Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 141-146).
II.  ►

KHOLSTOMÏER


HISTOIRE D’UN CHEVAL


(1861)




DÉDIÉ À LA MÉMOIRE DE M. A. STAKHOVITCH[1]

I

Le ciel s’élevait de plus en plus ; la rougeur du soleil s’élargissait ; l’argent mat de la rosée devenait plus blanc ; le croissant pâlissait ; la forêt devenait plus sonore… Les gens commençaient à se lever, et, dans la cour des chevaux des maîtres, les ébrouements, les piétinements sur la paille, même les hennissements méchants et aigus des chevaux qui se heurtaient et se querellaient, devenaient plus fréquents.

— Hou ! Tu auras le temps ; as-tu déjà faim ? — dit le vieux palefrenier en ouvrant rapidement la large porte grinçante. — Où vas-tu ? ajouta-t-il en faisant un geste contre une jument qui voulait franchir la porte.

Le palefrenier Nester était vêtu d’une casaque ceinte avec une courroie à plaques de cuivre ; son fouet pendait derrière son épaule ; du pain, enveloppé dans une serviette était attaché derrière sa ceinture. Il tenait dans les mains une selle et un bridon.

Les chevaux n’étaient ni effrayés ni offensés du ton moqueur du palefrenier ; ils feignirent l’indifférence, et, sans se hâter, s’éloignèrent de la porte cochère. Seule la vieille jument bai-foncé, à la longue crinière, aplatit l’oreille et se détourna rapidement.

À cette occasion, une petite et jeune jument, qui était derrière et n’avait rien à faire ici, poussa un cri et lança une ruade au premier cheval qui se trouva sur son chemin.

— Hou ! cria le palefrenier d’une voix encore plus haute et plus menaçante ; et il se dirigea vers un coin de la cour.

De tous leschevaux qui se trouvaient dans la cour d’élevage (il y en avait près de cent), le moins impatient était un hongre pie. Il restait seul dans un coin, sous l’auvent, et les yeux demi-fermés, il léchait le chêne du hangar. On ne sait quel goût y trouvait le hongre pie, mais, en faisant cela, il avait l’air sérieux et réfléchi ;

— Va ! — prononça, du même ton, le palefrenier en s’approchant de lui ; et il posa sur le fumier, près de lui, la selle et une couverture crasseuse. Le hongre pie cessa de lécher, et sans remuer regarda longuement Nester. Il n’a pas ri, il ne s’est pas fâché, il n’a pas froncé son front, mais il remua seulement tout son ventre, respira lourdement et se détourna. Le palefrenier enlaça son cou et lui mit le bridon.

— Qu’as-tu à soupirer ? dit-il.

Le hongre agita la queue comme s’il voulait dire : « Comme ça, pour rien, Nester. »

Nester mit sur le hongre la couverture et la selle ; celui-ci baissa les oreilles, sans doute pour exprimer son mécontentement, ce qui lui valut d’être appelé « vaurien », et Nester attacha la sous-ventrière.

Le hongre se renfrogna, mais on lui mit le doigt dans la bouche et il reçut un coup de genou dans le ventre, si bien qu’il en soupira. Malgré cela lorsqu’avec les dents on tira la sangle de chabraque, de nouveau il baissa les oreilles et même se retourna. Il savait bien que ça ne changerait rien, mais cependant il croyait nécessaire d’exprimer que ça lui était désagréable, et il le montrait chaque fois. Quand la selle fut mise, il écarta la jambe droite et se mit à mâcher le mors, et cela aussi par des considérations à lui personnelles, car il devait savoir qu’un mors ne peut avoir aucun goût,

Nester, s’aidant d’un court étrier, monta sur le hongre ; il déroula son fouet, tira sa casaque de dessous sa jambe, et s’installa sur la selle avec cette allure particulière des cochers, des chasseurs, des palefreniers, et tira la guide. Le hongre redressa la tête en exprimant la bonne volonté d’aller où on le lui ordonnerait, mais il ne bougea pas. Il savait qu’avant de partir, assis sur son échine, on crierait encore beaucoup, que l’on donnerait des ordres à l’autre palefrenier Yaska, et aux chevaux. En effet, Nester se mit à crier : « Yaska ! Eh ! Yaska ! tu as laissé échapper les juments, hein ? hein ? Où vas tu, diable ? Hou ! Est-ce que tu dors ? Ouvre ! Que les juments passent devant, etc… » La porte cochère grinça. Yaska, mécontent et endormi, tenant un cheval par la bride, était près du jambage de la porte et laissait passer les chevaux. Les chevaux, l’un après l’autre, marchant avec prudence sur la paille, en la flairant, passèrent devant. Des jeunes juments, des étalons, des poulains, des juments pleines portant lentement leur ventre franchissaient à la file la porte cochère. Les jeunes juments se heurtaient parfois par deux ou trois, la tête sur le dos des unes des autres, et jouaient des pattes dans la porte cochère, ce qui leur valait chaque fois les injures des palefreniers. Les poulains se jetaient dans les pattes des juments, parfois étrangères, et hennissaient bruyamment en répondant aux cris brefs des juments. Une jeune jument, dévergondée, dès qu’elle eut franchi la porte cochère, baissa la tête de côté, souleva son derrière et poussa un cri, mais cependant elle n’osa pas devancer la vieille grise Jouldiba qui, d’un pas calme, lourd, en balançant son ventre d’un côté sur l’autre, marchait lentement comme toujours devant tous les chevaux.

La cour quelques minutes avant si animée, se vidait tristement. Les poteaux restaient, mornes, sous l’auvent vide et l’on ne voyait que de la paille piétinée, couverte de fumier. Ce tableau d’abandon avait beau être coutumier au hongre pie, il lui produisait sans doute une triste impression. Lentement, il inclinait la tête et la relevait comme en un salut, soupirait autant que le lui permettait la sangle serrée, et, en traînant ses pattes cagneuses, lourdes, suivait à pas lents le troupeau, en portant sur son dos osseux le vieux Nester.

« Maintenant je le sais : aussitôt que nous serons sur la route, il allumera sa pipe de bois renfermée dans son étui de cuir à chaînette. J’en suis même content, parce que, le matin de bonne heure, avec la rosée, cette odeur m’est agréable et me rappelle de doux souvenirs. L’ennuyeux c’est que, quand il a sa pipe entre les dents, le vieux est toujours gai, il se croit très fort, et s’assied de côté, tout à fait de côté, juste du côté qui me fait mal. Cependant que Dieu le bénisse ; ce n’est pas une nouveauté pour moi de souffrir pour le plaisir des autres, je commence même à y trouver un certain charme. Qu’il monte sur ses ergots, le pauvre homme, il n’y monte que lorsque personne ne le voit ; qu’il reste assis de côté… » raisonnait le hongre en posant prudemment ses pattes écorchées, comme s’il marchait au milieu de la route.

  1. Ce sujet, trouvé par M. A. Stakhovitch, l’auteur de Pendant la Nuit et Les Cavaliers, a été transmis par lui à L.-N. Tolstoï.