Nouvelle Librairie Nationale (p. 241-243).

I

CONVERSATION DE SCHEURER-KESTNER AVEC JULES GRÉVY

Et d’abord, dès les origines, la grande affaire, la préparation de la Revanche, à laquelle le pays entier se croyait fermement exercé et conduit, avait été rayée du programme réel. Page 8.

Scheurer écrit, pages 262, 263, 264 et 265 de ses Souvenirs :

« Ma femme vint bientôt me voir. Nous allâmes ensemble rendre visite à Jules Grévy, le président de l’Assemblée, mon ancien défenseur de 1862, avec qui ma famille avait conservé d’amicales relations. Grévy nous reçut dans son superbe cabinet de la présidence, tout plein des souvenirs de Louis XIV. Cet apparat, au milieu du deuil de la patrie, produisit sur nous une impression pénible. Nos jeunes imaginations, exaltées par le malheur, ne pensalent qu’à la préparation de la revanche immédiate. Nous nous trouvions au milieu d’un luxe qui nous révoltait.

« Grévy était assis derrière son bureau. Il se leva, avec cette gravité qui lui était habituelle, même dans les circonstances les moins solennelles, s’avança vers ma femme, lui prenant les deux mains, et lui dit avec un air paternel et protecteur : « Ma chère enfant, je suis heureux de vous voir, je sais ce que vous avez dû souffrir pendant cette horrible période au milieu des Prussiens. »

« Après nous avoir demandé des nouvelles des nôtres, il ajouta avec un tact médiocre : — Il est douloureux d’avoir perdu son pays, le pays qui vous a vu naître, où l’on a toutes ses affections. Mais, que voulez-vous, mes enfants ? Le régime qui a pesé si longtemps sur la France ne pouvait laisser que des désastres derrière lui. Vous qui n’êtes pas responsables de ses fautes, vous êtes punis cependant avec les autres, peut-être plus que les autres. » Dans notre émotion, nous attendions un correctif à ses paroles un peu cruelles dans leur banalité. Comme il tardait à venir, je me permis de dire au président : « La France a un grand devoir à remplir envers l’Alsace. Elle en a fait son bouc émissaire et n’en avait pas le droit. » Je ne pus achever. Grévy me regardait d’un œil sévère. « Mes enfants, dit-il, je sais que vous êtes pour la guerre. Eh bien ! je vous le dis à vous, mon ami, qui avez voté contre la conclusion de la paix : il ne faut pas que la France songe à la guerre. Il faut qu’elle accepte le fait accompli, il faut qu’elle renonce à l’Alsace. » Les larmes coulaient de nos yeux. Le président nous prit les maîns et ajouta : « Ne croyez pas les fous qui vous disent le contraire et qui sont cause que nos malheurs ont été aggravés par une lutte sans espoir. » Comprenant l’allusion perfide à Gambetta et sentant l’injure faite au grand citoyen en qui l’Alsace-Lorraine mettalt tout son espoir, nous sortîmes navrés de cette entrevue, comme si un mauvais génie venait de nous enlever tout ce qui nous restait de courage.

« Ce jour-là, j’ai jugé Grévy. J’avais jusqu’alors considéré cet homme, remarquable à bien des titres, comme un vrai Romain, grave et austère, d’une simplicité peut-être un peu apprêtée. Derrière le masque antique, je vis reluire, pour la première fois, l’œil malin et madré du paysan franc-comtois. Le héros s’évanouissait. Depuis cette triste et décourageante entrevue, je n’ai plus eu avec Grévy — et je sais qu’il s’en est plaint quelquefois — que des rapports officiels et obligatoires.