Kourroglou (1853)/Chapitre 03

Kourroglou (1853)

TROISIÈME RENCONTRE.

Kourroglou se prit de goût pour Chamly-Bill, et y bâtit une forteresse[1]. Tous ceux qui entendirent parler de lui, de sa valeur et de sa libéralité, s’empressèrent de se joindre à sa bande. En peu de temps la forteresse devint une ville contenant huit mille familles. Ce fut là que Kourroglou fit connaissance avec le marchand Khoya-Yakub, qu’il adopta, plus tard, pour son frère. Cet homme avait voyagé dans tous les pays du monde, el il amusait souvent Kourroglou par la description de ce qu’il avait vu.

Le marchand Khoya-Yakub, allant un jour à la ville d’Orfah, vit une grande foule rassemblée sur la place du marché. Il s’avança et vit un jeune garçon, tel que le dépeint le poète :

« Mon cœur aime un jeune homme dont les sourcils sont bien arqués. Sa ceinture est étroite ; ses lèvres ressemblent à un bouton, à une rose souriante. Jeune homme, sacrifie ton âme à la beauté ! contemple en moi son esclave. Parcourez le monde entier : vous ne trouverez pas un enfant de plus belle espérance. Son nom est Ayvaz-Bally. C’est la prairie du huitième ciel ! Son père est boucher de son état ; le fils est une mine de pierres précieuses. »

Khoya-Yakub demanda : « De quel jardin est cette rose ? de quelle prairie est cette plante ? » Quelqu’un répondit : « Son père est boucher du pacha de cette ville ; Ayvaz-Bally est son nom. » Le marchand pensa lors en lui-même : « Kourroglou n’a pas d’enfants ; pourquoi n’adopterait-il pas un si beau garçon pour son fils ? Mais que dois-je faire ? Si, à mon retour à Chamly-Bill, j’essaie de lui dépeindre ce que j’ai vu, il ne me croira pas. » Il trouva alors un peintre dans Orfah, et lui paya un bon prix pour faire le portrait d’Ayvaz.

Après un voyage de quelques jours, il revint à la forteresse de Chamly-Bill. Il fut dit à Kourroglou que son frère Khoya-Yakub était revenu. Il ordonna aussitôt à ses hommes d’aller à sa rencontre, et de l’amener dans la ville avec les honneurs qui lui étaient dus. Dès qu’il fut descendu de cheval, Kourroglou le baisa sur la joue, et le fit asseoir à ses côtés, tandis que Khoya-Yakub lui baisait les deux mains, comme à son supérieur. « Hourra ! mes enfants, du vin ! cria Kourroglou ; buvons en l’honneur de l’arrivée de notre frère. » Et ils s’assirent, et ils burent au point que Khoya-Yakub commença à devenir gris, et sentit sa tête s’allumer. Kourroglou lui demanda d’où il venait. Il répondit : « D’Orfah ! — Tu n’as pas vu, par hasard, à Orfah, un plus beau cheval que mon Kyrat ? — Je n’en ai pas vu. — Dis, as-tu vu là, des hommes plus beaux et plus braves que mes compagnons ? — Je n’en ai pas vu. — As-tu vu, dis moi, une fête plus joyeuse que la mienne ? — Je n’en ai pas vu. — As-tu vu des échansons plus beaux et plus richement vêtus que les miens ? — Frère guerrier, j’ai vu là un jeune garçon que les mains de tous vos jeunes gens ne sont pas dignes de laver. Voilà que tu deviens vieux, et que tu n’as pas d’enfants : pourquoi ne le prendrais-tu pas pour ton fils, afin de faire de lui, quand le temps en sera venu, un guerrier digne de te servir et de te succéder lorsque tu seras mort, aussi bien qu’un appui et un fils tant que tu vivras ? » Il commença alors à vanter la beauté d’Ayvaz et sa mâle physionomie. Kourroglou dit : « Eh quoi ! marchand qui n’es bon à rien ! ne pouvais-tu dépenser quelques tumans pour payer un peintre et m’apporter sa ressemblance ? » Le marchand sortit une miniature de son habit et la tendit à Kourroglou. Kourroglou la prit ; et quand il l’eut examinée, les rênes de sa volonté échappèrent des mains de sa patience, et il s’écria : « Daly-Hassan, qu’on apprête une chaîne et des fers. » Le marchand, étonné, demanda ce que signifiait un ordre semblable. « Je vais te faire enchaîner, misérable ! » Pour quelle raison, et quel est mon crime ? Est-ce donc la récompense que tu me donnes pour t’avoir trouvé un fils ? — C’est pour le mensonge que tu as dit. Homme, écoute-moi ; je vais partir pour Orfah à l’instant même ; et tu attendras mon retour, enchaîné dans un cachot. Si le jeune garçon justifie réellement tes louanges, que mon nom ne soit pas Kourroglou si je ne couvre pas ta tête d’une pluie d’or et ne t’exalte pas au-dessus de la voûte des cieux. Mais malheur à toi, si Ayvaz est indigne de tes éloges ; car j’arracherai la racine de ton existence du sol de la vie ; et ton châtiment servira d’exemple aux menteurs impudents comme toi. Tu ne dois pas mentir à tes supérieurs. »

Cela dit, il donna ordre d’enchaîner le marchand par le cou et par une jambe, et de le jeter ensuite en prison.

« Daly-Hassan ! que l’on selle Kyrat. » Daly-Hassan mit lui-même la selle et le coussin sur le cheval de son maître, et les attacha sept fois avec la sangle. « Je pars pour Orfah, dit Kourroglou. Que personne de vous ne se hasarde de boire de façon à s’enivrer jusqu’à ce que je sois de retour. Malheur à celui dont la demeure retentira des sons de la musique ou du tambourin. Souvenez-vous de cette défense, ou je vous arracherai de la terre, et vous jetterai au vent, comme un chardon nuisible. Je pars seul pour chercher mon futur enfant, pour chercher Ayvaz. Je mourrai ou je reviendrai avec lui. Écoutez ma chanson.

Improvisation. — « J’adopterai pour mon fils le jeune Ayvaz-Bally. Attendez le jour d’adoption jusqu’à mon retour. Demandez-le en Turquie et en Syrie jusqu’à mon retour. Un homme brave monte l’arabe gris ou le bai, et galope tout le long du chemin, sur le cheval de bataille aux pieds légers. Tuez des veaux, égorgez des moutons, et nourrissez-vous de mes troupeaux jusqu’à mon retour. Kourroglou dit : le diable emporte l’ennemi ; les braves galopent sur des chevaux arabes : allez et buvez jusqu’à mon retour. »

Ayant dit cela, Kourroglou prit congé de ses frères, monta sur Kyrat et marcha seul, jour et nuit, de bourgade en bourgade, vers la ville d’Orfah. Il n’en était plus qu’à un fersakh de distance, quand il se sentit une faim extrême ; et, voyant un berger qui gardait son troupeau sur la pente d’une colline, il se dit : « Le proverbe est bon : si tu as faim, va au berger ; si tu es las, au chamelier. Maintenant réfléchissons un peu de quelle façon j’attraperai à déjeuner. » Alors il s’approcha, et s’écria : « Que Dieu te bénisse, berger ! ne peux-tu me donner à déjeuner ? » Le berger leva la tête ; et, voyant un guerrier dont l’armure, à elle seule, aurait pu acheter son troupeau et lui-même par-dessus le marché, il répondit : « Jeune homme, je n’ai point de mets digne de toi ; mais si tu peux t’accommoder de lait de brebis, je vais t’en chercher. »Kourroglou dit : « Dans ce désert une goutte de lait vaut le monde entier : vas-en chercher, et me l’apporte. » Le berger était d’une haute stature et taillé carrément ; il tenait dans sa main une énorme massue, dont la tête était armée de clous, de vieux fers de lance, de fers de chevaux cassés et de tout ce qu’il avait pu se procurer de tranchant ; elle pesait un men et demi[2] ; une courroie, passée dans un trou, la suspendait à son poignet. Le berger leva la massue : et, à ce signal, toutes les brebis se réunirent autour de lui. Il avait aussi avec lui une écuelle de bois que les Kurdes appellent moudah et qui pouvait contenir trois mens de lait[3]. L’ayant rempli jusqu’aux bords, il la mit devant Kourroglou, et lui donna une grande cuiller de bois pour qu’il pût manger. Kourroglou en eut à peine bu quelques cuillerées qu’il se sentit très-faible, et dit : « Berger, n’as-tu pas une croûte de pain ? — J’en ai, dit le berger ; mais il n’est pas un fils d’homme qui puisse le manger. » Kourroglou reprit : « Il porte un nom mangeable ; et pour peu qu’il soit moins dur que la pierre, donne-le-moi. » Le berger dit : « C’est du pain fait d’orge et de millet ; je l’ai pétri pour mes chiens. » Kourroglou dit : « N’importe, apporte-le tel qu’il est. » Le berger répliqua : « Le soleil l’a séché ; il est devenu tout à fait dur et moisi : tu te rompras les dents. » Kourroglou dit : « Ne crains rien, mon garçon, et donne-le-moi promptement. » Un sac de peau était suspendu au dos du berger ; il l’en ôta, et le mit devant Kourroglou. Ce dernier était si prodigieusement affamé, qu’il plongea ses deux mains dans le sac, et, arrachant tout ce qui se trouvait sous sa main, le rompit en morceaux, et le jeta dans le lait. Le berger le regardait faire ; et voyant que son hôte, qui avait déjà préparé de la nourriture pour quinze personnes n’interrompait pas sa besogne, il se dit à lui-même : « La faim l’a rendu fou ; car assurément nul fils d’Adam ne pourrait avaler tout cela ; quand il aura mangé cinq ou six cuillerées, il jettera le reste ; avec ce qu’il a apprêté pour lui, je pourrais nourrir une semaine entière, toute la meute de chiens qui gardent mon troupeau. » Pendant ce temps, Kourroglou émiettait le pain, et en remplissait l’écuelle. À la fin, enfonçant la cuiller, qui resta, sans remuer, dans la position verticale, il leva les yeux, et vit le berger qui était debout, en contemplation devant lui. Il lui dit : « Assieds-toi, berger, et mangeons ensemble. » Le berger répliqua : « Beg, tu as préparé toi-même le repas, mange-le tout seul, car je ne puis t’aider. »

Alors, Kourroglou prit la cuiller et se mit à l’œuvre ; ses énormes et rudes moustaches gênaient le passage ; et le pain lui sortait de la bouche tandis que le lait coulait dans sa poitrine. Kourroglou, en colère, jeta la cuiller, et relevant ses moustaches qui allaient par-delà ses oreilles, il ouvrit une bouche semblable à l’entrée d’une caverne, et, prenant l’écuelle de ses deux mains, il avala le contenu jusqu’à la dernière goutte. Le berger le regardait avec stupeur, et disait en lui-même : « Par le saint nom d’Allah ! ce ne peut être là un homme, car aucun être humain ne pourrait avaler une telle quantité de nourriture. Encore une fois, je le répète, voyons, au nom d’Allah ! ce qui va arriver. S’il s’enfuit maintenant, ce sera la vampire du désert[4], ou Satan lui même ; s’il reste, c’est un fils des hommes. On dit que la famine incarnée est arrivée sur la terre ; c’est là sûrement la famine, il vient de manger tout le lait de mes brebis ; mais au bout d’une heure, il aura faim de nouveau, et alors il me dévorera moi-même. » Kourroglou pensait en lui-même : « Comment vais-je faire pour me rendre à Orfah et voir Ayvaz ? Si je me montre sous ce costume, et monté sur ce cheval, mon nom et ma gloire sont trop bien connus en tous pays pour que je ne sois pas découvert. Prenons plutôt les habits du berger, et entrons ainsi dans la ville. » Il dit donc au berger : « Viens là, et faisons l’échange de nos habits. » Le berger se mit à rire et lui dit : « Pourquoi me railler ainsi sur ma pauvreté ? Le châle seul qui est sur ta tête, ou celui qui entoure tes reins, ou bien encore le poignard qui est passé dedans, seraient chacun suffisant pour racheter mon sang[5] et mon troupeau avec. Pourquoi te moquer ainsi de moi ? » Cela dit, il cracha dans la paume de ses mains, saisit sa massue, et, la brandissant d’une façon menaçante, il dit à Kourroglou : « Toi, si confiant dans la largeur de tes épaules, regarde aussi la largeur de mon cou. » Kourroglou sourit et lui dit : « Berger, je te jure devant Dieu que je ne me ris pas de toi ; il y a dans cette ville un marchand qui me doit quinze cents tumans[6]. Si je parais devant lui sur ce cheval et dans ce costume, il m’échappera. Je suis venu pour une raison importante ; faisons vite notre échange. Si je reviens, je te rendrai tes habits et reprendrai les miens ; si je ne reviens pas, tu pourras conduire ce cheval au bazar et le vendre. Son prix est de deux mille tumans ; profites-en, et ne m’oublie pas dans tes prières. Tu garderas aussi les autres choses qui m’appartiennent. » Le berger dit : « À coup sûr cet homme est fou ; je ne puis expliquer autrement tout ce que j’entends. Allons, Beg, déshabille-toi. » Kourroglou détacha sa ceinture et ôta tous ses habits. Le berger en fit autant de son côté, et mit les vêtements de Kourroglou, auquel il donna son manteau de feutre grossier. Kourroglou le jeta sur ses épaules, et ayant mis aussi le bonnet de feutre du berger, il lui dit : « Maintenant donne-moi ta massue ; » car il voyait qu’en cas de besoin elle pourrait lui être aussi utile qu’un sabre. La prenant à sa main, il dit : « Berger ! ton âme et l’âme de mon cheval.[7] »

Le berger répondit : « Je jure par la foi de Dieu ! Que ton cœur soit en paix ; tu peux te fier à moi. » Et il disait en lui-même : « Dieu veuille que cet homme ne revienne jamais ; alors adieu la pauvreté ; le cheval et les vêtements me suffiront aussi longtemps que je vivrai. »

Kourroglou prit congé du berger, et continua son voyage à pied ; le manteau du berger était sur ses épaules, la massue dans sa main. Il aperçut bientôt la ville d’Orfah, et marcha jusqu’aux portes. Ayant prononcé le mot Bismillah (au nom de Dieu), il entra, et il passait dans une rue, quand il vit un Turc portant un okha de viande. Il la regardait avec amour, priant et soupirant en même temps. Kourroglou lui demanda en langue turque : « Quelle viande portes-tu là, que tu la convoites ainsi, et sembles soupirer après ? » Le Turc répondit : « Es-tu donc étranger, seigneur, ou viens-tu de quelque contrée éloignée ? » Kourroglou dit : « Oui, je viens de loin. » Le Turc lui dit alors : « Ne sais-tu pas que dans les autres pays le pain est cher, tandis que dans celui-ci, c’est la viande qui est chère ? J’ai une personne malade chez moi, à laquelle le médecin a prescrit la viande ; je vais chaque jour au bazar, mais je regarde en vain, je ne puis en trouver ; aujourd’hui, enfin, j’ai trouvé de la viande dans la boutique d’Ayvaz, fils d’Ibrahim le boucher ; j’ai été obligé de payer un okha deux piastres, et c’est là ce qui me fait soupirer. » Kourroglou demanda : « Se peut-il que la viande soit aussi chère ? — Oui, en vérité, dit le Turc, deux piastres pour un okha, c’est énormément cher. » Kourroglou dit en lui-même : « Bonnes nouvelles pour mon berger ! Attends seulement un peu, maudit ; aujourd’hui même je vendrai tes moutons. » De là Kourroglou s’en fut vers la boutique d’Ayvaz, devant laquelle il aperçut une foule de gens, mêlés ensemble comme les plis d’un manteau froissé : les hommes venaient là pour acheter de la viande, les femmes pour admirer la beauté d’Ayvaz. Kourroglou désireux de le voir aussi, regardait par-dessus les épaules de ceux qui étaient devant lui. Les Turcs, le jugeant d’après son costume, le prirent pour un berger et commencèrent à le frapper sur la tête. Alors Kourroglou se baissa dans l’intention de regarder à travers leurs jambes, mais il s’exposa ainsi à de plus graves insultes. « Je ne puis dompter ces Turcs grossiers, dit-il ; comment puis-je espérer d’enlever Ayvaz ? » Il se mit à coudoyer de droite et de gauche, et, crachant dans ses mains, il leva sa massue en l’air, dans l’intention de se frayer un passage, en poussant et frappant coup sur coup. Celui qui eut la tête frappée eut le crâne brisé ; celui qui reçut le coup sur la jambe eut la jambe cassée ; celui qui le reçut sur les épaules resta sur la place.



Il commença à regarder dans l’intérieur. (Page 3.)

De cette manière il chassa tout le monde de la boutique d’Ayvaz, quand il l’aperçut assis et tenant tristement sa tête dans sa main. Kourroglou dit dans son cœur : « Un vrai looty[8] possède six tours ; cinq d’adresse et un de force. Je ne crois pas pouvoir effrayer cet enfant. » Il s’approcha alors d’Ayvaz, mit la main dans sa poche, et, prenant une piastre, il la jeta devant Ayvaz en lui disant : « Frère, pèse-moi un okha de viande, et rends-moi le reste en monnaie de cuivre. Seulement sois prompt, mes compagnons sont partis, et il faut que je coure les rejoindre. » Ayvaz se dit : « Voilà une bonne pratique pour moi ; je vends un okha de viande deux francs, il ne m’en donne qu’un, et me demande son reste en monnaie, et cela promptement, parce que, dit-il, ses amis sont partis. » Ayvaz était orgueilleux à cause de sa beauté, et il dit avec aigreur : « Viens ici, approche-toi plus près, maître niais ? Que veux-tu dire ? » Kourroglou s’approcha d’Ayvaz, et celui-ci ayant plié un de ses doigts, lui donna un bon coup sur la joue avec les quatre autres. Kourroglou dit : « Jeune espiègle, pourquoi me frappes-tu ? » Mais il était joyeux dans son cœur, et il ne ressentait aucune colère de cette preuve de courage. Ayvaz repartit : « Drôle, tu veux déprécier ma marchandise ; en présence de tant de pratiques, tu veux acheter un okha de viande pour un sou, et avoir encore du retour, tandis que je vends un okha deux livres. » Kourroglou dit : « Tu es un enfant ; ce n’est pas pour acheter de la viande mais pour en vendre, que je suis venu ici. — Que veux-tu dire, demanda Ayvaz ? — Sot que tu es, répliqua Kourroglou, j’ai neuf cents moutons à vendre, et je venais ici pour connaître le prix réel de la viande, savoir si elle est chère ou bon marché. » On dit, avec vérité, que la raison abandonne la tête d’un boucher quand il entend le bêlement d’un troupeau. Ayvaz n’eut pas plus tôt entendu parler de neuf cents moutons, qu’il dit : « Mon oncle, je ne savais pas que tu étais un maître berger ; j’ai été grossier dans mon langage ; tu es en droit de me couper la langue. Je t’ai frappé, coupe-moi la main, pardonne seulement ma faute. »



À la fin enfonçant la cuiller… (Page 7.)

Kourroglou fit l’improvisation suivante :

Improvisation. — « Tu frapperas l’ennemi armé, fût-il enveloppé dans un feuillet du Coran ! Mon futur enfant ! lumière de mes yeux ! je ne me fâche pas de semblables bagatelles. » Ayvaz dit alors : — « Pour l’amour de Dieu ! mon cher seigneur, que personne ne sache que tu as amené neuf cents moutons. Notre ville a cinquante bouchers ; ils vont tous te persécuter, et tu seras obligé de diviser ton troupeau entre eux tous ; de sorte qu’il n’y en aura pas plus de vingt pour ma part. Tu feras bien mieux d’attendre ici et de t’asseoir, tandis que je vais aller chercher mon père. Nous achèterons à nous seuls tout ton troupeau, et nous seuls te donnerons l’argent. » Kourroglou répondit : « Va donc, je t’attendrai ici. — Reste, dit Ayvaz. Tu vois ici douze quartiers de viande ; s’il vient quelques pratiques, tu leur vendras un okha deux piastres si elles ne veulent pas attendre que je sois revenu pour fixer le prix moi-même. » Kourroglou répliqua : « Va, et repose-toi sur moi ; j’ai été boucher dix-sept ans, et je connais mon état ; je vendrai bien à ta place. » Ayvaz laissa la boutique à la garde de Kourroglou, et courut chercher son père. Bientôt après, un Turc, qui venait pour acheter de la viande, vit Kourroglou, et pensa en lui-même : « Comment acheter d’un pareil monstre ! Je suis vraiment effrayé de lui. » Ainsi ruminant, il allait de long en large.

Kourroglou le vit et lui dit : « Tu vas et viens comme si tu étais malade ; de quoi as-tu besoin ? » Le Turc prit une piastre dans sa poche, et demanda un demi-okha de viande. Kourroglou lui dit de mettre l’argent sur l’étal et d’entrer dans la boutique. Ayant choisi une éclanche de la meilleure viande : « Prends-la toute ! » lui dit-il. Le Turc, pensant qu’il y avait quelque tricherie là-dessous, ou bien qu’on voulait se moquer de lui, répondit : « Tout ce que j’ai à recevoir, c’est un demi-okha de mouton, et je n’en prendrai pas davantage. » Kourroglou leva sa massue sur lui, et s’écria : « Es-tu sourd ou stupide ? Je te dis de prendre tout. » Le Turc dit dans son âme : « Il faut toujours profiter de l’occasion ; je vais essayer de prendre tout. S’il ne me dit rien, il aura évidemment perdu le sens ; si c’est le contraire, je jetterai la viande par terre, et je me sauverai. » Il entra dans la boutique lentement, et avec timidité prit la viande, la mit sur son épaule, ayant, pendant tout ce temps les yeux fixés sur Kourroglou ; ensuite il quitta la boutique et commença à courir, et, tout en fuyant, il regardait souvent derrière lui ; mais personne ne le suivait. Il avait toujours quelque appréhension, et il courait aussi fort que la vitesse de ses jambes le lui permettait. Il n’était pas loin de sa maison quand il rencontra quelques amis, qui lui demandèrent la raison de cette hâte. « Oh ! puisse votre maison ne tomber jamais en ruine ! Un fou est assis dans la boutique d’Ayvaz ; pour une piastre, il m’a donné toute une épaule de mouton ; quel beau trafic ! Il y a encore onze quartiers dans la boutique ; allez vite, et il vous les donnera sûrement. » Pendant que Kourroglou vendait ainsi toute la viande d’Ayvaz pour douze piastres, ce dernier arrivait à la maison de son père transporté de joie, et il dit : « Il est venu à notre boutique un berger qui a neuf cents moutons ; je l’ai retenu, et nous achèterons son troupeau. » Son père, Mir-Ibrahim, le boucher, se rendit promptement à la boutique, et dès qu’il vit Kourroglou, il lui jeta ses bras autour du cou, et l’accueillit avec de grands embrassements, l’appelant beg, et ami, et frère en même temps. Kourroglou pensa en son cœur : « Je t’entends, coquin, tu veux m’attraper. » Mir-Ibrahim dit : « Beg, votre nom a échappé de ma mémoire ; tout ce que je sais, c’est que vous aviez coutume de m’honorer de votre présence quand vous nous ameniez des moutons. Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus ; mes yeux vous cherchaient et vous désiraient. » Kourroglou pensait dans son cœur : « Fripon ! tu achètes le pain du boulanger, et puis tu le lui revends ensuite[9]. » Et alors il dit : « Mon nom est Roushan. » Il ne disait pas un mensonge, car tel était vraiment son nom. Le boucher sur cela commença à se plaindre : « Comment ! nous aviez-vous oublié ? et pourquoi être resté si longtemps sans voir votre ami et votre frère ? » Kourroglou répondit : « Les moutons que j’avais coutume d’amener ici venaient tous de la Perse ; maintenant Kourroglou demeure sur les frontières, à Chamly-Bill. La crainte de ce voleur m’a retenu ; mais, grâce à Dieu ! Kourroglou étant mort, je te fournirai désormais autant de moutons que tu peux désirer. » Mir-Ibrahim, le boucher, demanda : « Est-il donc vrai que Kourroglou soit mort ? — Mort et enterré ! J’ai moi-même assisté à ses funérailles. » Le boucher dit : « Dieu soit loué ! car vous saurez que notre pacha, ayant entendu parler de ce bandit, a défendu à mon Ayvaz de sortir de la ville, de peur que Kourroglou ne l’enlève et ne le couvre d’infamie. Depuis sept ans, Ayvaz n’est jamais sorti de la forteresse. » Kourroglou disait en lui-même : « Voyez cette sale bête ; il m’a enterré vivant, mais je l’aurai bientôt moi-même mis au tombeau ; de sorte que chacun se moquera de lui jusqu’à la fin du monde. »

Ayvaz, voyant qu’il ne restait plus de viande dans la boutique, crut d’abord qu’elle avait été vendue ; mais quand il regarda dans la bourse, il n’y trouva que douze piastres, et dit : « Berger, puisse ta maison s’écrouler ! » et alors il se mit à pleurer. Mir-Ibrahim lui demanda la cause de ses larmes ; il lui dit : « Père, j’ai confié à Roushan douze quartiers de viande, et il les a vendus une piastre la pièce. » Kourroglou répondit : « J’avais entendu dire que la corporation des bouchers était renommée pour son avarice sordide, je vois que cela est exact. À chacun des douze amis que j’ai dans la ville, j’ai envoyé un morceau de viande. Quoi qu’il en soit, vous ne perdrez rien. Douze quartiers font six moutons ; quand tu viendras acheter mon petit troupeau, tu pourras en prendre douze gratis. » Quand Mir-Ibrahim entendit ces paroles, il frappa Ayvaz au visage. « Retiens ta langue, imbécile, dit-il, et ne mange plus de bouc. Ton oncle Roushan[10] sait ce que c’est que d’être un homme ; il nous donnera quatorze moutons. » Kourroglou vit qu’il avait perdu deux moutons de plus, et dit en lui-même : « Ta bouche est prête, ton gosier est ouvert, il ne manque que la poire pour jeter dedans ; mais la poire ? » Mir-Ibrahim dit : « Allons, Roushan Beg, levons-nous, et allons à la maison ; nous apprêterons l’argent, et réglerons nos comptes. » Ayvaz ferma la boutique, et ils s’en allèrent tous trois à la maison.

Mir-Ibrahim pria Kourroglou de rester avec Ayvaz pendant qu’il irait chercher l’argent. Quand ils se trouvèrent seuls, Ayvaz s’assit sur un siège plus élevé que Kourroglou ; Ayvaz se leva et prit dans une niche une bouteille et un verre qu’il plaça devant lui, et alors, relevant ses manches jusqu’au coude, il remplit son gobelet de vin et le vida. Kourroglou n’avait pas bu de vin depuis quelque temps ; son cœur battait avec violence ; il contemplait tendrement l’heureux buveur, et se léchait les lèvres. Ayvaz dit : « Roushan, mon oncle, pourquoi lèches-tu ainsi tes lèvres ? » Kourroglou répliqua : « Que je devienne ton esclave ! Ô phénix du paradis ! quelle est cette liqueur rouge que tu bois ? » Ayvaz dit : « N’en as-tu encore jamais vu, mon oncle ? Cela s’appelle du vin. » Kourroglou reprit : « Mon fils, mon petit-fils, remplis-en un verre pour moi, et laisse-moi le boire. » Ayvaz dit alors : « Ce breuvage a cette mauvaise qualité, qu’il rend fous ceux qui en boivent. — Comment cela ? » Ayvaz répliqua : « Donnez-en seulement une once à un bouc, et aussitôt il aiguisera ses cornes et se battra contre un loup ; donnez-en à un poisson, et il chargera un vaisseau de marchandises, et naviguera le portant sur son dos, pour trafiquer sur la mer Caspienne. Si tu en bois, tu deviendras fou et courras au bazar, proclamant tout haut que tu as amené neuf cents moutons. Les bouchers tomberont alors sur toi, et te les prendront de force. » Kourroglou dit : « Ayvaz, puissé-je devenir la victime de tes yeux ! J’avais coutume d’en boire beaucoup ; nous en récoltons en grande abondance. » Ayvaz lui dit : « Comment le fait-on dans votre pays ? — Dans notre pays, on cueille les grappes et on les presse jusqu’à ce que le jus en soit bien exprimé ; alors on en remplit un vase que l’on met sur le feu. Il bout et rebout jusqu’à ce qu’il soit réduit d’un tiers, et que la quatrième partie demeure ; alors nous jetons dedans du pain coupé en morceaux, et nous le mangeons avec nos doigts. » Ayvaz dit : « Puisses-tu mourir, oncle, tu m’as compris merveilleusement ! la chose dont tu parles s’appelle Dushab[11]. — Comment ? qu’est-ce donc, alors, que tu bois ainsi, mon enfant ? — C’est du vin. — Bien, bien, je le vois à présent ; nous en avons en abondance dans notre pays. — Comment le faites-vous dans votre pays, mon oncle ? — Nous prenons de la crème, que nous mettons dans un sac de cuir, et puis nous le secouons jusqu’à ce que le beurre paraisse à la surface. On met le beurre dans le pilon, et l’on boit ce qui reste. — Puisses-tu mourir, oncle ! ceci est le abdough (lait de beurre). — S’il en est ainsi, pour l’amour de Dieu ! laisse-moi y goûter. — J’ai peur, mon oncle, que tu ne deviennes fou quand tu en auras bu. »

Kourroglou réitéra sa demande, jusqu’à ce qu’enfin Ayvaz, touché de pitié, consentit à lui en donner un verre. « Ô Dieu ! s’écria-t-il, maintenant je mourrai heureux, car Ayvaz m’a offert à boire de ses propres mains ! » Il vida le verre, et, comme il n’avait mouillé qu’une de ses moustaches, il dit : « Donne-m’en un autre verre, pour l’autre moustache. » Il continua ainsi de boire et eut bientôt vidé la bouteille jusqu’à la dernière goutte. Ayvaz dit alors d’une voix irritée : « N’oublie pas que ce n’est pas du lait de beurre : tu sentiras bientôt ta tête s’appesantir. » Kourroglou dit : « Mon petit oiseau de paradis ! tu ne penses à personne qu’à toi ! regarde-moi aussi. » Cela dit, il se leva, et, s’apercevant qu’il y avait encore six bouteilles d’eau-de-vie dans la niche, il les prit l’une après l’autre, et les vida jusqu’à la dernière goutte. Ayvaz s’écriait : « Ceci n’est pas du vin, mais de l’eau-de-vie, rustre ; pourquoi en as-tu bu plus d’une ! » Kourroglou dit : « Ô perroquet du paradis ! elles se mêleront dans mon ventre. » Ayvaz était fâché et se disait : « Il est ivre, il va bientôt tomber endormi ; alors, comment achèterons-nous ses moutons ? » Kourroglou prit un siége, et, regardant Ayvaz que le vin incommodait un peu, il prit une guitare et commençant à jouer, dit : « Ayvaz, que je sois ton esclave ! laisse-moi tirer quelques sons de ta guitare ! — Quoi ! sais-tu donc en jouer, oncle ? » Kourroglou dit : « Quand j’étais un enfant, un simple petit berger, mon père fit une petite guitare pour moi, avec un morceau de cèdre ; il y mit des cordes faites avec les crins d’une queue de cheval, et j’ai appris dessus à jouer un peu. » Ayvaz lui donna la guitare : Kourroglou l’accorda, et elle résonnait sous ses doigts comme un rossignol. L’enfant émerveillé écoutait avec ravissement. À la fin, reprenant son sang-froid, il demanda : « Oncle, peux-tu chanter aussi bien que tu joues ? — Je vais l’essayer et chanter, si tu me le permets. Que pouvons-nous faire de mieux ?… Nous sommes tous deux gris ; si je ne chante pas ici, où chanterais-je donc ? » Cela dit, il chanta l’improvisation suivante :

Improvisation. — « Remplissons nos verres, et buvons, buvons, fils du boucher ! Mais il ne faut pas répéter mes paroles. La rosée est descendue sur les joues de la rose[12]. Tu as vidé la coupe, tu es gris, même ivre-mort, tu es ivre, ivre-mort, toi, aujourd’hui fils du boucher, mais qui seras bientôt le mien. »

Quand Ayvaz eut entendu ces vers, il demanda : « Oncle, as-tu jamais vu Kourroglou ! »

Kourroglou fit l’improvisation suivante :

Improvisation. — « Les roses du jardin sont en pleine floraison ; les rossignols amoureux chantent, les vallées de Chamly-Bill sont obscurcies par de nombreuses tentes[13]. C’est là qu’est ma demeure. Ô fils du boucher !… »

Ici Kourroglou s’arrêta et se dit : « Si je terminais cette chanson par le nom de Kourroglou, le pauvre enfant mourrait de frayeur, restons encore berger un peu de temps. » Il chanta l’improvisation suivante :

Improvisation. — « Dois-je le confesser ? Non, je suis berger. La vie des êtres créés doit avoir une fin. Quand je tire de l’arc, ma flèche traverse le roc, ô fils du boucher ! »

Comme il disait ces mots, le père d’Ayvaz, Mir-Ibrahim, entra dans la chambre avec l’argent destiné à l’achat des moutons et dit : « Lève-toi, Roushan-Beg, et allons où est le troupeau, afin de terminer notre marché. »

Kourroglou, voyant qu’Ayvaz ne bougeait pas, dit : « Mir-Ibrahim, l’enfant ne viendra-t-il pas avec nous ? — Il faut qu’il reste à la maison ; le pacha lui a défendu de quitter la ville ainsi que je te l’ai dit. — N’as-tu pas honte d’avoir peur du cadavre de Kourroglou ? Vous croyez le premier diseur de bonne aventure, pourquoi ne me croiriez-vous pas ? Je te répète que Kourroglou est mort depuis plus d’un mois. Maintenant, sois franc ! ce n’est pas Kourroglou que tu crains ; mais tu as peur que je te force à être reconnaissant, quand j’aurai fait don à Ayvaz de trente moutons. »

Lorsque le boucher eut entendu qu’il s’agissait encore d’un présent de trente moutons, il perdit la tête. Il donna à Ayvaz un vigoureux soufflet sur la face, et s’écria : « Lève-toi, niais, et fais un grand salut à Roushan-Beg ! c’est un homme libéral, c’est un grand homme, et sa parole est une parole. » Ayvaz, qui était excité par le vin qu’il avait bu, non moins que tout ce qu’il venait de voir et d’entendre, sentit un frisson de terreur dans tout son corps, et il pensa dans son cœur : « Cet homme doit être Kourroglou lui-même ou quelqu’un de sa bande. » Il prit sa guitare et dit : « Père, laisse-moi chanter une chanson et je vous accompagnerai ensuite. »

Improvisation. — « Père, ne confonds pas mon entendement ! un homme comme lui ne peut être un berger. Tu n’as qu’un fils, songes-y ! Ne l’emmène pas. Un berger ne doit pas avoir cet air-là. J’ai comparé ses paroles avec ses actions ; c’est un fou étrange. Son amitié et sa haine ne durent qu’un moment. Ce doit être Kourroglou lui-même ou Daly-Hassan : cet homme ne ressemble certainement pas à un berger. »

Kourroglou, entendant cela, sortit et pensa : « Cet enfant est pénétrant ; c’est le fils qu’il me fallait. » Ayvaz continuait ainsi :

Improvisation — « Père, ses marchands trafiquent dans les quatre parties du monde. Mille serviteurs des deux sexes vivent à ses dépens. Il n’aime aucun compte, mais distribue libéralement ses dons par cinq et par quinze. Crois-moi, un berger n’a pas cet air-là. »

Mir-Ibrahim dit : « Que faut-il faire, mon fils ? Comment aurons-nous les neuf cents moutons ? » Ayvaz continua et chanta :

Improvisation. — « Renvoyez-le ; envoyez-le où nul œil ne pourra le voir. Que pas un hôte, pas un voisin ne s’aperçoive de sa venue. Qu’on ne le voie pas même dans le sommeil ! un homme de cette apparence ne peut être, croyez-moi, ne peut être un berger. Le nom d’Ayvaz est attaché à cette chanson. Un signe, en forme de croix, a déjà été brûlé sur ma poitrine. Je sais, entendez bien, ce qui va tomber sur ma tête.

« Père, Ayvaz ne sera pas ton fils plus longtemps ! »

Kourroglou, voyant qu’Ayvaz avait deviné ce qu’il était, se pencha doucement vers lui, et lui dit à l’oreille :

« Méchant enfant ! pourquoi ne veux-tu pas venir avec moi voir le troupeau ? Je te montrerai quatre belles cages attachées au dos d’un jeune âne ; chacune d’elles contient quantité d’alouettes, de cailles, de perdrix aux jambes rouges, de rossignols, et une foule d’oiseaux chanteurs. Aussitôt que nous serons arrivés, je t’en ferai présent, ainsi que des quatre cages. Tu les pendras dans ta boutique, où ils chanteront et gazouilleront sans fin, et tandis que tu écouteras leur ramage, tu seras réjoui. »

Ayvaz alors pleura et dit : « Je ne puis m’en défendre, viens, père, allons. — Oui, allons, mon enfant, notre ami Roushan-Beg empêchera bien que tu sois arrêté aux portes de la ville. Nous allons aussi prendre un esclave avec nous. »

Ainsi, après avoir pris l’argent pour payer les moutons, Ayvaz, Kourroglou, Mir-Ibrahim et l’esclave se mirent en route. À un fersakh de distance d’Orfah, ils arrivèrent à la montagne dont il a été parlé, sur laquelle le berger faisait paître ses moutons. Quand le boucher aperçut de loin le troupeau, il fut réjoui dans son cœur et dit : « Est-ce là ton troupeau, Roushan-Beg ? — Ce l’est. — Commençons donc notre marché. Nous conviendrons d’abord de prix et nous examinerons ensuite combien il y a de moutons gras et en bon état ; combien de maigres et d’estropiés. — Qu’il en soit ainsi ! Fais comme il te plaira. — Combien as-tu de moutons ? — Je t’ai dit ce matin que j’en avais neuf cents ! — Combien de maigres et combien de gras ? — Je n’ai jamais de bétail maigre, mâle ou femelle ; tous mes moutons sont gras et en bon état. Aucun d’eux n’a plus de deux ans, et les brebis n’ont pas encore agnelé. — Bien, as-tu acheté ces moutons ou les as-tu élevés ? — Un menteur est pire qu’un chien, et je te dirai la vérité : j’en ai acheté la moitié, et j’ai élevé moi-même l’autre moitié. — Combien veux-tu les vendre la pièce ? — Je veux les vendre en bloc. — À quel prix ? — Maudit soit celui qui ment. Je te dirai la simple vérité. Je les ai achetés cinq piastres chacun, et tu les auras pour six. Il faut bien que j’aie au moins une piastre de profit dans le marché. Je ne désire pas en avoir davantage avec toi. »

Pendant qu’ils marchandaient ainsi, l’oreille d’Ayvaz suivait chaque parole qu’ils prononçaient. Il dit tout bas, à son père : « Je lui ai fait boire du vin, il ne sait pas ce qu’il dit. On ne peut pas acheter un mouton moins de cinq tumans. Comptez l’argent sans délai, père, et lorsqu’il l’aura reçu, il ne pourra plus se rétracter, quand même il recouvrerait la raison. »

Mir-Ibrahim ouvrit le sac où était l’argent, qu’il compta et versa ensuite dans le pan de la robe de Kourroglou. Ce dernier, voyant que plus de la moitié était déjà payée et que le compte avançait rapidement, dit dans son cœur : « Comment me débarrasserai-je de ce fripon de Turc ? » Il possédait une force de poignet si extraordinaire, qu’il pouvait serrer entre ses doigts une pièce de monnaie assez fort pour en effacer l’empreinte. Ayant ainsi effacé une piastre, il la jeta avec colère devant le boucher et s’écria : « Ceci est de la fausse monnaie. » Mais la ruse n’avait pas échappé à l’œil perçant d’Ayvaz, qui dit : « Roushan-Beg, nous ne sommes pas riches ; nous avons emprunté la moitié de cet argent ; pourquoi l’altères-tu méchamment ? » Kourroglou répliqua : « Ayvaz, mon enfant ! je n’ai ni marteau ni enclume avec moi. Les coquins d’ouvriers de la monnaie ont oublié de frapper les chiffres du sultan sur la piastre ; et il faudra que je perde dessus. » En disant ces mots, il se leva, jeta tout l’argent par terre, et dit d’une voix irritée : « Il y a cent bouchers dans Orfah ; je leur vendrai une portion des moutons, et je vous vendrai l’autre. » Et il s’éloigna. Les prières du boucher furent inutiles, et Kourroglou était sur le point de partir, lorsque Mir-Ibrahim, au désespoir, dit à son fils : « Puisses-tu mourir jeune[14], Ayvaz ; va, cours après lui, et prie-le de venir terminer le marché ; peut-être t’écoutera-t-il. »

Ayvaz eut rejoint Kourroglou en un moment, et, le prenant par les mains, il le supplia, en disant : « Je t’en conjure, mon oncle, ne sois pas fâché, et reviens. » Kourroglou, faisant semblant de s’adoucir, revint, et s’assit à sa première place. Quand l’argent fut tout compté, on s’aperçut qu’il manquait encore trente tumans. Le boucher dit : « Roushan-Beg, laisse le berger amener ici les moutons, nous les conduirons à la ville, où je lui paierai le reste de la somme. Tu dormiras dans ma maison, et tu partiras demain matin. » Kourroglou répliqua : « Je n’irai pas à Orfah, car j’ai entendu dire que ceux qui y passent la nuit avec de l’argent sont assassinés. Il faut que tu me payes ici même. — Je ne suis pas un voleur, Roushan-Beg ; cependant je ferai comme tu l’ordonnes. Reste ici avec Ayvaz ; et toi, mon enfant, sois gai et amuse notre oncle par ta conversation, pendant que je courrai à la ville chercher le reste de l’argent. »

Ainsi le boucher sans cervelle laissa son fils entre les mains de Kourroglou, et, enfourchant sa maigre rosse, il partit pour Orfah.

Kourroglou, sous prétexte d’aller chercher les quatre cages qu’il avait promises à Ayvaz, laissa ce dernier avec l’esclave, tandis qu’il retournait vers le berger. Il reprit son armure, ainsi que ses dix-sept armes. Alors il demanda au berger : « Où est mon cheval ? — Oh ! puisse ta maison tomber en ruine ! Ton cheval est aussi fou que toi-même. Je l’ai attaché par les quatre jambes dans ce ravin, et ne puis te dire s’il est mort ou vivant. » Kourroglou lui dit : « Misérable ! je souillerai le tombeau de ton père ! Tu as fait du mal à mon cheval, fils de chien ! » Et il courut sans délai vers le ravin, où il vit son Kyrat attaché d’une telle façon, qu’il ne pouvait bouger. Il détacha les liens de son cheval, le sella, serra la sangle, puis, l’ayant embrassé sur les deux yeux, il monta dessus et galopa vers Ayvaz. Il prit d’abord le sac de piastres, qu’il attacha derrière la selle avec des courroies. « Allons maintenant, mon Ayvaz, monte avec moi sur ce cheval et partons ! — Guerrier, tu te moques de moi ; mon oncle Roushan sera bientôt ici, et tu seras démonté par un seul coup de sa massue. — Frotte tes yeux, Ayvaz, et regarde ; ne reconnais-tu pas ton oncle ? » Ayvaz l’examina attentivement. « Oui, c’est lui, dit-il, c’est Roushan-Beg lui-même ; seulement son habit n’est pas le même. »

Il commença à pleurer, et s’écria : « Ô ma mère ! ô mon père ! où êtes-vous ? » Ses larmes et ses prières lui servirent peu. Kourroglou l’enleva sur sa selle, le plaça derrière lui, et ayant lié un shawl autour de son corps et de celui d’Ayvaz, il assujettit ce dernier à sa ceinture. Ensuite il donna un coup d’éperon à son cheval, le fouetta, et emporta sa proie. Le crédule esclave du boucher pensait que tout cela n’était qu’un jeu. Cependant il courut après lui et cria : « Trêve à ce jeu, trêve à cette plaisanterie. » À la fin il se fâcha, sortit un poignard du fourreau, et l’élevant devant Kourroglou, il dit : « Laissez l’enfant, ou je vous passe ce fer à travers le corps. » Kourroglou dit : « Voyez ce reptile ! Il faut que je montre quelque merci envers lui. » Alors il lança sa massue après lui, et le crâne de l’esclave fut écrasé comme la tête d’un pavot.

Le berger, qui vit ce meurtre, devint soucieux ; et, tremblant de frayeur, il commença à réciter les prières des mourants. Kourroglou lui ordonna d’approcher et d’ouvrir ses oreilles. Alors il délia sa bourse, en fit tomber bon nombre de piastres, et lui demanda : « Berger, as-tu vu un chameau[15] ? » Le berger répliqua : « Je n’ai pas même vu un mouton. » Kourroglou dit : « Berger, tu vas conduire à l’instant ce troupeau à la ville ; pendant ce temps j’enlèverai Ayvaz. » Ainsi le berger conduisit son troupeau à Orfah, tandis que Kourroglou emmenait Ayvaz à Chamly-Bill. L’enfant désolé criait douloureusement : « Malheur à moi ! je laisse ma tante derrière moi ; j’abandonne la femme de mon oncle ; malheur à eux, malheur à moi ! » Ses yeux étaient rouges et enflés comme des pommes. Kourroglou fit l’improvisation suivante :

Improvisation. — « Je te dis, Ayvaz, il ne faut pas pleurer. Ne tourmente pas mon cœur de tes regrets, ne te lamente point, Ayvaz ! »

Ce dernier, en réponse, fit l’improvisation suivante :

Improvisation — « Tu dis qu’il ne faut pas pleurer ! Comment puis-je retenir mes larmes, ô Kourroglou ? Tu me dis de ne pas te tourmenter de mes chagrins ; comment puis-je m’empêcher d’être triste ? »

Alors Kourroglou chanta :

Improvisation. — « Je revenais des champs, je revenais des déserts, et je demandais aux bergers s’ils ne t’avaient pas vu. Je t’ai séparé de ton vieux père ; Ayvaz, ne pleure pas. »

Ayvaz chanta ainsi :

Improvisation. — « Tu as rempli les sacs avec l’argent ; tu as déchiré le fond de mon cœur ; tu as courbé sous le chagrin le dos de mon père. Comment puis-je m’empêcher de pleurer, ô Kourroglou ?

Kourroglou chanta :

Improvisation. — « Ne suis-je pas Beg, ne suis-je pas Khan ? Ne serai-je pas pour toi un père, un tendre parent ? Ne crie pas, ne pleure pas, Ayvaz. »

Ayvaz chanta alors :

Improvisation. — « Mes fleurs, je vous ai laissées dans le jardin ! J’ai laissé derrière moi des beautés dont la ceinture mérite d’être embrassée, j’ai laissé derrière moi mon nom et ma famille ! Comment puis-je retenir mes larmes, ô Kourroglou ? »

Kourroglou chanta :

Improvisation. — « Plus de larmes, je t’en conjure, ou tu me feras pleurer moi-même comme un enfant ou une vieille femme. Tu deviendras un guerrier, tu seras la gloire et l’orgueil de Kourroglou. Ne pleure plus. »

Ayvaz dit : « J’ai ouï dire que tu étais un guerrier ; tu dois alors me traiter comme il convient à un guerrier. Je ne puis dire si tu es un homme brave ou un vilain. Comment puis-je donc m’empêcher de pleurer ? »

Kourroglou lui promit d’en faire son fils, de le faire vivre dans l’abondance et de faire de lui un guerrier, et ils continuèrent leur voyage à Chamly-Bill.

Pendant ce temps, Mir-Ibrahim le boucher arrive chez lui pour chercher l’argent, et dit à sa femme : « J’ai rencontré aujourd’hui un berger qui est un grand niais. J’étais à court de quelques tumans pour payer les moutons, et je lui ai laissé Ayvaz en otage. Va, et tâche de trouver l’argent promptement. » Sa femme court chez quelques parents et amis ; et, ayant obtenu la somme nécessaire, elle l’apporta au boucher. Celui-ci remonta à la hâte sur sa chétive rosse, et retourna vite au troupeau. Mais à peine avait-il passé la porte, qu’il vit le berger entrant dans la ville avec ce même troupeau. « Berger, tu es un fripon, un voleur ! De quel droit amènes-tu mes moutons à la ville ? Je les ai achetés, je les ai payés. » Le berger dit : « Je ne te comprends pas. » Mir-Ibrahim demanda : « Quoi ! n’es-tu pas le berger de Roushan-Beg ? — Tu rêves comme si tu avais la fièvre. Je ne sais pas qui tu es, et ne puis dire non plus quel est celui que tu nommes Roushan-Beg. — Misérable ! ne m’avez-vous pas vendu ces moutons, il n’y a qu’un instant ? n’avez-vous pas pris l’argent ? — Arrière, avec ton mensonge ! Les brebis sont la propriété de Reyhan l’Arabe, et je les amène en ville pour les traire. Les brebis que l’on trait dans la place du marché se vendent un meilleur prix. »

À ces mots, le boucher sentit une sueur froide lui venir à la peau. Il descendit pour tâter les mamelles des brebis, et s’aperçut qu’elles avaient toutes du lait. Il dit : « Ce hâbleur, Roushan-Beg, me disait, en me vendant son troupeau, qu’il ne s’y trouvait que des mâles ou des brebis qui n’avaient jamais porté. Sans aucun doute, c’était Kourroglou, qui, après m’avoir trompé, doit avoir emmené Ayvaz avec lui. N’as-tu pas vu deux jeunes garçons sur la montagne ? » Le berger dit : « Oui, j’ai vu deux jeunes garçons jouant et luttant ensemble sur la montagne. »

Mir-Ibrahim remonta sur sa rosse en grande hâte, et courut au galop. Il ne trouva sur la montagne que le cadavre de son esclave. Sa langue resta clouée à son palais ; il commença à frapper ses tempes si violemment qu’il tomba de cheval. Dans son désespoir, il se jeta sur la terre ; et, répandant de la poussière sur sa tête, s’écria : « Malheur à moi ! il m’a enlevé mon fils. »

Mir-Ibrahim fut trouvé dans cet état déplorable par Reyhan l’Arabe. Ce dernier était un riche seigneur, qui se rendait au delà des montagnes pour chasser, accompagné de cent soixante cavaliers. Quand il se fut approché, et qu’il eut examiné les choses, il reconnut son beau-frère dans l’homme ainsi désolé : « Quoi ! est-ce vous, Mir-Ibrahim ? Pourquoi ces larmes, et que signifie ce désespoir ? » Le pauvre père, que la douleur privait de la parole, put seulement prononcer ces mots : « Il l’a emmené… il l’a emmené !… » Reyhan l’Arabe demanda en colère : « Fils d’un père brûlé, qui, et par qui enlevé ? » Une demi-heure se passa avant que Mir-Ibrahim eût recouvré ses sens, et il dit : « Je l’ai vendu à Kourroglou ; il l’a enlevé, il s’est enfui. — Parle clairement. Si tu lui as vendu quelque chose, il avait droit de prendre sa propriété. » Ce ne fut qu’après de nombreuses questions que Reyhan l’Arabe dit, dans son cœur : « Kourroglou, tu es un misérable, tu as passé ta main[16] crasseuse sur ma tête, et enlevé le gibier de mes réserves. » Il appela ses cavaliers, et dit : « Enfants, je vais courir après lui ; suivez-moi. » Alors ils galopèrent à la poursuite de Kourroglou, guidés par les traces des pas de son cheval.

Reyhan l’Arabe était monté sur une jument. Kourroglou continuait de marcher, sans être averti de rien, quand il vit Kyrat secouer ses oreilles. C’était un signe certain de la présence de la jument, à environ un mille de distance. Kourroglou dit, dans son cœur : « Mon Kyrat doit sentir la jument de Reyhan l’Arabe. Celui-ci a sans doute tout appris, et me poursuit maintenant. » Il regarda le ciel, et vit quelques oies sauvages passer au-dessus de sa tête. Kourroglou pensa : « Je vais décocher une flèche au guide de la bande : si l’oiseau tombe, je serai vainqueur ; mais si la flèche revient seule, Ayvaz ne sera pas à moi. » Il prit une flèche de son carquois ; et, après l’avoir placée sur son arc, il l’envoya dans l’air. En très-peu de temps, l’oie descendit, et vint tomber aux pieds de son cheval.

Kourroglou se sentit très-heureux ; il arracha une couple des plus belles plumes de l’oie, et, ôtant le bonnet d’Ayvaz, les attacha, en guise de plumet, à sa calotte. Ayvaz dit : « Tu as fait des trous, avec ces plumes, dans ma calotte ; j’ai une belle nièce qui m’en fera une neuve. — Ô mon fils ! répliqua Kourroglou, aussi longtemps que tu demeureras dans ma maison, tes habits seront d’or et de soie. » En entendant cela, Ayvaz pleura amèrement. Kourroglou, pour le consoler, improvisa la chanson suivante :

Improvisation. — « Que ta tête semble belle avec cette plume ! c’est comme la tête d’une grue mâle. Je la garderai[17], je veillerai soigneusement sur elle. Je t’ai cherché dans le ciel, et je t’ai trouvé sur la terre. Ne pleure pas, ma jeune grue. La ligne arquée de tes sourcils a été dessinée par la plume du Tout-Puissant. Tu es juste en âge, tu as quinze ans, ô jeune garçon ! À tous ces ornements un seul manque encore : c’est celui des exploits chevaleresques. Tu seras le modèle d’un guerrier. Je couvrirai ta tête d’une calotte d’or. Ô ma jeune grue ! ne pleure plus. » Après une pause, Kourroglou chanta :

Improvisation. — « Je te vis, et mon cœur fut heureux. Tu trouveras en moi un franc Turcoman-Tuka. Mon nom est Kourroglou le bélier. Je suis bien connu dans toute la Turquie. Ayvaz, à la tête de grue, ne pleure plus. »

Retournons maintenant à Reyhan l’Arabe. Il connaissait parfaitement tous les chemins et sentiers des environs d’Orfah ; il savait aussi que Kourroglou y venait pour la première fois, et par conséquent ne connaissait pas les localités. Il y avait une passe étroite au-dessus d’un précipice qu’il fallait traverser au moyen de quelque chose ressemblant à un pont jeté dessus. Avant que Kourroglou pût avoir passé ce pont, Reyhan l’Arabe y était arrivé en faisant un détour, et il se posta à l’entrée même. Kourroglou, voyant que sa route était interceptée, se détermina à gravir la montagne rapide qui surplombait le pont. Il aiguillonna Kyrat avec ses éperons et le fouetta ; Kyrat grimpa comme une chèvre sauvage, et fut bientôt debout sur le sommet. Kourroglou, regardant alors de tous côtés, ne vit rien que les murs perpendiculaires des précipices horribles. On ne voyait aucun passage ; seulement, au pied d’un des flancs de la montagne, il y avait un ravin large de douze mètres et de cent mètres de long. Kourroglou demeura à méditer sur ce qu’il y avait à faire.

Reyhan l’Arabe alors dit à ses gens : « Mes enfants, mes âmes, pas un pas de plus. Restez où vous êtes : pas un de vous ne pourrait monter au lieu où est maintenant Kourroglou ; il faudra qu’il y meure ou qu’il descende. »

À tout événement, Kourroglou demeura trois jours sur le sommet de la montagne ; mais, ce qu’il eut de pire, c’est que Kyrat y tomba malade, Kourroglou tourna sa face vers la Mecque, et pria : « Ô Dieu ! si le jour de ma mort est arrivé, ne me laisse pas mourir parmi les Sunnites. » Il regarda alors Kyrat, et son cœur fut réjoui quand il vit que son cheval paissait et mangeait l’herbe avec appétit, signe évident que sa santé s’améliorait, grâce à l’intercession de la sainte âme d’Ali. Il alla examiner le ravin, large de douze mètres, et pensa : « Quel que puisse être le résultat, je veux l’essayer. Si Kyrat franchit le ravin, nous sommes sauvés ; s’il ne le peut, alors nous périrons tous trois misérablement, moi, Kyrat et Ayvaz, brisés en mille pièces au fond du précipice. Je ne puis attendre plus longtemps. » Il sauta sur son cheval, lia Ayvaz à sa ceinture avec un châle, et improvisa à son cheval le chant suivant :

Improvisation. — « Ô mon coursier ! ton père était bedou, ta mère kholan. Sus ! sus ! mon digne Kyrat, porte-moi à Chamly-Bill ! Ne me laisse pas ici, parmi les mécréants et les ennemis, au milieu du noir brouillard. Sus ! sus ! mon âme, Kyrat, emporte-moi à Chamly-Bill ! »

Aussitôt que Reyhan l’Arabe entendit la voix de Kourroglou, il se mit à rire et cria d’en bas : « Bien, maudit ! tu as dit tes dernières paroles ; mais que tu chantes ou non, il faut que tu descendes et tombes entre nos mains. » Alors Kourroglou improvisa pour Kyrat :

Improvisation. — « Hélas ! mon cheval, ne me laisse pas voir ta honte. Tu seras couvert de harnais de soie à ta droite et à ta gauche ; je ferai ferrer tes pieds de devant et tes pieds de derrière avec de l’or pur. Sus ! sus ! mon Kyrat, porte-moi à Chamly-Bill ! Ton corps est aussi rond, aussi mince et aussi uni qu’un roseau. Montre ce que tu peux faire, mon cheval ; que l’ennemi te voie et devienne aveugle d’envie[18]. N’es-tu pas de la race de kholan ? n’es-tu pas l’arrière-petit-fils de Duldul[19] ? Ô Kyrat ! porte moi à Chamly-Bill, vers mes braves. Je ferai tailler pour toi des housses de satin, et je les ferai broder exprès pour toi. Nous nous réjouirons, et le vin rouge coulera eu ruisseaux. Ô mon Kyrat ! toi que j’ai choisi entre cinq cents chevaux, sus ! sus ! porte-moi à Chamly-Bill. »

Ayant fini ce chant, Kourroglou commença à promener Kyrat. Reyhan l’Arabe le vit d’en bas, et, devinant que Kourroglou préparait son cheval à franchir le ravin, il dit à ses hommes : « Voulez-vous parier que Kourroglou sera assez hardi pour sauter ce précipice ? Son grand courage me plaît. Je vous prends à témoin que s’il franchit le ravin, je me garderai de persécuter un homme si brave. Je lui pardonnerai et lui laisserai emmener Ayvaz ; s’il succombe, je rassemblerai leurs membres dispersés et les ensevelirai avec honneur. » Il dit ces mots, et il regarda la montagne tout le temps à travers un télescope. Kourroglou continuait à promener Kyrat jusqu’à ce que l’écume parût dans ses naseaux. Enfin, il choisit une place où il avait assez d’espace pour sauter ; et alors, fouettant son cheval, il le poussa en avant.

Le brave Kyrat s’élança et s’arrêta sur le bord même du précipice ; ses quatre jambes étaient rassemblées entre elles comme les feuilles d’un bouton de rose. Il hésita un instant, prit de l’élan, et sauta de l’autre côté du ravin ; il retomba même deux métres plus loin qu’il n’était nécessaire.

Reyhan l’Arabe s’écria : « Bravo ! bénis soient la mère qui a sevré et le père qui a élevé un tel homme. »

Pour Kourroglou, son bonnet ne remua pas de dessus sa tête ; il ne regarda pas même en arrière, comme s’il ne fût rien arrivé d’extraordinaire, et il s’en alla tranquillement avec Ayvaz.

Reyhan l’Arabe dit à ses hommes : « Mes amis, mes enfants ! un loup à qui l’on n’ôte pas sa première proie s’enhardit et revient plus rapace que jamais. Kourroglou a enlevé aujourd’hui le fils de mon beau-frère ; demain, il viendra saisir ma femme jusque dans mon lit. Il faut lui montrer que notre orteil est aussi assez fort pour tendre un arc. »

Sur cela, ils s’élancèrent à sa poursuite. Aussitôt que Reyhan l’Arabe aperçut Kourroglou, il cria : « Roi, parviendrais-tu à t’échapper jusqu’à Chamly-Bill, je t’y atteindrais encore. » Kourroglou pensa : « Ce brigand ne veut pas me laisser en paix. » Il fit descendre Ayvaz de cheval, examina la selle, les étriers, resserra la sangle, et retourna au-devant de Reyhan l’Arabe, auquel il demanda : « Que veux-tu de moi, mécréant ? — Écoutez cette belle question, ce que je veux ? Tu as passé ta main crasseuse sur ma tête. » Kourroglou demanda : « Veux-tu combattre avec moi comme un homme ou comme une femme ? — Qu’entends-tu par combattre comme un homme ou comme une femme ? — Si tu ordonnes à tes cavaliers de sauter sur moi, alors tu combattras comme une femme ; si, au contraire, tu consens à te battre seul avec moi, ce sera un combat comme il convient à des hommes.

— Soit, battons-nous donc comme des hommes. » Kourroglou, qui voyait que les cavaliers de Reyhan l’Arabe attendaient tranquillement, rangés en ligne, dit dans son cœur : « Malgré ses promesses, je ne puis me fier à la parole des Sunnites ; commençons donc par éloigner d’ici au moins une partie de ses cavaliers. Écoutez-moi, Reyhan l’Arabe, j’ai coutume de chanter avant le combat. Voici mon chant :

Improvisation. — « Guerrier Reyhan ! tu es venu avec une armée contre moi seul. Où est ton honneur, où est ta valeur si vantée ? Pourquoi cherches-tu à détruire mon âme ? Guerrier Reyhan, tu es fou ! »

Le son de sa voix, aussi bien que le chant, étaient si terribles, que les cavaliers de Reyhan furent frappés de peur. Kourroglou continua :

Improvisation. — « Montrez-moi un homme qui puisse tendre mon arc. Trouvez-moi un guerrier qui vienne frapper sa tête comme un bélier contre mon bouclier. Je puis broyer l’acier entre mes dents, et je le crache alors avec mépris contre le ciel. Oh ! pourquoi ne pas combattre aujourd’hui ? »

Les cavaliers de Reyhan l’Arabe, saisis d’horreur, murmurèrent l’un à l’autre : « Pour la gloire de la race d’Osman, pas un de nous n’échappera au tranchant du sabre de Kourroglou. » Plusieurs d’eux prirent la fuite. Kourroglou dit dans son cœur : « Est-ce ainsi ? Fuyez donc. » Et il improvisa.

Improvisation. — « Donne ordre à ton armée de se diviser par bataillons. Ah ! ont-ils tant de confiance dans leur nombre ? Je suis seul, que cinq cent, que six cents de vous s’avancent ! Reyhan est venu, il est fou, en vérité. »

Ce chant mit en fuite le reste des cavaliers de Reyhan. Ce dernier seul resta et ne quitta pas la place. Kourroglou improvisa.

Improvisation. — « Un guerrier ne chasse pas ses frères guerriers dans le couvert. Il menace avec son épée égyptienne bien affilée, élevée en l’air. Pense à toi, Reyhan, avant qu’il soit trop tard. Es-tu fou ? Tu n’as jamais éprouvé la force du bélier, le front de Kourroglou ; tu n’as jamais eu devant toi un bras si puissant. Tu es encore là, Reyhan, es-tu fou ? »

Reyhan l’Arabe était un seigneur d’un grand courage ; on parlait de sa gloire et de ses hauts faits dans toute la Turquie. Kourroglou s’écria : « Retourne dans ta maison, Reyhan ; regarde la fuite de tes cavaliers. » Sa réponse fut : « Ce sont tous des corbeaux, ils ne peuvent résister à un hibou comme toi. » Cela dit, Reyhan lança sa jument arabe sur le railleur. Kourroglou, de son côté, donna de l’éperon à Kyrat. Le choc fut terrible.

Les dix-sept armes qu’il portait avec lui furent employées tour à tour, et cependant aucun avantage ne fut remporté de part et d’autre. Kourroglou vit que Reyhan l’Arabe était un homme d’un courage et d’une habileté supérieurs.

Ils s’approchèrent plusieurs fois à cheval poitrine contre poitrine et dos contre dos. Ils se prirent l’un l’autre par la ceinture. Reyhan tirait Kourroglou afin de le désarçonner, et criait : « Tu n’emmèneras pas Ayvaz. » Kourroglou le tirait aussi de dessus sa selle et criait : « J’emmènerai Ayvaz. »

Ils descendirent de cheval en même temps et commencèrent à lutter à pied, le cou enlacé avec le cou, le bras avec le bras, la jambe avec la jambe. On aurait dit deux chameaux[20] mâles se battant ensemble. Le soleil commençait déjà à baisser. Kourroglou se sentait fatigué de la puissante résistance de son ennemi, et s’écria dans son cœur : « Ô Dieu ! préserve-moi de malheur, ô Ali ! » Cela dit, il éleva Reyhan l’Arabe en l’air et le rejeta par terre ; il s’assit sur sa poitrine, et, tirant son couteau, il se préparait à lui couper la tête ; mais il dit dans son cœur : « S’il demande merci, je le tuerai ; s’il ne le demande pas, ce serait pitié de tuer un si brave jeune homme. »

Il regarda son visage, mais il était rouge, tranquille, et ne laissait voir aucun changement. Alors il détacha la courroie qui était derrière sa selle, et s’en servit pour lier les jambes et les mains de Reyhan. Ce dernier dit : « Au moment où tu lançais ton cheval pour franchir le précipice, je te faisais présent d’Ayvaz. J’ai été infidèle à ma parole, et pour un péché si énorme, le malheur tombe sur ma tête coupable. » Kourroglou répliqua : « En vérité, nul autre homme que moi n’osera te poursuivre. J’ai pitié de toi, et n’ai pas envie de te tuer. J’ai seulement lié tes mains et tes jambes. Si une armée me poursuivait, elle ne serait pas assez hardie pour continuer après t’avoir vu ainsi garrotté. »

Kourroglou lia donc Reyhan avec une corde sur sa jument, et, ayant remonté sur Kyrat, il conduisit la jument avec une corde. Il plaça Ayvaz derrière lui, et ils arrivèrent ainsi à Chamly-Bill. Les sentinelles de Kourroglou le virent venir de loin et informèrent les bandits de l’arrivée de leur maître. Sept cent soixante-dix-sept hommes allèrent à sa rencontre. Kourroglou commanda qu’on fût chercher une robe d’honneur pour Ayvaz. Ayvaz la mit : Kourroglou ordonna que Khoya-Yakub, qui, tout le temps de l’absence de Kourroglou, avait été enchaîné et confiné dans une sombre prison, fût amené devant lui. Il le reçut tendrement, lui ôta ses fers, et le fit conduire au bain. Aussitôt que Khoya-Yakub fut revenu, il le revêtit d’un superbe habillement, et l’invita à s’asseoir près de lui, à la place d’honneur.

Les bandits s’enquirent avec empressement des détails de la capture d’Ayvaz, et Kourroglou les leur dit du commencement à la fin, n’épargnant pas les louanges à Reyhan sur sa force et son courage. Il dit son conte en vers et en prose, fidèle à sa coutume de dire la vérité à la face des gens, disant à un poltron qu’il était un poltron, à un brave qu’il était un brave. Voici une des improvisations faites en l’honneur de Reyhan :

Improvisation. — « Frères, Aghas ! un homme doit être un homme comme Reyhan. Il a arraché des larmes d’admiration de mes yeux. Son bouclier est d’argent ; il répand le sang de l’ennemi avec abondance. Il a uni mon âme à la sienne. Il a gravé à la fois dans mon cœur le respect et l’attachement. Un homme juste doit être comme Reyhan. Puisse chaque père avoir cinq fils comme lui ; puissions-nous avoir des guerriers comme lui pour compagnons ! Il mérite d’être le frère de Kourroglou. Un homme juste doit être un homme comme Reyhan[21]. »

Kourroglou ordonna qu’on servit un repas. Ayvaz fut nommé chef des échansons ; le vin coula, les mets tombèrent comme la pluie, et toute la bande festoya ensemble.

  1. Un fort, kalaa en Perse, se dit de tout village entouré de murs avec des tours et des meurtrières dans les angles. On voit encore aujourd’hui les ruines du fort de Kourroglou à Chamly-Bill.
  2. Environ vingt-deux livres anglaises.
  3. Men, en turc balma, poids employé communément en Perse.
  4. Le fantôme du désert, « Guli-Beiaban, » le vampire bien connu des contes orientaux.
  5. Racheter mon sang. Allusion au « jus talionis » du Coran. Le meurtrier doit payer les parents de la victime avec sa vie ou avec de l'argent.
  6. Le tuman est une monnaie perse qui vaut environ douze francs.
  7. Phrase proverbiale très-usitée chez les Persans, elle signifie : Prends soin de mon cheval comme tu voudrais qu’on prît soin de toi-même.
  8. Looty, nom fameux en Perse. Il tient le milieu entre le brave vénitien et l’aventurier français.
  9. Expression proverbiale pour dire : Tu mens, tu m’as trompé.
  10. Cher oncle, est une expression affectueuse que l’on emploie avec les personnes âgées.
  11. Dushab, pâte sucrée préparée de la manière ici décrite, dont on fait communément usage dans l’Orient au lieu de confiture ou de sucre.
  12. La sueur a couvert ta figure.
  13. Dans le texte chardag, sorte de tente avec quatre piquets et une couverture d’étoffe de laine noire.
  14. « Mourir dans ton jeune âge », djevan merg shavi, et aussi merghi tu « sur ta mort », sont deux étranges expressions de tendresse employées par les Perses quand ils veulent obtenir une faveur de quelqu'un ou le flatter.
  15. « Avez-vous vu le chameau ? » Non ! stratur didi ? Ne ! Conte perse bien connu, et devenu maintenant un proverbe.
  16. C’est-à-dire : tu m’as trompé et déshonoré.
  17. Terbatias « je tournerai autour de ta tête », expression prise d’une coutume orientale. Quand un malheur menace quelqu’un, afin de le prévenir, on fait tourner un mouton noir trois fois autour de lui, et on en fait ensuite présent aux pauvres, ou bien on le fait pendre. Quand le schah de Perse visite un village, les paysans vont au-devant, baisent le pan de sa robe ou son éperon ; ils demandent comme la plus grande faveur la permission de tourner autour de son cheval ; de là l’expression dourer beguerden, c’est-à-dire « j’implore, je demande sur tout ce qu’il y a de plus sacré. ».
  18. Littéralement : Tu arracheras les yeux du scélérat. »
  19. Duldul, nom du célèbre cheval arabe qui appartenait à Ali, gendre du prophète.
  20. Les combats de chameaux sont beaucoup plus féroces que ceux de taureaux, de béliers, de bouledogues ou de coqs. Les riches oisifs en Perse parlent souvent à leur sujet. Il est presque impossible de ne pas éprouver une sorte de plaisir sauvage à être témoin de ces combats. Ces deux énormes corps, tout en se battant, demeurent presque sans aucun mouvement. Leurs longs cous enlacés l'un l’autre ne donnent signe de vie que par de convulsives contorsions. Des têtes avec des yeux presque hors de leurs orbites, des bouches écumantes, d’affreux rugissements complètent le tableau.
  21. Le texte de cette belle pièce de poésie sert d’exemple de la force des participes turcs, qui ne peut être égalée dans aucune langue européenne.