Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 159-162).
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IV

Il était vieux, elles étaient jeunes : il était maigre, elles étaient grasses ; il était triste, elles étaient gaies. Alors c’était un être tout à fait étranger, tout différent, et l’on ne pouvait pas avoir pitié de lui. Les chevaux n’ont pitié que d’eux-mêmes, et il n’y en a guère dans la peau desquels ils puissent entrer.

Il n’était pourtant pas coupable, le hongre pie, d’être vieux, maigre et laid !…

Il semble bien qu’il n’en était pas coupable mais selon le raisonnement des chevaux, il l’était, et ceux qui étaient forts, jeunes, heureux, ceux pour qui tout était l’avenir, ceux de qui l’attente inutile faisait trembler chaque muscle et se soulever la queue comme une barre, ceux-là avaient raison. Le hongre pie le comprenait peut-être lui-même et, à tête reposée, pensait comme eux qu’il était coupable d’avoir terminé déjà sa vie, qu’il lui fallait payer pour cette vie, mais malgré tout, c’était un cheval, et souvent il ne pouvait se retenir d’un sentiment d’offense, de tristesse et d’indignation en regardant toute cette jeunesse qui le punissait pour une fatalité qu’elle subirait aussi plus tard. La cause de la cruauté des chevaux venait aussi d’un sentiment aristocratique. Chacun d’eux, par le père ou la mère, descendait du célèbre Smetanka, et le hongre était d’origine inconnue. C’était un intrus acheté à la foire, trois ans avant, pour quatre-vingts roubles.

La jument brune, comme en se promenant, s’approcha jusque sous le nez du hongre et le poussa. Il y était habitué, et, sans ouvrir les yeux, les oreilles aplaties, il montra les dents. La jument se tourna de l’arrière et feignit de vouloir le frapper. Il ouvrit les yeux et s’éloigna. Il ne voulait déjà plus dormir et se mit à manger. De nouveau la polissonne, suivie de ses camarades, s’approcha du hongre. Une jeune jument de deux ans, très sotte, qui imitait toujours la brune, vint avec elle, et comme tous les imitateurs, se mit à exagérer ce que faisait l’autre. La jument brune, ordinairement, s’approchait comme si elle allait à son affaire, passait sous le nez du hongre sans le regarder, de sorte qu’il ne savait même pas s’il devait se fâcher ou non. Et en effet c’était drôle.

Maintenant elle faisait la même chose, mais l’autre qui marchait derrière elle et qui était déjà particulièrement gaie, frappa le hongre en plein poitrail. De nouveau il montra les dents, poussa un cri, et, avec une vivacité qu’on ne pouvait attendre de lui, se jeta derrière elle et la mordit à la cuisse. La jument chauve frappa de tout son arrière-train les côtes maigres et nues du vieux cheval. Celui-ci renifla même, voulut se jeter de nouveau sur elle, mais il réfléchit, et, en soupirant lourdement, s’éloigna. Naturellement toute la jeunesse du troupeau prit comme une offense personnelle l’audace du hongre pie envers la jument chauve, et, tout le reste de la journée, on l’empêcha absolument de manger, on ne le laissa pas tranquille un moment, si bien que le palefrenier dût les calmer plusieurs fois, sans pouvoir comprendre ce qui se passait parmi eux.

Le hongre était si offensé qu’il s’approcha de lui-même de Nester, quand le vieux se prépara à ramener le troupeau à la maison, et il se sentit plus heureux et plus tranquille, lorsqu’après l’avoir sellé on monta sur lui.

Dieu sait à quoi pensait le vieux hongre en portant sur son dos le vieux Nester. Pensait-il avec amertume à la jeunesse ennuyeuse et cruelle ; ou, avec cette fierté, ce mépris et ce stoïcisme propres aux vieillards, pardonnait-il ces offenses ? Jusqu’à la maison il ne le montrait par aucune réflexion.

Ce soir-là, des amis étaient venus chez Nester, et, en chassant le troupeau devant les izbas des dvorovoï, il remarqua un chariot dont le cheval était attaché au perron. Après avoir fait entrer le troupeau, il se hâta tant, qu’il ne dessella pas le hongre et cria à Vaska de le faire ; il ferma la porte cochère et alla rejoindre ses amis. Était-ce à cause de l’injure faite à la jument chauve, arrière petite-fille de Smetanka, par le « vaurien galeux » acheté à la foire et qui ne connaissait ni père ni mère — et par suite à cause du sentiment aristocratique froissé chez tout le troupeau, ou parce que le hongre, avec sa haute selle sans cavalier, était d’un aspect fantastique pour les chevaux, mais dans la cour quelque chose d’extraordinaire se passa cette nuit-là. Tous les chevaux, jeunes et vieux, en montrant les dents, pourchassaient le hongre dans la cour, et le choc des sabots sur ses côtes maigres retentissait avec de lourds soupirs. Le hongre n’y pouvait plus tenir ; il ne pouvait plus éviter les coups. Il s’arrêta au milieu de la cour. Son visage exprimait la colère, le dégoût, la faiblesse sénile, puis le désespoir. Il aplatit ses oreilles, et tout à coup, il se fit quelque chose qui calma soudain tous les chevaux. La plus vieille jument, Viazopourikha, s’approcha, flaira le hongre et soupira. Le hongre soupira aussi…

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