Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



V

La Koubba de Sidi-Cheikh. — La mort de Si Kaddour ben Hamza.


La poudre s’était tue ; le calme avait succédé à l’agitation ; les caravanes, de l’autre côté des ksour, s’échelonnaient dans la direction du Sud ; les Abid, sans doute, supputaient chez eux le gain de la ziarra.

Nous nous sommes approchés de la Koubba avec l’intention de la visiter. Le massif cube blanc, surmonté d’une coupole, émerge du milieu d’une enceinte murée. Il est divisé, intérieurement, en deux parties inégales.

La porte d’entrée s’ouvre sur la plus étroite, que barre un premier tombeau, recouvert d’un burnous rouge maintenu debout. Sous ce manteau de spahi, le plus jeune fils de Sidi-Cheikh semble monter la garde dans le vestibule de la dernière demeure paternelle. Hélas ! il n’a pu empêcher l’infidèle de la profaner !

Aux murs du fond des cadres sont accrochés, protégeant de fantastiques enluminures, où des caractères tracés en langue arabe représentent les sceaux de tous les chefs de cette famille féodale, depuis Sidi-Cheikh jusqu’à Si Kaddour, antique trésor tout oriental, auprès duquel détonne une vulgaire suspension en quincaillerie moderne. Et c’est bien là le symbole de la race arabe, autrefois puissante et cultivée, aujourd’hui si déchue : l’ultime héritage, éclairé, mis en valeur par cette lampe sortie de la boutique d’un juif.

Par une ouverture qui troue le mur de droite, nous pénétrons enfin à l’entrée du sanctuaire. Quatre piliers carrés, en maçonnerie, sur lesquels s’appuie, en haut, la coupole, sont reliés, dans le bas, par une haute barrière en lattis, supportant des étoffes peintes, horrible camelote européenne.

Un très ordinaire sarcophage de bois en occupe le centre, un coffre plutôt, que recouvrent les pans d’un burnous noir, brodé d’or, — le burnous de Si Kaddour, — et qu’abritent les plis de l’étendard vert et rouge des Oulad Sidi-Cheikh.

Là repose le fondateur de l’ordre des Cheikhiia. À ses pieds, mais extérieurement à l’enceinte sacrée, le dernier de ses chefs, Si Kaddour, attend, dans une humble posture de chien couchant, que son fils, l’héritier actuel de la « baraca », vienne le relever de sa garde d’honneur. Sans doute alors seulement sera-t-il mis en possession de quelque Koubba élevée en son honneur, et destinée à lui servir de demeure définitive.

« Une belle figure, en somme, ce Si Kaddour, — commença M. Naimon, — et qui ne manque pas de grandeur. Bien qu’il fut notre ennemi, il a droit, de notre part, à une certaine admiration, car il a combattu pour une idée élevée, quelque arrière-pensée d’intérêt qui ait pu la diminuer, puisqu’il s’est attaqué à l’envahisseur.

D’une persévérance inlassable, d’une énergie rare, d’une activité infatigable, il devait cependant succomber : la lutte était trop inégale de lui à nous. Probablement le comprenait-il, ce qui ne l’empêcha pas de continuer quand même. Il ne se rendit qu’abandonné de tous, même des siens.

Sa soumission tardive et forcée inspira une certaine méfiance. On le soupçonna de s’être rallié plus en apparence qu’en réalité, de rester prêt à se soulever dès la première occasion. On le tint à l’écart. Peut-être nos craintes furent-elles précisément pour lui un motif de douter de la sincérité du pardon obtenu.

Pendant douze ans, il vécut retiré, soit dans ses campements de Hassi bou Zid, à l’entrée de l’Erg, soit à Benoud. Et voici que, dans ces dernières années, un revirement se fit. Il y avait eu malentendu ; on le vit bien lorsque Si Kaddour, prenant confiance, mit son influence à notre service. Il fit plus, il paya de sa personne. Bien que très souffrant déjà, il fut, au mois de décembre 1896, de la première des pointes que poussa dans l’extrême-Sud le commandant Godron. Revenu plus malade, il dut se coucher ; il mourut peu après (février 1897).

— Il était donc atteint d’une maladie incurable ? Et n’y avait-il pas possibilité de le sauver ? On dirait, à vous entendre parler, d’un de ces vieux et très fidèles serviteurs d’autrefois : lorsqu’ils avaient achevé le travail commandé, qu’ils savaient au-dessus de leurs forces, pourtant, ils revenaient à la maison du maître, juste pour s’étendre et mourir sans une plainte.

— On s’y prit trop tard pour le soigner. Oh ! c’était bien de leur faute, à eux tous ! Ces gens-là n’ont recours à nos médecins qu’à la dernière extrémité. On ne peut cependant leur imposer des soins contre leur gré.

Sitôt qu’ils en eurent manifesté le désir, un médecin militaire partit en hâte de Géryville pour Benoud, où se trouvait à ce moment la smala du chef indigène. Accueillie très froidement par Si el Arbi, le fils aîné, sa venue sembla au contraire combler les vœux du malade.

Malheureusement, le cas était grave ; il fallait une médication énergique, immédiate et spéciale ; on ne put qu’envoyer un exprès au galop vers Géryville pour y chercher les médicaments nécessaires.

Un incident bizarre marqua le deuxième jour. Au matin, le docteur finissait un somme de quelques moments, lorsque Si el Arbi pénétra dans sa tente :

« Mon père, fit-il, te remercie d’être venu. Maintenant que tu l’as soulagé, il se sent beaucoup mieux et les remèdes que tu fais venir le guériront tout à fait. Il ne voudrait donc pas te retenir inutilement. »

Un peu surpris, le docteur se rendit auprès de Si Kaddour :

« Je viens te faire mes adieux.

— Tu pars ?… Pourquoi m’abandonnes-tu ?

— Ne m’as-tu pas fait dire que tu n’avais plus besoin de moi ?

— Moi ?.. Je te jure que non ! Reste, je t’en prie. »

Le médecin, bien entendu, ne s’éloigna pas ; mais son malade ayant expiré au milieu de la nuit suivante, il repartit de bonne heure le lendemain. Lorsqu’il arriva, vers quatre heures du soir, à El Abiod, on y connaissait déjà l’événement. Rien de plus surprenant que la rapidité avec laquelle se transmettent les nouvelles en pays arabe. Dès midi, donc, les femmes s’étaient toutes rendues à la koubba pour y pleurer le mort. Et, depuis ce moment, les hurlements, les chants funèbres où l’on célébrait les louanges de celui qui n’était plus, n’avaient cessé de retentir.

À cinq heures, la dépouille de Si Kaddour était apportée en palanquin. Si el Arbi et une vingtaine de cavaliers, au petit trot, l’escortaient. Il est d’usage d’enterrer les morts très hâtivement, sitôt les ablutions faites ; un cadavre est chose impure et sa présence souille la tente.

Tout de suite on expédia les funérailles.

Avec les gens de la smala, les Abid et les personnages marquants des villages d’El Abiod, Si el Arbi pénétra dans le tombeau de l’ancêtre. Durant que la cérémonie se faisait, les lamentations populaires extérieures ne cessaient de retentir, couvrant les prières ou les versets du Koran marmonnés.

L’enterrement achevé, Si el Arbi sortit de l’édifice et sauta sur son cheval. Précédé de musiciens et des hommes du peuple l’acclamant, suivi des femmes, il s’avança, entre l’étendard antique de Sidi-Cheikh, et celui que Si Kaddour avait coutume de faire emporter dans ses expéditions, vers la Koubba de Sid el Hadj bou Hafs, le fils et l’héritier direct du saint d’El Abiod.

Tandis qu’une salve de coups de fusil éclatait, il pénétrait dans la mosquée, puis, après un court instant, en ressortait accueilli par une seconde décharge générale. De nouveau, il se remettait en selle. Ainsi pélerinant, et acclamé par la foule, il se rendit aux sept koubbas, satellites de la grande, tombeaux d’un frère et de six des fils de Sidi-Cheikh.

Ce fut le cérémonial d’investiture de la baraca dont la mort de son père l’avait fait l’héritier.

Et, cette même nuit, il reprenait la route de Benoud, grandi de toute l’autorité paternelle.

J’ai fait l’éloge de Si Kaddour ; il me serait difficile de continuer par les louanges de Si el Arbi. Outre qu’il n’a rien fait jusqu’à présent pour les mériter, je le connais trop peu pour le juger. À vrai dire, sa physionomie médiocrement franche, pleine de dureté, m’inspire plutôt de l’antipathie. Plus sympathique me paraît la personnalité de son frère, Hamza, le caïd des Oulad Si el Hadj bou Hafs… Après cela il est possible que je me trompe… »

Sur ces mots nous sortons de la Koubba de Sidi-Cheikh. Le soleil était sur le point de disparaître ; sous sa dernière et chaude caresse, les villages, sur les mamelons, se doraient. Au milieu d’un silence profond, les muezzin, du haut des minarets, répétaient aux quatre coins de l’horizon la prière du Maghreb[1]. Quelques ombres dispersées autour de nous s’accroupissaient après s’être prosternées la face contre terre, faisaient le simulacre des ablutions, puis, debout, tournées vers l’Orient, répétaient les paroles saintes.

Et j’eus, un court moment, l’illusion d’un pays des Mille et une Nuits.

  1. Le muezzin appelle à la prière cinq fois par jour : au lever du soleil (fedjer) ; un peu après midi (doher) ; vers quatre heures (asser) ; vers le coucher du soleil (maghreb), et enfin au moment du repas du soir (acha). Le croyant doit auparavant faire certaines ablutions prescrites. Mais, faute d’eau, il peut se contenter du simulacre.