauvre mère, blessée, meurtrie, vivante encore, restait enterrée dans cette horrible tombe, pendant que Kyra, dans le placard, suffoquait de désespoir.

Dehors, il faisait jour… Des charbonniers turcs, le bât sur le dos et la canne pointue sous le bras, allaient vers le port, au travail. Et moi, où allais-je ?…

Nous arrivâmes à la maison du père, et je fus aussitôt mis à tourner la meule, où les apprentis aiguisaient des haches, des ciseaux et des gouges ébréchés. Autour de moi, pêle-mêle, gisaient des troncs de chênes, de tilleuls et de peupliers, ainsi que des pièces de char détachées : roues, moyeux, rais, timons, jantes ; le tout englouti dans des tas de copeaux.

On ne me donna rien à manger jusqu’à midi. Non habitué au travail, je tombai de faiblesse. Le frère me fouetta, et la vieille servante m’apporta, pour toute nourriture, du pain, des olives et de l’eau.

Mais le plus triste fut quand je m’aperçus que j’étais sous la surveillance de tout le monde, et qu’il n’y avait pas moyen de me sauver. L’après-midi, je tournai encore, et quand je n’en pouvais plus, le frère passait et me donnait des coups de pied dans les jambes. Lui et son père, ceints du tablier en cuir, ainsi que tous les ouvriers, travaillaient, allaient et venaient, graves, moroses, les sourcils froncés, au milieu d’une tristesse où l’on n’entendait que le bruit des outils et les explications ou les ordres brefs. Le soir, on m’enferma dans une chambre dont la fenêtre avait des barreaux. Là, sur un paillasson jeté par terre, et sans lumière, je passai toute la nuit à pleurer et pensant aux chères créatures qui étaient encore plus malheureuses que moi.

Le lendemain, la journée fut semblable à la première. Je me demandais avec angoisse si la barbarie du père irait jusqu’à condamner à l’abandon les deux femmes enfermées, battues et malades. Le soir venu, je me décidai à pleurer moins et à tâcher de me sauver à tout prix.

Je m’étais aperçu que, dans la cour, il y avait des échelles de toutes dimensions, et, dans mon réduit, des tas de rais grossièrement façonnés : c’était, en fait, la liberté. La servante m’apporta le dîner, pain et fromage, et me dit méchamment :

« C’est moins bien ici qu’à la maison, hé ?… C’est que, vois-tu, la vie n’est pas faite rien que de plaisirs : il y a la peine aussi, hé ! hé !… »

Et elle m’enferma. Je m’endormis aussitôt. Quand je me réveillai, c’était nuit encore. Je restai éveillé et je pleurai, en me rappelant le visage ensanglanté de ma mère. Puis, des coqs commencèrent à chanter, et je vis la pointe de l’aube. La maison était plongée dans le sommeil. Rapidement, j’ouvris la fenêtre et, avec un rais, j’écartai légèrement les deux barreaux qui n’étaient pas bien épais. Dans la cour, une hache était plantée dans un tronc. Je l’arrachai, je pris une petite échelle sous le bras et je montai sur une autre pour escalader le mur ; une fois dehors, je courus à toutes jambes par le chemin du port.

Il faisait à peine jour quand j’arrivai au bas du talus, au-dessus duquel notre maison dormait le sommeil du désespoir. Et, pour une fois, je me mis à grimper cette pente que je n’avais jamais parcourue qu’en dégringolant.

Arrivé en haut, j’appuyai l’échelle, le cœur battant, et je frappai le carreau, qui vola en éclats. Alors, après un instant de puissante émotion, j’entendis la douce voix de Kyra, criant de son placard :

« C’est toi, Dragomir ? »

En m’entendant appeler par la chère sœurette, prisonnière dans son iatak, je frémis et criai :

« C’est moi !… Je viens pour vous délivrer !… »

Et, par la brèche, je me jetai à l’intérieur et tirai le verrou. Kyra, toute pâle, le visage gonflé de pleurs, m’enlaça le cou et demanda vivement :

« Et maman ?… Et maman ?…

— Elle est enfermée dans la cave, il faut la tirer de là, et nous sauver !… »

La porte de la maison était fermée à clef. J’ouvris une fenêtre et sautai dans la cour. À coups de hache, je brisai les pitons et descendis l’escalier, suivi de Kyra. Une odeur de moisissure, de choucroute et de légumes pourris nous prit au nez, car depuis deux ou trois ans personne n’allait plus à la cave. Des tortues se mouvaient lentement, et leurs œufs, un peu plus gros que des œufs d’oiseaux, s’alignaient le long des murs. C’est au milieu de cette misère que ma mère vivait depuis quarante-huit heures.

Quand nous la découvrîmes, elle se tenait debout, la tête enveloppée dans les lambeaux de ses vêtements qui n’existaient plus, car ils n’étaient que loques. Nous l’aidâmes à monter l’escalier gluant ; et dehors, au spectacle de ce qui restait de notre brillante mère, nous tombâmes à ses pieds, comme devant une martyre. Un œil était caché sous le bandage, mais on pouvait juger de son état d’après le reste du visage tuméfié, le nez crevé, les lèvres fendues, le cou et la poitrine pleins de sang caillé. Les mains, également, étaient ensanglantées, et un doigt écrasé.

Elle nous releva, et dit d’une voix sourde :

« Sauvons-nous, avant tout !… Et prenez avec vous un peu de nourriture. »

Nous rentrâmes dans la chambre, où elles se lavèrent et s’habillèrent sobrement, à la hâte ; ma mère emporta la cassette avec ses bijoux et l’argent, et nous descendîmes lentement la pente du talus, après avoir jeté l’échelle à l’intérieur et refermé la fenêtre par laquelle tant de moussafirs s’étaient sauvés. Il était écrit qu’en dernier lieu la maîtresse de la maison elle-même devait passer par là !

Une heure plus tard, nous nous trouvions sur la route de Cazassou, complètement perdus dans les champs de blé. Devant les deux monticules qu’on appelait dans le temps tabié[7], ma mère fit une halte… Là, assis sur l’herbe entre les deux tabié qui nous cachaient du côté de la route, notre mère nous parla à peu près ainsi :

« Mes enfants… Je m’attendais à beaucoup de mal de la part de votre père, mais je ne m’attendais pas à être défigurée sans être tuée sur le coup, car, sachez que mon œil gauche est presque sorti de l’orbite. Pour moi, cela, c’est pire que la mort… Je suis faite par le Seigneur pour les plaisirs de la chair, aussi bien qu’il a fait la taupe pour vivre loin de la lumière ; et, pareille à cette bête qui a tout ce qu’il lui faut pour vivre dans la terre, ainsi, moi, j’avais tout ce qu’il me fallait pour jouir de la vie de plaisirs. J’avais fait vœu de me tuer, si la force des hommes avait voulu me plier à une autre vie que celle que je sentais dans mon corps. Aujourd’hui, je pense à ce vœu. Je vous quitte… Je vais me soigner loin de chez nous. Si j’arrive à sauver mon œil et à effacer toute trace de laideur, je vivrai et vous me reverrez… Si mon œil est perdu, vous ne me reverrez plus… Et voilà ce que j’ai à vous dire : toi, Kyra, si — comme je le pense, — tu ne te sens pas portée pour vivre dans la vertu, dans cette vertu qui vient de Dieu et s’exerce dans la joie, — ne sois pas vertueuse, contrainte et sèche, ne te moque pas du Seigneur, et sois plutôt ce qu’il t’a faite : sois une jouisseuse, sois débauchée même, mais une débauchée qui ne manque pas de cœur ! C’est mieux comme ça. Et toi, Dragomir, si tu ne peux pas être un homme vertueux, sois comme ta sœur et ta mère, sois un voleur même, mais un voleur qui ait du cœur, car l’homme sans cœur, mes enfants, c’est un mort qui empêche les vivants de vivre, c’est votre père…

« Maintenant, vous resterez dans cet endroit où nous sommes, jusqu’au moment où le soleil descendra à trois lances de l’horizon. S’il pleut, ou s’il y a de la foudre, n’allez pas vous abriter sous les arbres, mais cachez-vous dans le trou que vous voyez creusé dans ce monticule. Peu après les vêpres, deux hommes à cheval viendront ici vous chercher et vous prendre sous leur protection ; ce sont mes frères, deux hommes de cœur et de parole. Je ne puis pas vous amener chez eux, où je vais en ce moment, car vous êtes encore des enfants ; vous pourriez les trahir malgré vous. Et au cas où ils n’arriveraient pas avant l’heure de kindié, rentrez dans la cité et demandez, en mon nom, hospitalité à la locanda où je suis abonnée ; mais ne quittez plus votre chambre avant que mes frères viennent vous chercher ! J’ai encore une chose à vous recommander : notre corps est sujet à des maladies affreuses. Par la grâce de Dieu, ni moi, ni vous, n’avons connu cette souffrance, mais elle existe, et sans nombre sont ceux qui en sont atteints. Pensez à eux dans vos moments heureux, et versez, tous les ans, une partie de votre argent à la maison où ces malades sont soignés ! Je vous laisse beaucoup d’argent chez mes frères… »

En disant cela, elle tira de sa cassette deux bagues, qu’elle noua dans un mouchoir en soie et cacha dans le sein de Kyra, nous embrassa longuement, longuement, et partit, entièrement enveloppée dans son manteau à capuchon.

Lorsqu’elle fut à une trentaine de pas, elle se tourna vers nous et colla ses mains à ses lèvres ; puis levant le bras tout en haut, nous montra de l’index la voûte céleste, nous tourna le dos et disparut.

« Qu’est-ce que cela voulait dire ? » demandai-je à Kyra.

« Cela voulait dire, mon cher frère, que nous nous reverrons dans le ciel », me répondit-elle.

Je n’ai plus revu ma mère…

Restés seuls, nous oubliâmes que nous étions affamés et nous pleurâmes enlacés jusqu’à ce que l’épuisement et la chaleur du soleil nous plongeassent dans un sommeil bienfaisant. Au réveil, nous eûmes l’impression que nous n’appartenions plus à ce monde, qu’une chose épouvantable venait de se passer ; et nous ne savions plus si nous étions la proie d’un cauchemar, ou si notre vie jusqu’à ce moment avait été un rêve. Devant nous, un champ de colza nous envoyait son parfum sous le souffle léger d’un zéphyr étouffant ; et des papillons, des libellules, des guêpes nous agaçaient sans cesse avec leur joie non partagée.

L’heure de vêpres arriva… Le soleil, descendant vers l’horizon, perdait de son éclat… Nous nous inquiétâmes, et nos regards commencèrent à scruter le chemin solitaire du côté où la mère avait disparu ; nous montâmes sur une tabié et nous vîmes un nuage de poussière se dessiner au loin sur la route de Cazassou. Au bout de quelques minutes, deux cavaliers surgirent, galopant et laissant derrière eux une traînée poussiéreuse. J’eus peur et descendis, craignant d’être foulé sous les sabots des chevaux, dont la crépitation rythmique parvenait à mes oreilles. Mais Kyra ne me suivit pas. Debout sur la crête, sa jupe légère flottant, elle faisait signe du mouchoir et cria de plaisir, à l’arrivée impétueuse des deux hommes. Ceux-ci prirent leurs chevaux par la bride, entrant dans le champ, leur enlevèrent le mors et les laissèrent paître entre les deux tabié qui les cachaient, du côté de la route.

Kyra descendit rapidement la pente, se débarrassa du voile qui lui serrait la tête, et — sa belle chevelure d’or répandue sur ses épaules, — elle se jeta aux pieds de nos oncles inconnus, qui se tenaient devant nous, hauts et larges comme deux chênes touffus. C’étaient deux colosses de même taille, paraissant avoir entre quarante et cinquante ans, l’un plus jeune que l’autre ; ils portaient des turbans sur leurs têtes tondues au ras du cuir ; barbes et moustaches tombantes leur cachaient la bouche ; leurs grands yeux avaient un regard pénétrant, insupportable, mais clair et franc. Leurs mains poilues semblaient des pattes d’ours ; ils étaient noirs comme des diables dans leurs ghébas[8], qui les enveloppaient depuis le cou jusqu’au-dessous des genoux.

Ils restèrent un instant ainsi plantés, à nous regarder ; moi, debout, croyant me trouver devant deux apparitions de contes ; Kyra, jetée à leurs pieds. Puis, ils enlevèrent leurs manteaux, et je vis qu’ils étaient habillés à la mode turque : vestons sans manches, pantalons larges, vaste ceinture de laine rouge ; mais surtout je fus terrifié de voir qu’ils étaient armés jusqu’aux dents, comme de vrais antartes[9] : arquebuse à canon court, accrochée aux épaules ; pistolets et coutelas enfouis à la ceinture.

C’est à ce moment que la terrible passion de Kyra éclate comme un coup de foudre. Par une seule prière à ces deux hommes puissants, elle anéantit une famille, tombant elle-même victime de sa passion vengeresse.

Le plus âgé des deux hommes souleva Kyra et la regarda dans les yeux, les mains sur ses épaules. Une grimace esquissée dans la forêt de poils qui lui couvrait le visage me fit deviner qu’au-dessous il devait y avoir un sourire. Un sourire plus précis fut dessiné par ses yeux. Il dit en roumain, d’une voix métallique et basse :

« Fillette !… Dis-moi dans laquelle de ces trois langues tu t’exprimes le mieux : en turc, en grec, ou en roumain ?…

— En roumain, croix de vaillant ![10] » répondit-elle courageusement, le fixant avec une incroyable audace.

« Et tu t’appelles ?

— Kyra.

— Eh bien, Kyralina, je t’embrasse en oncle, mais heureux le mortel qui mordra tes cerises en amant !… »

Il l’embrassa et la passa à son frère. Puis :

« Et toi, brave Dragomir : en as-tu une mine effarée !… » dit-il en m’embrassant.

Et il ajouta, en couchant son arquebuse sur le manteau.

« Est-ce par hasard nos barbes qui t’effraient ? »

Disant cela, il se jeta sur l’herbe et me prit près de lui. Je n’osai pas répondre. Il insista :

« Dis, Dragomir, connais-tu peut-être la peur ?

— Oui », répondis-je timidement.

« Qui te fait peur ?…

— Vos armes, vous en avez trop… »

Il partit d’un rire homérique :

« Ha !… ha !… ha !… Mon brave Dragomir !… On n’a jamais trop d’armes, lorsqu’on est brouillé avec Dieu et la justice de ses créatures !… Mais tu ne comprends pas cela, à ton âge… »

À ce moment, Kyra se jeta à genoux, réunit ses mains comme dans une prière, et cria :

« Je comprends cela, moi !

— Et que comprends-tu, Kyra Kyralina, jeune tige de rosier ?

— Je comprends que les hommes sont mauvais et que tu les châties !…

— Bravo, Kyralina !… » cria-t-il, claquant des mains. « Est-ce que ton jeune cœur nourrirait quelque vengeance ?…

— Une sainte et juste vengeance !… »

Et, prononçant ces mots, elle souleva la lourde arquebuse qui gisait sur le manteau, l’embrassa et cria :

« Tu déchargeras ça, pas plus tard que ce soir, dans la poitrine de mon père !… Et ton frère fera même justice à mon aîné !… Faites cela, je vous en conjure, au nom de notre mère qui nous a quittés !… Vengez deux orphelins, et je me ferai votre esclave !… Vous m’emporterez avec vous !… »

L’oncle enleva l’arme de ses mains, s’assombrit et parla :

— Kyra… Dieu a eu tort de te faire femme !… En parlant de vengeance, je pensais à quelque bastonnade que tu voudrais faire appliquer à des amoureux qui t’auraient embrassée malgré toi… Mais tu parles des choses que nous avons déjà en tête : tu verses de l’huile sur le feu… »

Et après une courte pause :

« Dis-moi, fillette de l’enfer, n’auras-tu pas une peur mortelle en voyant, ce soir, la tête de ton père voler en éclats ?… »

Les yeux écarquillés, et rouge comme le feu, elle répondit :

« Je tremperai mes mains dans son sang et je m’en laverai le visage !… »

L’oncle fronça les sourcils et plongea son regard dans le brasier du soleil couchant, comme s’il prêtait l’oreille au chalumeau lointain d’un berger qui se lamentait. Puis, il se mit à parler en grec avec son frère, en hachant les mots, pour les rendre encore plus incompréhensibles.

Autour de nous, les chevaux broutaient l’herbe et éternuaient, dociles comme deux moutons, tandis que la nuit descendait autour des deux tabié qui devenaient noires.

Nous étions silencieux… La fraîcheur de l’air fit frissonner Kyra ; l’oncle, tout en causant à voix basse, prit les deux manteaux et nous en enveloppa. Ainsi, nous restâmes jusqu’aux pleines ténèbres. Alors, les deux hommes se levèrent. L’aîné dit à ma sœur :

« Eh bien, Kyra Kyralina, vipère à l’haleine douce, fille de libertine : ainsi soit-il !… Ton désir a fait bouillonner mon sang… Nous essaierons, ce soir… Pour cela, toi et ton frère, vous nous servirez d’hameçon. »

Kyra plia le genou et lui baisa la main. Je fis comme elle, prenant la main de l’autre homme, qui me demanda :

« Toi aussi, Dragomir, tu réclames la vengeance ?

— Je hais mon père et mon frère », dis-je.

Le plus âgé sauta sur son cheval et souleva Kyra, l’asseyant devant lui, en travers, pendant que le cadet me prenait en croupe et m’attachait à lui avec une courroie. Ils sortirent du champ au pas, mais, une fois sur la route, le premier toucha de ses étriers le ventre du cheval qui partit au galop, suivi par le nôtre à vingt pas en arrière.

Nous courûmes ainsi, le temps de fumer une cigarette. Ensuite, arrivant aux abords de la cité, ils tournèrent à gauche, par une route qui tombait en ligne droite sur le Danube ; et un galop fantastique me fit croire, pendant quelques minutes, que le diable m’emportait. Sous l’admirable clair de lune qui argentait le chemin, la chevelure de Kyra, échappée de son manteau, flottait en l’air comme une quenouille défaite.

Peu après, nous commençâmes à descendre une pente ; quand l’écharpe du fleuve apparut étincelante, les deux chevaux ralentirent leur folle allure, et enfin, brusquement, stoppèrent à l’orée d’un petit bois de saules ; nous nous trouvions à l’endroit appelé Katagatz, à une heure à pied du port et de notre maison. Là, sans descendre de cheval, les deux hommes se rapprochèrent et échangèrent quelques mots que je ne compris point ; puis, l’aîné mit deux doigts dans sa bouche, lâcha un sifflement long et perçant, et, après une petite pause, deux autres très courts.

Au bout d’un moment, un vieillard turc à longue barbe blanche surgit d’entre les saules, s’approcha, traînant des sabots, et fit une téméné[11], les bras croisés sur la poitrine.

Mes oncles répondirent en turc, par un :

« Bonsoir, Ibrahim. »

Il prit les chevaux par la bride, et nous le suivîmes. Tout près, de l’autre côté des saules, face au Danube, se trouvait sa chaumière, écoulée par les inondations. Il était pêcheur d’écrevisses et petit cultivateur de pastèques. Le troisième emploi, vous le devinez facilement. Il attacha les bêtes sous un abri de roseaux et entra dans son taudis, où le grand oncle alla le rejoindre pour très peu de temps ; puis, il sortit seul, prit Kyra dans ses bras, et partit à grands pas. Son frère fit de même avec moi. Et, nous portant ainsi comme des petits enfants, les deux hommes se dirigèrent vers le port, en longeant le fleuve. Leurs pieds s’enfoncaient dans le limon humide. Des branches sèches craquaient sous leurs pas.

Arrivés au bas du talus, nous rampâmes. La maison était plongée dans l’obscurité, et nous remarquâmes que le carreau à la vitre brisée était bouché avec des planches clouées. Nos oncles prêtèrent l’oreille ; puis ils enfoncèrent les planches à coups de crosse, et nous pénétrâmes dans la maison. L’aîné nous dit :

« Nous allons passer dans la cour et nous cacher dans la cave ; nous y resterons au besoin, jusqu’au matin. Fermez la fenêtre, allumez six ou huit bougies, mangez quelque chose, et couchez-vous habillés sur le sofa, entendez-vous ?… sur le sofa, et sans éteindre la lumière ! S’ils arrivent et commencent à vous questionner, dites-leur ce que vous voulez : ils ne vous embêteront pas longtemps. Mais laissez écartés les rideaux des fenêtres de la cour ! C’est d’une grande importance… Et n’oubliez pas de vous tenir sur le sofa. »

Ils disparurent par la fenêtre.

Ah ! les heures de cette nuit !… Mille ans je vivrais, et encore à ma mort je me rappellerais les terribles secondes…

Je haïssais mon impitoyable père, ainsi que la créature qui lui ressemblait ; je désirais ardemment que le diable les emportât !… Mais… vouloir la disparition de quelqu’un, c’est une affaire de haine, tandis qu’assister à son exécution, il faut avoir… il faut avoir quoi ?… Je n’en sais rien !… Je voulais dire qu’il faut avoir de la cruauté ; mais Kyra n’était pas cruelle, j’en suis sûr.

Alors ?… Comme c’est triste d’être homme et de comprendre la vie moins que les bêtes ! Pourquoi la pitié à côté de la haine ?… Et pourquoi aime-t-on ?… Et pourquoi tue-t-on ?… Pourquoi sommes-nous livrés à des sentiments qui font du mal à d’autres et à nous-mêmes ?…

Restés seuls, mon premier mouvement, aussitôt les bougies allumées, fut de regarder dans les yeux de Kyra ; je la trouvai aussi fanatique dans son désir de meurtre. Elle s’en faisait une fête. Elle était dans l’extase. Elle s’habilla en décolleté et se maquilla, comme pour recevoir des moussafirs, et elle ne cessait pas une minute de chantonner. Sur sa pommette gauche, elle portait une tumeur violette, grosse comme une noix :

« Embrasse ça fort ! » me dit-elle, « Ce soir, le feu de l’arquebuse l’effacera !…

— Kyra », dis-je, en embrassant la blessure, « n’aimerais-tu pas mieux appeler nos oncles et partir avec eux ?…

— Non ! » cria-t-elle ; « d’abord il faut punir le meurtrier de notre mère !… Ensuite, nous partirons.

— Mais ça doit être effroyable à voir !

— Ça doit être beau ! » hurla-t-elle, ouvrant les bras et m’embrassant.

Les minutes s’écoulèrent, lentes, terrifiantes, comme dans un cauchemar. Je caressais l’espoir que le père et le frère ne viendraient ni ce soir, ni les suivants, et que les oncles, lassés, abandonneraient leur projet. Mais ce que les ursitele[12] ont décidé est plus fort que notre désir ; — et qui sait si la volonté de Kyra n’était pas leur volonté ?…

Elle courait à la glace pour se regarder et aux fenêtres de la cour pour écouter, embrassait ses cheveux, dansait avec son voile, et se jetait sur les coussins, en riant étrangement. Puis, tout à coup, elle devint pensive, se leva, alla dans une chambre voisine et revint avec un petit poignard :

« Vois-tu ça ? » me dit-elle sourdement ; « si tu trahis la présence de nos oncles, je le planterai dans mon cœur. Et tu resteras seul !… Je le jure sur ma mère ! »

Je m’épouvantai. Cette idée ne m’était pas venue. Je suppliai Kyra :

« Remets-ça en place, Kyra ! À mon tour, je jure sur ma mère que je ne dirai rien… »

Mais elle mit le poignard quand même dans son corsage.

À peine avait-elle eu le temps de le cacher que les gonds de la porte crièrent une lamentable plainte qui résonna dans mon cœur comme un hurlement d’agonisant. Kyra frémit, ses yeux lancèrent des flammes, et elle se jeta sur le sofa, à ma droite, en me soufflant à l’oreille :

« Il ne faut pas regarder vers les fenêtres de la cour, jamais ! jamais !… »

La clef grinça dans la serrure ; et, glacé, cloué à côté de Kyra, je vis apparaître le père suivi de mon aîné, le front plissé, les poings serrés…

Il eut juste le temps de nous demander, en montrant la fenêtre du talus ouverte :

« Qui a cassé ça ? Où est votre mère ? »

Deux détonations, presque simultanées, foudroyèrent les carreaux, ébranlèrent la maison et remplirent la chambre d’une fumée épaisse qui sentait le chiffon brûlé et la poudre. Serré dans les bras de Kyra, je ne pus voir autre chose, dans cette seconde terrible, que le frère tombant à la renverse et le père qui se jetait par la fenêtre du port ; je fermai les yeux, étouffé ; mais je les rouvris aussitôt, pour voir mon aîné, par terre, la tête éclatée comme une pastèque brisée contre un mur, et les deux oncles déchargeant quatre feux de pistolet sur les traces de mon père, penchés sur la fenêtre par où il venait de se sauver.

Me lâchant, Kyra bondit au milieu de la chambre et cria :

« Vous l’avez raté !… Vous l’avez raté !… Il n’a eu que l’oreille gauche emportée ! »

Pour toute réponse, ils éteignirent toutes les bougies, et le cadet sortit par la cour, pendant que l’aîné nous poussait à l’entrée. Il nous fit asseoir sur un divan, et là, dans l’obscurité complète, il nous dit :

« Je vous embrasse, Kyralina, Dragomir, pour la dernière fois peut-être… Votre père est le troisième homme que je rate, et, si je dois en croire mon ursita, ma mort doit venir de la main du troisième ennemi que mon arquebuse a raté par pleine lune. Bien sûr, je tâcherai de défendre ma peau, mais on ne détourne pas son destin. Écoutez maintenant !… Le patron de l’hôtellerie où votre mère est abonnée viendra dans un moment vous prendre. Chez lui, vous trouverez deux chambres et le nécessaire ; demain, il reviendra ici pour enlever vos effets personnels. Dans cette maison, vous ne mettrez plus les pieds, jamais !…

— Vous ne nous emmenez pas ? » demanda Kyra, d’une voix tremblante.

« Non, je n’ai pas ce droit… Notre vie est dure et vous êtes élevés dans le duvet…

— Mais alors, notre père nous tuera…

— Il ne vous tuera pas… D’ailleurs, d’ici à peu de temps, nous le mettrons de nouveau en joue, et alors, il n’échappera plus : d’une façon ou de l’autre, il périra, car nous sommes deux, et il est seul. Vivez donc selon votre goût et faites comme si vous ne nous aviez jamais connus : vous ne nous reverrez plus qu’après la disparition du chien. Si, de temps en temps, vous voulez savoir si nous sommes en vie, approchez-vous de l’aubergiste et prononcez mon prénom : Cosma. Il vous dira ce qu’il saura. Mais davantage saura Ibrahim, le pêcheur d’écrevisses de Katagatz, et au cas où vous l’entendrez criant sous vos fenêtres : « Écrevisses fraîches !… Écrevisses !… » descendez et suivez-le hors de la cité : il aura quelque nouvelle à vous apporter de notre part. Enfin, si les autorités vous interrogent sur ce qui s’est passé cette nuit, dites tout ce que vous avez vu, mais ne dites pas ce que vous pensez, et ne pensez rien ! »

Il se tut… Des pas résonnaient dans la cour : l’aubergiste entra. L’oncle nous embrassa et disparut. Nous partîmes aussitôt après.

L’hôtellerie était située à cinquante pas de notre maison et occupait une position pareille. Mais quelle différence entre le confort de nos chambres et bien qu’elles fussent les meilleures la simplicité de celles qu’on nous désigna !… Nous en pleurâmes toutes nos larmes. Heureusement les chambres avaient l’avantage d’ouvrir sur le Danube et communiquaient entre elles.

Devant la flamme vacillante d’une seule bougie, devant ces meubles mesquins, ce tapis pauvre et usé, Kyra, jetée tout habillée sur son lit, vit l’inanité de sa vengeance, et pleura plus fort que moi.

Épeuré de me voir seul dans ma chambre, les yeux remplis d’horreur, j’emportai une couverture, et m’étendis sur le divan de ma sœur. Je m’endormis bientôt, brisé par les trois jours de torture, laissant les bougies allumées et Kyra en sanglots.

Le lendemain matin, je fus tout de même content, lorsque les premiers rayons de soleil pénétrèrent dans la chambre, qui me parut plus belle. Mais l’idée de revoir mon père m’affola. Je réveillai Kyra, qui dormait, et je lui proposai de nous sauver. Elle pensait comme moi. Les yeux rouges, la face gonflée, elle restait au bord du lit dans un état de prostration. Je crus qu’elle avait des remords et je le lui demandai :

« Non », me répondit-elle ; « je suis désespérée que le père ait échappé… S’il était « parti » en même temps que son fils, nous serions en ce moment chez nous… Cette laideur me dégoûte… »

Et elle jeta un coup d’œil dédaigneux sur la chambre. Nous sortîmes. Devant la porte, par la fraîcheur matinale, l’hôtelier fumait son narguilé. Il se leva et nous fit une révérence :

« Puis-je vous demander pourquoi vous sortez si tôt ? » dit-il, très respectueux, en turc.

« Abou-Hassan, nous avons peur de la police et de notre père », répondit Kyra, dans la même langue.

— Je réponds de vos personnes, mademoiselle, tant que vous serez tranquilles dans ma maison. »

Et, jetant un coup d’œil derrière lui, il ajouta très bas :

« Vous êtes ici pour cela. »

Je n’ai jamais su ce qu’il en était de cet homme, ni le commerce qu’il avait avec la famille de ma mère ; mais je sais que, vraiment, personne ne vint nous déranger chez lui ; et le père ne se montra plus. Cependant comme nous n’en croyions rien, nous nous éloignâmes quand même ; et alors, commença cette belle et triste vie, qui dura un mois, et qui était toute remplie de soleil et de vagabondage.

Ce fut quelque chose de nouveau pour nous, une volupté inconnue, une autre vie, deux oisillons qui s’échappaient de la cage et essayaient leurs ailes, en se jetant avides dans la lumière !…

L’auberge avait une sortie par derrière, très sale, mais très pratique pour nous, car elle nous permettait d’aller et de venir sans être vus : c’était une petite porte qui ouvrait devant un escalier primitif pratiqué dans le talus, du côté du port, et cet escalier se trouvait juste au-dessous de nos fenêtres. Lorsque nous fûmes habitués au malheur, nous disions, en riant, que c’était encore mieux qu’à la maison, car la pente sous les fenêtres de maman n’avait pas d’escalier.

Nous nous sauvions le matin de bonne heure, après avoir déjeuné, et nous rentrions à midi. On nous servait les repas dans nos chambres. Les après-midi également, nous les passions dehors. Comme la moisson était finie, Kyra prenait grand plaisir à aller ramasser des épis de froment, faire des gerbes et les offrir aux pauvres glaneuses qui se courbaturaient sur les champs. Ou bien, nous allions courir sur les terres en friche, où broutaient des milliers de brebis, dont la masse mouvante se déplaçait sans cesse, laissant derrière elles le sol couvert de leurs crottes, ainsi que de flocons de laine accrochés dans les chardons. De vieilles femmes allaient de chardon en chardon, et ramassaient les flocons. Nous les imitâmes et leur offrîmes notre joyeux butin.

Une fois, nous poussâmes nos gambades jusqu’aux deux tabié où notre mère nous avait quittés, et découvrîmes seulement alors que, le soir du départ avec les oncles, nous avions oublié le paquet qui contenait notre nourriture. Des chiens errants l’avaient déchiré et mangé ; il ne restait que des débris de chiffons.

Nous versâmes des larmes. Le souvenir de notre désastre nous apparut sous un jour d’autant plus triste que nous étions en train de l’oublier, et ces moments d’enfantine douleur alternaient sans transition avec les heures de débordante joie qui gonflaient nos poitrines. Élevés « dans le duvet », selon l’expression de l’oncle Cosma, fleurs de serre, nous ne connaissions que les plaisirs de la chambre de maman : les danses, les chants, la coquetterie et la mangeaille. Cela, c’était beau. Mais nous découvrions maintenant qu’il y avait un « dehors », et que ce dehors, riche en lumière, embaumé de parfums sauvages, était bien plus beau : nous n’avions pas su jusque-là ce que c’était que de courir derrière un papillon, de caresser une sauterelle verte, d’attraper de gros bourdons cornus, d’entendre les oiseaux chanter sur leur vaste empire, le grillon invisible à la tombée de la nuit croiser son cri-cri avec le lointain chalumeau du berger, l’abeille sortir à reculons d’une fleur, les pattes saupoudrées de pollen. Et surtout, nous n’avions aucune idée de la volupté que le cœur éprouve, quand le corps se baigne dans les caresses du vent qui souffle sur un champ en été.

Nous connûmes tout cela, et la saveur des gâteaux fut oubliée ; oubliées, la volupté de la danse, la fumée des narguilés et l’odeur des aromates. Oubliés, notre mère défigurée et le désir de vengeance. Le teint de Kyra brunit en peu de jours ; et jamais femme plus belle ne courut sur un champ, les yeux humides d’amour, la chevelure flottant comme un oriflamme, les jupes indiscrètes relevées, les seins voluptueusement offerts au Dieu Soleil !…

Pendant ce temps, une légende se créait dans le faubourg : on affirmait, avec certitude, que c’étaient les amoureux de ma mère qui avaient tué le frère et coupé l’oreille gauche du père !… Et on allait jusqu’à citer les noms des deux moussafirs qui, par une étrange coïncidence, s’embarquèrent pour Stamboul, la nuit même du drame. Nous comprîmes que le père gardait le secret du meurtre et n’avait point porté plainte.

Tranquillisés par son indifférence à notre égard, nous reprîmes nos ballades, de plus belle ; mais bientôt, Kyra devint moins assidue. C’est que, voyez-vous, nos bons moussafirs se mirent à louvoyer autour de la nouvelle demeure et à faire des sérénades sous nos fenêtres, du côté du port, où les passants étaient rares. Péniblement accrochés aux marches de l’escalier qui s’éboulait sans cesse, ils devinrent de soir en soir plus nombreux ; et c’était d’un comique tordant, de voir ces hommes ridiculement étagés sur la pente du talus, braillant, mêlant le jeu de leurs instruments dans une affreuse cacophonie, s’invectivant comme des larrons en foire, et parfois dégringolant sur la pente comme des sacs remplis.

Kyra et moi prenions plaisir à regarder de nos fenêtres ces fous, qui, tous, demandaient des rendez-vous : Abou-Hassan leur versa des seaux d’eau froide sur la tête ; mais l’amour est plus fort que l’eau, et ils continuèrent à nous divertir. Pour les faire enrager, Kyra reprit ses toilettes et ses coquetteries ; et de cette façon, je fus seul à trotter, le matin. Je le fis de bon cœur, mais je n’allai plus si loin. Le Danube m’attira avec une force irrésistible. J’avais onze ans passés, et je ne connaissais pas le plaisir de glisser sur le fleuve dans une de ces barques dont les rameurs chantent, langoureux, en descendant le courant.

En ce temps, le port n’avait point de quai, et on pouvait avancer de dix et vingt pas, jusqu’à ce que l’eau vous arrivât à la poitrine. Pour entrer dans une barque, il fallait traverser de petites passerelles en bois ; les voiliers, ancrés au loin, frottaient leurs coques contre des pontons qui soutenaient un bout du grand pont fait de billots et de planches. Une fourmilière de chargeurs turcs, arméniens et roumains, le sac au dos, allait et venait en courant sur ces ponts qui pliaient sous le poids.

Je commençai par contempler de loin tout ce monde ; puis, j’allai me mêler aux gamins des quatre ou cinq nations qui habitaient la ville, et je pris goût à leurs jeux. J’aimais surtout les voir se baigner, tout nus comme de petits diables bruns. Je voulus même me baigner avec eux, mais je fus effrayé en voyant comme ils se battaient dans l’eau, se plongeaient mutuellement la tête jusqu’à s’asphyxier ; et un jour, ils ramenèrent sur la rive un petit lipovan, blond comme moi, qui s’était presque noyé et qui ne soufflait plus.

Alors, je les quittai et me mis à contempler les barcagdis allongés dans leurs barques, somnolant au soleil, fumant ou chantonnant ; et une fois, je demandai à l’un d’eux, en turc, de me promener un peu sur l’eau. Il me répondit que, pour se promener sur une barque, il faut payer quelques paras ; et je ne savais pas ce que c’était d’avoir de l’argent sur soi et de payer. Il me trouva bête et m’expliqua qu’il gagnait sa vie, en transportant des gens sur l’eau. En parlant, il regardait parfois derrière moi, clignait de l’œil, et puis, toisant mes habits propres, il s’exclama :

« Ah ! ces enfants de riches !… Ils ne savent seulement pas qu’il faut de l’argent pour vivre ! »

Alors je me tournai et vis un vieux Turc, beau et richement vêtu, qui restait un peu à distance, appuyé sur sa canne noueuse de cornouiller, et qui écoutait notre conversation. Il m’appela d’un signe du doigt et me dit :

« Tu es turc ?… Tu parles très bien la langue.

— Non », dis-je, « je suis roumain. »

Il me questionna longtemps, familièrement et honnêtement ; mais je ne répondis pas à toutes ses questions. Cependant, il m’était sympathique… Ah ! pourquoi n’ai-je pas senti le malheur ?…

J’avais devant moi l’être odieux qui brisa ma vie et celle de Kyra : Nazim Effendi, propriétaire de voilier et fournisseur de chair de harems, comme tant d’autres à cette époque !…

Le monstre fut avec moi tout ce qu’il y a de plus délicat : sérieux, calme, sobre. En prenant congé et se dirigeant vers son canot, tapissé et rembourré, il me dit d’un ton indifférent :

« Si, par hasard, tu avais l’envie de te promener sur l’eau, seul ou avec ta sœur, je vous offre gracieusement mon canot. »

Et il appela son rameur, un Arabe, lui donna l’ordre et partit sur le fleuve. Je fus aussitôt enthousiasmé de cette offre, et je regrettai de n’en avoir pas profité tout de suite. Je craignais de ne plus le rencontrer.

À toutes jambes, je courus vers l’auberge et montai l’escalier du talus, en envoyant des baisers à Kyra qui restait à la fenêtre.

« Tu n’es pas gentil ! » me dit-elle, « Tu vas à tes amusements et tu me laisses seule ici, à m’ennuyer !…

— Tu t’amuseras demain comme une princesse dans un canot de bey ! » m’écriai-je en l’embrassant.

Et je lui racontai, à perdre haleine, la merveille que je venais de découvrir, Ah, pourquoi ne fut-elle pas plus mûre, plus expérimentée que moi !… Elle goba mes paroles et perdit si bien la tête que, d’impatience de se promener sur le Danube dans un luxueux canot à voile, elle eut une insomnie.

Le lendemain matin, elle passa toute la matinée à sa toilette et à la mienne. Vers midi, nous allâmes au bord de l’eau. L’Arabe avec la petite chaloupe était là, mais le Turc n’y était pas. Audacieusement, Kyra lui dit :

« As-tu toujours l’ordre de nous promener ?

— Oui », répondit l’homme en se levant.

Elle courut sur la passerelle et sauta dans le canot, comme une biche. Alors, en la suivant, j’entendis un batelier dire derrière moi ces paroles que je me rappelai dans mes malheurs :

« Quel beau gibier ! »

Je rapportai ces mots à Kyra et demandai leur signification :

« Ce sont des imbéciles », fit-elle.

Un faible zéphyr soufflait, et nous goûtâmes pour la première fois les délices de cette glissade sans heurt ; le canot avait la voile à peine gonflée. La rive s’éloignait quand, brusquement, nous commençâmes à sautiller sur les petites vagues du large. Kyra eut peur et cria :

« Ne va pas au milieu du fleuve !… Longe le port ! »

L’Arabe mania le gouvernail : nous revînmes vers la rive. Notre maison apparut sur le bord du plateau, dans sa tristesse désertique ; à côté, l’auberge avec les fenêtres ouvertes de nos chambres. Le canot les dépassa lentement, ainsi que la fourmilière du port, les innombrables voiliers, chalands et pontons ; et nous nous trouvions à l’autre bout, quand la chaloupe se dirigea vers une passerelle solitaire et accosta. À l’issue, le Turc nous attendait, debout. Il s’avança, salua Kyra d’une longue révérence et l’aida à sauter à terre. Elle en fut très flattée. L’homme avait de la grâce dans ses mouvements et des manières élégantes, que nous n’avions pas vues chez nos moussafirs hurluberlus.

Ah ! le pauvre cœur humain qui se livre à la joie de vivre !… Comme nous sommes aveugles !… Par quelle étourderie n’avions-nous pas remarqué la prompte et suspecte présence du Turc à notre arrivée, ainsi que son absence adroite, à notre départ ?

Il fut bien plus adroit encore. Devant son calme, sa réserve et sa barbe blanche, Kyra poussa la folie jusqu’à lui demander de visiter son voilier. C’était ce qu’il voulait ; mais l’homme était sûr de sa proie, et il répondit en un turc d’une pureté exquise :

« Pas tout de suite, charmante mademoiselle ! Mon voilier est accosté, de l’autre côté du fleuve, sur le bras du Macin, où il est en train de charger ; et comme vous n’êtes pas habituée aux remous, vous pourriez avoir mal. Mais je satisferai votre curiosité prochainement… En attendant, je suis heureux de tenir ma chaloupe à votre disposition, et je serai honoré de vous voir en faire usage. »

Disant cela, il nous salua d’un gros salamalec qui fit onduler ses vêtements de soie, porta ses mains au front, aux lèvres et à la poitrine, et monta dans le canot.

Ce nouveau plaisir nous fit oublier mère, père, oncles, moussafirs et Dieu lui-même. Nous nous livrâmes corps et âme à la griffe de notre gentilhomme. Trois jours de suite, nous continuâmes à nous balader sur le Danube, nous hasardant de plus en plus loin ; puis, un jour, le canot s’éloigna si bien qu’insensiblement nous nous trouvâmes sur les eaux de l’autre rive. Et enfin notre curiosité fut satisfaite ; nous fûmes sur le voilier. Il était grand et neuf. L’odeur de goudron nous monta au nez ; et de toutes les explications que l’Arabe nous donna sur le rôle des voiles, des mâts et de la forêt de cordages, nous ne comprîmes rien.

Nazim Effendi nous reçut en cafetan et en babouches, dans sa somptueuse cabine-salon, placée à côté du mât de misaine. Jamais nos yeux n’avaient vu pareille richesse en tapis d’Orient, en cuivres, coussins brodés au fil d’or, moucharabieh en miniature, et immense panoplie d’armes : arquebuses, cimeterres, pistolets, yatagans, tout en filigrane avec des incrustations d’or, d’argent et d’ivoire. Des parfums à l’arôme inconnu nous chatouillèrent agréablement les narines. Sur les parois couvertes de tapis, s’étalaient, à la place d’honneur, le portrait du sultan Abd-ul-Medjid et l’emblème de la Turquie, des cadres avec des versets du Coran en belle écriture arabe, et des portraits d’odalisques à la beauté éblouissante qui attirèrent les regards de Kyra : elle s’exclama :

« Comme elles sont belles !

— Vous êtes aussi belle, mademoiselle ! » complimenta le Turc.

On nous servit de délicieuses baclavas[13] ; du café dans de superbes félidjanes ornées, et de magnifiques narguilés au toumbak parfumé.

Notre hôte fut très courtois, gai, plein de bonté. Discrètement, il questionna Kyra sur nos parents ; et elle, sans lui dire tout, lui en dit trop. Elle s’empressa surtout de lui apprendre qu’elle aimait la danse, et Nazim-Effendi, content de sa journée, se leva et nous congédia en disant :

« Eh bien, vous danserez ici, quand il vous plaira ! »

Et nous fûmes reconduits à la rive roumaine.

J’étais content et fier de ma découverte ; je ne me doutais de rien… Kyra était encore plus contente et se doutait encore moins. Nous abandonnâmes toutes nos habitudes d’avant, toutes nos prédilections. Notre vie fut entièrement absorbée par le voilier funeste. Nous allions chaque jour en chaloupe, et nous n’habitions plus nos chambres que pour dormir et prendre les repas. Bien mieux ! Kyra trouvait maintenant que ses toilettes n’étaient pas assez riches, que les chambres étaient insupportables ; elle avait hâte que l’oncle Cosma en finît avec le père, pour qu’elle pût rentrer dans sa maison et dans sa fortune, devenir une dame élégante, et recevoir, non pas des moussafirs, mais des Nazim-Effendi ! La pauvrette !

Une semaine de suite, nous fréquentâmes la cabine du Turc, dansâmes et nous amusâmes. Nous devînmes familiers et sans gêne. Kyra jurait que « ça, c’était un vrai père ! » Il sortait de ses coffres de splendides toilettes d’odalisques et les étalait devant nos yeux ravis ; un jour, il l’en habilla même. Elle était une vraie odalisque, comme celles des portraits ! Pour que je ne fusse pas jaloux, il s’occupa de moi aussi et m’habilla en turc avec fez, chalvar[14], et pistolet à la ceinture brodée. Ainsi parés, nous n’étions pas loin de demander qu’on levât l’ancre et qu’on mît à la voile.

C’est ce qu’il fit ; mais pour nous berner mieux, il nous déshabilla, renferma les vêtements dans ses coffres et, ce soir-là encore, nous renvoya, l’eau à la bouche.

Le lendemain matin, — notre dernier jour sur le sol roumain, — Kyra pleura de rage : le père vivait encore et l’oncle Cosma ne le mettait pas en joue ! Mais s’il tardait à faire cette œuvre salutaire, il y eut tout de même quelqu’un qui fut visé.

De très bonne heure, nous entendîmes sous nos fenêtres une voix rauque crier :

« Écrevisses fraîches !… Écrevisses ! »

Enfin ! C’est peut-être la bonne nouvelle !

Le pêcheur d’écrevisses venait à temps. Nous descendîmes en courant. Courbé sous le poids des années et sans doute aussi sous celui de ses péchés, le vieux Ibrahim tournoyait sous nos fenêtres, avec des regards voleurs. Nous le suivîmes vers Katagatz ; et là, loin du port, il nous souffla dans le nez :

« Malheur à vous !… Cosma a été arquebusé par les hommes de votre père, embusqués. Son frère est blessé, mais il a réussi à se sauver sur son cheval ! »

Ah ! les larmes qui coulèrent ! Notre protecteur était tué ! L’ursita avait tenu parole ! Qu’allions-nous devenir maintenant ? Le père, ne craignant plus rien, sûrement viendrait nous enlever.

Notre terreur fut mortelle. Plutôt que de revenir à l’auberge, mieux valait le Danube ! Mais sur la rive, la chaloupe nous attendait ; et sur le voilier, nous nous jetâmes dans les bras de Nazim-Effendi, comme si nous étions ses enfants.

Kyra, son beau visage baigné de larmes, raconta à ce père toute la vérité, toute, ainsi que le désastre final, et s’exclama, désespérée :

« Nous nous jetons à l’eau, plutôt que rentrer chez nous ! »

— Mais il n’y a pas de quoi désespérer, mes enfants », dit le ravisseur ; « vous êtes d’origine turque, par votre aïeul. Eh bien, je vous emmène à Stamboul, où, certainement, votre mère doit se trouver pour soigner son œil blessé. Nous la retrouverons et vous serez heureux ! »

Et il nous embrassa.

« Quand partez-vous ? » s’écria Kyra.

« Dans quelques heures, aussitôt que le soleil descendra. »

Heureux au comble du malheur, nous tombâmes à ses pieds, nous lui enlaçâmes les genoux. Il était notre sauveur ! Et le soir, dans le bruit infernal qui venait du pont, blottis dans la cabine où nous fumions des tchibouks farcis d’opium, la tête hallucinée, dans un brouillard d’inconscience et de bonheur, la cabine commença à nous bercer d’une façon qui nous fit croire que nous allions vers le ciel.

Nous n’allions pas vers le ciel, ni à Stamboul pour retrouver notre mère. Nous étions bel et bien ravis, ravis avec notre assentiment.

Un autre jour, je vous raconterai l’odyssée de mes pérégrinations à la recherche de ma sœur, qui fut enfermée dans un harem, dès l’arrivée à Constantinople. Moi, je fus plié aux plaisirs du respectable bienfaiteur, et perverti à jamais. Et Kyra à jamais fut perdue, bien que, m’étant évadé après deux ans de détention, je l’aie cherchée douze années en vendant du salep.

Quatorze années plus tard, de retour en Roumanie, j’appris que, peu après notre fuite, l’oncle échappé à la mort s’était vengé, en mettant, une nuit, le feu aux deux maisons : celle de la mère et celle du père, afin de ne pas le rater. En effet, il ne l’a point raté, cette fois, car le père brûla.



  1. Gâteaux turcs.
  2. « Putains » et « Petit maquereau »
  3. En roumain : invité, visiteur.
  4. Hôtellerie.
  5. En grec : vaillants !
  6. Plateaux à gâteaux.
  7. Redoute.
  8. Manteaux de paysans.
  9. Brigands grecs.
  10. Traduction de l’expression roumaine : cruce de voinic, par laquelle on désigne une personnalité virile.
  11. Salamalec.
  12. Les trois fées qui président à la naissance.
  13. Gâteaux Turcs.
  14. Pantalon large.