Kourroglou (1853)/Chapitre 01

Kourroglou (1853)

PREMIÈRE RENCONTRE[1]

Kourroglou était un Turkoman de la tribu de Tuka ; son véritable nom était Roushan, et celui de son père Mirza-Serraf. Ce dernier était au service du sultan Murad, gouverneur d’une des provinces du Turkestan, en qualité de chef des haras de ce prince.

Un jour que les cavales paissaient dans les prairies qui s’étendent le long du Jaïhoun (l’Oxus), un étalon sortit de la surface des eaux, gagna la rive, courut vers la troupe des cavales, et après s’être accouplé à deux d’entre elles, il se replongea dans le fleuve, où il disparut pour jamais. Cette étrange nouvelle ne fut pas plus tôt rapportée à Mirza-Serraf, qu’il se rendit à la prairie, et ayant fait des marques distinctes aux deux juments désignées, il recommanda aux gardiens d’en avoir un soin particulier ; puis, de retour chez lui, il consigna sur ses livres les détails de l’apparition de l’étalon, et enregistra la date précise de cet événement.

On sait qu’une jument donne toujours naissance à son poulain étant debout ; quand le terme fut arrivé, Mirza-Serraf, qui était présent à leur naissance, reçut les jeunes poulains dans le pan de sa robe, afin qu’ils ne fussent point blessés par leur contact avec la terre.

Il dirigea lui-même avec le plus grand soin leur première éducation pendant les deux années suivantes, et surveilla les progrès de leur croissance. Malheureusement leur mauvaise mine n’était pas propre à inspirer beaucoup d’espoir pour l’avenir. Ils paraissaient laids à la première vue, et leur robe épaisse semblait être de crin plus que de poil.

Un des devoirs de la charge de Mirza-Serraf était de visiter, à tour de rôle, tous les haras confiés à ses soins, afin de mettre à part les meilleurs poulains pour les écuries du prince. Dans cette occasion, les deux poulains merveilleux furent au nombre de ceux qu’il choisit. Quand le prince vint en personne visiter ses écuries, il examina attentivement les chevaux amenés par Mirza-Serraf, et approuva tous ses choix, à l’exception des deux poulains en question.

Plus il les regardait, plus ils lui semblaient hideux. Il fit amener en sa présence le chef de ses haras, et s’adressant à lui d’une voix courroucée : « Vassal, lui dit-il qu’est-ce que cela signifie ? me crois-tu donc dépourvu d’instruction ou d’intelligence, ou bien es-tu devenu si vieux que tu ne puisses plus distinguer un bon cheval d’un mauvais ? Que prétends-tu en m’amenant ces deux misérables haquenées ? »

Alors, transporté de rage, le prince ordonna que Mirza-Serraf eût les yeux crevés. Cette sentence fut immédiatement exécutée. Un fer rouge fut appliqué sur le globe des yeux de l’infortuné Mirza, qui fut ainsi privé pour jamais de la lumière. Aveugle et désolé, il fut reconduit dans sa maison. Son fils unique Roushan, jeune homme de dix-neuf ans, étudiait alors à l’une dés écoles de la ville. Aussitôt qu’il eut appris le châtiment infligé à son père, baigné de larmes, il accourut vers lui. « Ne pleure pas, mon fils, lui dit le vieillard, qui était un des plus habiles astrologues de son siècle ; j’ai examiné ton horoscope, et ma science infaillible m’a découvert que tu deviendrais un héros célèbre. Tu vengeras mes souffrances sur la personne de l’injuste tyran qui me les a infligées. Va à l’instant voir le prince, et parle-lui ainsi : « Seigneur, tu as fait crever les yeux de mon père à cause d’un poulain. Sois miséricordieux, et fais-lui présent de l’animal ; sans cela mon pauvre père, qui est vieux et aveugle, n’aura pas de cheval à monter pour se rendre à la distribution des aumônes qui se font dans ton palais. » Roushan fit ainsi qu’il lui avait été dit.

Le prince, dont la colère avait eu le temps de se calmer, accorda au jeune homme la permission d’entrer dans ses écuries et de prendre celui des deux poulains condamnés qui lui plairait le mieux.

Roushan choisit celui qui était gris, parce que son père lui avait dit que la jument qui l’avait porté était d’une plus noble race que l’autre. De retour à la maison avec le don du prince, Roushan reçut de son père l’ordre de creuser un souterrain. « Il nous servira d’écurie, lui dit celui-ci. Fais-y quarante stalles, et entre chaque stalle tu feras un réservoir pour l’eau. Par la combinaison d’un certain nombre de ressorts, dont je t’enseignerai l’usage, l’orge et la paille seront distribuées en temps convenable à notre poulain, qui mangera sa ration sans l’assistance d’un palefrenier. L’eau lui arrivera de la même manière en temps convenable. Tu maçonneras soigneusement la porte et jusqu’aux moindres fentes de l’écurie ; car il est indispensable que notre cheval demeure seul durant quarante jours, et que ni l’œil de l’homme ni les rayons du soleil ne viennent le troubler dans sa solitude. »

Les instructions du père furent exécutées par le fils avec la plus scrupuleuse fidélité. Le poulain fut introduit et enfermé dans sa nouvelle demeure. Il y avait déjà trente-huit jours qu’il y demeurait, caché à tous les regards, lorsqu’au trente-neuvième la patience de Roushan fut épuisée. Il s’approcha de l’écurie, et ayant fait un trou de la grandeur de l’œil, il commença à regarder dans l’intérieur.

Le corps entier du poulain lui apparut brillant et resplendissant comme une lampe ; mais la lumière qui en jaillissait s’affaiblit instantanément, et puis s’éteignit comme par l’effet du simple regard de Roushan. Il eut peur, et, refermant précipitamment la petite ouverture, il retourna vers son père, auquel il ne dit rien de ce qui était arrivé. Le lendemain, juste à l’heure où venait d’expirer le quarantième jour de la claustration du poulain, Mirza dit à son fils : « Le temps est accompli, allons chercher notre cheval et commençons à le dresser. » Ils furent ensemble à l’écurie. L’aveugle commença à tâter la robe de l’animal : il promena sa main sur la tête et sur le cou, sur les jambes de devant et sur celles de derrière, comme s’il eût cherché quelque chose, et tout à coup il s’écria : « Qu’as-tu fait, malheureux enfant ? Il eût mieux valu pour moi que tu fusses mort dans ton berceau ! Pas plus tard qu’hier tu as laissé la lumière tomber sur le poulain. — Tu as deviné juste, mon père ; mais comment as-tu fait pour découvrir cela ? — Comment j’ai fait ? Ce cheval avait des plumes et des ailes qui ont été brisées par suite de ton imprudence. » À ces mots le cœur de Roushan fut rempli d’amertume, et il tomba dans une profonde tristesse. Mirza lui dit alors : « Ne perds pas courage ; nul cheval vivant ne pourra jamais approcher de la poussière que soulèveront les pieds de ce coursier. »

Ayant dit ainsi, l’aveugle enseigna à son fils à seller le poulain avec une selle de feutre, et lui prescrivit de le dresser de la manière suivante : « Tu le feras trotter pendant les quarante premières nuits sur les rochers et dans les plaines pierreuses, et pendant les quarante nuits suivantes dans l’eau et les marécages. » Quand ceci fut accompli, Mirza-Serraf mit son cheval au galop, qu’il soutint admirablement, soit en avant, soit à reculons. L’éducation du noble animal ayant été ainsi complétée, il commença à s’occuper de celle de son fils. « Monte ton cheval, lui dit-il, fais-moi place derrière toi, et traversons l’Oxus. » Pendant qu’ils s’amusaient ainsi, le vieillard expérimenté initiait son fils à tous les stratagèmes de l’art de l’équitation et du métier des armes.

« C’est bien, dit-il un jour à Roushan, je suis content de toi. Mais il nous reste encore une chose à faire. Notre prince vient quelquefois chasser sur les bords de l’Oxus ; c’est là que tu l’attendras. La première fois que tu le verras venir de ton côté, revêts toutes les pièces de ton armure, et, monté sur ton cheval, va hardiment à la rencontre du tyran. Alors tu lui diras ces mots : « Prince injuste et cruel, contemple le cheval à cause duquel tu as fait crever les yeux de mon père, regarde bien ce qu’il est devenu, et meurs d’envie. »

Roushan obéit fidèlement à l’ordre de son père ; la première fois qu’il aperçut le prince prenant le plaisir de la chasse sur les bords de l’Oxus, il revêtit son armure et courut droit à lui. Le prince, émerveillé de la beauté peu commune du cheval, aussi bien que de la noble apparence du cavalier, dit à son vizir : « Quel est ce jeune homme ? » Roushan, invité à s’approcher du prince, ne manqua pas de lui répéter d’une voix ferme et menaçante le discours que son père lui avait enseigné, et il ajouta : « Prince stupide, tu te crois un bon connaisseur de chevaux. Écoute, ignorant, et apprends de moi quels sont les signes auxquels on reconnaît un cheval de noble race. » Cela dit, il improvisa le chant suivant :

Improvisation. — « Je viens, et je te dis : Écoute, ô prince ! et apprends à quoi se fait reconnaître un noble cheval. Actif et alerte, vois si ses naseaux s’enflent et se distendent alternativement ; si ses jambes, sèches et déliées, sont comme les jambes de la gazelle prête à commencer sa course. Ses hanches doivent ressembler à celles du chamois ; sa bouche délicate cède à la plus légère pression de la bride, comme la bouche d’un jeune chameau. Quand il mange, ses dents broient le grain comme la meule d’un moulin en mouvement, et il l’avale comme un loup affamé. Son dos rappelle celui du lièvre ; sa crinière est douce et soyeuse ; son cou est élevé et majestueux comme celui du paon. Le meilleur temps pour le monter est entre sa quatrième et sa cinquième année. Sa tête est fine et petite comme celle du grand serpent chahmaur ; ses yeux sont saillants comme deux pommes ; ses dents semblent autant de diamants. La forme de sa bouche doit approcher de celle du chameau mâle ; ses membres sont finement dessinés, et plutôt arrondis qu’allongés. Quand on le sort de l’écurie, il est joyeux et il se cabre. Ses yeux ressemblent à ceux de l’aigle, et il marche avec l’inquiète impatience d’un loup affamé. Son ventre et ses côtes remplissent exactement la sangle. Un jeune homme de bonne famille prête une oreille obéissante aux leçons de ses parents ; il aime son cheval et en prend le plus grand soin. Il sait par cœur la généalogie et la pureté de son sang. Il essaie souvent la vigueur des articulations de son genou ; en un mot, il doit être ce qu’était Mirza-Serraf dans sa jeunesse. »

Dès que le prince eut entendu cette improvisation, il dit aux gens de sa suite : « C’est là le fils de Mirza-Serraf ? Holà ! qu’il soit arrêté ! »

Roushan fut immédiatement entouré de tous côtés ; mais, sans paraître s’en apercevoir, il parla ainsi au sultan Murad :

Improvisation. — « Écoutez, mon prince ; il me revient en mémoire quelques stances de vers agréables ; permettez-moi de vous les réciter. » Le prince y consentit, et ordonna à ses gardes, de ne pas toucher à Roushan qu’il n’eût dit ses vers. Alors ce dernier commença l’improvisation suivante : « Mon prince a donné l’ordre de me punir ; mais, par Allah ! je sais comment me défendre ; je m’échapperai de ses mains. En vain m’offrirais-tu tes richesses et tes faveurs comme on jette la pâture à l’aigle vorace et affamé, je les rejetterais toutes. »

Le prince l’interrompit et lui dit : « Cesse tes vaines bravades ; viens, et sers-moi fidèlement, autrement je te ferai mourir. »

Roushan chanta alors ainsi :

Improvisation. — « Je suis appelé Dieu dans ma maison : oui, je suis un dieu. Je ne courberai point mon cou devant un lâche comme toi. La cruche a porté l’eau assez longtemps pour toi ; mais, à la fin, la cruche s’est brisée. »

Le prince lui dit : « Ton père a été mon serviteur pendant cinquante ans. Dans un moment de colère, j’ai ordonné qu’on lui crevât les yeux. Mais qui déniera au maître le droit de punir son esclave, afin de pouvoir ensuite le combler de ses faveurs ? Viens avec moi, tu apprendras à m’être agréable, et je te récompenserai. » Roushan répliqua : « Tu as éteint les yeux de mon père, et, à ce prix, tu veux me faire riche. Si Dieu me donne assez de vie, je te ferai subir la peine du talion. Mais écoute ! »

Improvisation. — « C’est toi-même qui as construit l’édifice de ta ruine quand tu as prêté l’oreille à des calomniateurs. Je prendrai ta vie et je renverserai ton trône. »

Ces paroles firent sourire le prince, et il lui demanda ironiquement : « Comment, Roushan, te sens-tu assez fort pour détruire mes villes et pour renverser mon trône ? » Roushan improvisa le chant suivant :

« Assez de forfanteries. Que sont à mes yeux trente, soixante, ou même cent de tes guerriers ? Que sont vos rochers, vos précipices et vos déserts sous le sabot de mon coursier ? Je suis le léopard des montagnes et des vallées.[2] »

Le prince reprit : « Viens plus près de moi, ne fuis pas. Je jure par la tête des quatre premiers califes que je te ferai sirdar (général commandant en chef) de mes troupes. » Et pendant qu’il parlait ainsi, il admirait le courage du jeune homme. Roushan répliqua et dit : « Maintenant, mes chants, aussi bien que mes exploits, seront connus au monde sous le nom de Kourroglou, le fils de l’aveugle dont tu as crevé les yeux[3].

Improvisation. — « Écoute les paroles de Kourroglou. La vie m’est un fardeau. De ce jour j’abandonne ma tête aux hasards de la fortune, comme la feuille d’automne s’abandonne à l’âpre souffle des vents. Avec l’assistance de Dieu, j’irai en Perse pour y rétablir la religion d’Ali, qui est vénéré dans ce pays. »

Il finissait à peine ces mots, que, se précipitant au milieu de la suite du prince, il fit un horrible carnage, et le prince, à la fin convaincu que toutes les armées de la terre ne pourraient venir à bout de le vaincre, ordonna à son vizir d’abandonner une poursuite dangereuse et inutile.

Roushan traversa l’Oxus à la nage et se hâta de rejoindre son père sur la rive opposée. « Tu m’as vengé, mon fils, lui dit ce dernier, que Dieu t’en récompense ! Quittons maintenant cette contrée : non loin d’Hérat, je connais une oasis où tu vas me conduire.

Roushan obéit, et quand ils eurent atteint l’oasis, Mirza-Serraf tira de dessous son bras un vieux livre d’astrologie qui ne le quittait jamais, et dit : « Ô mon fils, cherche dans ce livre un passage qui traite de l’apparition de deux étoiles, l’une à l’orient et l’autre à l’occident. — Père, je l’ai trouvé !

— Bien ! L’oasis où nous sommes contient une source d’eau ; quand la nuit qui précède le vendredi sera arrivée, tu veilleras avec ce livre dans la main, en répétant continuellement la prière qui se trouve à ce passage du livre ; tes yeux devront suivre avec la plus grande vigilance les deux étoiles jusqu’au moment où elles se rencontreront. Alors tu verras la surface de l’eau se couvrir d’une écume blanche. Prends ce vase que j’ai apporté tout exprès, tu y recueilleras soigneusement l’écume et me l’apporteras sans délai. »

Quand la nuit désignée fut venue, Roushan remplit toutes les instructions de Mirza-Serraf, et déjà il revenait avec le vase plein de l’écume mystérieuse ; mais elle était si blanche, si légère et si fraîche, que le jeune homme inexpérimenté ne put résister à la tentation : il avala l’écume. « J’ai accompli toutes tes prescriptions, dit-il à son père ; l’écume cependant ne s’est pas montrée sur l’eau de la source. » Mirza-Serraf répondit : « L’écume a paru sur l’eau de la source ; j’en suis certain. Confesse la vérité, qu’en as-tu fait ? »

Roushan était sincère ; il avoua sa faute. Alors le vieillard, frappant son genou avec ses deux mains : « Qu’as-tu fait, malheureux ? s’écria-t-il. Sois maudit, et puisse ta maison tomber sur ta tête ! Tu m’as ravi le bonheur de te revoir. Cette écume était un remède précieux et unique, un collyre qui avait la puissance de guérir ma cécité. J’en aurais employé une portion pour moi, et je t’eusse laissé boire le reste. Mais les décrets du sort sont irrévocables ; tu deviendras un guerrier invincible et moi je mourrai aveugle. Tout est consommé, maintenant. » Le pauvre vieillard commença alors à dicter ses dernières volontés. « Mes jours sont comptés, dit-il, désormais tu prendras le nom de Kourroglou, le fils de l’aveugle. Tes vers et tes actions seront attachés pour toujours à ce surnom. Maintenant conduis-moi à Mushad, sur le dos de Kyrat[4], car c’est ainsi que tu devras nommer ton cheval. »

Kourroglou plaça son vieux père derrière lui, et marcha vers la ville sacrée de Mushad, où ils arrivèrent en peu de temps, grâce à la vigueur surnaturelle de leur cheval. Ce fut dans cette ville qu’ils embrassèrent la foi d’Ali, et, d’impies sunnites qu’ils étaient, devinrent sheahs et vrais croyants. Ce fut là aussi que Mirza-Serraf mourut, et voici quelles furent ses dernières paroles : « Aussitôt que je serai mort, rends-toi dans la province d’Aderbaïdjan, dont le schah de Perse est souverain. Il voudra t’attirer à sa cour, n’y va pas, mon fils ; mais ne te révolte pas non plus contre lui. »

Il dit et il expira.

  1. Ce premier chant est textuellement traduit de l'anglais.
  2. Cette strophe est habituellement chantée par les Turcs avant qu’ils s’élancent sur l'ennemei.
  3. Kurr signifie aveugle et oglou fils.
  4. Un cheval bai brun.