Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 195-201).
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XI

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La pluie continuait à tomber. Il faisait sombre dans l’enclos, mais dans la maison du maître, c’était tout autre chose. Chez le maître, un thé luxueux était préparé dans un luxueux salon. La maîtresse était assise devant le thé avec le maître du logis et l’hôte.

La maîtresse, enceinte, ce qui était très visible à son ventre soulevé, à sa pose maintenue droite par la grossesse et surtout, aux yeux qui regardaient en soi avec douceur et importance, était assise devant le samovar.

Le maître tenait à la main une boîte de cigares, vieux de dix ans qui, selon son dire, étaient uniques, et il se préparait à se vanter devant son hôte. Le maître était un bel homme de vingt-cinq ans, frais, dorloté, bien peigné. Il portait à la maison un habit neuf, ample, épais, fait à Londres. À sa chaîne de montre pendaient des breloques grandes et chères. Les boutons de manchettes étaient grands aussi, en or, ornés de turquoises. Il portait la barbe à la Napoléon III, et la pointe de ses moustaches était pommadée et dressée comme on pouvait le faire seulement à Paris.

La maîtresse avait une robe de soie à grosses fleurs bariolées. De grosses épingles d’or retenaient d’épais cheveux blonds, pas tous à elle ; ses mains étaient chargées de bracelets et de bagues très chers.

Le samovar était en argent ; le service très fin. Le valet, éblouissant, en habit, gilet blanc, cravate neuve, se tenait près de la porte, comme une statue, en attendant des ordres. Le meuble était courbé et clair, le papier foncé à grosses fleurs. Autour de la table, une levrette excessivement fine, qu’on appelait d’un nom anglais prétentieux, très mal prononcé par les maîtres qui ne savaient pas l’anglais, faisait du bruit près de la table, avec son collier en argent. Dans un coin, garni de plantes, était placé un piano incrusté. On voyait en tout le luxe neuf et rare. Tout était très bien, mais il y avait sur tout un cachet de superflu, de richesse, et d’absence d’intérêt intellectuel.

Le maître du logis, un amateur de chevaux de courses, était fort et sanguin, un de ces hommes dont l’espèce existe toujours, qui portent des pelisses de zibeline, jettent aux actrices des fleurs très chères, boivent le vin le plus renommé, non le meilleur, descendent à l’hôtel le plus cher, font des cadeaux avec leur nom gravé et entretiennent la femme le plus en vue…

L’hôte, Nikita Serpoukhovskoï, était un homme de plus de quarante ans, grand, gros, chauve, aux longues moustaches et aux longs favoris. Il avait dû être très beau, maintenant, il était visiblement décrépit physiquement, moralement et pécuniairement.

Il avait tant de dettes qu’il avait dû servir pour ne pas être enfermé. Il était maintenant chef des haras d’État dans un chef-lieu de province. Des parents influents lui avaient procuré cette place.

Il était vêtu d’un veston militaire d’été et d’un pantalon bleu. Veston et pantalon étaient tels que personne, sauf un richard, ne pouvait se les permettre ; de même pour le linge. Il avait aussi une montre anglaise ; ses bottes avaient des semelles extraordinaires, de l’épaisseur d’un doigt.

Nikita Serpoukhovskoï avait dépensé une fortune de deux millions et devait encore cent vingt mille roubles. Il reste toujours, de tels morceaux, un certain train de vie qui donne le crédit et la possibilité de vivre presque luxueusement encore une dizaine d’années.

Et ces dix ans touchaient à leur terme, et Nikita commençait à devenir triste. Il commençait à boire, c’est-à-dire à s’enivrer de vin, ce qui, auparavant, ne lui arrivait pas, car à proprement parler jamais il ne commença ni ne cessa de boire. On remarquait surtout sa déchéance dans l’inquiétude du regard, dans la mollesse des intonations et des mouvements.

Cette inquiétude frappait parce qu’elle était évidemment récente, parce qu’il était évident que, pendant toute sa vie, il n’avait craint rien et personne, et que maintenant, par de pénibles souffrances, il était arrivé à cette peur si incompatible avec sa nature.

Les maîtres du logis remarquaient cela et se regardaient l’un l’autre en se comprenant ; ils ajournaient seulement jusqu’au lit la discussion des détails à ce sujet, et supportaient le pauvre Nikita, même le flattaient.

La vue du bonheur du jeune maître humiliait Nikita, lui rappelait son passé, perdu à jamais, et le lui faisait envier maladivement.

— Quoi ! Marie, le cigare ne vous gêne pas ? dit-il en s’adressant à la dame, de ce ton particulier, avec une politesse amicale mais pas trop respectueuse, qu’ont les gens du monde en parlant aux femmes entretenues, et qu’ils n’emploient pas avec les dames ; non qu’il voulût la blesser, au contraire, maintenant il voulait plutôt la flatter, elle et son amant, bien qu’il ne se le fût avoué pour rien au monde, mais il était habitué à parler ainsi avec ces femmes. Il savait qu’elle-même serait surprise et offensée s’il la traitait en dame. En outre il fallait garder une distance respectueuse pour la femme légitime de son égal.

Il était toujours très respectueux envers ces dames, non qu’il partageât ces convictions propagées dans les revues (il ne lisait jamais ces bêtises), sur le respect envers chacun, sur la nullité du mariage, etc., mais parce que tous les hommes distingués agissent ainsi, et il était un homme distingué, bien que tombé. Il prit un cigare. Mais maladroitement le maître prit un paquet de cigares et dit :

— Non, tu verras comme ceux-ci sont bons, prends.

Nikita écarta de la main les cigares et dans ses yeux l’offense et la honte brillèrent imperceptiblement.

— Merci. — Il prit un porte-cigares. — Essaye les miens.

La maîtresse était très délicate. Elle remarqua cela et se mit à causer hâtivement.

— J’aime beaucoup les cigares. Je fumerais moi-même si tous ne fumaient autour de moi.

Et elle sourit de son sourire joli et bon. Il sourit en réponse, mais peu, car deux dents lui manquaient.

— Non, prends ceux-ci, continua le maître qui avait peu de flair, les autres sont plus faibles. Fritz, bringen sie noch eine kasten, dort zwei[1], dit-il.

Le valet allemand apporta une autre boîte de cigares.

— Lesquels aimes-tu ? les longs, les forts ? Ceux-ci sont très beaux, prends tout, continua-t-il.

On voyait qu’il était content de se vanter de ses choses rares, et il ne remarquait rien. Serpoukhovskoï alluma et se hâta de continuer la conversation commencée.

— Alors, combien t’a coûté Atlasnï ? dit-il.

— Cher, pas moins de cinq mille roubles ; mais au moins je suis garanti. Quelle progéniture !

— Courent-ils bien ?

— Très bien, son fils vient de remporter trois prix : à Toula, à Moscou et à Pétersbourg. Il a couru avec Corbeau de Voïeikov. Cette canaille de jockey a gagné quatre tours, autrement nous restions derrière.

— Il est un peu mou. Sais-tu ce que je te dirai : il a beaucoup de hollandais.

— Eh bien, et à quoi servent les juments, je te montrerai demain. Pour Dobrinïa j’ai payé trois mille roubles, pour Lascovaia deux mille.

Et de nouveau le maître se mit à inventorier ses richesses.

La maîtresse du logis remarquait combien c’était pénible pour Serpoukhovskoï et qu’il feignait d’écouter.

— Prendrez-vous encore du thé ? — demanda-t-elle.

— Je n’en prendrai plus, — dit le maître ; et il continua son récit.

Elle se leva. Le maître la retint et l’embrassa. Serpoukhovskoï, en les regardant, se mit à sourire d’une façon peu naturelle. Mais quand le maître se leva et, en l’enlaçant, l’accompagna jusqu’à la porte, le visage de Nikita changea tout à coup : il respira lourdement et sur son visage fané, le désespoir s’exprima soudain. Il y avait même de la colère.

Le maître du logis se retourna, et, en souriant, s’assit en face de Nikita. Ils se turent.

  1. Apportez encore deux boîtes de là-bas.