Kind (A.). — Celse et Origène

Aug. Kind. Teleologie und Naturalismus in der altchristlichen Zeit. Der Kampf des Origenes gegen Celsus um die Stellung des Menschen in der Natur. (Téléologie et naturalisme à l’ancienne époque chrétienne. La lutte d’Origène contre Celse sur la place de l’homme dans la nature.) Iéna. H. Dufft. 1875.

L’auteur de ce piquant opuscule, consacré à l’examen du problème des causes finales, ne pouvait avoir l’intention de refaire l’intéressant ouvrage de M. Th. Keim sur le livre perdu de Celse, le Λόγος ἀληθής[1]. Ce philosophe platonicien du iie siècle, qu’Origène appelle épicurien, on devine pourquoi, a tenté de ruiner les fondements historiques de la religion des chrétiens ; à l’idée de l’amour et de la charité, il a opposé celle de la justice ; à la foi au salut de l’humanité par l’incarnation d’un dieu, la croyance en un ordre éternel et rationnel du monde ; au ferme espoir en la résurrection des corps, la doctrine de la caducité de la matière et de l’immortalité de l’âme. On connaît les arguments qu’Origène lui a opposés : l’accomplissement des prophéties de l’Ancien Testament, les miracles opérés chaque jour dans la personne des malades et des possédés par la vertu des Évangiles, etc. Un point très-curieux de cette polémique était resté dans l’ombre : la nature des raisons alléguées de part et d’autre sur la question de la place de l’homme dans le monde.

L’ancienne église enseignait, avec la Bible, que l’homme était le but de l’univers. Certains philosophes, — et ce n’étaient pas seulement les épicuriens, — soutenaient la vérité de l’explication mécanique de la nature et bannissaient toute téléologie, immanente ou transcendante, comme les darwinistes de notre époque. M. Kind a rappelé, dans son Introduction, que de tous les philosophes de l’antiquité, celui qui avait commencé à faire de l’homme le but et la fin des choses fut Socrate, puis Aristote. Avec la ruine de l’étude de la nature et le goût des spéculations morales, la théorie des causes finales fleurit de nouveau chez les stoïciens et chez les éclectiques. Mais c’est surtout par les religions que cette doctrine semble avoir été inventée. L’homme, se sentant devant son dieu comme un esclave devant son maître, ou comme un enfant en présence de son père, imagine naturellement que tout ce qui l’entoure est l’œuvre de cet être. Qu’on relise les deux histoires de la création dans la Genèse (I-II) : l’homme est créé au dernier jour ; Elohim le fait à son image ; il lui confère la domination sur toutes les créatures, lui annonce que les bêtes et les plantes lui sont données pour sa nourriture[2]. L’ennemie irréconciliable de cette façon de voir, dit très-bien M. Kind, est l’étude scientifique de la nature : celle-ci ne connaît pas de buts, de tendances, de conscience obscure des choses qui se fait et se réalise dans la nature, mais seulement des forces aveugles, un enchaînement fatal de causes et d’effets. Après le système du monde de Copernic, la théorie de la descendance et de la sélection de Lamark et de Darwin a pour toujours réduit à néant les « puériles explications » des cause-finaliers.

Celse soutient d’abord qu’il n’existe aucune différence entre le corps de l’homme, quant à la matière, le même principe de corruption dans l’un et dans les autres. » Ὕλη γὰρ ἡ αὐτή[3]. Il croyait que d’elle-même la matière dépouille certaines qualités pour en revêtir d’autres. En principe, Origène admettait avec son siècle la possibilité de la génération spontanée et de la transformation organique des êtres, par exemple, que la moelle épinière d’un cadavre humain il peut se former un serpent, d’un bœuf de abeilles, d’un cheval des guêpes, d’un âne des scarabées, des vers de la plupart des animaux en décomposition (IV, 57). Seulement Origène veut que ces transformations soient l’œuvre de Dieu, et, en outre, qu’un corps habité par une âme créée par Dieu soit plus parfait qu’un autre ; il ne saurait donc admettre que le corps d’un homme ne diffère en rien de ceux d’une chauve-souris, d’une grenouille ou d’un ver.

Voici quelques arguments de Celse contre la téléologie judéo-chrétienne : « Dieu a tout fait pour l’homme, disent les chrétiens. Mais, en s’appuyant sur l’histoire des animaux et sur plusieurs traits merveilleux de leur instinct, on peut prouver que toutes choses n’ont pas plus été faites pour l’homme que pour les animaux privés de raison (IV. 74). Le tonnerre, les éclairs, la pluie ne sont pas l’œuvre de Dieu. Quand même on accorderait qu’ils sont l’œuvre de Dieu, ces phénomènes ne sont pas plus destinés à préparer la nourriture de l’homme que celle des plantes, des arbres, des herbes et des buissons » (IV, 75). C’est là, répond Origène, le langage impie d’un épicurien. La Providence n’aurait pas pris plus de soin de l’homme que des arbres ! « Si vous dites que les arbres, les plantes, les herbes, les buissons sont faits pour les hommes, continue Celse, pourquoi dire plutôt pour les hommes que pour les animaux sauvages dénués de raison ? » (IV, 75.) Il se rappelle un vers d’Euripide, le disciple d’Anaxagore, le Philosophe du théâtre (σϰηνιϰὸς φιλόσοφος), comme on l’appelait, qui dit que le soleil et la nuit servent aux mortels : « Pourquoi à l’homme plutôt qu’aux fourmis et aux mouches ? Ces insectes aussi se reposent la nuit, ils voient et agissent pendant le jour. » (IV, 77.)

Mais c’est peu de mettre sur le même plan les hommes et les animaux ; Celse prétend bien montrer que ceux-ci ont été plus favorisés que ceux-là par la nature. « L’homme cherche sa nourriture avec peine, travail et sueur : tout croît pour les animaux sans qu’ils sèment ni qu’ils labourent. » À quoi Origène répond que c’est exprès que la Providence a créé nu et indigent le seul animal qu’elle ait doué de raison, afin qu’il exerçât ses facultés sublimes, inventât les arts et les sciences. Celse fait un pas de plus. Ces animaux, que la nature a mieux traités que nous, ne sont point faits pour l’homme : « Si l’on nous appelle rois des animaux (ἄρχοντας τῶν ζώων), parce que nous les prenons à la chasse et les mangeons, je répondrai : N’est-ce pas nous plutôt qui sommes nés pour eux, puisque eux aussi nous chassent et nous dévorent ? Contre eux nous avons besoin d’armes et de filets, de l’aide de plusieurs hommes et du secours des chiens : ils n’ont besoin que des armes que la nature leur a données pour nous vaincre (IV, 78). Vous dites que Dieu vous a donné le pouvoir de prendre et de mettre à mort les bêtes sauvages ? Il est bien vraisemblable, au contraire, qu’avant qu’il y eût des villes, des sociétés et des arts, avant l’invention des armes et des filets, c’étaient les hommes qui étaient pris et dévorés par les bêtes, et non point les bêtes par les hommes. » (IV, 79.) Origène, qui croit que le premier couple humain fut instruit par Dieu et par les anges, dit qu’il est faux qu’au commencement les hommes aient été la proie des animaux sauvages.

Tel est le résumé de la première partie d’une polémique où l’attaque et la défense laissent fort à désirer ; pourtant, quelque superficiels que fussent les arguments de Celse, Origène ne les a point réfutés. Celse cherche maintenant à montrer que les animaux ont les mêmes facultés intellectuelles que l’homme.

« Si les hommes paraissent différents des bêtes parce qu’ils habitent des villes, font des lois et mettent à leur tête des magistrats et des chefs, c’est ne rien dire, car les fourmis et les abeilles en font autant. Les abeilles, en effet, ont leur roi (ἡγεμών) qu’elles accompagnent et servent ; elles ont leurs guerres, leurs victoires, leurs massacres de vaincus ; elles ont des villes avec des faubourgs, des travaux réglés, des châtiments pour les paresseux et les méchants ; elles chassent et châtient les frelons. » (IV, 81.) Éloge analogue des fourmis dont la prévoyance éclate dans les moyens qu’elles emploient pour se procurer des subsistances et les mettre en réserve. Elles viennent en aide à celles de leurs semblables qu’opprime un fardeau trop pesant, « Parmi les grains et les fruits qu’elles ont amassés, elles mettent à part ceux dont le germe commence à paraître, de peur qu’ils ne fassent germer les autres, et afin qu’ils leur servent de nourriture pendant toute l’année. » (IV, 83.) Celse ajoute que les fourmis vivantes assignent aux mortes un lieu de sépulture et que « ce sont pour elles les tombeaux des ancêtres », πάτρια μνήματα. « Se rencontrent-elles, elles causent, aussi ne se trompent-elles jamais de chemin. Elles possèdent donc la plénitude de la raison ; elles ont des notions communes de certaines choses générales, l’usage de la voix et la faculté de signaler ce qui arrive. » (IV, 84.) « Si quelqu’un regardait du ciel sur la terre, quelle différence apercevrait-il entre les ouvrages des hommes et ceux des abeilles et des fourmis ? » (IV, 85.)

Origène s’indigne, argumente, se moque de l’adversaire, mais il se borne à répéter que l’homme est le but de la création, que seul il possède la raison et que les bêtes n’ont qu’un aveugle instinct. C’est toujours, on le voit, la vieille distinction classique. Celse produit un argument qui, débarrassé de quelques exagérations ridicules, n’a encore rien perdu de sa force, je veux parler de la faculté que possèdent les animaux de choisir certains remèdes et de distinguer entre les végétaux qui peuvent leur être nuisibles ou utiles : « Si les hommes sont fiers de leurs connaissances dans la magie, les aigles et les serpents en savent en cela plus qu’eux. Ils connaissent nombre de remèdes contre les poisons et les maladies, et les vertus de certaines pierres qu’ils emploient à la guérison de leurs petits. » (IV, 86.) Origène ne nie point ces faits. Il croit que les serpents se servent du fenouil pour rendre leur vue plus perçante, leur corps plus souple et plus agile ; il est persuadé que les aigles, quand ils ont trouvé la pierre aétite, la transportent dans leur aire en vue de la santé de leurs aiglons. Un malencontreux passage du livre des Proverbes (XXX, 24-29) lui revient tout à coup en mémoire, passage où il est parlé de « quatre animaux très-petits et pourtant sages et bien avisés », les fourmis, les gerboises, les sauterelles et les lézards, mais Origène s’en tire à son ordinaire : il refuse d’entendre le texte à la lettre et pense que l’Écriture a ici désigné allégoriquement les hommes.

Celse, encore plus osé, mais toujours assez heureux en ses plus grandes audaces, touche ensuite un point de doctrine fort controversé à notre époque : l’existence du sentiment religieux chez les animaux. Darwin, on le sait, a retrouvé les semences de ce sentiment dans l’âme des bêtes. Tel penseur contemporain écrivait naguère que Dieu parle et se révèle surtout dans l’animal, dans le peuple et chez l’homme de génie. C’est la thèse même de Celse, qui l’exagère seulement et la présente d’une manière paradoxale : « Si les hommes se croient au-dessus des bêtes parce qu’ils ont des notions divines, qu’ils sachent que beaucoup d’entre elles peuvent réclamer le même avantage. Et à bon droit, car qu’y a-t-il de plus divin que de prévoir et d’annoncer l’avenir ? Or les autres animaux, et les oiseaux surtout, l’enseignent aux hommes, si bien que l’art des devins consiste tout entier dans l’observation des signes qu’ils révèlent. Si les oiseaux et les autres animaux propres à la divination nous montrent par certains signes ce que Dieu nous a caché, c’est qu’ils ont avec Dieu une société plus étroite, qu’ils lui sont plus chers et qu’ils sont plus sages. » (IV, 88.)

Mais si les animaux ont des sentiments religieux, ils doivent aussi avoir une morale, distinguer le bien du mal, pratiquer la vertu. Celse, « encore une fois précurseur du darwinisme », fonde l’aptitude morale des bêtes sur leur connaissance du divin. « Quant aux éléphants, aucun autre animal ne paraît plus fidèle au serment, plus obéissant aux choses divines, et cela sans aucun doute parce qu’ils en ont connaissance. » (IV, 88). Enfin, pour prouver que les cigognes ont plus de piété que les hommes, Celse l’appelle tous les traits qu’on raconte de la reconnaissance de cet animal envers ses parents et des soins qu’il prend de les nourrir. (IV, 98.) Il conclut en ces termes : « Tout n’a donc pas été créé pour l’homme, pas plus que pour le lion, pour l’aigle, pour le dauphin… Dieu ne s’irrite pas plus contre les hommes que contre les singes et les mouches.) (IV, 99.)

En somme, le, problème agité ici est celui de la place de l’homme dans la nature. Pour Origène, l’homme, en tant qu’être raisonnable, est le but de la création, et les animaux n’agissent que poussés par l’instinct. Selon Celse, les bêtes ont au moins autant de droits que les hommes à tout ce qui existe, et ils l’emportent même sur quelques-uns de nous au triple point de vue physique, intellectuel et moral. Au lieu de répéter à satiété sa proposition téléologique, déjà fort rebattue, nous estimons, avec l’auteur, qu’Origène aurait bien fait de rechercher et d’exprimer avec quelque précision en quoi consiste au fond cette fameuse distinction de l’instinct et de la raison. Mais il était trop possédé de sa croyance en la préexistence des âmes pour entendre seulement l’adversaire et discuter les faits. Rien ne le peut tirer de la vision où sans fin il contemple les anges, les démons et les hommes descendant du ciel à l’enfer et remontant de l’enfer au ciel. Toutes les âmes étaient à l’origine dans le sein de Dieu ; elles sont tombées d’une chute plus ou moins profonde en ce monde, mais elles y agissent, elles commandent aux êtres inférieurs et domptent les forces de la nature. C’est que Dieu, après avoir accommodé les choses ici-bas aux besoins de l’homme, lui a donné pouvoir sur elles. Origène part toujours de ces hypothèses : il suppose démontré ce qui est en question. Celse argumente et discute en naturaliste du second siècle, Origène en théologien de tous les siècles.

Jules Soury.
  1. Celsus’ Wahres Wort. Aelteste Streitschrift antiker Weltanschauung gegen das Christenthum vom Jahr 178 n. Chr. Zürich, Orell Füssli, 1873
  2. Cf. le psaume VIII.
  3. Origen. Κατὰ Κέλσου. IV, 52. (Edit. Bened.)