Kiana, souvenir des îles Sandwich

Kiana, souvenir des îles Sandwich
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 107-142).
KIANA
SOUVENIR DES ILES SANDWICH.


I.

Nous avions voyagé toute la journée sous un soleil brûlant, un vrai soleil des tropiques. Parti de très bonne heure de Kavaïhaé, où m’avait déposé une des goélettes qui relient Honolulu, capitale de l’archipel des Sandwich, à la grande île de Havaï, je me proposais de gagner le même jour la ferme d’Éva, située à quinze lieues dans l’intérieur des terres. Mon ami Frank, fils du propriétaire, m’y attendait.

Après avoir gravi pendant six heures les contre-forts pierreux et brûlés qui séparent Kavaïhaé des plateaux élevés de l’intérieur de l’île, je vis enfin se dérouler devant moi une plaine verte, sillonnée de cours d’eau qui murmuraient entre leurs rives gazonnées, et fermée à l’horizon par la forêt d’Éva. Je trouvai là des guides envoyés par Frank, des chevaux frais pour mon domestique et pour moi, et après un court repos bien mérité nous reprîmes notre course. Deux heures d’un galop rapide nous amenèrent à la lisière des bois. Ces bois s’étageaient à perte de-vue sur les pentes de Mauna-Loa, la montagne géante qui dressait d’un seul jet sa masse énorme. La cime étincelante de neige miroitait au soleil; des nuages d’un blanc laiteux s’effrangeaient sur les arêtes où ils rampaient en flocons légers.

Rien ne peut rendre l’aspect magique de ces forêts vierges de l’Océanie. Un sentier à peine tracé s’ouvrait devant nous. A droite, à gauche, des lianes enchevêtrées couraient d’un arbre à l’autre, enlaçant les troncs, s’accrochant aux branches, pendant en festons légers terminés par de petites vrilles prêtes à étreindre rameaux ou feuilles à leur portée. Au-dessus de nos têtes, un dôme de verdure à travers lequel se glissait parfois en se jouant un clair rayon de soleil qui traçait sur le sol une raie lumineuse. De grands pandanus au feuillage ligneux entre-choquaient leurs branches avec un bruit étrange, et leurs fruits énormes exhalaient un parfum pénétrant. Des massifs d’orangers et de citronniers en fleurs embaumaient l’air. Les haos, aux fleurs blanches le matin, jaunes à midi, rouges le soir, mortes le lendemain et remplacées par des milliers d’autres, se mêlaient aux pervenches et aux aristoloches en une véritable orgie de couleurs. Le chemin que nous suivions serpentait en gracieux méandres. J’avançais lentement pour ne rien perdre du paysage dont je savourais les mille beautés. Des bruits légers d’oiseaux effarouchés, jetant dans l’air une note timide mêlée au bruissement de leurs ailes, rompaient seuls le silence de ces grands bois frais et beaux comme au lendemain de la création.

Le jour avançait quand une clairière s’ouvrit devant nous. Le sol piétiné par des pas d’animaux, de primitives barrières formées de troncs d’arbres abattus, indiquaient l’approche d’une habitation. Un temps de galop nous amena à la porte de la ferme d’Éva.

Cette ferme était située en pleine forêt, entourée d’une ceinture de verdure qui semblait l’étreindre doucement. Les derniers rayons du soleil éclairaient un fouillis de constructions groupées autour de l’habitation principale, qui offrait un aspect étrange. C’était une maison vaste et carrée, en bois de koa, dont la couleur rappelle celle de l’acajou avec des tons plus orangés. Le bois, lisse et comme verni à l’extérieur, la toiture, également en bois et de la même couleur, se découpaient en masse sombre sur le bleu pâle du ciel. Une large vérandah occupait toute la façade; elle était séparée de la route par un parterre de fleurs et un mur de pierres construit sans ciment et à hauteur d’appui. De distance en distance, le long de ce mur et du côté extérieur, se dressaient des pieux en bois de koa également surmontés d’un anneau de fer. Une vingtaine de chevaux tout sellés et attachés par un lasso attendaient avec impatience que les Kanaques affairés autour d’eux les eussent débarrassés de leurs lourdes selles mexicaines et lâchés en liberté dans le corral où leurs compagnons se disputaient déjà autour de gros tas d’herbe verte.

Notre arrivée avait été signalée; nous étions attendus, et le maître du logis vint au-devant de moi me souhaiter la bienvenue. C’était un grand vieillard, voûté par l’âge, marchant péniblement; mais le regard était resté vif, les traits du visage réguliers, le front haut et couronné de cheveux blancs. Il s’avança lentement, appuyé sur le bras de son fils Frank, beau jeune homme à la taille élancée, au regard un peu mélancolique, mais plein d’une mâle énergie. Tous deux m’accueillirent affectueusement et me conduisirent à l’appartement qui m’était réservé.

Mon hôte était un des plus riches propriétaires de l’archipel, et tout chez lui et autour de lui dénotait une large aisance. Plus de cinquante chevaux gras et luisans peuplaient le corral. Tout un monde de serviteurs kanaques allait et venait, occupé aux travaux de la ferme, ramenant des troupeaux de vaches aux clochettes sonores, qu’accueillaient les bêlemens de leurs veaux renfermés dans les étables. De lourds chariots pesamment chargés de peaux s’ébranlaient pour se rendre à Kavaïhaé. Les transports se faisaient de nuit, pour éviter aux animaux les ardeurs du soleil.

— Vous êtes ici chez vous, me dit-il, et j’espère vous y garder quelque temps. Le repas sera prêt dans une heure : d’ici là vous pouvez prendre votre bain et procéder à votre installation. Frank dînera avec vous. Pour moi, obligé par mon âge à suivre un régime plus sévère, je vous prie de m’excuser, mais je compte que vous viendrez prendre le thé avec moi.

J’acceptai avec plaisir et restai seul avec Frank. Nous ne nous étions pas vus depuis plus d’un an. Maintes fois je lui avais annoncé ma visite, une série de contre-temps m’avait empêché de tenir ma promesse; aussi avions-nous beaucoup à nous dire. Tout en causant, je l’observais. Il me parut triste et préoccupé; je lui en fis l’observation.

— Vous ne doutez pas, n’est-ce pas, du plaisir que j’ai à vous revoir? me répondit-il. Il y a longtemps que je vous attends, et si quelque chose peut alléger ma tristesse, c’est votre visite.

— Mais quel sujet de tristesse avez-vous, Frank? Si je suis indiscret, ne me répondez pas. Je suis votre ami, et je saurai respecter votre silence ou justifier votre confiance, à votre choix.

— Je n’ai guère le choix, reprit-il en souriant. Si je me tais, vous devinerez.

— Comment cela?

— Ce soir peut-être, demain au plus tard, je me serai trahi. Je ne sais pas dissimuler, mais soyez sans crainte, je saurai au besoin et avec d’autres que vous me taire et souffrir. Après dîner, je vous raconterai tout; vous me conseillerez. Je sais d’avance ce que vous me direz, n’importe. Vous serez peut-être plus indulgent que je ne le suis pour moi-même.

Ma curiosité était vivement excitée quand nous nous mîmes à table. Le repas était abondant, mon appétit excellent, et je me préparais à le satisfaire quand nous entendîmes ces clameurs bruyantes par lesquelles les Kanaques signalent d’ordinaire un événement inattendu. Des aoués poussés avec force, des piétinemens de chevaux, une agitation inusitée, annonçaient l’arrivée de voyageurs. Nous nous rendîmes sur la vérandah à temps pour voir défiler une cavalcade nombreuse. En tête, montée sur un magnifique cheval d’un noir d’ébène, chevauchait une jeune femme indigène. La lueur incertaine des torches ne nous permettait pas de distinguer ses traits, mais l’aisance avec laquelle elle maniait sa monture, les draperies de soie aux couleurs éclatantes qui ceignaient sa taille et enveloppaient ses jambes, car, ainsi que toutes les femmes indigènes, elle montait à cheval à califourchon, la distance respectueuse à laquelle se maintenait sa suite, tout indiquait que celle qui arrivait à cette heure tardive était d’un rang élevé.

Elle dit quelques mots au majordome, qui se dirigea vers nous. — La princesse Jane demande si on peut la recevoir, elle et ses gens. — Dites-lui, répondit Frank, qu’elle est toujours la bienvenue, et donnez les ordres nécessaires pour qu’on fasse le meilleur accueil à ceux qui l’accompagnent. Nous attendrons, pour nous mettre à table, qu’elle veuille bien nous faire savoir si elle accepte de dîner avec nous ou si elle préfère être servie chez elle.

Quelques instans après, il revint nous dire que la princesse serait des nôtres et ne nous ferait pas attendre longtemps.

Je connaissais depuis plusieurs années la princesse Jane. Sœur du roi, propriétaire d’une grande fortune, d’humeur fort indépendante, elle était arrivée à vingt ans sans se marier. A cet âge et sous les tropiques, une femme est dans tout l’éclat de sa beauté. Jane n’était peut-être pas belle dans le sens absolu que nous autres Européens attachons à ce terme, mais elle l’était pour les Kanaques et même pour beaucoup d’étrangers, qui admiraient sa magnifique chevelure d’un noir de jais, ses yeux grands et brillans, sa taille bien prise, ses formes élégantes et l’air à la fois doux et hautain qui donnait à sa physionomie un caractère tout particulier. Elle était très intelligente, coquette, disait-on, capricieuse et fantasque, enfant gâtée par excellence, mais il y avait en elle un fonds d’énergie et de volonté qui imposait à son frère et à son père qu’elle aimait, et à qui elle n’obéissait pas. Ils avaient renoncé à la dominer et la laissaient vivre à sa guise. Jane usait de son indépendance. Souveraine absolue dans sa cour de femmes, elle habitait rarement Honolulu et paraissait peu au palais. Elle aimait les voyages, les excursions, les hardies chevauchées dans les îles qu’elle parcourait en tous sens. L’île de Havaï avait surtout pour elle un attrait spécial. C’était le berceau de la dynastie, et, en sa qualité de dépositaire des chants et des traditions de ses ancêtres, elle aimait y chercher les souvenirs du passé.

Il était et il est encore d’usage aux îles Havaï de choisir dans chaque famille un enfant, d’ordinaire une fille, à laquelle on enseigne dès le bas âge les chants des ancêtres. Ces chants, qui se transmettent ainsi verbalement, ne sont pas écrits. Ils perpétuent, sur un mode rhythmé d’une infinie variété, les hauts faits d’armes, les généalogies, les alliances, les amours, les revers et les succès des aïeux. Chaque génération nouvelle y ajoute quelque chose, et, suivant l’importance des événemens auxquels elle a pris part, elle enrichit ce répertoire d’une ou de plusieurs strophes, composées d’ordinaire par celui-là même à qui est confié ce précieux dépôt. Autrefois il jouissait de certains privilèges et d’une sorte d’immunité religieuse. Privilèges et immunités ont disparu depuis que la civilisation a fait reculer la barbarie, mais une auréole superstitieuse s’attache encore à ces gardiens des traditions. Si le bas peuple leur attribue une puissance occulte, chez les chefs ils sont l’objet d’un respect particulier. On les consulte dans les grandes circonstances, ils font autorité en matière d’alliances et d’étiquette. Homme intelligent, très imbu des idées modernes, le roi n’avait pu se soustraire entièrement à l’influence des traditions de sa race. Bien que mécontent parfois des allures singulièrement indépendantes de sa sœur, et surtout de sa répugnance pour le mariage, il se bornait à des remontrances amicales, sans aller jusqu’à user de son autorité.

Pour beaucoup de gens, Jane était une énigme. La colonie étrangère, très nombreuse à Honolulu, ne se faisait pas faute de parler d’elle, de ses absences subites, de ses réapparitions inattendues à la cour, des accès de coquetterie et d’indifférence, de folle gaîté et de tristesse sans cause auxquels elle s’abandonnait. On faisait d’elle l’héroïne d’anecdotes singulières, mais au fond on ne savait rien. Les indigènes qui l’entouraient, les femmes kanaques qui la servaient, ne pouvaient ou ne voulaient rien dire. Très bavards d’ordinaire, ils se renfermaient dans un mutisme absolu dès qu’il s’agissait de la princesse. lis la craignaient et lui obéissaient avec un dévoûment aveugle. On en avait eu la preuve dix ans auparavant dans des circonstances tragiques.

Honolulu est le grand rendez-vous des navires baleiniers américains. On en comptait parfois alors jusqu’à deux cents dans le port. À la suite d’une rixe dans un des cabarets de la ville, la police avait arrêté et jeté en prison quelques matelots ivres. Leurs camarades avaient réclamé leur mise en liberté. Sur le refus des chefs, l’agitation grandit, et bientôt six mille hommes déterminés, armés, marins endurcis par les rudes travaux et les dangers des mers arctiques, assiégèrent le palais, exigeant impérieusement que les coupables fussent relâchés. La police, impuissante, fut promptement désarmée par eux ; les troupes essayèrent une résistance qui ne fit qu’augmenter le nombre des victimes. Les matelots étaient maîtres de la ville, et tout était à redouter de cette masse d’hommes ivres et exaspérés.

Le père du roi, gouverneur de l’île, vieillard énergique, conseillait seul une résistance obstinée. Les Kanaques, effrayés, se renfermaient chez eux ; les chefs, impuissans à conjurer le péril, ne voyaient de salut que dans des concessions. Le vieux gouverneur monta à cheval, accompagné de sa fille, Jane encore enfant. Quelques hommes courageux se joignirent à lui. Jane, dans un état d’exaltation indicible, réunit ses femmes et entonna avec elles le chant de guerre du grand Kaméhaméha. À ces accens, la foule grossit. « Hookanaka, soyez hommes! » répétait-elle. C’était le dernier mot prononcé par le guerrier mourant. Entraînée par cette enfant, à laquelle elle attribuait une puissance mystérieuse, la population indigène s’arma de tout ce qu’elle trouva sous sa main et se rua sur les matelots, paralysés par cette rage soudaine. En quelques heures, battus, écrasés, ils fuyaient en désordre sur leurs navires. L’émeute était vaincue. Insouciante au milieu du péril, Jane traversa impassible les rues jonchées de victimes, et rentra au palais, acclamée par les Kanaques, plus convaincus que jamais de son pouvoir occulte. Ceux d’entre eux qui avaient connu la régente Kaahumanu, veuve de Kaméhaméha Ier , et qui ne parlaient qu’en tremblant de cette femme terrible dont l’énergique volonté avait achevé l’œuvre de son mari en brisant toutes les résistances et en fondant l’unité havaïenne, affirmaient tout bas que l’âme de son ancêtre Kaahumanu revivait dans l’enfant.

Jane nous tint parole, et quelques instans après son arrivée, elle vint nous rejoindre. Je ne l’avais pas encore vue dans le costume indigène, qu’elle portait de préférence dans ses voyages. A la ville, elle suivait les modes européennes, adoptées par toutes les femmes de haut rang. Ce soir-là, elle était vêtue d’une longue tunique sans taille qui la faisait paraître plus grande qu’elle n’était réellement. Cette tunique montante jusqu’au cou et d’une nuance jaune pâle se drapait merveilleusement autour de son corps. Sa belle chevelure noire encadrait un front large, un peu bas. Elle n’avait pris aucune précaution pour dissimuler une bizarrerie qui attirait l’attention de ceux qui la voyaient pour la première fois. Je veux parler d’une tresse de cheveux d’un blond doré qui, par leur teinte, offraient un contraste étrange avec le reste de son opulente chevelure. Une guirlande de thyarée, jasmin double, d’une éblouissante blancheur et d’un parfum pénétrant, était artistement enroulée dans ses cheveux et affectait la forme d’un diadème. Autour du cou, un collier des mêmes fleurs, mélangées de pétales de haos aux teintes jaune pâle du même ton que la tunique, complétait sa toilette, qui était, sauf la richesse de l’étoffe et une coupe plus élégante, celle des femmes de sa race.

— Bonjour, Frank, dit-elle en s’adressant à notre hôte, dont la pâleur me parut redoubler; je connais de longue date l’hospitalité de votre père et la vôtre, et je n’hésite pas à la demander, vous le voyez. — Jane est toujours la bienvenue parmi nous.

— Et vous, monsieur, pardonnez-moi d’avoir retardé votre dîner. Ce m’est un grand plaisir, ajouta-t-elle en me tendant la main, de vous retrouver. Je vous croyais à Honolulu.

— Et moi, je ne vous savais pas à Havaï.

— Je n’y suis que depuis peu. Je vais rejoindre mon frère à Kaïlua en passant par le volcan. On me dit qu’une nouvelle éruption se prépare. Est-ce vrai, Frank?

— Je le crois. Nous avons ressenti dans ces derniers jours quelques tremblemens de terre, et deux de nos hommes, revenus ce matin du sommet de Mauna-Loa, ont dit avoir remarqué dans le sud une fumée plus épaisse que d’ordinaire. Avez-vous des guides sûrs? ajouta-t-il avec empressement.

— J’ai Kimo avec moi, aussi n’ai-je pas besoin de guides. La route lui est aussi familière qu’à vous, Frank, et je n’ai pas peur de Pelé, déesse des volcans.

— Kimo est donc toujours à votre service? reprit Frank en fronçant le sourcil.

— Oui certes, et j’espère que ce vieux serviteur ne me quittera jamais. Je me souviens maintenant que vous ne l’aimez pas; que vous a-t-il donc fait?

— Rien, répondit Frank, et, pour être juste, je dois dire qu’il vous est entièrement dévoué. D’où vient la défiance qu’il m’inspire? Je ne sais; elle existe, et... vous ne la partagez pas.

— Loin de là, reprit-elle avec hauteur, et si vous le voulez bien, nous laisserons ce sujet de côté.

La conversation devint générale. L’itinéraire que se proposait de suivre Jane n’était pas précisément le mien. J’avais projeté de faire l’ascension de la montagne, de redescendre sur l’autre versant et de gagner Kaïlua directement sans passer par le cratère. Jane m’engagea vivement à faire route avec elle et à remettre à plus tard mon ascension. Je pouvais aussi bien l’effectuer de Kaïlua, et ce que l’on disait du volcan tentait ma curiosité, aussi acceptai-je son offre sans hésitation.

— Et vous, Frank, ajouta-t-elle, ne voulez-vous pas être des nôtres?

— En doutez-vous?.. Mais je ne sais si je puis m’absenter en ce moment. Mon père a besoin de moi, c’est un lourd fardeau, à son âge, de diriger tout ici.

— Bien. Je lui en parlerai après dîner, dit la princesse, car nous prenons le thé avec lui, n’est-ce pas?

— Il vous attend en effet, il sera bien heureux de vous revoir et de causer avec vous du temps passé,

— Il y prend plaisir, je le sais, et moi, j’aime tant en parler avec lui. Il me comprend mieux que personne. Lorsque nous sommes ensemble, il rajeunit, et moi, il me semble que j’ai son âge et sa sagesse.

Le regard de Frank disait éloquemment qu’il ne partageait pas cette opinion. Si elle s’était regardée dans ses yeux, Jane se fût vue jeune et belle.

Le reste du repas s’acheva au milieu de récits de voyages, d’anecdotes sur les incidens de la route et de plans pour l’excursion projetée.

Frank parla peu, il était évidemment préoccupé et ne semblait s’intéresser à la conversation qu’en écoutant notre compagne. Vis-à-vis de lui, elle fut constamment la même, amicale, simple, naturelle, mais insouciante, en apparence au moins, de l’impression qu’elle produisait et qui n’était que trop visible pour moi.

Le repas terminé, Jane nous quitta. Je restai avec Frank à fumer un cigare sur la vérandah. Je le connaissais depuis plusieurs années. Des circonstances particulières nous avaient rapprochés, et j’avais été à même d’apprécier sa nature franche, loyale et courageuse. né aux îles, d’un père anglais et d’une mère américaine, son enfance et sa jeunesse s’étaient écoulées au milieu des travaux de la campagne, sur cette ferme créée par son père. Ce dernier avait rendu à Kaméhaméha Ier des services importans. Frappé du génie de ce conquérant, il s’était dévoué à sa mission civilisatrice et avait reçu en récompense des terres considérables qu’il avait mises en culture. Aimé, estimé des Kanaques, dont il parlait admirablement la langue, Frank, son fils, occupait parmi eux la place et le rang d’un chef. Resté seul de plusieurs enfans, ayant perdu sa mère depuis peu d’années, il était le bras droit de son père, l’orgueil et la joie de sa vieillesse. Frank avait pour lui les égards et la tendresse d’un fils dévoué. Je ne lui connaissais d’autre défaut qu’une sorte de mélancolie que j’attribuais à son genre de vie solitaire et à l’absence de compagnons de son âge et de sa race. Les visiteurs étaient rares à la ferme, et des semaines s’écoulaient sans qu’un voyageur en franchît le seuil.

— Venez avec nous, Frank, nous passerons ainsi quelques jours de plus ensemble. Jane vous l’a demandé, et je me joins à elle.

— J’en ai grande envie, mais… est-ce bien prudent ?

— Quel danger courez-vous ?

— Vous le savez bien, et ce secret, qui n’en est plus un pour vous, est-il bien nécessaire de vous en faire l’aveu ? J’ai peur d’aimer Jane, peur d’être un jouet entre ses mains. Non que je la croie coquette, reprit-il avec animation ; je la connais depuis longtemps et je l’ai étudiée sans la comprendre. Étant enfant, elle a passé quelques mois ici. Son père l’avait confiée au mien ; elle était alors délicate, l’air de nos plateaux devait rétablir sa santé. Nous avons joué ensemble; bien souvent nous avons parcouru ces forêts. Vous savez que nous passons notre vie à cheval ici. Jane avait douze ans, moi seize, nous étions déjà de hardis cavaliers. Je veillais sur elle, je la guidais dans ces labyrinthes qui n’ont pas de secrets pour moi. Je savais où se trouvaient les plus belles fleurs de haos, les plus beaux pandanus; j’en faisais des guirlandes que nous suspendions au cou de nos chevaux, des couronnes qu’elle tressait dans ses cheveux... comme ce soir.

— Sait-elle que vous avez peur de l’aimer?

— Je l’ignore. Cette vie d’intimité dura six mois. J’étais heureux alors sans savoir pourquoi; puis elle partit pour Honolulu; je restai seul. Elle emporta mon bonheur avec elle. Depuis je l’ai revue. Je l’ai trouvée toujours la même, simple, bonne, naturelle, mais...

— Mais quoi ?

— Que vous dire? Son regard s’arrête et se pose sur le mien, sans embarras, sans timidité. Je rougis, je pâlis, elle ne change pas.

— Frank, si j’étais vous, je n’aurais pas peur de l’aimer.

— Pourquoi ?

— Parce que vous l’aimez, mon cher ami, parce que le mal est fait, parce que je ne sais qu’un moyen de retrouver votre gaité envolée, votre bonheur évanoui, c’est de vous faire aimer d’elle.

— Et à quoi cela me mènerait-il? consentirait-elle à m’épouser, et, le voulant, le lui permettrait-on?

— Pourquoi pas? Vous êtes riche, jeune, beau, ne rougissez pas. Votre père et vous êtes aimés, estimés de tous. A défaut d’un chef de sa race, et elle a refusé tous ceux qui pouvaient prétendre à elle, qui mieux que vous peut se mettre sur les rangs?

— Mais on n’a jamais vu une princesse indigène épouser un blanc.

— Elle sera la première, voilà tout, et je souhaite de tout cœur que celles qui suivront soient aussi bien partagées. Je ne vois à votre désir qu’un obstacle. Songez-vous, un jour ou l’autre, à retourner en Europe?

— Moi, qu’irai-je y faire? Je suis né ici, je ne connais pas d’autre patrie; ma mère y repose, mon père y reposera un jour. Tenez, là-bas, dans ce bouquet d’arbres que la lune éclaire en ce moment, mon père a fait construire un caveau où sont déjà ma mère, mes deux sœurs et mon frère. Tout ce qui me tient au cœur est ici; je veux mourir où Dieu m’a fait naître, sous ce beau ciel, au milieu de ces gens simples qui nie connaissent et qui m’aiment, comme ils ont connu et aimé les miens. — Bien pensé et bien dit, mon ami. Votre tâche est ici, et vous la remplissez de votre mieux, je le sais, et sur ce, je vous le répète, essayez.

— Vous me dites tout haut ce que je n’osais pas me dire tout bas, reprit-il; j’essaierai.

Je serrai affectueusement la main de Frank et nous rejoignîmes notre hôte.

De joyeux éclats de rire accueillirent notre entrée. On prenait le thé. Assise sur une chaise basse auprès du fauteuil du vieillard, dont elle tenait la main dans les siennes, Jane achevait de raconter je ne sais quelle histoire qui l’avait mis en gaîté. Dans le fond de la vaste salle, accoudées sur des nattes, quelques-unes des femmes de la suite de la princesse devisaient joyeusement.

— Je suis d’accord avec votre père, Frank, lui dit-elle. Mon départ n’aura lieu qu’après-demain. Il a quelques affaires à Kaïlua qui réclament votre présence. Vous avez toute la journée de demain pour faire vos préparatifs et donner les ordres nécessaires pendant votre absence. Pour vous, monsieur, ce retard n’a pas d’importance, n’est-il pas vrai?

Je m’empressai de ratifier les arrangemens pris. Frank ne fit pas la moindre objection, mais il me sembla que Jane baissait les yeux avec impatience devant le regard ému et reconnaissant du jeune homme.

On causa du voyage projeté. Notre hôte avait, dans ses jeunes années, suivi cette même route avec Kaméhaméha Ier. Il nous raconta les émouvantes péripéties des combats livrés dans le voisinage du volcan, les terreurs superstitieuses qu’il inspirait aux Kanaques, les traditions qui en faisaient le séjour de la déesse Pelé. Jane ne tarissait pas de questions. Elle prenait un intérêt passionné à ces histoires du temps passé. Le vieillard rajeunissait en parlant de ses souvenirs. Sa taille se redressait, son œil lançait des éclairs ; l’ami, le compagnon de luttes du conquérant se réveillait en lui. Jane nous récita à son tour quelques vieux chants indigènes, chants de guerre et d’amour, d’un rhythme bizarre, mais pleins d’une ardeur sauvage et d’un charme mélancolique. Je cherchais alors à réunir les matériaux d’une histoire des îles et je recueillais avec soin les traditions orales, seules annales du passé. Jane le savait et voulut bien me promettre de me faire tenir la copie de quelques-uns de ces récits que je lui indiquai.

La soirée était déjà avancée. Nous causions des origines de la population et du grand courant d’émigration qui avait amené la race malaise dans l’archipel, lorsque, se tournant vers moi d’un air malicieux, Jane me demanda : — Savez-vous par qui les îles ont été découvertes?

— Je crois le savoir et je n’y suis pas arrivé sans peine. On a attribué l’honneur de cette découverte, bien à tort, à Cook d’abord, puis à Anson. Les recherches que j’ai fait faire aux îles Philippines constatent que c’est don Juan Gaetano, navigateur espagnol, qui aborda le premier dans ces îles en 1555 et les baptisa du nom de li Giardini, les jardins.

— Et moi, je n’en crois rien ; le premier Européen qui a mis le pied dans l’archipel n’est pas un Espagnol, c’est une femme, une Anglaise, Kiana.

— Ce n’est pas possible ! m’écriai-je,

— Possible ou non, cela est pourtant.

— Mais quelle est la preuve de cette assertion ?

— La preuve,… c’est le chant de Kiana,

— Vous le savez ?

— Oui.

— Je vous en prie, dites-nous ce chant de Kiana ! Si je ne me trompe, c’est un nom anglais, le vôtre, Jane, traduit en kanaque.

— Vous avez raison, mais il m’est difficile de satisfaire entièrement votre curiosité, parce que, seul de nos chants indigènes, celui de Kiana n’est pas complet, il manque la fin.

— Et vous ne la savez pas ?

— Non.

— Ni personne autre ?

— Si, il y a quelqu’un qui la sait, c’est Kimo, mon majordome.

— Eh bien, nous la demanderons à Kimo.

-— Il ne la dira pas.

— Pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Je la lui ai demandée souvent, il a toujours évité de me répondre.

— Dites-nous ce que vous en savez, peut-être pourrons-nous deviner ce qui manque et trouver le dénoûment.

Elle secoua la tête, mais céda enfin à mes sollicitations, et nous raconta ce qu’on va lire. Les événemens qui suivirent ont à jamais gravé ce chant dans ma mémoire :

« Plusieurs générations avant la naissance de Lono, l’un des plus anciens chefs de Havaï, un Kanaque, Ili, aperçut un matin sur la plage de Kaïlua des débris rejetés par les flots. Il alla trouver le chef, Vakea, et lui fit part de ce qu’il avait vu. Sur son ordre, on suivit la plage, recueillant ces épaves, et dans une anfractuosité des rochers on découvrit le corps d’une femme étrangère. Sa peau était blanche, ses cheveux blonds. Elle paraissait morte, mais elle n’était qu’évanouie. Transportée dans une hutte, elle revint à elle et regarda d’un œil effrayé ceux qui l’entouraient. On lui parla, mais elle ne comprenait pas. Les indigènes lui offrirent du lait de coco, qu’elle but, puis elle se rendormit, épuisée de fatigue. Pendant plusieurs jours, on crut qu’elle allait mourir, mais peu à peu elle reprit ses forces. Le chef l’avait confiée à deux femmes indigènes qui la soignèrent et l’aimèrent, car elle était douce et bonne. Elle pleurait souvent, murmurait des mots inintelligibles, s’agenouillait, puis, joignant les mains, elle semblait regarder au loin quelque objet invisible. Les semaines s’écoulèrent; Kiana, on la nommait ainsi, apprit quelques mots de la langue kanaque. Bientôt elle fut en état de demander les choses les plus usuelles avec un accent singulier, il est vrai, mais intelligible. D’abord, elle sortait rarement; les indigènes ne pouvaient se lasser de la regarder : ils n’avaient jamais vu d’étrangers. Son visage, son cou, ses mains si blanches les frappaient d’étonnement. D’où venait-elle? Les prêtres consultés déclarèrent qu’elle devait être la fille d’un dieu, confiée à l’hospitalité de la tribu.

« Vakea venait la voir; il la trouvait bien belle, mais il n’osait le lui dire. Il lui envoyait les meilleurs fruits, les plus beaux poissons, les fleurs qu’elle préférait. Il fit construire pour l’étrangère une cabane sur le bord de la mer, car il avait remarqué qu’elle aimait venir sur la plage le matin et le soir et qu’elle passait des heures à regarder au loin sur la mer. Elle pleurait quand elle avait regardé longtemps. Dans cette cabane, vaste et bien abritée, le chef fit porter ses plus belles nattes et des kapas, étoffes en écorce, dont Kiana faisait de longues tuniques.

« Les robes que nous portons aujourd’hui, ajouta Jane, sont taillées comme l’étaient celles de Kiana.

« Quand Vakea venait, Kiana causait un peu avec lui Elle apprenait rapidement notre langue et la parlait avec facilité. Un jour, on allait sur l’ordre du chef livrer aux requins un Kanaque qui avait volé. Kiana demanda sa grâce à Vakea. Il l’accorda, et pour la première fois on la vit sourire.

« Vakea, lui, ne souriait plus. Il était triste; il n’aimait plus aller à la pêche ou à la chasse; il ne prenait plus de plaisir aux jeux, aux luttes, aux festins. Autrefois si hardi, si fier, il passait maintenant de longues heures à regarder de loin Kiana sur la plage, et quand il osait l’approcher, il était troublé comme un enfant et parlait à peine. Un désir timide de Kiana semblait un ordre pour lui. Il interdit les sacrifices humains : ils faisaient pleurer Kiana, bien qu’on les fit très loin de sa cabane et qu’elle ne pût les voir. Parfois elle l’entretenait de choses étranges, d’un Dieu que nous ne connaissions pas, qui habitait au-dessus de nous, qui avait commandé à tous de s’aimer. Le jour où elle lui parla de cet ordre pour la première fois, Vakea parut heureux.

« Le temps passait. Kiana regardait moins la mer, Vakea la visitait plus souvent. Il ne faisait plus rien sans la consulter, et quand ils marchaient l’un près de l’autre sur la plage, les Kanaques se disaient tout bas : — Vakea aime Kiana, — et ils souriaient, parce qu’ils la trouvaient belle et qu’elle rendait le chef bon.

« Les prêtres seuls la craignaient. Vakea ne les interrogeait plus et leur refusait des victimes pour les fêtes. Il les évitait et parlait souvent à ceux qui l’approchaient de près de ce Dieu nouveau dont Kiana l’entretenait. Il avait parfois des accès de joie et des momens de tristesse profonde, mais aussitôt qu’il était près d’elle il était heureux.

« Kiana l’aima et consentit à devenir sa femme. Il jura devant le peuple, au nom de ce Dieu inconnu, qu’il n’aurait jamais d’autre femme qu’elle, et Kiana mit sa main dans la sienne. Elle s’agenouilla, et pour la dernière fois on la vit pleurer en regardant la mer. Puis elle leva es yeux en haut, et un doux sourire parut sur ses lèvres.

« Deux années s’écoulèrent. Vakea était heureux. Tous autour de lui l’étaient aussi. Les femmes ne craignaient plus qu’on leur enlevât leurs enfans pour les sacrifier à Kipi, dieu de la guerre, depuis que Kiana berçait dans ses bras et nourrissait de son sein une fille qu’elle avait nommée Malia, Marie, en kanaque. Elle était moins blanche que sa mère. Ses cheveux étaient noirs comme ceux de son père, mais on y voyait une tresse blonde comme celles de sa mère...

« — Kiana est mon ancêtre, dit Jane en s’interrompant, et, depuis l’époque dont je vous parle, toutes les femmes de la famille ont conservé ce signe distinctif de leur origine.

« Malia avait quatre ans quand Kiana fut atteinte d’un mal mystérieux. Elle devint plus blanche, plus maigre. Toujours fatiguée, elle marchait à peine et passait de longues heures étendue sur sa natte. Vakea ne la quittait pas. La voix si douce de Kiana était comme une musique à ses oreilles. Elle lui parlait de son Dieu, elle lui disait d’être bon pour son peuple, indulgent pour les coupables, tendre pour les faibles. Elle allait mourir, répétait-elle, mais elle irait là où elle le retrouverait un jour, où elle pourrait encore veiller sur lui et lui parler dans les heures de la solitude. Vakea pleurait.

« Kiana mourut. On crut parmi le peuple que les prêtres lui avaient donné un poison subtil. La douleur de Vakea fut effrayante. On ne pouvait l’arracher du cadavre de celle qu’il avait tant aimée. Sur son ordre, on brûla la cabane où elle avait vécu avant d’être sa femme. Sur l’emplacement il fit creuser un caveau où l’on déposa le corps, et il fit jurer à ses chefs de le mettre près d’elle quand il mourrait. Un an après, Vakea reposait près de Kiana. »

— Merci, dis-je à Jane, qui essuyait quelques larmes, mais l’histoire est finie, ce me semble. — Non, car quelques instans avant sa mort Kiana eut une vision. Il n’y avait près d’elle que Vakea et Kama, la plus âgée des deux femmes qui l’avaient recueillie. Elle prononça distinctement quelques phrases qui les frappèrent d’étonnement, et Vakea ordonna à Kama de ne les répéter jamais.

— Et comment Kimo pourrait-il les savoir?

— Kimo est l’unique descendant de Kama, et l’on dit que la prédiction, car c’est ainsi qu’on la désigne, a été, malgré les ordres de Vakea, transmise dans la famille. En tout cas, le secret surpris au lit de mort a été religieusement gardé. Il n’est pas un Kanaque qui ne soit convaincu que Kimo le possède, et Kimo ne l’a jamais nié, mais il ne le dira jamais.

— Et Malia, que devint-elle?

— Laissée orpheline à cinq ans, elle fut élevée par les principaux de la tribu, qui reportèrent sur l’enfant l’affection que leur avait inspirée sa mère. Elle était trop jeune à l’époque de sa mort pour se souvenir d’elle. Quelques-uns de ceux qui avaient été dans l’intimité de Vakea gardèrent bien la mémoire de ce Dieu révélé par Kiana, mais ces impressions s’effacèrent peu à peu. Il n’en resta qu’un souvenir vague dont les premiers missionnaires retrouvèrent une trace indistincte, sans savoir à qui l’attribuer. Devenue jeune fille, Malia épousa le chef de Kona et réunit le sud de l’île sous son autorité. Son fils aîné, qui lui succéda, est l’ancêtre de Kaméhaméha Ier.

Je désirais vivement questionner Kimo; mais l’heure était trop avancée, et force me fut de remettre au lendemain. Nous nous séparâmes, et, avant de m’endormir, j’écrivis sur mon calepin l’histoire de Kiana, dont les traits confus me hantèrent pendant mon sommeil et dont je m’efforçais vainement de deviner la prédiction.


II.

Il faisait grand jour quand je m’éveillai. Les bruits de la ferme, le gazouillement des oiseaux, les piétinemens des chevaux, les chants bizarres des Kanaques me rappelèrent promptement à la réalité. Frank m’attendait pour l’accompagner dans une excursion à quelques milles de distance. Avant de s’absenter, il voulait donner des ordres à ses ouvriers, occupés dans la forêt, où ils achevaient des plantations de bois de sandal. Nous partîmes avec une petite escorte. L’air pur et vivifiant du matin, l’allure rapide de nos chevaux, les ravissans paysages qui se déroulaient devant nous, achevèrent de dissiper mes rêves, et l’image de Kiana alla rejoindre ces impressions fugitives qui sommeillent dans notre mémoire et qu’un mot réveille en sursaut, comme la Belle-au-bois-dormant des contes de fées.

Je ne sais quelle avait été la nature des rêves de mon compagnon, mais un changement s’était produit en lui. Ce n’était plus le jeune homme timide et taciturne de la veille. Son front s’était éclairci, son regard n’était plus voilé. Il maniait avec aisance un magnifique cheval dont les soubresauts coquets faisaient valoir la sûreté de sa main et sa taille souple et nerveuse.

— Quel bel animal vous avez là, Frank !

— Oui, et il est aussi docile que beau. Il n’a pas été monté depuis quelques jours, et, comme je le réserve pour Jane, j’ai voulu m’assurer s’il n’était pas trop vif.

— Vous ne craignez pas de le fatiguer?

— Sultan ne se fatigue pas pour si peu de chose. Il peut voyager une journée entière sans mouiller un poil de sa robe ou ralentir son allure, reprit-il en caressant doucement le cou du noble animal, qui inclinait la tête pour atteindre la main de son maître.

— Avez-vous vu Jane, ce matin?

— Non. Elle m’a fait dire que, partant demain, elle passerait sa journée à la ferme et la consacrerait à mon père. Vous avez remarqué hier comme il a du plaisir à la voir, et combien elle, si hautaine d’ordinaire, est douce et bonne avec lui.

— Le fait est qu’il semble l’aimer comme une fille et qu’elle le traite comme un père.

— Cela est vrai, dit-il en rougissant, et ce n’est pas la première fois que je le remarque; mais hier, après notre conversation, lorsque je suis entré chez mon père, cette impression a été plus vive... Malheureusement cela ne supprime pas les difficultés, et j’en vois de grandes.

— Quelles sont-elles?

— Tout d’abord me faire aimer d’elle, obtenir son aveu : voilà les deux premières, et pour vous, qui connaissez le caractère de Jane, vous conviendrez que la seconde n’est pas la moindre; puis avoir le consentement de son père et celui du roi. Je sais que son père et le mien sont liés d’une vieille amitié, cimentée par des dangers communs. De ce côté, la réussite est possible, mais le roi me connaît peu.

— Soit, mais vous connaissez la reine, qui a été l’amie de votre sœur. Vous savez qu’Emma a un grand empire sur l’esprit du roi, et qu’il l’aime passionnément. Elle vous connaît, vous apprécie, et maintes fois je l’ai entendue parler de vous et de votre père. Elle vous cite comme un fils modèle et même comme une sorte de héros à la suite de je ne sais quelle aventure où vous l’avez tirée d’un grand danger.

— Je n’ai fait que ce que tout autre eût fait à ma place. Il y a quelques années, avec ma sœur qui vivait alors et qu’elle aimait tendrement, elle voulut, malgré mes avis, suivre nos Kanaques qui allaient chasser des bœufs sauvages. Ne pouvant les accompagner, je leur demandai de ne pas se mêler aux chasseurs, de se tenir sur un monticule qui dominait la plaine et d’assister de loin, sans y prendre part, à ces courses dangereuses. Elles me le promirent. Malgré moi, j’étais inquiet, préoccupé. Ayant terminé plus tôt ce qui me retenait à la ferme, je partis dans l’après-midi et gagnai rapidement, par des chemins de traverse, le lieu du rendez-vous. Elles avaient suivi mon conseil, mais, au lieu de mettre pied à terre, elles étaient restées en selle. Leurs chevaux, excités par les cris des vaqueras, par la vue de leurs compagnons qui galopaient dans la plaine et contournaient le monticule, avaient entraîné les deux imprudentes, qui n’en étaient plus maîtresses. Elles n’auraient couru que peu de risques, si elles s’en étaient fiées à l’instinct de leurs montures, dressées de longue date à la poursuite des bœufs, mais elles essayèrent de les diriger, et cela si malencontreusement qu’elles disparurent dans des nuages de poussière au milieu du troupeau affolé. Une chute, un faux pas, elles étaient perdues. Je réussis à les rejoindre. Le sifflement de mon lasso rejeta de droite et de gauche les animaux effrayés, et je parvins à saisir la bride de la monture d’Emma au moment où, presque étouffée par la masse confuse qui s’agitait autour d’elle, elle allait tomber de son cheval, qui lui-même se soutenait à peine. Ma sœur, plus expérimentée, avait pu profiter de ma trouée dans le troupeau pour se dégager et rejoindre mes Kanaques, qui, voyant le danger, me suivaient sans hésiter. Emma m’en a gardé une vive reconnaissance. Depuis son mariage, je ne l’ai pas revue, mais je crois avec vous que, l’occasion se présentant, elle serait heureuse de me venir en aide.

— Et l’occasion se présente. Votre mariage avec Jane ferait de vous son parent et rapprocherait d’elle le frère d’une amie qu’elle regrette. Elle a quelque influence sur Jane, qui l’aime et la respecte, et de ce côté, comme du côté du roi, elle peut être pour vous une alliée précieuse. Je puis aussi vous être utile auprès du roi, vous le savez...

— Merci de vos encouragemens et de votre amitié. Je ferai ce que vous me dites, mais combien il me sera difficile de m’assurer du cœur de Jane !

— Voilà bien les amoureux. Ils ne voient que les obstacles, et lorsqu’ils sont comme vous, Frank, ils se méfient toujours d’eux-mêmes.

— C’est vrai, mais le sort en est jeté, et j’irai jusqu’au bout. Je l’aime trop pour qu’elle ne finisse pas par m’aimer un peu.

Nous étions arrivés au terme de notre excursion, Frank me fit visiter ses plantations, qui s’étendaient déjà sur un espace considérable. Il m’expliqua qu’autrefois toute cette partie de la montagne avait été occupée par une forêt de sandal, complètement dévastée par une exploitation inintelligente. Ce bois se vendant fort cher en Chine, les chefs n’avaient pas résisté à la tentation d’en tirer parti dans des temps difficiles. Il voulait reconstituer ce capital détruit; chaque année on plantait quelques milliers de jeunes arbres. Nous passâmes deux heures à examiner les travaux; j’admirai l’initiative de mon jeune ami, la sûreté de son jugement, sa douceur et sa patience avec les Kanaques. Il savait les persuader, les intéresser à la réussite de ses projets, les associer à son œuvre, dont il prenait la peine de leur expliquer le but. C’est à lui et à ses pareils que l’archipel havaïen doit aujourd’hui sa prospérité et le maintien de son indépendance.

Après un repas léger, nous nous mîmes en route pour regagner la ferme. Frank était impatient, aussi l’après-midi était-elle peu avancée quand nous arrivâmes. Jane nous vit venir; assise sur la vérandah auprès de notre hôte, elle nous accueillit avec un sourire malicieux.

— Nous ne vous attendions pas sitôt, dit-elle à Frank. Votre père disait que vous ne reviendriez qu’à la nuit, et que la plantation avait pour vous tant d’attraits que vous ne pouviez vous en arracher.

— En temps ordinaire, c’est vrai, répondit-il; mais aujourd’hui je savais vous retrouver, et je vous vois si rarement.

— C’est donc pour moi que vous êtes revenu? reprit-elle en essayant de maintenir la conversation sur un ton enjoué qui contrastait avec l’air grave et simple de Frank.

— Oui.

Elle me tendit la main pour dissimuler son embarras, et nous échangeâmes quelques phrases banales. Frank nous quitta pour veiller aux préparatifs de départ du lendemain. Lorsqu’il revint, il proposa à Jane de sortir avec lui. La grande chaleur du jour était passée; une brise tiède et parfumée agitait doucement les grands hibiscus dont les branches élevées ondulaient sous le poids léger des oiseaux qui cherchaient un gîte pour la nuit. Elle prit son bras, et je les regardai s’éloigner en faisant des vœux bien sincères pour mon jeune ami.

La cloche du repas les ramena après une heure d’absence. Jane avait les yeux humides. — Qu’avez-vous? ne pus-je m’empêcher de lui demander.

— J’ai accompagné Frank au tombeau de sa mère et de sa sœur; il m’a parlé d’elles, et cela m’a émue, moi qui n’ai pas connu ma mère et qui n’ai pas eu de sœur. — Frank eût pu choisir un autre but de promenade et un sujet d’entretien plus gai pour vous.

— Non certes, et je ne vous comprends pas, dit-elle avec cet accent d’impatience que j’avais quelquefois observé chez elle, non certes, je ne vous comprends pas de le blâmer. L’on ne parle de ceux que l’on a aimés qu’à ceux qu’on estime et qu’on aime.

— Vous avez raison, et j’ai tort. Je sais combien Frank vous estime et vous aime, aussi...

Elle m’interrompit par un geste, en me regardant bien en face comme pour deviner le fond de ma pensée et y chercher une intention cachée, puis tout à coup elle détourna les yeux avec une indifférence hautaine. — Le dîner nous attend, reprit-elle, et je compte sur vous pour nous choisir quelque sujet d’entretien... fort gai.

Nous nous mîmes à table. J’essayai d’obéir, mais sans succès, et malgré moi j’observai plus que je ne causai. Frank avait l’air sérieux, mais sans tristesse; il parlait plus volontiers. Quant à Jane, elle semblait par momens prendre à tâche de le faire sortir de son calme, elle le contredisait, puis, l’instant d’après, elle l’écoutait attentivement. Il nous entretint de ses projets, de l’avenir réservé à l’archipel havaïen, des progrès rapides de la civilisation, des convoitises politiques des grandes puissances. Partisan déclaré de l’indépendance, il voyait avec inquiétude grandir l’influence américaine et il comptait sur la France et sur l’Angleterre pour maintenir l’équilibre au profit de la race indigène.

— On a été trop vite, nous dit-il. Le pays sort à peine de la féodalité, et déjà l’on trouve le régime constitutionnel trop peu libéral. On oublie qu’il n’y a pas un siècle que les premiers missionnaires sont arrivés ici. On s’aveugle sur les résultats obtenus. Il faut bien peu connaître les Kanaques pour s’imaginer que tous soient ralliés de cœur au christianisme.

— Le plus grand nombre l’est cependant, dit Jane, mais il en est beaucoup qui ont abandonné les pratiques superstitieuses de leurs ancêtres sans rien mettre à leur place. Quelques-uns y tiennent encore, mais ils le dissimulent avec soin. Je soupçonne fort Kimo d’être de ces derniers.

— Kimo ! m’écriai-je, n’est-ce pas celui dont vous nous parliez hier soir?

— Lui-même.

— Et vous avez encore auprès de vous un des derniers sectateurs de Pelé ?

— Je ne sais s’il croit à Pelé et s’il l’adore en secret; je sais seulement que Kimo ne partage pas les opinions de la plupart des Kanaques, qu’il se tient à l’écart de toutes pratiques religieuses. J’ai vainement tenté de savoir ce qu’il pense à ce sujet ; il se maintient dans un silence respectueux.

— Kimo vous est dévoué, m’avez-vous dit ?

— À la vie et à la mort. Il ne m’a jamais quittée. Sa mère était ma nourrice. Kimo m’accompagne dans toutes mes excursions. Actif, énergique, intelligent, il comprend à demi-mot ; sa probité est à toute épreuve ; quand je suis à Honolulu, c’est lui qui règle mes comptes, dirige mes domestiques. En voyage, c’est un guide sûr, un homme de ressources, vous en jugerez demain. Je lui ai tracé notre itinéraire, cela suffit. Nous pouvons nous en fier à lui pour les détails et nous mettre en route, sûrs que tout est prévu, même l’imprévu.

— C’est un homme précieux… Et il sait la prédiction de Kiana ?

— Je n’en doute pas, mais je doute qu’il vous la dise. Kimo n’a qu’un défaut : il n’aime pas les étrangers. Vous le trouverez poli, respectueux, mais réservé, et si vous réussissez à lui arracher son secret, vous serez bien habile.

— Et pourquoi Kimo n’aime-t-il pas les étrangers ?

— Je ne sais ; Kimo n’aime que moi, et il a pour moi un dévoûment sans bornes. Kimo parle peu, c’est un Kanaque de la vieille roche, concentré, fier de son origine et de sa race, dur à lui-même et aux autres. Ses compatriotes l’estiment et le craignent. Il est très intelligent, très fin, et vous vous heurterez à une résistance inébranlable, je le crois.

Tout cela n’était pas fort encourageant. Je ne m’en promis pas moins à part moi de faire de mon mieux. Frank nous avait écoutés sans mot dire.

Comme la veille, nous allâmes rejoindre notre hôte. La soirée se passa sans incidens, et nous nous séparâmes de bonne heure. Nous devions nous mettre en route le lendemain à la pointe du jour.

Au lever du soleil, notre caravane était en marche. Profitant de la fraîcheur de la matinée, nous avions franchi la clairière et nous atteignions la lisière de la forêt. Nous fîmes une courte halte pour saluer d’un dernier regard la demeure hospitalière que nous venions de quitter. Une brise légère nous apportait les alohas des Kanaques groupés autour de notre hôte. Nous agitâmes nos mouchoirs, et quelques instans après l’ombre silencieuse des bois fermait l’horizon derrière nous. La route s’enfonçait en droite ligne dans un fouillis de verdure. Kimo, entre deux Kanaques, ouvrait la marche. Venaient ensuite des vaqueros montés sur de petits chevaux secs et nerveux. Autour du pommeau de leurs selles mexicaines s’enroulait le lasso de cuir qui ne les quitte jamais et qui est entre leurs mains une arme redoutable. Une hachette courte et luisante brillait à leur ceinture, et de leurs fortes guêtres de cuir on voyait sortir le manche du couteau qui leur sert à achever les bœufs sauvages ou les sangliers et à les dépecer. Derrière eux s’avançait un peloton de femmes indigènes, c’était l’escorte de Jane. Rien ne saurait rendre l’aspect pittoresque de ce groupe de femmes aux longues draperies de couleurs vives, couronnées d’épaisses torsades de fleurs et de feuilles. Le cou de leurs chevaux était entouré de guirlandes de fougères destinées à les protéger de la chaleur et à écarter d’eux les piqûres des moustiques. Jane, Frank et moi suivions à une certaine distance; des Kanaques, dirigeant devant eux les mules chargées de nos bagages et de nos provisions, fermaient la marche.

Désireux de laisser mes deux compagnons à eux-mêmes, je poussai mon cheval en avant et rejoignis Kimo. Je le connaissais de vue, mais nous n’avions jamais échangé que quelques paroles banales, quand, à Honolulu, j’allais rendre visite à la princesse. Il s’inclina en me voyant, et les deux Kanaques qui étaient auprès de lui ralentirent discrètement le pas de leurs montures pour nous permettre de prendre les devans.

— Impossible d’être plus exact, Kimo; grâce à toi, nous sommes partis à l’heure dite.

— La princesse m’avait donné ses ordres, je les ai exécutés.

— Et il était difficile de les exécuter mieux, repris-je sans m’émouvoir de ce début qui promettait peu. Quand arriverons-nous au volcan ?

— Demain dans l’après-midi, ou le soir, au plus tard.

— Où camperons-nous aujourd’hui?

— A Olaa. Le pâturage y est bon et l’eau fraîche. Nos hommes auront vite fait de vous construire les abris nécessaires pour une nuit. En cette saison, on y trouve en abondance des oies sauvages, et d’ailleurs les provisions ne nous manquent pas.

— Je vois que l’on peut s’en fier à toi. Tu as souvent parcouru ce district.

— Bien souvent ; il en est fait mention dans nos légendes.

— Je sais, par Jane, que tu connais beaucoup de chants anciens. Il en est un surtout qui m’a vivement intéressé, celui de Kiana; tu le sais?

— Oui, et avant-hier j’ai entendu la princesse vous le réciter. J’étais sur la vérandah.

— Alors tu as dû entendre ce qu’elle a répondu à mes questions?

— Oui, reprit-il sans la moindre hésitation. Elle vous a dit que je connaissais la prédiction de Kiana. C’est vrai. Elle a ajouté que je garderais probablement le secret, c’est vrai aussi. J’ai juré à ma mère, comme elle avait juré à la sienne, que ce secret ne serait pas trahi. On ne connaîtra la prédiction de Kiana que le jour où elle s’accomplira... Il s’interrompit et garda le silence quelques instans. — Ecoutez-moi, reprit-il; je sais que vous êtes un ami de ma race, que vous défendez ses droits et son indépendance contre les étrangers, je vous en remercie. La prédiction de Kiana est peut-être à la veille de s’accomplir. Le jour où cela sera, si je vis encore, je vous la dirai; jusque-là je nie tairai.

Je le regardai avec étonnement. Il parlait avec une si étrange conviction que je me sentis ému.

— Soit, je respecte ton silence, souviens-toi de ta promesse.

— Je ne l’oublierai pas, et, ajouta-t-il avec un profond découragement, je vous dirai ce que vous désirez savoir. Puissiez-vous n’avoir pas à me le demander!

Je ralentis le pas de mon cheval, laissai passer devant moi les cavaliers qui me suivaient, et repris ma place auprès de Jane.

Elle causait gaîment avec Frank. Tous deux jeunes, lui amoureux, ils ne songeaient guère aux vieilles histoires du passé et jouissaient du présent. Frank n’avait pas dû perdre son temps, à en juger par son visage. Celui de Jane respirait une satisfaction sans mélange. Était-ce coquetterie satisfaite, était-ce plus et mieux, je n’aurais su dire.

— Avez-vous réussi à apprivoiser Kimo? me dit-elle. Je vous ai vu causer avec lui, et votre entretien paraissait animé.

— J’ai réussi à savoir que je ne saurais rien, sauf le cas où certains événemens, que je ne dois pas désirer, viendraient à s’accomplir.

— Voilà qui est clair comme un oracle. Qu’est-ce que cela veut dire?

Je racontai ma conversation avec Kimo. Jane m’écoutait gravement, Frank souriait. — Eh bien, dis-je en terminant, qu’en pensez-vous?

— Je ne sais, dit Jane ; pourtant, si vous m’en croyez, tenez-vous-en là. Je suis peut-être un peu superstitieuse, mais cette histoire de Kiana m’a toujours produit une étrange impression. Une curiosité toute féminine m’a fait chercher autrefois à connaître sa prédiction. Loin d’en vouloir à Kimo de son mutisme, je lui en sais gré maintenant, et n’ai nulle envie de l’interroger.

— Et vous, Frank?

— Moi, je suis quelque peu incrédule à l’endroit des prophéties indigènes. Je crois Kimo de bonne foi, mais je crois aussi qu’il attache une importance exagérée à des paroles prononcées dans le délire de la fièvre, et dont, après des siècles d’intervalle, rien ne garantit l’authenticité. Qui nous dit qu’en passant de génération en génération elles n’ont pas été altérées?

Jane secoua la tête : — Vous vous trompez. La tradition orale ne varie jamais ; les Kanaques ont pour elle un respect superstitieux, et je suis sûre que la prédiction de Kiana s’est conservée intacte et se conservera telle tant qu’il y aura un descendant direct de celle qui l’a recueillie.

— Comment expliquez-vous alors que Vakea ne l’ait pas transmise à ses descendans?

— Malia, sa fille, était trop jeune à l’époque de sa mort pour en recevoir la confidence, et, d’après nos traditions, elle ne pouvait le tenir que de lui.

— Mais Kimo croit que cette prédiction est sur le point de s’accomplir.

— Tout dépend comment il l’interprète, reprit Frank. Les prédictions ne brillent généralement pas par la clarté ; mais laissons là ce secret, qui ne nous concerne pas et qui fait une impression pénible sur Jane.

Frank avait raison, notre compagne semblait mal à l’aise. Je re- grettai, à part moi, l’effet produit par ma malencontreuse curiosité. Peu à peu cependant cette impression nerveuse de Jane se dissipa devant le magnifique panorama qui se déroulait sous nos yeux au moment où, sortant de la forêt, nous arrivâmes sur le versant de la montagne. Kimo vint nous rejoindre et, désignant du geste un bouquet d’arbres, sentinelle avancée des bois que nous quittions, il nous dit : — C’est ici que nous allons faire halte. Nous pourrons nous remettre en route à trois heures et arriver à Olaa à la nuit.

Pendant que les Kanaques préparaient notre collation, j’explorai les environs. Kimo m’indiqua l’endroit où s’était livrée, trente ans auparavant, la bataille dans laquelle son père, me dit-il, avait succombé. Je reconstituai, par la pensée et le souvenir des récits du père de Frank, ces luttes où les adversaires se mesuraient corps à corps, où les membres nus s’enlaçaient et se tordaient dans des étreintes désespérées. Le site était admirablement choisi. Sauf le bouquet de bois sous lequel campaient mes compagnons, pas un arbre, pas un arbuste n’accidentait le sol, uni comme un tapis et couvert d’herbe fine et de mimosas. Sous ce soleil éclatant, dans cette plaine inondée de lumière, pas un trait de bravoure, pas une défaillance ne pouvait se dissimuler aux regards des combattans. La lutte avait été atroce : commencée au jour, elle n’avait fini qu’à la nuit. Kaméhaméha, vainqueur, avait vu succomber ses derniers adversaires. Quelques-uns à peine avaient réussi, couverts de blessures, à se traîner jusqu’à la lisière de la forêt ; leurs gémissemens les avait trahis le lendemain, et on les avait achevés. Les cadavres abandonnés avaient été dévorés par les chiens sauvages. Depuis, la nature avait étendu son vert manteau sur ces restes informes dont mon pied heurtait encore quelques débris blanchis par le soleil et la pluie. Je rejoignis mes compagnons. A l’ombre de l’arbre le plus touffu, les Kanaques avaient empilé des couvertures aux couleurs éclatantes, qui formaient une espèce de divan sur lequel Jane était assise. A côté d’elle, presqu’à ses pieds, Frank, accoudé, suivait ses mouvemens. Autour d’eux les Kanaques, groupés en cercle, causaient. Nos chevaux dessellés paissaient à une courte distance sous la garde des vaqueros. Le repas achevé, nous restâmes seuls. Nos serviteurs prenaient le leur plus loin.

— Vous appréciez comme moi, me dit Jane, le charme de cette vie d’excursions.

— Oui certes, surtout avec de bons amis. Et vous Frank?

— Moi, je l’ai toujours aimée. Vous souvenez-vous, reprit-il en s’adressant à notre compagne, de nos voyages de découvertes dans la forêt, quand nous étions enfans, de vos terreurs sous ces grands bois, de vos ravissemens quand nous trouvions quelques fleurs nouvelles, des belles guirlandes que nous tressions et aussi des goyaves roses dont vous étiez friande?

— Oh oui! Je n’ai rien oublié. Vous étiez bien bon, bien complaisant pour moi, Frank, et j’étais alors une enfant capricieuse qui mettait votre patience à l’épreuve... sans la lasser.

— C’était si doux de satisfaire vos fantaisies, de deviner vos désirs. Depuis j’ai bien souvent regretté cet heureux temps.

— Pas maintenant, j’espère, car il est revenu. Je n’ai guère changé depuis lors, et c’est là ce que l’on me reproche. Je ne comprends pas encore grand’chose à toutes ces exigences d’une civilisation si prompte à nous envahir. Elle marche trop vite, nous avons peine à la suivre. Quand j’étais enfant, on m’enseigna votre religion : je la trouvai bien belle; mais j’ai vu ces mêmes blancs qui nous apportaient vos divins préceptes, qui les avaient reçus avant nous, qui se disaient nos frères, s’emparer de nos terres, s’enivrer d’eau-de-vie, menacer nos chefs, frapper nos serviteurs. J’ai vu des matelots européens envahir notre ville, massacrer des Kanaques inoffensifs, mépriser les supplications de leurs prêtres et promener dans nos rues l’ivresse et la violence. On m’a bien dit, et je le crois, qu’il ne fallait pas confondre les préceptes des uns et les actes des autres, mais tout cela nous choque et nous trouble. Pour moi, j’aime à vivre à l’écart; on s’en étonne, on me blâme, mais je suis la descendante de Kaméhaméha, et vous savez, dit-elle en se tournant vers moi, que son nom veut dire : le solitaire.

Kimo interrompit notre entretien en nous prévenant que l’heure approchait de nous mettre en route. Nos chevaux étaient sellés, les bagages chargés, la caravane s’ébranla de nouveau, et à la nuit tombante nous arrivions à Olaa. Nos vaqueros nous avaient précédés. Deux huttes en feuillages, rapidement bien qu’artistement construites, nous attendaient. L’une était destinée à Jane et à ses femmes, l’autre nous était réservée. Avec cette activité silencieuse qui caractérisait Kimo, notre installation fut promptement achevée.

Pendant la soirée, Frank décida Jane à parcourir avec lui les environs de notre camp. Ils m’invitèrent à me joindre à eux; j’acceptai, mais je les laissai bientôt seuls, ce dont ils ne parurent pas s’apercevoir, tout absorbés qu’ils étaient dans une causerie dont les souvenirs de leur jeunesse faisaient les frais. Ils y revenaient volontiers, et je n’avais garde de les en distraire. Ce passé n’était-il pas un lien entre eux; l’avenir leur en réservait-il un plus doux? Je l’espérais bien sincèrement et je m’abandonnais à cette rêverie. Lorsqu’ils revinrent, je les observais avec attention : Frank était pâle, mais parfaitement maître de lui-même; Jane me salua d’un regard malicieux et, après une courte conversation, elle prétexta la fatigue et prit congé de nous. Je restai seul avec Frank.

— Eh bien, lui dis-je, êtes-vous plus heureux?

— Plus amoureux, oui, plus heureux, non. Je ne sais que penser : par momens, il me semble qu’elle me devine, mais ces momens sont rares. Elle reprend alors son air hautain et m’entretient de choses indifférentes. Entre elle et moi, elle excelle à élever une barrière invisible que je n’ose franchir. Je sens à quel point elle est jalouse de son indépendance.

— Parce qu’elle n’a pas encore rencontré l’homme qui ait su lui inspirer le désir d’y renoncer. Je crois, moi, que vous serez cet homme. Vous êtes resté dans ses souvenirs d’enfant, vous avez occupé son imagination de jeune fille. De là à son cœur, il y a moins loin que vous ne pensez.

— Puissiez-vous dire vrai! Malgré moi, je tremble et je sens que la partie qui se joue entre nous est décisive.

— Elle le sera, je l’espère bien. Je compte sur notre voyage pour précipiter le dénoûment. L’occasion se présentera, n’hésitez pas à la saisir, et plaidez votre cause avec toute l’éloquence de votre cœur.

— D’ici à peu de jours j’aurai tout gagné ou tout perdu.

Tout en causant, nous nous étions rapprochés du camp. Deux Kanaques, relevés d’heure en heure, veillaient seuls sur nos animaux. Immobiles comme des cariatides, adossés aux troncs d’arbres, ils poussaient de temps à autre un léger sifflement qui suffisait à ramener ceux de nos chevaux qui s’éloignaient. Étendus sur l’herbe, la tête appuyée sur leurs selles, leurs compagnons dormaient en cercle, formant autour des huttes une barrière vivante. Je me disposais à la franchir, lorsque tout à coup j’éprouvai une sensation étrange. Il me semblait que le sol se dérobait sous mes pas et qu’une puissante oscillation se produisait de l’est à l’ouest. Je reconnus une secousse de tremblement de terre. Ces accidens sont si fréquens dans l’île de Havaï que l’on y fait rarement attention. Les branches élevées des arbres s’agitèrent et s’entre-choquèrent comme secouées par une brusque rafale de vent, puis tout rentra dans le repos. Les dormeurs ne s’en aperçurent même pas. Nos deux veilleurs sourirent silencieusement. Seuls, nos animaux parurent effrayés; les jarrets tendus pour mieux conserver leur équilibre, ils soufflèrent bruyamment, interrogeant l’horizon d’un œil inquiet.

— Nous sommes dans le voisinage de Pelé, déesse des volcans, me dit Frank, elle nous avertit de sa présence. Bonsoir et à demain.

Quelques minutes après, tout dormait dans le camp, sauf les gardes, qui se relevaient à tour de rôle sans qu’aucun bruit les trahît.

J’avais complètement oublié cet incident lorsque je me réveillai le lendemain matin. Frank était déjà debout. Je l’aperçus qui causait avec Kimo. Il me fit signe de venir les rejoindre. Jane et ses femmes reposaient encore.

— Qu’y a-t-il, Frank? lui dis-je, vous paraissez soucieux.

— Un peu, répondit-il, et pourtant jusqu’ici il n’y a pas grand sujet d’alarme. Kimo me rendait compte de la nuit. Il résulte du rapport de nos hommes que la secousse que nous avons ressentie hier soir n’a pas été la seule; à deux reprises, vers le matin, il s’en est produit d’autres.

— Je ne m’en suis pas aperçu.

— Ni moi; mais Kimo, levé avant nous, a constaté que la dernière avait eu lieu de bas en haut et non plus horizontalement.

— Eh bien?

— Ces secousses sont rares et indiquent une éruption prochaine.

— Ce ne sera ni la première ni la dernière, et nous aurons là un beau spectacle.

— Croyez-vous? Une éruption de Kilauéa est en effet un beau spectacle, et j’en ai vu plusieurs; mais où celle-ci se produira-t-elle?

— Au volcan, comme d’ordinaire.

— Kimo en doute, et moi aussi. Quand les secousses sont horizontales, c’est invariablement le cas, et alors nous pourrions sans danger aucun poursuivre notre route. Campés au bord du volcan, nous verrions la lave déborder et suivre sa route accoutumée, non plus en minces filets, mais en un fleuve de feu. Le soulèvement du sol indique une éruption plus violente et qui peut se produire sur un autre point. Lequel? C’est ce que j’ignore, et nous pouvons aller au-devant d’un danger terrible.

— Ne courons-nous pas le même risque en restant ici ? — Oui.

— Et que dit Kimo?

— Il croit qu’il est sage de se hâter et de gagner le volcan; suivant lui, c’est encore là que nous serons le plus à l’abri.

— Il a peut-être raison ; en tout cas, nous ne saurions mieux faire que de nous en fier à son expérience et à la vôtre.

Kimo fit un signe aux Kanaques qui se tenaient à distance, attendant le résultat de notre entretien. Cet ordre muet fut immédiatement compris : on ramena les chevaux, on pressa les préparatifs de notre frugal déjeuner. Jane, prévenue, vint nous rejoindre, étonnée de la hâte avec laquelle nous levions le camp. Quelques mots la mirent au courant de nos préoccupations : elle n’en parut pas alarmée; maintes fois déjà elle avait assisté à ces phénomènes volcaniques si fréquens à Havaï. Frank n’insista pas sur les observations faites par Kimo, et elle crut que nous étions désireux de gagner promptement Kilauéa pour assister à une éruption probable.

Nous nous mîmes en marche et franchîmes rapidement la plaine à l’entrée de laquelle nous avions campé. Trente milles nous séparaient encore du cratère. Le volcan de Kilauéa est entouré d’épaisses forêts, à travers lesquelles il est difficile de se frayer un passage. Sous l’ombre de ces grands arbres, l’humidité du sol et la chaleur de la température entretiennent une végétation parasite d’arbustes et de lianes qui s’enlacent en un inextricable fouillis et arrêtent à chaque pas la marche du voyageur. Kimo avait prévu ces difficultés; il avait envoyé nos Kanaques en avant. Armés de leurs hachettes, ils taillèrent un sentier à peu près praticable qui nous permit de rejoindre l’unique route qui relie le volcan au port de Hilo, Il nous fallut cependant mettre pied à terre et faire conduire nos chevaux par la bride. Le sol, jonché de branches d’arbre, rendait la marche incertaine et fatigante. Frank ne quittait pas Jane; il l’aidait à franchir les mauvais pas ; elle riait de sa sollicitude.

— Vous ne vous souvenez plus, Frank, que j’étais et suis encore une vraie fille des forêts. Mon pied ne glisse pas plus que le vôtre. Vous me prenez pour quelqu’une de ces ladies étrangères qui viennent de temps à autre visiter le volcan et se persuadent avoir couru d’inénarrables dangers.

— Et vous, avez-vous oublié qu’une fois, à Waipïo, je dus vous prendre dans mes bras pour traverser le torrent ?

— Je ne vous l’avais pas demandé, dit-elle en rougissant.

— Non, aussi m’avez-vous grondé, une fois de l’autre côté.

— Je ne m’en souviens pas, et pourtant, je puis le dire, ce jour-là j’avais peur. L’eau courait si vite, l’écume était si blanche et le bruit si assourdissant que j’hésitais. Si vous m’en aviez laissé le temps, Frank, j’aurais bien passé seule. — Et, s’appuyant sur son bras, ils cheminèrent ensemble jusqu’à ce qu’un hurrah des Kanaques nous apprit qu’ils avaient rejoint la route.

Pendant ce trajet difficile, nous ressentîmes encore quelques légères secousses. Elles étaient si faibles que nous y fîmes à peine attention. Kimo lui-même y paraissait indifférent. Il observait attentivement mes compagnons, et plus d’une fois je surpris son regard attaché sur Jane et sur Frank. Son visage impassible ne trahissait aucune impression, mais sa curiosité était éveillée, et je m’en aperçus quand, remonté en selle, je me rapprochai de lui pour laisser les jeunes gens seuls. Loin de m’éviter, il répondit à mes questions, ramenant la conversation sur Jane, puis sur Frank. Il semblait désirer savoir le but de ce voyage décidé si brusquement et dans le cours duquel il voyait naître chez Frank des sentimens dont il n’avait pas évidemment soupçonné l’existence. Kimo était trop délié pour ne pas deviner que je ne pouvais ou ne voulais rien dire.

Nous avancions rapidement. La route devenait meilleure, les arbres plus espacés laissaient mieux circuler l’air et la lumière; çà et là des fougères arborescentes, hautes de plus de trente pieds, étalaient leur panache qui bruissait au souffle d’une brise légère, des touffes d’ohélos, couvertes de petites baies jaunes, des goyaviers au parfum pénétrant, bordaient l’étroit sentier et annonçaient que nous laissions la forêt derrière nous.

— Encore une heure, dit Kimo, et nous serons au bord de Kilauéa.

— Où je déposerai mon offrande à Pelé, ajoutai-je en riant.

— Pelé, reprit-il d’un ton grave, Pelé nous soit propice !

— Redoutes-tu quelque danger?

— Cette nuit, j’ai eu des craintes ; elles avaient disparu, mais elles me reprennent maintenant, dit-il en suivant attentivement les mouvemens de Frank, qui, courbé sur sa selle, venait de cueillir avec dextérité une grappe d’ohélos qu’il offrait à Jane.

— Pourquoi maintenant?

Il hésitait à me répondre lorsqu’une secousse violente se fit sentir. Nos animaux s’arrêtèrent court, inquiets, les oreilles dressées, soufflant bruyamment par leurs naseaux. Le sol oscillait avec un mouvement étrange. On eût dit que la terre soulevée respirait profondément. En même temps, un bruit sourd comme le grondement de l’Océan se fit entendre, lent et confus d’abord, puis il se rapprocha, grandit, passa comme un souffle de terreur sous nos pieds et se perdit au loin. Un grand silence lui succéda. On eût dit que la nature immobile retenait son haleine. Pas un insecte ne bruissait sous l’herbe. Au-dessus de nos têtes, le soleil éclatant, un ciel sans nuages, augmentaient l’étrangeté de cette scène. — Halte et pied à terre ! s’écria Frank.

Chacun de nous obéit sans mot dire. Les Kanaques prirent la bride des chevaux et nous suivirent en silence. Les secousses se succédaient moins violentes, mais plus rapprochées. Kimo marchait en avant. Je le rejoignis. Son visage avait repris toute son impassibilité.

— Vous souvenez-vous du chant de Kiana? me dit-il abruptement.

— Oui, mais à quel propos me demandes-tu cela, et qu’a-t-il de commun avec ce qui se passe?

— Vous le saurez bientôt peut-être.


III.

Nous étions au bord du cratère. Les derniers rayons du soleil plongeaient dans l’abîme dont ils éclairaient les parois perpendiculaires et dessinaient les immenses contours. Sous nos yeux se déroulait un cirque de plus de trois lieues de circonférence et d’environ mille pieds de profondeur. Un bruit lointain, comme celui de la mer à distance, montait jusqu’à nous. Dans ce vaste cratère s’agitait un lac de feu dont les vagues soulevées se déroulaient avec ampleur et venaient battre les parois de roches calcinées qui cédaient çà et là sous cette effroyable chaleur et s’écroulaient dans le cratère comme une dune de sable minée par les flots. On entendait alors un ruissellement pareil à celui d’un torrent sur un lit de cailloux. L’atmosphère embrasée miroitait au soleil. Devant nous, fermant l’horizon à quelques lieues de distance, se dressait la masse énorme du Mauna-Loa, couronné de neiges éternelles que le soleil teintait d’un rose vif, et qui semblait défier le lac béant soulevé à ses pieds en efforts impuissans. Frank sonda d’un coup d’œil rapide l’abîme de feu, et je surpris sur son visage une expression de satisfaction.

— Tout va bien, me dit-il. Nous pouvons camper ici sans danger cette nuit, et demain nous contournerons le volcan pour gagner la route de Kaïlua. Décidément je m’alarmais à tort.

— Que dit Kimo?

Nous le cherchâmes du regard, il avait disparu. Les Kanaques, tête nue, attendaient des ordres. Nous nous dirigeâmes vers un monticule qui formait une pointe avancée sur le cratère. Tout à coup Frank appuya sa main sur mon bras. — Regardez, dit-il à voix basse. — Kimo, debout sur ce monticule, faisait des gestes étranges. Sa main, étendue vers le volcan, s’agita lentement, puis laissa échapper quelques objets qui se perdirent dans l’espace et dont nous ne pûmes suivre la chute ni constater la nature. Cela fait, il s’accroupit et parut plongé dans une sorte de contemplation extatique.

— Éloignons-nous, me dit Frank ; je préfère qu’il ne sache pas que nous l’avons vu.

— Que fait-il donc? repris-je.

— Il invoque Pelé. Jane avait raison, Kimo est un des sectateurs de la déesse. Évitons en ce moment d’aborder ce sujet avec lui, et, pour cela, feignons d’ignorer ce que le hasard nous a appris.

Quelques instans après, Kimo nous rejoignait. Son visage ne trahissait aucune de ses émotions. Frank l’entretint de son projet, qu’il approuva, et, comme la veille, les Kanaques construisirent deux huttes pour Jane et pour nous.

Nos craintes diminuées nous permettaient de jouir du grandiose tableau qui se déroulait devant nous. La nuit venait. Un dernier rayon se jouait sur la cime de la montagne, dont il semblait se détacher à regret. Cette lueur fugitive brilla, s’effaça, reparut, puis cessa, et sans transition l’obscurité envahit tout. Sur le fond devenu noir, le lac se dessinait plus rouge, passant par toutes les teintes de l’orange à un blanc cru, dont l’œil pouvait à peine soutenir l’insupportable éclat. Jane, non plus que moi, ne pouvait s’arracher à ce spectacle. Aussitôt notre repas achevé, nous revînmes sur les bords du cratère où Frank nous rejoignit après avoir donné les ordres pour la nuit. Jane lui exprima le désir de passer la journée du lendemain où nous étions. Il secoua la tête en souriant.

— Vous ne voulez pas, dit-elle d’un air surpris. Vous êtes donc bien pressé de gagner Kaïlua?

— Oui, car je ne suis qu’à demi rassuré. Il est prudent de nous rapprocher de la mer, et nous en sommes loin. L’éruption qui se prépare, car il s’en prépare une, soyez-en sûre, pourrait nous couper la route. Mon avis est de partir demain à la pointe du jour et de gagner Kona, si possible.

Jane n’insista pas, et deux heures après tout reposait autour de nous. Je restai seul avec Frank, regrettant, moi aussi, de quitter si promptement le volcan et ne pouvant me rassasier de cet étonnant spectacle. Frank était évidemment préoccupé. Je veillai quelque temps avec lui, et la nuit était déjà avancée quand nous gagnâmes notre hutte, non sans qu’il eût réitéré l’ordre aux veilleurs de redoubler de vigilance.

Je dormais profondément lorsque mon compagnon m’éveilla. — Debout, dit-il, et sans bruit. — L’aube ne blanchissait pas encore l’horizon. Il me semblait qu’un calme surnaturel régnait autour de nous; le bruit monotone du volcan avait cessé, pas un souffle dans l’air, pas un bruissement de feuilles. Je me levai. Frank m’attendait au seuil de notre cabane. — Venez, me dit-il. Je me dirigeai avec lui vers le cratère, dont nous étions éloignés de quelques centaines de mètres, et je m’arrêtai, croyant rêver, lorsqu’il me dit : — N’allez pas plus loin, nous sommes au bord. Je regardai à mes pieds : je distinguai vaguement les immenses parois, le gouffre béant, plus grand encore entrevu dans l’obscurité; mais là où j’avais laissé une mer de feu il n’y avait plus rien. Une acre odeur de soufre me prenait à la gorge; une énorme colonne d’un blanc laiteux, formé de vapeurs sulfureuses, s’élevait du fond de l’abîme, se dressait à des centaines de pieds au-dessus de nous et déployait un gigantesque panache qui oscillait à peine dans l’air immobile.

— Nous n’avons pas un instant à perdre, me dit Frank. Une éruption terrible se prépare, mais où, je l’ignore. Tant que la lave bouillonne dans le cratère, il n’y a rien à craindre. Kilauéa est la soupape de sûreté de l’île, mais quand Kilauéa se tait, c’est un signe infaillible que la lave va s’ouvrir une nouvelle issue. Le fait s’est déjà produit en 1862. Je l’ai constaté par moi-même, et vous savez ce qu’a été cette éruption. Nous sommes à la veille de voir les mêmes désastres. Il n’est que trois heures du matin, mais il faut hâter le départ. Kimo, prévenu, fait seller les chevaux. Laissons reposer Jane et ses femmes jusqu’au dernier moment.

Autour de nous s’agitaient des ombres silencieuses. On ramenait les chevaux, et, pour éviter de troubler avant l’heure le repos de la princesse, on les sellait à une certaine distance du camp. Quand tout fut prêt, Kimo fit prévenir Jane. En peu de mots, Frank la mit au courant. Elle l’écouta attentivement et donna ordre à ses femmes de se conformer d’une manière absolue aux instructions de Frank. Notre repas fut promptement achevé, et la caravane s’ébranla. Frank marchait en tête, je suivais avec Jane. Kimo, entouré de quelques Kanaques sûrs, formait l’arrière-garde. Ils devaient, en cas de panique, empêcher la débandade et la fuite des animaux qui portaient nos provisions. Nous cheminions dans l’obscurité. Frank, qui connaissait admirablement la route, nous guidait sans hésitation. Il nous fallait contourner le volcan dans toute sa longueur, puis gravir les contre-forts de Mauna-Loa, qui formaient à quelques milles de distance un repli de terrain derrière lequel commençait le district de Kona.

Au jour naissant, nous avions dépassé l’extrémité sud du cratère, et nous nous élevions sur des pentes raides et pierreuses pour atteindre le plateau. Un silence profond régnait autour de nous; les oiseaux inquiets voletaient de branche en branche; tout ce monde d’insectes, qui s’agite et bruit sous le chaud soleil des tropiques, se taisait; pas un souffle d’air, la nature semblait dominée par une inexplicable terreur. L’atmosphère était lourde et brûlante; de temps à autre, un frémissement du sol trahissait le danger inconnu qui nous menaçait. Tout à coup une secousse plus violente que les autres se fit sentir. Sur un signe de Frank, Kimo le rejoignit; ils échangèrent quelques mots à voix basse, puis Frank nous invita à mettre pied à terre. Il était temps : une seconde secousse nous fit chanceler. Des blocs de rochers détachés des sommets glissèrent avec grand fracas sur les pentes, bondissant et brisant dans leur course les arbres et les arbustes qui se trouvaient sur leur passage.

— Du courage! dit Frank, nous ne pouvons rester ici. Il nous faut gagner le monticule que vous voyez là-bas, — et il nous désignait à quelques centaines de mètres un tertre au sommet duquel se dressait un bouquet de cocotiers et de pandanus.

Nous nous mîmes en marche, Jane appuyée sur le bras de Frank. Les secousses se multipliaient, les arbres éperdus agitaient leurs panaches, nos chevaux refusaient d’avancer et nous dûmes les abandonner. Un grondement sourd et incessant roulait sous nos pieds, on sentait qu’une mer de feu battait de ses vagues soulevées le sol qui nous portait. Nous parvînmes pourtant à gagner le tertre.

Nous étions à bout de forces. La terre oscillait, tout semblait tourner autour de nous. Frank fit rapidement desseller les chevaux et porter les provisions à l’abri du soleil sous les arbres, à l’ombre desquels il installa Jane et ses femmes. — Attendons maintenant, me dit-il; si je ne me trompe, nous n’attendrons pas longtemps.

Une commotion terrible fit pousser un cri d’effroi à nos compagnons, puis nous entendîmes un ruissellement semblable à celui d’un torrent impétueux. Je crus qu’une avalanche de pierres et de rochers descendait de la montagne dans la plaine. Je regardai dans la direction d’où venait le bruit. Un fleuve de feu se ruait sur nous. La lave s’était frayé une issue sur les flancs de Mauna-Loa; ses flots rouges, irisés de blanc, s’avançaient avec une effrayante rapidité, entraînant avec eux des quartiers de roc qui éclataient et se fendaient dans ce brasier ardent. Aveuglés par la terreur, les Kanaques voulurent s’enfuir. Où? Quelques-uns des plus affolés coururent au bas du tertre pour franchir le ravin et gagner la plaine. La lave courait plus vite qu’eux; elle les atteignit, les en)porta sans qu’un cri se fît entendre. La voix impérieuse de Frank arrêta les autres. Pâle et silencieuse, Jane se serra près de lui. — Nous sommes perdus, s’écria-t-elle.

— Perdus, répéta la voix de Kimo. Pelé se venge. Malheur à ceux qui l’ont reniée ! — Et son regard sombre s’attachait sur Jane.

— Silence ! lui dit Frank. Si nous sommes perdus, il ne sera pas dit que nous mourrons en lâches. Éloigne-toi. — Kimo sourit avec mépris et alla s’asseoir au pied d’un arbre dans l’attitude impassible du Kanaque qui attend la mort. — Ami, dit Frank en me tendant la main, Kimo a raison. La lave nous entoure, et si elle n’atteint pas le sommet du tertre, ce qui n’est qu’une question de temps, nous n’en périrons pas moins de soif et de faim dans cette fournaise ardente. Quand les secours viendront, s’ils viennent, car on ignore où nous sommes, il sera trop tard. Il est dur de mourir au moment où la vie semblait pouvoir être si belle ; mais il reste une dernière chance, bien faible, bien incertaine. Je vais la tenter. Je vous confie Jane. Si je meurs, ajouta-t-il, dites-lui que je l’aimais.

Si bas qu’il eût parlé, Jane l’avait entendu. — Tu m’aimes, dit-elle, et son visage s’éclaira d’un sourire radieux. Sache donc à cette heure solennelle que moi aussi je t’aime et depuis des années, que j’ai juré de n’être qu’à toi. J’espérais que ce serait vivante. Ne me quitte pas, nous mourrons du moins ensemble. Je t’aime. — Elle s’inclina vers Frank, qui déposa sur son front son premier, peut-être son dernier baiser.

— Je puis vivre ou mourir maintenant, comme il plaira à Dieu, dit-il. Courage, ma bien-aimée Jane, ma femme ! Si tu ne me revois plus, garde-moi ton amour et ta foi. La mort n’est rien quand on est aimé.

Jane comprit que sa résolution était prise. — Adieu, lui dit-elle, toi qui es tout pour moi. Nous nous retrouverons bientôt pour toujours.

Frank m’entraîna rapidement vers la lave. Les secousses avaient cessé avec l’éruption. Le torrent de feu entourait complètement l’îlot. Il montait lentement autour de nous, minant le sol, dévorant comme une paille les arbustes qu’il entraînait. Une fumée intense ne nous permettait pas d’en deviner la largeur et nous cachait l’autre bord du ravin dont il emplissait le lit. Des pandanus coupés par le pied s’abattaient lourdement et disparaissaient, consumés en quelques secondes. Frank s’arrêta au pied d’un cocotier gigantesque. Il était impossible d’avancer plus loin. La chaleur intense nous brûlait les yeux et nous desséchait le gosier. Encore quelques instans, et l’arbre chancelant allait tomber.

— Qu’allez-vous faire, Frank?

— Tout tenter pour la sauver. Vous voyez cet arbre, c’est mon dernier espoir. Il va s’abattre, lui aussi, sur ce torrent que je crois profond, mais étroit. Je veux essayer de le franchir. C’est l’enfer à traverser en une seconde. Si je réussis, si je puis retrouver un de nos chevaux, gagner Éva, je vous amènerai des secours. Si je succombe, je ne devancerai que de peu la mort inévitable qui nous attend ici. Je ne puis pourtant pas, s’écria-t-il avec désespoir, la laisser périr sans un effort.

J’essayai vainement de le dissuader. Il ne m’écoutait pas. L’œil fixé sur le torrent, il le regardait monter. L’arbre oscilla. — Adieu, ami; dites-lui que je suis mort pour elle et en pensant à elle.

Le cocotier s’inclina ; son tronc immense résista quelques instans puis il se pencha majestueusement et s’abattit en travers du torrent. Frank s’élança et disparut dans la fumée. J’entendis un horrible craquement, un crépitement de branches enflammées, un cri, puis tout se tut. Je détournai les yeux le cœur serré. Debout, près de moi, Kimo n’avait rien perdu de cette scène. Son visage trahissait une satisfaction cruelle qui me fit horreur. Son regard se croisa avec le mien, puis, sans mot dire, il s’éloigna.

Quand je revins à Jane, je la trouvai abîmée dans un profond désespoir.

— Pauvre Frank, dit-elle, il m’a donné sa vie comme il avait la mienne. Heureusement nous ne sommes plus séparés pour longtemps.

Les heures s’écoulèrent, mornes et silencieuses ; la lave montait lentement, mais elle montait, et la chaleur devenait intolérable. A la fin du jour, je fis une distribution de vivres et d’eau. Grâce à la prévoyance de Frank, nos provisions avaient été sauvées et transportées au sommet du tertre. Je constatai avec effroi que nous en avions pour deux jours au plus, et encore en observant la plus stricte économie.

La nuit vint tempérer quelque peu la chaleur. Au jour naissant, je descendis au pied du tertre. La lave s’était élevée de plusieurs mètres. Elle roulait sans interruption ses flots rouges et clapotans. La fumée était moins intense, mais le miroitement de l’air surchauffé empêchait d’entrevoir l’autre bord du ravin. Cette journée fut une journée d’agonie. Les feuilles des arbres se desséchaient et leurs rameaux flétris ne nous donnaient plus qu’une ombre insuffisante. Mes compagnons, abattus, attendaient la fin inévitable. Je réussis pourtant à réveiller chez quelques-uns d’entre eux un peu d’énergie et à leur faire construire deux huttes de branchages pour abriter les femmes et nous-mêmes. Que la nuit était lente à venir ! Si horrible qu’elle fût, elle était préférable au jour, pendant lequel le soleil redoublait nos souffrances.

Jane était admirable de résignation ; grandie par l’amour et le danger, elle y puisait une force d’âme, une foi religieuse que je n’avais jamais soupçonnées en elle. Elle me parlait de Frank, qui l’attendait dans un monde meilleur. Elle se souvenait de tout ce qu’il lui avait dit ; elle était heureuse et fière d’avoir été aimée de lui, heureuse surtout de lui avoir avoué son amour.

La seconde nuit finissait. Je sortais d’un sommeil lourd et fiévreux. L’aube blanchissait la cime de Mauna-Loa, le torrent roulait toujours. Il avait gagné plusieurs pieds encore, mais la fumée, dissipée, me permettait de voir au-delà de l’autre rive. Il n’y avait pas de possibilité de salut pour nous. Bien que courant entre deux monticules, le fleuve de lave était d’une largeur telle qu’il fallait abandonner tout espoir de le franchir. Debout à côté de moi, Kimo le contemplait d’un œil farouche.

— Nos dieux l’emportent, me dit-il.

Je souris avec dédain. Nos heures étaient comptées. Le flot de feu montait toujours, la force du courant portait vers nous, et le tertre, lentement miné, s’effondrait peu à peu. Il n’y avait rien à faire, rien à tenter, et nos forces diminuaient à mesure que le péril grandissait.

— Et elle ? repris-je, en lui désignant Jane agenouillée.

— Elle l’a voulu. Kiana l’a prédit.

— Kiana ?

— Oui. Je puis maintenant satisfaire votre curiosité. Demain, ce soir peut-être, nous appartiendrons à Pelé. Écoutez la prédiction de Kiana : Je t’ai aimé, a-t-elle dit à Vakea, et un jour viendra où l’unique héritière de notre sang aimera un homme de ma race. Si elle devient sa femme, les dieux havaïens auront vécu et mon Dieu l’emportera sur eux.

— Cette femme, cette unique descendante de Kiana, c’est Jane ?

— Oui. Et lui, Frank, est mort.

Je m’éloignai le cœur serré, lorsqu’un cri poussé par Jane me fit tressaillir. Son bras étendu semblait m’indiquer quelque chose d’extraordinaire. Je courus vers elle, son regard fixe dévorait l’horizon. — Regardez, me dit-elle.

Loin, bien loin dans la plaine roulait un tourbillon de poussière au sein duquel semblaient se mouvoir des ombres aussitôt disparues qu’entrevues. Un repli de terrain le déroba à nos yeux, mais quelques instans après il reparut sur la crête. Un cavalier lancé à toute vitesse se dessina un moment sur le fond blanc du ciel. D’autres le suivaient. Ils se dirigeaient vers nous.

— Frank ! c’est Frank ! s’écria Jane.

Était-ce Frank, et pouvait-elle le reconnaître à une telle distance ? Tous debout, immobiles, nous suivions du regard cette course vertigineuse, ces cavaliers emportés par un galop furieux et que chaque bond de leurs chevaux rapprochait de nous. Jane ne s’était pas trompée. Frank devançait son escorte. Il s’arrêta de l’autre côté du ravin. Son regard la cherchait avec anxiété ; elle le comprit, se détacha du groupe de ses femmes et lui tendit les bras.

Sauvée… et par lui !

Frank descendit de cheval. Nous le vîmes chanceler, mais par un puissant effort de volonté il se redressa. Ses compagnons l’avaient rejoint. Après une rapide consultation entre eux, ils se dispersèrent, explorant les bords du torrent de feu qui nous séparait d’eux. Bientôt ils nous firent signe de nous diriger vers le sommet du tertre, à l’endroit où la lave se divisant en deux décrivait à droite et à gauche la courbe qui nous encerclait. Là en effet le ravin était plus escarpé, le cours plus rapide et plus effrayant, mais aussi plus étroit. Nous ne pouvions correspondre que par signes, le ruissellement de la lave ne permettait pas à la voix d’arriver jusqu’à nous. Nos Kanaques ne perdaient pas un geste. L’instinct du salut réveillé en eux leur avait rendu toute leur vigueur. Sur un signe de Frank, l’un d’eux, le plus jeune et le plus alerte, grimpa avec agilité sur un pandanus énorme qui se dressait à quelques mètres du torrent. Il atteignit promptement les branches les plus élevées et attendit. Frank, debout sur l’autre rive, l’œil fixé sur lui, balançait lentement de son bras droit une fronde indigène. Peu à peu il la fit tournoyer et lui imprima un irrésistible élan. La pierre, lancée d’une main sûre, vint traverser comme une balle le sommet de l’arbre. Le Kanaque courba la tête, puis saisit une cordelette mince et souple attachée à la pierre. Un hurrah énergique se fit entendre de l’autre rive. Lentement, prudemment, notre Kanaque, aidé de ses compagnons, attira à lui cette corde et avec elle une autre plus grosse faite de fibre de haos, dont la force de résistance est incroyable. Les indigènes en fabriquent des lassos qui défient les efforts des taureaux sauvages. Cela fait, il la noua fortement à la plus grosse branche de l’arbre. De l’autre côté du ravin, nos sauveurs en faisaient autant, et bientôt la corde tendue relia notre île à la rive opposée. Nous vîmes ensuite un Kanaque fixer, sur l’ordre de Frank, une poulie sur cette corde, pendant que ses compagnons construisaient rapidement avec leurs hachettes et des branches d’arbre une sorte de siège grossier, assujetti à la poulie par des cordes. Frank voulait essayer de passer le premier, mais les instances de ses compagnons et son état de faiblesse le forcèrent à y renoncer. Le plus jeune se hasarda : nous suivions, haletans et le cœur serré, cette traversée périlleuse. La corde pliait sous son poids. Lorsqu’il fut à mi-chemin, elle décrivit une courbe effrayante. Il avançait péniblement, retardé par une seconde corde nouée autour de ses reins et qui nous semblait se dérouler avec une lenteur terrible. Un moment, il parut suffoqué par la chaleur du torrent qui coulait à quelques mètres au-dessous de lui, mais un effort énergique lui permit de s’élever, et bientôt il était hors de danger, au milieu de nous.

— Et Frank? fut le premier mot de Jane.

— Il est blessé, épuisé de fatigue et d’anxiété; mais ne craignez rien pour lui.

Bientôt la seconde corde fut fixée : on les raidit toutes deux, et le sauvetage commença. Un à un, nos Kanaques s’aventurèrent, les femmes ensuite. Il ne restait plus que Jane, Kimo et moi.

Je ne perdais pas Kimo de vue. Il semblait anéanti; mais je craignais un réveil terrible de son fanatisme. Qu’allait-il faire? A plusieurs reprises je l’avais pressé de passer, il avait refusé par un geste de tête.

— A toi maintenant, lui dis-je.

— Non. Je passerai le dernier.

J’avais promis à Jane de l’accompagner, mais je n’osais laisser Kimo derrière nous. Je le croyais capable de tout; et puis sous notre double poids les cordes n’allaient-elles pas céder, ou tout au moins se courber au point de nous exposer au danger d’être asphyxiés?

Je pressai Jane. Elle hésitait, mais un signe impérieux de Frank triompha de sa résistance. Elle se hasarda. Debout au pied de l’arbre, je surveillais Kimo, prêt à le tuer au premier geste. Il n’en fit aucun. Jane passa, et quelques instans plus tard je la vis s’affaisser dans les bras de Frank.

— Tu me suivras, Kimo, lui dis-je, au moment de le quitter.

— Oui.

— A bientôt!

— Peut-être : il faut une victime à Pelé.

Que voulait-il dire? A mon tour, je me lançai au-dessus de l’abîme. Deux minutes, qui me parurent deux siècles, s’écoulèrent avant que je n’atteignisse l’autre rive.

Je vis ensuite Kimo monter lentement dans l’arbre. Il saisit la corde, franchit sans difficulté la moitié du parcours, puis il nous sembla qu’il s’arrêtait. Que faisait-il? La corde se courba lentement, elle oscilla. Un cri de terreur s’échappa de nos poitrines. Un craquement se fit entendre, une forme humaine, les bras étendus, disparut dans l’abîme mugissant.

Nos Kanaques affirmèrent qu’ils avaient vu Kimo scier avec son couteau la corde qui le soutenait.


Jane et Frank sont mariés depuis huit ans. Le ciel a béni leur union. Trois charmans enfans, deux fils, dont l’aîné est mon filleul, et une fille appelée Kiana, font leur joie et leur orgueil. Ils s’aiment tendrement, et ce n’est jamais sans émotion que ma pensée se reporte vers eux. Ma curiosité est satisfaite; je sais la fin du chant de Kiana. Kimo m’a-t-il trompé? Je ne le crois pas; vraie ou supposée, la prédiction de Kiana s’est accomplie, et les dieux havaïens ont vécu.


C. DE VARIGNY.