Henry Kistemaeckers, éditeur (p. 54-73).

Ex-Voto

À Madame A… née C***.


Ma contrée de dilection n’existe pour aucun touriste et jamais guide ou médecin ne la recommandera. Cette certitude rassure ma ferveur égoïste et ombrageuse. Ma glèbe est fruste, plane, vouée aux brouillards. À part les schorres du Polder, la région fertilisée par les alluvions du fleuve, peu de coins en sont défrichés. Un canal unique, partant de l’Escaut, irrigue ses landes et ses novales, et de rares railways desservent ses bourgs méconnus.

Le politicien l’exècre, le marchand la méprise, elle intimide et déroute la légion des méchants peintres.

Poètes de boudoirs, ô virtuoses, ce plan pays se dérobera toujours à vos descriptions ! Paysagistes, pas le moindre motif à glaner de ce côté. Ô terre élue, tu n’es pas de celles que l’on prend à vol d’oiseau ! Les mièvres galantins passent devant elle sans se douter de son charme robuste et capiteux ou n’éprouvent que de l’ennui au milieu de cette nature grise et dormante, privée de collines et de cascatelles, et de ces balourds qui les dévisagent de leurs yeux placides et rêveurs.

La population demeure robuste, farouche, entêtée et ignorante. Aucune musique ne me remue comme le flamand dans leurs bouches. Ils le scandent, le traînent, en nourrissent grassement les syllabes gutturales, et les rudes consonnes tombent lourdes comme leurs poings. Ils sont d’allures lentes et balancées, rablés et mafflus, sanguins, taciturnes. Je ne rencontrai jamais plus plantureuses dirnes, mamelles plus décises et prunelles plus appelantes que dans ce pays. Sous le kiel bleu, les gars charnus ont crâne mine et se calent pesamment. Après boire, des rivalités les font se massacrer sans criailleries à coups de lierenaar ; en s’écharpant, ils gardent aux lèvres ce mystérieux sourire des anciens Germains combattant dans les cirques de Rome. En temps de kermesse, ils se gavent, se soûlent, sabotent avec une sorte de solennité gauche, accolent leurs femelles sans madrigaliser, et le bal fini, rassasient le long du chemin leurs amours exigeantes et prodigues.

Ils se livrent rarement, mais une fois donnée, leur affection ne se détache plus.

Ceux qui les dépeignent sous la figure de ragots égrillards et difformes, connaissent mal cette race. Mes rustauds de Campine évoquent plutôt les églogues des faunes bruns de Jordaens que les bambochades de Teniers, un grand seigneur qui calomnia ses manants du pays de Perck.

Ils conservent la foi des siècles révolus, fréquentent les pèlerinages, vénèrent leur pastoor, croient au diable, au jeteur de sorts, à la male-main, cette jettatura du Nord. Tant mieux. Je raffole de ces pacants. Je préfère leurs poétiques traditions, les légendes nasillées par une vieille pachtresse pendant la veillée au plus joyeux conte de Voltaire ; et leur fanatisme patrial et religieux m’émeut davantage que les déclamations patriotiques et le plat civisme des gazetiers.

Savoureux et glorieux parias, nos Vendéens à nous, puissent la philosophie et la civilisation vous oublier longtemps. Au jour d’égalité rêvé par les esprits géométriques, elles disparaîtront aussi, mes superbes brutes, traquées, broyées par l’invasion, mais jusqu’au bout réfractaires à l’influence des positivistes. Frères, l’utilitarisme vous abolira, vous et votre sauvage pays !

En attendant, moi qui ne vous survivrai pas, votre sang rouge de rebelle coulant dans ma veine, je veux, abstrayant mon esprit, m’imprégner de votre essence, m’oindre de vos truculents dehors, m’abalourdir sous les tonnes blondes des kermesses ou m’exalter à votre suite dans les nuages d’encens de vos processions, m’asseoir dolent à vos âtres enfumés ou m’isoler dans les sablons navrants à l’heure où râlent les rainettes et où le berger incendiaire et damné paît ses ouailles de feu à travers les bruyères.

Ma première rencontre avec ce terroir fut décisive comme le coup de foudre ; et mon initiation aux rites de ce culte prit à peine un jour :

Au commencement de juin 1865, je venais d’atteindre ma onzième année et de faire ma première communion chez les Frères de la Miséricorde à M… Un matin, on m’appelle au parloir ; j’y trouve le père supérieur avec mon oncle et celui-ci m’apprend qu’il m’emmène à Anvers voir mon père. À l’idée de ce campo inattendu, devant la perspective d’embrasser mon bénin auteur, veuf depuis cinq ans, pour qui j’étais tout à présent, je ne remarquai pas l’air sérieux de mon oncle ou les regards apitoyés des religieux.

Nous partîmes. À mon gré, le train ne brûlait pas assez rapidement la campagne.

On arrive pourtant. Sonner à la porte de la petite maison bourgeoise ; sauter au cou du Yana, la bonne ; subir les assauts du brave Lion, le grand épagneul roux ; grimper avec lui quatre à quatre ; bondir dans la chambre à coucher bien connue ; — deux cris : « Père ! — Georges ! » ; me sentir soulevé de terre et pressé contre sa poitrine ; être mangé de baisers, ma bouche cherchant ses lèvres dans la grande barbe fauve : ces actions se pressèrent, mais aussi fugaces qu’elles furent, elles marquèrent pour la vie dans ma mémoire.

Comme l’excellent homme me tint longtemps entre ses bras ! Il me regardait avec une admiration attendrie, répétant : « Le grand garçon que voilà, mon « Jurgen », mon « Krapouteki !… » et toute la kyrielle de noms d’amitié invraisemblables mais adorables qu’il inventait pour moi défila, ponctuée de caresses.

La matinée n’était pas encore avancée. Enveloppé dans son ample robe de chambre, il allait s’habiller lorsque j’entrai suivi de Lion, de Yana et enfin de l’oncle, le moins ingambe des quatre.

La mine de mon père me semblait excellente. Le teint était rose — par trop allumé aux pommettes, me fit-on observer plus tard ; — l’œil très brillant — trop brillant — la voix un peu rauque mais douce, caressante, malgré son timbre grave, un timbre inoubliable.

Il avait alors quarante-six ans. Je vois se dresser devant moi sa haute stature, ses membres bien plantés ; sa physionomie affectueuse me sourit encore aux heures de détachement du réel.

L’oncle lui serra la main.

— Tu vois que je tiens parole, Ferdinand… Voilà notre mauvais sujet !…

— Merci, Henri… Pardonne l’embarras que je te cause… Tu te moqueras de moi ; mais si tu ne l’avais pas amené, je serais parti aujourd’hui pour son couvent… Je me moquais du régime et des ordonnances du docteur… Car tu ne sais pas, Georgie… j’ai été légèrement malade… Oh ! un rien, un simple bobo, un rhume négligé… N’est-ce pas, Yana, un petit rhume ?… Il n’y paraît plus, comme tu vois… Ah ! mon fils, le bien que me fait ta présence !… Et nous allons, nous amuser ! Nous partons à l’instant pour la campagne… Je t’ai ménagé une surprise…

J’écoutai radieux — ô égoïsme de l’enfance — cette promesse de partie de plaisir et je n’entendais pas sa toux, sa toux sèche et convulsive qu’il essayait de calmer en tamponnant ses lèvres de son foulard des Indes. Je ne remarquai pas davantage, ou plutôt j’avisai sans y attacher d’importance, des bouteilles de médicaments et des boîtes de pilules encombrant la cheminée et la table de nuit. Un flacon de sirop venait d’être entamé et une goutte se coagulait dans la cuiller en argent. Yana tenait à la main une ordonnance nouvelle écrite ce matin même. Une odeur fade de drogues gommées et opiacées régnait dans la pièce. Ces détails ne me revinrent que dans la suite.

L’oncle prit congé.

— Surtout pas d’imprudence !.., dit-il à mon père. Tu me le promets ?… Sois rentré en ville avant le serein… Je prendrai George demain matin pour le reconduire à la pension…

— Nous serons raisonnables, sois tranquille ! répondit le père, fiévreux et distrait, n’ayant d’attention que pour son enfant.

Je crois même qu’il ne fut pas fâché de se trouver seul avec moi et, comme la perspective du retour à M…, évoquée par l’ancien officier, m’avait rembruni, il me prit sur ses genoux.

— Courage ! petit, disait-il. Ce ne sera plus long. Je me trouve décidément trop seul depuis la mort de ta pauvre mère… J’ai dit à la famille qu’à l’avenir je n’entendais plus me séparer de toi… Tu as fait ta première communion,… tu es grand,… tu retourneras huit jours encore à la pension, le temps de plier bagages et de nous installer dans notre nouveau gîte… Bon, voilà que je trahis le secret… Enfin ! Autant te dire le tout à présent. J’ai acheté une gentille maisonnette, presque une ferme, à trois lieues d’ici… Et nous allons habiter la campagne, vivre en paysans, chausser les sabots et vêtir la blouse. Hein ? C’est ça qui va te faire pousser… Qu’en dis-tu ?… Nous ne nous quitterons plus…

J’applaudis et je gambadai autour de la chambre.

— Quel bonheur ! Toujours à deux, n’est-ce pas ? Nous ne nous quitterons plus jamais, alors ? Bien vrai ?

— Bien vrai !

Et nous scellâmes cette convention dans une longue embrassade.

Une heure après, un landau nous prenait à la porte, le père, Yana, Lion et moi.

Il faisait un de ces énervants temps d’équinoxe, dont la tiédeur et la quiétude attendrissent jusqu’aux larmes. Dans un beau ciel flamand du bleu pâle et discret de la turquoise, le soleil achevait de disperser les brumes du matin.

— Voyez-le donc, monsieur, disait Yana en me montrant, il est heureux comme un roi !

— C’est le moment de prendre de pleines portions d’air ! remarquait mon auteur. Cela ne coûte que la peine d’ouvrir la bouche !

Et moi, en effet, je l’ouvrais toute grande comme un bâilleur.

Mais aussi quelle différence avec l’air de la pension ; même avec celui qu’on respirait dehors, dans la cour claustrale, entre quatre hautes murailles revêches, suintant l’humidité, rongées de moisissures.

Assis, tournant le dos au cocher, mes menottes posées sur les genoux du père, je poussais des exclamations de surprise et l’étourdissais de mes questions. Il occupait le fond de la voiture, drapé dans son imposant macferlane pour se garder contre le vent. Yana s’était installée à ses côtés ; Lion courait en avant.

Après avoir longé la grand’rue du faubourg, la voiture entra en pleine campagne. Les bouquets de feuilles nouvelles rajeunissaient les troncs frustes des grands hêtres de la route. Les prairies échangeaient leur gazon jauni et flétri contre un frais tapis d’émeraude dont de superbes vaches aux flancs arrondis, les fanons balayant le sol, broutaient les pousses tendres. Les blés levant en rangs compacts promettaient des moissons généreuses. Les dernières neiges avaient gonflé les fossés se déroulant comme une moire argentée entre une double haie de saules-pleureurs et d’aunes. Lorsqu’on passait devant un jardin de plaisance, des parfums de lilas chargeaient les souffles alanguis. Des grilles aux chanceaux dorés s’ouvraient sur des avenues d’ormes ou de chênes ; la pelouse vallonnée montait vers un château au perron garni d’orangers taillés en boule. Le passage majestueux d’un couple de grands cygnes ou la chasse de ces hurluberlus de canards sillonnait et troublait les étangs dormants, marbrés de glaïeuls et de nénufars. Je préférais pourtant les fermes moussues, flanquées de leurs granges, les volets verts fixés aux maçonneries rouges, les puits à balancier, les poules picorant le fumier. Nous croisions parfois une charrette de paysan coiffée de sa bâche blanche, qui se garait sur l’accotement.

Nous traversâmes Deurne, puis Wyneghem.

Pour la troisième fois, un svelte clocher darda sa pointe d’ardoises grises vers l’éther opalin.

— La tour de S’Gravenwezel ! s’exclama la bonne Yana

— S’Gravenwezel ! Mais c’est ton village, cela ! m’écriai-je. Est-ce là que nous allons demeurer ?

Le sourire de la chère créature répondit affirmativement.

Quelques instants après, sur l’indication de Yana, le cocher arrêta devant une ferme isolée, à un quart d’heure du gros de la bourgade.

— C’est ici chez mes parents ! dit-elle.

Je revois encore la borde sans étage, écrasée sous son toit de glui festonné de joubarbe, et la croix blanche, peinte à la chaux sur la maçonnerie, pour éloigner la foudre.

Au bruit de la voiture, toute la maisonnée accourut à la porte.

C’était le père de Yana, un sexagénaire trapu, voûté, mais de vigoureuse mine encore, le cuir ridé comme un vieux parchemin, la barbe hirsute, l’œil pétillant ; la mère, une grosse gagui, très éveillée malgré sa corpulence, plus jeune d’une dizaine d’années ; puis la ribambelle des frères et sœurs variant de vingt-cinq à quinze ans ; ceux-ci de crânes gars, bruns, crépus, musclés et carrés ; celles-là de fraîches filles dorées par le soleil, ressemblant toutes à Yana, leur aînée, qui représentait, à mon avis, la plus appétissante boerine anversoise qu’on pût rêver avec ses nattes brunes, ses grands yeux smaragdins frangés de longs cils.

En l’honneur de la kermesse de S’Gravenwezel, dont nous entendions déjà les bourrées et les sabottières dans le lointain, disaient-ils, mais bien plutôt en celui de notre visite, les hommes portaient leur culotte de drap des dimanches et le carreau bleu lustré et coquettement froncé sous la nuque. Les femmes avaient sorti de l’armoire le bonnet de dentelles à larges ailes, la coiffe épinglée d’argent, la robe de laine et l’ample mouchoir de soie croisé sur la poitrine et tombant en pointe dans le dos. Ces braves complimentaient mon père sur ma bonne mine. C’était là le fils de Mynheer… Jonkheer Jorss ! En peu d’instants, j’avais conquis ce monde rond et cordial, et particulièrement un fier garçon de dix-neuf ans, onze Jan, notre Jean, disait Yana, à la veille de tirer à la conscription.

Tandis que ses sœurs mettaient la table, car on nous retenait à dîner, il offrit de me montrer le verger, le courtil et les étables. Si j’acceptai ! Je ne tenais déjà plus en place. Jan me prit par la main et me conduisit auprès des vaches. Enchaînées dans leurs stalles, vautrées, elles beuglèrent lamentablement. Les fumiers avaient des luisants de bronze et de vieil or, et l’étable ressemblait au fond des tableaux de Rembrandt ; du moins c’est ainsi que je me représente aujourd’hui ce clair-obscur mordoré. Pour mieux me faire admirer ses bêtes, il les talonnait d’un coup de pied. Elles se dressaient, indolentes, en rechignant à leur manière. Il me disait leurs noms et leurs qualités. Cette grande noire avec cette tache blanche entre les yeux, c’était Lottekè ; cette grosse goulue ruminant les premiers trèfles, s’appelait la Blanche. Jan m’encourageait à les flatter de la main. Elles battaient de leurs cornes les poteaux qui les séparait entre elles. C’étaient d’admirables laitières, me disait le garçon. J’en comptai jusqu’à six. Une odeur de lait fort chargeait l’atmosphère chauffée par cette grasse animalité. Jan me promettait de m’emmener aux champs avec lui, lorsque nous habiterions le village. Je travaillerais la terre et deviendrais un vrai paysan, un boer comme lui. Boer Jorss, m’appelait-il en riant. Moi, je prenais très au sérieux cette perspective de rusticité absolue ; je contemplais avec admiration la haute stature, l’apparence vigoureuse, sans disgrâce, de ce jeune rural. Ainsi je me développerais à mon tour, pensais-je. Une destinée semblable à la sienne m’attendait ! Cela vaudrait mieux que de porter frac et chapeau noir, de pâlir et de s’enfiévrer sur des livres et des cahiers, et de ne rien voir de la nature du bon Dieu que ce qu’en montre la banlieue : des végétations rudérales et un coin de ciel entre des toits lépreux ! Il me conduisit aussi au courtil, un enclos oblong, aux chemins régulièrement tracés, plantés de tourne-sol, de pivoines et de roses trémières. Les plates-bandes étaient bordées de fraisiers aux baies mûrissantes. À moi reviendrait la première cueillette, promettait le sympathique garçon.

On nous rappela tandis que je faisais la connaissance de Spits, le chien de garde. Le repas de kermesse nous attendait. Sur le désir formel de mon père qui menaçait de rien manger, la famille, du moins les hommes, prirent place à côté de nous. Quant aux femmes, toutes prétendaient nous servir. Je promenais des regards ravis sur cet intérieur nouveau pour moi : les alcôves en retrait dans la muraille, où couchaient les parents et les aînés, masqués par des courtines de cotonnade à ramages, la cheminée profonde, garnie d’un crucifix et d’assiettes à sujets historiques, la branche de buis bénit suspendue sous le manteau, et les hâtiers énormes, et l’imposante crémaillère.

Yana porta sur la table une marmitée de potage aux choux et au lard dont le parfum eût rendu de l’appétit à un mort.

Chacun se signa, pencha la tête et joignit les mains devant son écuelle d’où la vapeur savoureuse montait comme d’une cassolette en encens symbolique vers la poutre enfumée. Durant quelques secondes, on n’entendit que les lamentations dans l’étable, le bourdonnement des mouches arrêtées aux carreaux et le tintement de l’horloge de S’Gravenwezel chantant midi avec ce timbre argentin et un peu triste des cloches de village.

Le repas exquis que nous fîmes ! Mon auteur entassa les adjectifs les plus sonnants du patois pour dire les mérites de la garbure, moi, je chantais les louanges des œufs servant de cadre doré à de rosâtres et blanches tranches de jambon. Une montagne de pommes de terre farineuses s’éboula, minée de toutes parts par nos fourches diligentes. Un franc appétit de rustaud me gagnait !

Yana attendrie constatait que depuis un mois Monsieur n’avait plus dîné aussi copieusement.

Aussi, nous fallut-il goûter à tout ce que produisait la ferme : beurre, lait, fromage blanc, primeurs. Je me moquai de Yana qui avait cru devoir emporter des provisions ! Elle connaissait bien mal l’hospitalité paternelle ! Mais je ne me gaussai plus de sa prévoyance lorsqu’elle fut chercher le contenu du fameux panier : une couple de bouteilles de vin vieux et une tarte aux pruneaux de sa fabrication, qu’elle déposa triomphalement au centre de la table. On but à la santé du Monsieur et du jeune Monsieur, et à leur heureux séjour à S’Gravenwezel.

— Il est convenu que dans huit jours nous inaugurerons tous, vous entendez : « tous » notre nouvelle maison ! disait l’excellent homme avec conviction… Et maintenant, en route Djodgi, car tu brûles de voir ce nid…

Jan nous accompagna. Il marchait derrière nous avec sa sœur. Lion allait et venait, manifestant sa joie par d’absurdes circuits et pirouettes, pourchassant les bestioles qu’il faisait lever des seigles. Les coquelicots et les blavelles piquaient déjà de leurs couleurs vives le vert jaunissant des épis, et des papillons blancs ou bruns s’éparpillaient au-dessus comme des fleurs animées. Nous avions pris une sente, courant à travers les emblavures, derrière la ferme Ambroes, à gauche de la grand’route. À quelques minutes de là, nous longeâmes un petit bois de chênes et brusquement derrière celui-ci mon père me signala notre domaine.

Modeste cottage, tu me hantes encore, surtout à l’époque des premières feuilles, et par un temps tiède et émollient d’équinoxe, comme il faisait ce jour mémorable… Mais j’entretiens et je caresse le souvenir triste et doux de tes blanches parois. C’était la maisonnette la plus simple, la plus discrète qu’on pût imaginer. Elle n’avait qu’un étage et contenait quatre chambres en tout. Sur le côté, une dépendance avec poulailler servirait de hangar et de refuge au jardinier. En attendant, le frère de Yana y avait logé une jolie chevrette blanche qui bêlait à pleine gorge à notre approche et qu’il courut lâcher. Des espaliers quadrillaient le mur exposé au Midi. L’enclos, limité par une haie de hêtres, moitié verger, moitié jardin d’agrément, embrassait une étendue de trois mille mètres. Devant la maison était un carré de gazon anglais que traversait un petit chemin partant de l’entrée en claire-voie pour s’arrêter à l’entrée de la maison. Des bosquets touffus composés de platanes, de marronniers, de chênes d’Amérique et de bouleaux ménageaient des deux côtés de l’habitation de délicieuses retraites pour la lecture ou la rêverie. En faisant le tour de la propriété, mon auteur m’exposait avec chaleur les modifications projetées. Là viendrait un massif de rhododendrons, plus loin un parc de roses d’Orléans, autre part des fourrés de lilas. Il me consultait par des « hein ? » fiévreux. Il était animé, expansif, je l’avais vu rarement si en train qu’aujourd’hui. Depuis la mort de ma mère, son beau rire sonore et contagieux ne retentissait plus.

En bavardant, nous étions arrivés au fond du jardin sur un monticule d’où l’on apercevait un coin du village : le clocher émergeant d’un rideau de tilleuls, les ailes en croix d’un moulin en repos perché sur une butte gazonneuse, puis quelques fermes éparpillées dans les cultures et les prés jusqu’à la rencontre de la plaine avec l’horizon.

— Regarde, George, disait-il, voici désormais notre monde… Il fera bon vivre ici pour tous deux ; car si j’ai besoin de réconfort, tu ne dois pas moins profiter… Plus de lisières, mon cher petit, nous sommes assez riches pour vivre à la campagne comme des philosophes… Et quand je n’y serai plus… car il faut tout prévoir…

Il s’arrêta. Je me souviens qu’un orgue poussif moulait là-bas une polka, derrière le rideau de tilleuls où se blottissait le village.

Mon père était devenu subitement sérieux et la solennité de ses dernières paroles me remua péniblement. Puis, cette danse mélancolique et lointaine me crispait. Quand il eut cessé de parler, il toussa longuement.

Nous étions assis sur le talus, le dos tourné à la maison, et les regards embrassant la plaine immense dont les lancinants accords de l’orgue ne rendaient que le recueillement plus saisissant.

— Père, murmurai-je comme on prie, que veux-tu dire ?

Pour toute réponse, il m’attira à lui, me saisit la tête à deux mains et me regarda longuement, ses yeux plongeant dans les miens ; puis il m’embrassa, s’efforça de sourire et me dit :

— Ce n’est rien. Je me porte bien, n’est-ce pas ? Aussi, pourquoi la famille me trouble-t-elle par ses recommandations ?… Ma parole, ils me feraient peur avec leurs figures allongées et leurs visites continuelles… Aujourd’hui au moins j’échappe à ces persécutions… Nous sommes deux… Libres ! Bientôt nous le serons pour toujours !

Malgré ce retour, une indicible angoisse me poignait et je ne faisais aucun effort pour me dérober à cette influence que je devinai provenir de sympathiques correspondances. À mon ivresse se mêlait déjà comme un regret. Et cette ravissante après-midi avait la suggestion navrante des choses qui ont été et qui ne se représenteront jamais… jamais plus.

Je m’étais jeté à son cou sans répondre autrement à ses dernières paroles. Il fallait un mutuel effort pour nous arracher à ce silence ; aucun ne fit cet effort. Au loin, l’orgue dissonnait toujours comme s’il avait eu, lui aussi, des sanglots dans la voix.

Cela dura longtemps ; jusqu’au baisser du jour.

— N’est-il pas l’heure de partir, monsieur ?

Yana nous réveillait. Père se leva sans rien dire et, ma main toujours dans la sienne, nous cheminâmes à travers la campagne morne où le crépuscule faisait flotter des formes fantastiques. À quelque cent mètres de la maisonnette, il se retourna et me fit contempler une dernière fois ce petit coin de terre, l’ermitage qui allait nous abriter.

— Nous l’appellerons Mon Repos ! fit-il, et nous continuâmes à marcher.

Mon Repos ! Comme il traîna ces trois syllabes. Certains nocturnes de Chopin se dissolvent de cette façon.

De retour à la ferme Ambroes, nous prîmes affectueusement congé de la famille de Yana. Mon père les remercia de leur accueil et leur rappela son invitation chez lui. Il donna encore quelques instructions de jardinage à Jan, qui tenait la casquette à la main, ses yeux bruns exprimant une sympathie très visible.

Un « à revoir ! » nous fut encore envoyé et la voiture s’ébranlant, nous tournâmes le dos au cher village…

Était-ce encore l’orgue de la kermesse qui m’obsédait, survivant à toutes les autres rumeurs, de plus en plus faible, mais n’expirant jamais complètement ? et pourquoi scandai-je intérieurement et sans cesse sur cette musique quelconque ces trois syllabes non moins insignifiantes : « Mon Repos » ?

Le soleil se couchait quand nous atteignîmes les portes de la ville. Les maçons des campagnes, blancs et poudreux, l’outil sur l’épaule, la gourde de fer-blanc battant leurs reins, regagnaient à larges enjambées les clochers que nous avions laissés derrière nous. Heureux ouvriers ! Ils avaient bien raison de retourner au village et de laisser à leurs frères de la ville les hideux cloaques de l’ouest d’Anvers.

Une brise assez fraîche s’était levée et agitait le faîte des trembles. L’horizon se désempourprait au-dessus des remparts. Durant tout le trajet, mon père était resté plongé dans une sorte de prostration ; ses mains que je caressais étaient moites, tour à tout brûlantes et glacées. Il ne sortait de sa torpeur inquiétante que pour glisser ses doigts dans mes cheveux et me sourire avec une expression que je n’ai plus rencontrée sur aucun visage ami. Yana, aussi, avait l’air triste maintenant et tirait prétexte de la poussière soulevée par le vent pour appliquer continuellement son mouchoir à ses paupières.

J’étais fatigué, grisé par le plein air, et pourtant, j’eus peine à m’endormir cette nuit. Je rêvais toujours les yeux ouverts, aux incidents de la journée, à la ferme, à l’obligeant Jan, au joyeux repas, à la chevrette, au jour prochain où je serais « boer Jorss », comme disait le brave gars… J’étais heureux, mais par moments un accès de toux graillonnant dans la chambre voisine, me suffoquait moi-même et je me remémorais alors la scène dans le jardin, l’accompagnement que l’orgue faisait à notre silence et plus tard à ces deux mots : « Mon Repos ! »… Je ne fermai l’œil qu’au matin.

Lorsque je me réveillai, l’oncle m’attendait déjà. Ancien officier, il ne connaissait que l’heure militaire.

— En route ! commanda-t-il de sa grosse voix de dur-à-cuire. Il s’agit de retourner à la besogne, mon garçon…

Encore partir ? Au fait, pourquoi cette séparation de huit jours ? Que signifiait le ton autoritaire de ce parent dans la maison paternelle, dans notre maison ? Pourquoi Yana le consultait-elle du regard, à la fois respectueuse et maussade ? Cette intrusion dont je ne devinais pas l’horrible mais absolue opportunité m’exaspérait.

Quel déchirement que mon départ ! Et cela pour huit jours de séparation ! En vain l’oncle nous signalait tout le ridicule de nos larmes. Je me cramponnais au bien-aimé et lui n’avait pas la force de me repousser. L’officier, impatient, dut m’arracher à cette étreinte.

— Le train n’attend pas ! grommelait-il. A-t-on jamais vu pareils cœurs de poule !

Je me révoltais.

— Non, pas avec vous, disais-je à mon antipathique parent… Avec lui !

— Djodgy ! Djodgy ! s’efforça de dire le père d’un ton de reproche… Excusez-le, Henri… À revoir ! Dans huit jours !… Sois toujours sage…

Cette fois, Yana n’essayait plus de cacher ses larmes. Lion allait tout attristé de l’un à l’autre et ses regards humains semblaient dire : « Reste près de lui ».

Mais rien ne pouvait briser l’entêtement de mon oncle. Il m’emporta dans la voiture, la même qui nous avait conduit la veille à S’Gravenwezel.

Nous échangeâmes des signaux d’adieux aussi longtemps que la voiture roula dans notre rue.

Huit jours et je le reverrais !

Huit jours et il était mort !

Mais je n’oubliai rien…

Et, depuis lors, j’aime, j’adore la campagne flamande, comme l’héritage des suprêmes dilections du seul être qui ne me fit jamais de mal. Ces vastes horizons, à l’azur pâle, souvent brouillé, s’illuminent comme au sourire mouillé que je surpris la dernière fois sur son visage.