Nouvelle Librairie Nationale (p. 275-291).

III

LES FONCTIONS PROPRES DE L’ÉTAT[1]

Comme toujours, alors, sous le poids des choses, sous la pression des circonstances on essaya d’improviser. Page 63.
I

Un ancien ami de M. Félix Faure vient de donner, dans le Figaro du 5 juillet 1901, sous la signature « Saint-Simonin », de curieuses révélations sur l’état d’esprit gouvernemental au moment de Fachoda.

Ces révélations, fort curieuses, étant aussi des plus complexes, la plupart des commentateurs, dans les journaux, en ont négligé l’essentiel.

1o Le confident de M. Faure a confirmé ce que nous avait appris le livre de M. Lockroy : La Défense navale. On était à deux doigts d’une guerre avec l’Angleterre, et, pour cette guerre, rien n’était prêt. Il a fallu improviser des ressources militaires, maritimes et financières. Des politiques estimables se sont contentés de gémir sur cette imprévoyance et la nécessité de l’improvisation à laquelle on se vit réduit.

2o Le confident de M. Félix Faure, voulant décharger le monde officiel de la responsabilité de l’humiliation africaine, en a rejeté la faute sur Marchand. Ce qui n’a pas manqué de causer de justes réclamations dans la presse nationaliste. Le héros africain, s’il voulait lire nos confrères, les prierait de s’intéresser d’un peu moins près à ses affaires et de mieux s’appliquer à comprendre celles du pays.

3o Le confident de M. Faure a révélé enfin que, dans le péril national de 1898, une grande résolution fut prise par le président et par ses ministres. Ils résolurent de violer la Constitution et, passant de la résolution à l’acte, ils décidèrent d’affecter à la défense des côtes et à l’armement un certain nombre de millions dont le Parlement n’avait pas crédité le premier sou. Les présidents des deux Chambres, les présidents et les rapporteurs des deux Commissions du budget, consultés, donnèrent la main à ce petit coup d’État secret. À cette occasion, le chef de ces Commissions parlementaires, M. Pelletan, fils d’un proscrit du Deux Décembre et grand défenseur de Dreyfus, se fit admirer pour son zèle patriotique. M. Pelletan admet que l’on viole les Lois constitutionnelles en vue d’une déclaration de guerre qui peut mener des milliers de citoyens à la mort ; il n’admettra jamais que l’on ait pu commettre une faute de procédure en vue de châtier le traître qui exposa ce pays à subir les mêmes risques de guerre dans des conditions d’infériorité odieuse. La pensée de M. Camille Pelletan est formée à l’image du parti républicain tout entier. Elle en a l’incohérence et le décousu.

Sur l’illégalité ainsi révélée par l’indiscret du Figaro, ont gabé et glosé nos distingués confrères de la presse conservatrice :

— Vous nous accusiez de complot contre la Constitution ; ce n’est pas d’un complot, c’est d’un attentat consommé que vous vous êtes rendus coupables, vous autres. Etc., etc.

Le thème donné, les variations sont faciles. Soyons sérieux. Examinons l’affaire, non par rapport aux textes constitutionnels, mais aux nécessités politiques.

La question no 1 — improvisation et imprévoyance, — se rattache aux éléments les plus connus et les plus vulgaires du procès général du régime. Une république démocratique ne peut ni se souvenir ni prévoir. Elle n’est constituée qu’en vue du présent. Le fait est donc normal, passons.

La question no 2, pure question de personnes (soulevée entre des ministres et ce héros, Marchand), pourra soulever un tumulte à la gauloise. C’est un point de fait à régler dans le cabinet de l’historien.

La question no 3 est de la plus haute importance, à condition de ne pas la réduire à des effets de polémique. — On a violé la Constitution ? Et après ? La démocratie parlementaire est un gouvernement à principes. Mais tous les gouvernements à principes, avant d’être « à principes », sont des gouvernements ; pour être des gouvernements, ils ont besoin d’exister. « Vivre, d’abord. » Ils feront donc toujours céder et plier les principes devant cette primordiale nécessité de la vie. Pour vivre, pour faire vivre sa république, M. Waldeck-Rousseau a dû violer tous ses principes, tous les principes républicains, dans la matinée du 13 août 1899, quand il a fait arrêter et emprisonner 75 personnes seulement suspectes de n’aimer ni Dreyfus ni les dreyfusiens. C’est parfaitement vrai. Mais, ce qu’il y a d’intéressant dans le coup d’État commis l’année précédente, à l’automne 1898, par M. Félix Faure et par ses ministres, c’est que l’opération avait pour but non la vie de la République, mais la vie de la France, non la défaite d’un parti à l’intérieur, mais la défense nationale contre l’extérieur.

Examinons les conditions de ce dernier coup d’État. Il fallait de l’argent pour défendre les côtes et armer les navires. Or, tandis que la Constitution prescrivait aux pouvoirs responsables d’en référer au Parlement pour obtenir les sommes nécessaires, les règles éternelles de la diplomatie et de la guerre, jointes aux circonstances particulières du cas donné, prescrivaient de ne fournir à l’antagoniste éventuel aucun avertissement, aucun indice même, d’éviter jusqu’à l’apparence d’une intention belliqueuse. Toute démarche publique nous eût trahis. La rapidité, le secret, telles étaient les nécessités de fait ; la lenteur, la publicité, telles étaient les obligations légales. Les dernières créaient un péril public. Il a donc fallu les sacrifier aux premières. On a sacrifié la Constitution de 1875 à la nécessité politique, la loi écrite à la loi naturelle, le droit à la raison d’État. On a eu mille fois raison.

Édouard Drumont a remarqué avec justesse que, dans ces circonstances, Félix Faure agissait exactement comme son très antique prédécesseur, le roi Dagobert. Même il agissait comme tous les chefs d’État présents et futurs.

Le précédent du roi Dagobert peut paraître en effet d’une époque assez basse : car il est loisible de remonter au-delà de César, d’Alexandre et de Sennachérib. Si les trois fils de Noé se sont fait la guerre, il est inévitable de supposer que ces potentats évitèrent de faire leurs préparatifs belliqueux avec trop de lenteur ou de publicité.

Un régime qui impose en ces graves matières ces deux principes du parlementarisme, — la publicité, la lenteur, — se peut donc définir avec exactitude, un État politique constitué de telle sorte que la principale, l’essentielle de ses fonctions, — la préparation à la guerre, — ne puisse être exercée qu’en fraudant ou violant son principe constitutif.

Je ne me contente pas de rappeler un fait. J’énonce la nécessité qui commande à tous les faits, car elle les gouverne tous, elle tient au régime. On ne la changera qu’en le changeant lui-même. Ainsi que l’ont montré les révélations du Figaro, le président Félix Faure était préoccupé de savoir comment on gouvernerait pendant la guerre, quand la moitié du Parlement serait aux armées ; il se proposait de faire voter une « rallonge » à la Constitution. Une réforme est en effet possible de ce côté, et cette « rallonge » est votable. Mais Faure était trop avisé pour concevoir aucun projet de réforme relatif à ce qui se ferait avant la guerre : préparation et déclaration. Ici, l’essence même du régime, l’essence même de la guerre, sont trouvées en contradiction.

Mais plus la guerre devient « moderne », plus cette contradiction s’accentue. Un membre (libéral) du Corps législatif déclarait, vers 1869, qu’il y aurait toujours un écart de trois mois entre la déclaration d’une guerre et l’entrée en campagne. On sait que cet écart, en 1870, fut réduit à quelques jours. Tout esprit informé prévoit que la prochaine guerre comportera une offensive foudroyante, et dont les résultats seront fatalement décisifs. Le brave Félix Faure y pensait aussi, et, comme l’a fort bien dit encore Édouard Drumont, il y pensait beaucoup moins en homme de loi et en juriste qu’en homme d’action et en homme d’affaires. Une confidence de M. Hugues Le Roux, parue, je crois, dans le Journal, peu de temps après la mort de Félix Faure, nous a appris que le défunt président s’était promis, au cas d’une guerre[2], de violer la Constitution Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/403 Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/404 Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/405 Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/406 Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/407 Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/408 Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/409 Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/410 Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/411 Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/412 Page:Maurras - Kiel et Tanger - 1914.djvu/413

  1. D’après la Revue l’Action française, du 15 juillet 1901.
  2. Une étude comme celle-ci devrait être illustrée. À défaut de vignettes, voici quelques lignes de M. Francis de .