Œuvres d’Alexandre DumasMeline, Cans et cievol. 2 (p. 623-633).
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ACTE TROISIÈME.

 

La taverne de Peter Patt, au Trou du Charbon. Le théâtre est séparé au fond par deux cloisons qui forment des compartiments ; les côtés sont séparés de la même manière, de sorte que chaque buveur se trouve chez lui, quoique dans une pièce commune.


Scène PREMIÈRE.

 
JOHN COOKS, le boxeur, avec sa société de buveurs au fond. À droite du spectateur, LE CONSTABLE lisant un journal.
PREMIER BUVEUR.

De sorte qu’on l’a emporté sans connaissance.

JOHN, avalant un verre de bière.

Sans connaissance.

DEUXIÈME BUVEUR.

Et tu lui avais cassé sept dents ?

JOHN, tendant son verre.

Sept ! trois en haut, quatre en bas ; deux canines, cinq incisives.

TROISIÈME BUVEUR.

Et alors le duc de Sutherland, qui pariait pour toi, a gagné.

JOHN.

D’emblée… et il m’a donné une guinée par dent cassée… Aussi, je lui ai promis de boire à sa santé… (Vidant son verre.) Et je lui tiens parole.

PREMIER BUVEUR.

Et tu n’as attrapé qu’un coup de soleil sur l’œil.

JOHN.

En tout et pour tout : une affaire de soixante-douze heures, aujourd’hui noir, demain violet, après-demain jaune, et c’est fini.


Scène II.

 
Les précédents, LORD MEWILL, entrant.
LORD MEWILL.

Le maître de la taverne ?

PETER.

Me voilà, Votre Honneur.

LORD MEWILL.

Écoutez, mon ami, et retenez bien ce que je vais vous dire.

PETER.

J’écoute.

LORD MEWILL.

Une jeune fille viendra dans la soirée, et demandera une chambre, vous lui ouvrirez la plus propre de votre taverne. Tout ce qu’elle désirera vous le lui donnerez. Ayez pour elle les plus grands soins, les plus grands égards ; car cette jeune fille est destinée à devenir l’une des plus grandes dames d’Angleterre. Voici pour vous payer de vos peines.

PETER.

Est-ce tout ce que vous avez à me recommander, milord ?

LORD MEWILL.

Pouvez-vous me faire connaître le patron d’un petit bâtiment, bon voilier, que je puisse affréter pour huit jours ?

PETER.

J’ai votre affaire. (Appelant.) Georges ! (Un des buveurs habillé en marin se lève, et vient sur le devant de la scène.) Voici un gentleman qui aurait besoin d’un joli sloop pour huit jours, dix jours.

GEORGES.

Pour le temps qu’il voudra, le tout est de s’entendre.

LORD MEWILL.

Mais bon marcheur.

GEORGES.

Oh ! la Reine Elisabeth est connue dans le port, vous pouvez vous informer à qui vous voudrez si elle ne file pas ses huit nœuds à l’heure.

LORD MEWILL.

Et peut-elle remonter jusqu’ici ?

GEORGES.

Je la mènerai où je voudrai. Elle ne tire que trois pieds d’eau… Faites défoncer un tonneau de bière, et je me charge de l’amener dans la chambre.

LORD MEWILL.

Et peut-on la voir ?

GEORGES.

Elle est ancrée à un quart de mille d’ici, voilà tout.

LORD MEWILL.

Eh bien ! allons, et nous causerons d’affaires en route.

GEORGES.

Volontiers, milord. Attendez seulement que j’achève ma bière.

(Il boit, puis sort avec lord Mewill.)



Scène III.

 
Les précédents, moins GEORGES et LORD MEWILL.
PETER.

Et l’autre, pour combien de temps en aura-t-il ?

JOHN.

Pour ses trois bons mois… Six semaines de bouillie… six semaines de panade… ça l’apprendra à se frotter à John Cooks.


Scène IV.

 
Les précédents ; KEAN entrant, il est vêtu en matelot.
KEAN.

Mester Peter Patt !

PETER.

Voilà !… Ah ! c’est vous, Votre Honneur !

KEAN.

En personne… le souper ?

PETER.

On le dresse dans la grande salle.

KEAN.

Et ?

PETER.

Oh ! ce qu’il y a de plus beau, voyez-vous, ce n’est pas trop bon pour Votre Honneur.

KEAN, s’asseyant à la table, en face de celle du constable.

C’est bien ; donne-moi quelque chose à boire en attendant…

PETER.

De l’ale, du porter ?

KEAN.

Me prends-tu pour un Flamand, drôle !… du vin de Champagne.

(Peter sort.)
JOHN.

As-tu entendu ce marin d’eau douce qui prétend que la bière lui déshonorerait le gosier ?

KEAN, à Peter, qui lui apporte son vin.

Et personne n’est arrivé encore ?

PETER.

Personne.

KEAN.

Va donner un coup d’œil au souper… je crois qu’il brûle.

PETER.

J’y vais, Votre Honneur.

(Peter sort.)
JOHN.

Il faut que j’approfondisse ce que c’est que ce farceur-là… Laisse-moi faire un peu, nous allons rire.

DEUXIÈME BUVEUR.

Que vas-tu faire ?

JOHN.

Écoute, s’il avale un seul verre de la bouteille qu’il a devant lui, je ne veux pas m’appeler John Cooks. (S’approchant de Kean d’un air goguenard.) Il paraît qu’il n’y avait pas trop de glaces du côté du pôle, beau baleinier, et que la pêche n’a pas été mauvaise…

KEAN, le regardant.

Qu’est-ce que vous avez donc sur l’œil ?

JOHN.

Et que nous convertissons l’huile en vin de Champagne.

KEAN.

Il fendrait vous mettre quatre sangsues là-dessus, mon brave homme… ça n’est pas beau.

(Kean verse le vin dans son verre.)
JOHN, prenant le verre.

Avez-vous demandé du meilleur, au moins ?

(Il avale le champagne et repose le verre sur la table ;
Kean le regarde faire.)
KEAN.

À moins que vous n’ayez l’espoir d’appareiller l’autre œil avec celui-là ; ce qui n’est pas difficile, en vous y prenant comme vous faites.

JOHN.

Ah ! vous croyez !

KEAN, versant une seconde fois à boire.

J’en suis sûr.

JOHN.

En donnant du retour, hein ?

KEAN.

Gratis.

JOHN, prenant le verre, et buvant.

À la santé du marchand !

KEAN, ôtant son habit.

Merci, l’ami.

JOHN.

Ah ! il parait que vous tenez l’article.

KEAN, ôtant sa veste.

Oui, et je me charge de la fourniture.

JOHN, riant.

Ah ! ah ! ah !

TOUS

Bravo ! bravo !

PETER, rentrant, à John.

Eh bien ! que fais-tu donc, John ?

JOHN.

Tu le vois bien, je m’apprête.

PETER, à Kean.

Que fait Votre Honneur ?

KEAN.

Tu le vois bien, je me prépare.

PETER, à John.

Mais tu ne sais pas à qui tu as affaire.

JOHN.

Qu’est-ce que ça me fait ?

PETER.

Monsieur le constable !

LE CONSTABLE, monté sur une chaise pour mieux voir.

Laisse-moi donc regarder, imbécile.

PETER.

Allons, allons, battez-vous si ça vous fait plaisir.

(Il sort.)
(Morceau d’ensemble pendant lequel Kean et John boxent, et à la fin duquel John reçoit un coup de poing sur l’autre œil ; il tombe dans les bras de ses amis qui l’entourent ; Kean remet sa veste, et va se rasseoir à sa table.)
KEAN.

Peter !

PETER.

Voilà.

KEAN.

Un autre verre.

PETER.

Il parait que c’est fini. (Il va voir dans la chambre à côté.) Ça n’a pas été long.

LE CONSTABLE, descendant de sa chaise, et allant à la table de Kean.

Voulez-vous me permettre de vous offrir mes compliments, monsieur le marin ?

KEAN.

Voulez-vous me permettre de vous offrir un verre de ce vin de Champagne, monsieur le constable ?

(Peter apporte des verres ; Kean verse.)
LE CONSTABLE, prenant le sien.

Vous avez donné là un triomphant coup de poing, jeune homme.

KEAN.

Vous me flattez, monsieur ; c’est un coup de poing de troisième ordre, pauvre et mesquin ; si j’avais serré le coude au corps et dégagé le bras du bas en haut, le drôle aurait certainement eu la tête fendue.

LE CONSTABLE, reposant son verre.

C’est un petit malheur, monsieur le marin, espérons qu’une autre fois vous serez plus heureux.

KEAN.

Je n’ai fait que ce que j’avais voulu faire : je lui ai promis le pareil de celui qu’il avait déjà reçu, je le lui ai donné.

LE CONSTABLE.

Oh ! religieusement, il n’a rien à dire, je le crois même d’une qualité supérieure.

KEAN.

Vous paraissez amateur, monsieur le constable.

LE CONSTABLE.

Je suis passionné : il ne se passe pas dans mon arrondissement un boxing ou un combat de coqs que je n’y assiste ; j’adore les artistes.

KEAN.

Vraiment ! Eh bien ! monsieur le constable, si vous voulez être un de mes convives je vous ferai connaître un artiste, moi.

LE CONSTABLE.

Vous donnez un souper ?

KEAN.

Je suis parrain. Eh ! tenez, voilà la marraine, n’est-elle pas jolie ?

(Ketty-la-Blonde entre avec tous les convives.)
LE CONSTABLE.

Charmante ! je vais faire un tour chez moi, prévenir ma femme que je ne rentrerai pas de bonne heure.

KEAN.

Prévenez-la que vous ne rentrerez pas du tout, allez ; c’est plus prudent.

(Le constable sort.)


Scène V.

 
KEAN, KETTY.
KEAN, allant à Ketty et l’embrassant.

Ketty !

KETTY.

Oh ! monsieur Kean, vous ne m’avez donc pas tout à fait oubliée ?

KEAN.

Et toi, Ketty, tu te souviens donc toujours du pauvre bateleur David, quoiqu’il ait changé de nom, et qu’il s’appelle maintenant Edmond Kean ?

KETTY.

Oh ! toujours.

KEAN.

Et qu’as-tu fait, mon enfant, depuis que je ne t’ai vue ?

KETTY.

J’ai pensé au temps où j’étais heureuse.

KEAN.

Eh bien ! ma pauvre Ketty, je veux que ce temps-là revienne pour toi.

KETTY, tristement.

Impossible, monsieur Kean.

KEAN.

Tu aimes quelqu’un sans doute, voyons ?

KETTY, baissant les yeux.

Je n’aime personne.

KEAN.

Mais enfin si la chose arrivait jamais, et que quelques centaines de guinées fussent nécessaires à ton établissement, viens me trouver, mon enfant, et je me charge de la dot.

KETTY, pleurant.

Je ne me marierai jamais, monsieur Kean.

KEAN.

Tiens, pardonne-moi, Ketty, je suis un imbécile. (À Pistol qui entre.) Eh bien, Pistol, et le vieux Bob, vient-il ?


Scène VI.

 
Les précédents ; PISTOL.
PISTOL.

Oh ! oui, le vieux Bob, il est dans son lit.

KETTY.

Dans son lit !

KEAN.

Comment cela ?

PISTOL.

En voilà un guignon… imaginez-vous, monsieur Kean… là, qu’il était descendu dans la rue… il était superbe, quoi, il avait son chapeau gris, son carrick pistache et son grand col de chemise qui lui guillotine les oreilles, vous savez… nous nous mettons en route, il fait quatre pas… Oh ! dit-il, j’ai oublié ma trompette… Bah ! qu’est-ce que vous voulez faire de votre trompette ? que je lui réponds. Je veux leur en jouer un petit air au dessert, ça les distraira… Est-ce qu’ils ne connaissent pas tous vos airs ? gardez votre respiration pour une autre circonstance, allez… Veux-tu courir me chercher mon instrument, et sans raisonner, drôle !… Ah ! tiens, je ne sais pas où elle est, votre instrument, allez la chercher vous-même… Vous savez, il est vif le père Bob… je n’avais pas fini qu’il m’allonge un coup de pied… heureusement que je connais ses tics, et que je ne le perds jamais de vue quand nous causons ensemble.

KEAN.

Eh bien ! tu l’as reçu… voilà tout.

PISTOL.

Et non, voilà le malheur, j’ai fait un saut de côté.

KEAN.

Alors tu ne l’as pas reçu, tant mieux !

PISTOL.

Non, je ne l’ai pas reçu, mais comme il s’attendait à trouver de la résistance… quelque chose au bout de son pied, pauvre cher homme ! et qu’il n’y a rien trouvé, il a perdu l’équilibre et est tombé à la renverse !

KETTY.

Oh ! mon Dieu !

PISTOL.

Tiens, ne m’en parle pas, j’aimerais mieux avoir reçu vingt-cinq coups de pied où il visait, que d’être cause d’un malheur comme celui qui lui est arrivé.

KETTY.

S’est-il blessé, mon Dieu ?

PISTOL, pleurant.

On croit qu’il s’est démis l’épaule.

KEAN.

Et l’on a envoyé chercher un médecin ?

PISTOL.

Oui… oui…

KEAN.

Et qu’a-t-il dit ?

PISTOL.

Il a dit qu’il en avait au moins pour six semaines sans bouger de son lit, et pendant ce temps-là toute la troupe se serrera le ventre, voyez-vous, parce que la trompette du père Bob, elle est connue comme l’enseigne de M. Peter. Eh bien ! si demain il ôtait son enseigne, on croirait qu’il a fait banqueroute, et personne n’entrerait plus.

KEAN.
Il n’y a pas d’autre malheur que ça ?
PISTOL.

Eh ! mais il me semble que c’en est un des malheurs que de jeûner six semaines, quand on n’est pas dans le carême.

KEAN.

Peter !

PETER.

Votre Honneur ?

KEAN.

Une plume, de l’encre, du papier.

KETTY.

Que va-t-il faire ?

PETER.

Voilà.

KEAN, écrivant.

Fais porter cette lettre au directeur du théâtre de Covent-Garden. Je lui annonce que je jouerai demain le deuxième acte de Roméo et le rôle de Falstaff, au bénéfice d’un de mes anciens camarades qui s’est démis l’épaule.

KETTY.

Ô monsieur Kean !

PISTOL.

En voilà un vrai et véritable ami, dans le bonheur comme dans le malheur !

PETER, appelant.

Philips ! (Un garçon entre.)

KEAN, lui donnant la lettre.

Tiens, il y a réponse. Eh bien ! tout le monde est-il prêt ?

PISTOL.

Tout le monde.

KEAN.

Partons alors.

PISTOL.

C’est juste ; il ne faut pas faire attendre le vicaire.

KEAN.

Oh ! ce n’est pas encore tout à fait pour le vicaire, qui attendrait à la rigueur, c’est pour le souper qui n’attendrait pas. Peter, je te le recommande.

PETER.

Soyez tranquille ; je vais voir si la broche tourne.


Scène VII.

 
PETER, puis UN SOMMELIER.
PETER.

On y veille au souper, et soigneusement. On sait que vous êtes un gourmand, monsieur Kean, et l’on vous traitera en conséquence. Sommelier ! sommelier !

LE SOMMELIER.

Voilà.

PETER.

Vous aurez soin que l’on ne mette pas une goutte d’eau dans les bouteilles qu’on servira devant M. Kean.

LE SOMMELIER.

Et dans les autres ?

PETER.

Dans les autres, j’y vois beaucoup moins d’inconvénients.

LE SOMMELIER.

C’est bien, maître.


Scène VIII.

 
PETER, MISS ANNA, entrant suivie d’une femme de chambre.
ANNA.

Monsieur, je voudrais une chambre.

PETER.

Elle est prête.

ANNA.

Comment !

PETER.

Oui. Quelqu’un m’a ordonné de préparer la meilleure chambre de mon auberge pour une dame qui devait venir ce soir ; et cette dame c’est vous, je le présume.

ANNA.

Il pense à tout. Menez-moi vite à cette chambre, mon ami ; je crains à tout moment que quelqu’un entre ici.

PETER.

Dolly ! Dolly. (Une femme de chambre entre.) Voici la porte, miss, no 1. (À la femme de chambre.) Conduisez. Madame désire-t-elle quelque chose ?

ANNA.

Merci, je n’ai besoin de rien.

(Elle entre.)

Scène IX.

 
PETER, SALOMON.
SALOMON, entrant.

Bonjour, monsieur Peter.

PETER.

Ah ! monsieur Salomon, c’est vous ; diable ! vous entendez votre affaire : vous arrivez trop tard pour le temple et trop tôt pour le souper. Qu’est-ce qu’on peut vous offrir en attendant ?

SALOMON.

Rien, maître Peter, absolument rien ; je viens seulement parler à notre grand et illustre Kean d’une affaire de théâtre, une misère, rien du tout.

PETER.

C’est égal, je vais toujours vous envoyer an pot de vieille bière ; vous causerez ensemble en attendant.

SALOMON.

Ce n’est pas l’embarras, le temps parait moins long, passé avec un ami. Mais aussitôt que notre grand tragédien sera revenu, dites-lui que je l’attends ici, hein ! et que j’ai à lui parler à lui seul, et à l’instant.

PETER, sortant.

Convenu.


Scène X.

 
SALOMON, assis à la place où était le constable.

Ah ! voyons ce qu’on dit de notre dernière représentation du Maure de Venise. (Il prend les journaux ; on lui apporte un pot de bière.) Merci, l’ami… (Lisant.) Hum, hum. Paris, Saint-Pétersbourg, Vienne. Sont-ils ennuyeux d’emplir leurs journaux de nouvelles politiques, de la France, de la Russie, de l’Autriche, qui est-ce qui s’occupe de cela ? qui est-ce que ça intéresse ? Ah ! « Théâtre de Drury-Lane, représentation du Maure de Venise. M. Kean. » « Le spectacle d’hier a attiré peu de monde… » On a refusé cinq cents places au bureau ; la salle craquait. « La mauvaise composition de la soirée. » Merci : on jouait le Maure de Venise et le Songe d’une Nuit d’été, les deux chefs-d’œuvre de Shakspeare. « La médiocrité des acteurs… » L’élite de la troupe seulement, miss O’Neil, mistriss Siddons, Kean, l’illustre Kean. « Le jeu frénétique de Kean, qui fait d’Othello un sauvage. » Eh bien ! qu’est-ce qu’il veut qu’il en fasse, un fashionable ? (Regardant la signature de l’auteur de l’article.) Ah ! cela ne m’étonne plus : Cooksman. Connu. Ô honte ! honte ! voilà les hommes qui jugent, qui condamnent, et qui parfois étranglent. (Il prend un autre journal.) Ah ! ceci c’est autre chose ; l’article est d’un camarade, M. Brixon ; il a pris l’habitude de les faire lui-même, de peur que les autres ne lui rendent pas justice. Le public ne sait pas ça, lui ; mais nous autres !… Voyons. « La représentation a été magnifique hier à Drury-Lane ; la salle regorgeait ; et la moitié des personnes qui se sont présentées au bureau n’ont pu trouver place. La grande et sombre figure d’Iago, » c’est le rôle qu’il joue, « a été magnifiquement rendue par M. Brixon. » En voilà un qui ne s’écorche pu, au moins. Du reste, il n’y a pas de mal, tant qu’on ne dit que du bien de soi, chacun est libre. « La faiblesse de l’acteur chargé de représenter Othello… » Il le trouve trop faible, celui-là ; l’autre le trouvait trop fort, « a servi à faire mieux ressortir encore la profondeur du jeu de notre célèbre… » (Il jette le journal.) Coterie ! coterie ! Ah ! mon Dieu, que je suis heureux de n’être qu’un pauvre souffleur !


Scène XI.

 
KEAN, entrant, SALOMON.
KEAN

Qu’as-tu donc de si pressé à me dire, Salomon ? et pourquoi ne viens-tu pas le mettre à table ?

SALOMON.

Je ne suis pas venu pour souper ; je n’ai pas faim, voyez-vous ; il vient d’arriver quelque chose à l’hôtel !

KEAN

Quoi donc ?

SALOMON.

C’est le brigand de juif Samuel, le bijoutier, vous savez ? qui a obtenu prise de corps contre vous, pour votre billet de 400 livres sterling, et le shérif et les attorneys sont à l’hôtel.

KEAN

Qu’importe, puisque je suis à la taverne, moi ?

SALOMON.

Mais ils ont dit qu’ils attendraient jusqu’à ce que vous rentrassiez.

KEAN

Eh bien ! Salomon, sais-tu ce que je ferai, mon ami ?

SALOMON.

Non.

KEAN

Je ne rentrerai pas.

SALOMON.

Maître !

KEAN

Que me manque-t-il ici ? bon vin, bonne table, crédit ouvert et inépuisable, des amis qui m’aiment à me faire oublier le monde entier. Laisse le shérif et les attorneys s’ennuyer à l’hôtel, et amusons-nous à la taverne. Nous verrons lesquels se lasseront les premiers d’eux ou de moi.


Scène XII.

 
Les précédents ; ANNA, entrant vivement.
ANNA.

Monsieur Kean, monsieur Kean, c’est votre voix ; je l’ai entendue. Me voilà.

KEAN.

Miss Anna ! vous ici, dans une taverne, sur le port ! Pardon, mais les droits que vous m’avez donnés à votre confiance me permettent de vous adresser cette question. Au nom du ciel, que venez-vous faire ici ? qui vous y a conduite ? Salomon, mon ami… va dire qu’on se mette à table en m’attendant.

ANNA.

Oh ! maintenant que nous sommes seuls, expliquez-vous, monsieur Kean.

KEAN.

Mais vous-même, miss, dites-moi, qui vous amène dans un lieu si peu digne ?

ANNA.

Votre lettre.

KEAN.

Ma lettre ? je n’ai pas eu l’honneur de vous écrire.

ANNA.

Vous ne m’avez pas écrit, monsieur, que ma liberté était compromise, qu’il fallait que je quittasse la maison de ma tante, parce qu’on devait ?… Oh ! mais j’ai votre lettre sur moi. Tenez, tenez, la voilà.

KEAN.

Il y a quelque infamie cachée sous tout ceci. Quoiqu’on ait essayé d’imiter mon écriture, ce n’est pas la mienne.

ANNA.

N’importe ; lisez-la, monsieur, elle vous expliquera ma présence ici, ma joie en vous revoyant. Lisez, lisez, je vous prie.

KEAN, lisant.

« Miss, on vous a vue entrer chez moi ; on vous a vue sortir ; on nous a suivis : votre retraite est découverte ; on sollicite, pour vous en arracher, un ordre que l’on obtiendra. Il n’y a qu’un moyen d’échapper à vos persécuteurs : rendez-vous ce soir sur le port ; demandez la taverne du Trou du Charbon. Un homme masqué viendra vous y prendre ; suivez-le avec confiance, il vous conduira dans un lieu où vous serez à l’abri de toute recherche, et où vous me retrouverez. Ne craignez rien, miss, et accordez-moi toute votre confiance, car j’ai pour vous autant de respect que d’amour. Edmond Kean. On veille sur moi comme sur vous ; voilà pourquoi je ne vais pas moi-même vous supplier de prendre cette résolution, qui seule peut vous sauver. »

ANNA.

Voici l’explication de ma conduite, monsieur Kean ; je n’ai pas besoin de vous en donner d’autre. J’ai cru que cette lettre était de vous ; je me suis fiée à vous ; je suis venue à vous.

KEAN.

Ô miss ! miss, combien je remercie le hasard, ou plutôt la Providence qui m’a conduit ici ! Écoutez, miss, il y a dans toute cette chose un mystère d’infamie que je vais approfondir, je vous jure, et dont l’auteur se repentira. Mais au point où nous en sommes, et pour me soutenir dans la lutte que je vais engager, il faut que vous me disiez tout, miss ; il faut que vous n’ayez plus de secrets pour moi ; il faut que je vous connaisse comme une sœur ; car je vais vous défendre, j’en jure Dieu, comme si vous étiez de ma plus proche et de ma plus chère famille.

ANNA.

Oh ! avec vous, près de vous, je ne crains rien.

KEAN.

Et cependant vous tremblez, miss.

ANNA.

Oh ! monsieur Kean, est-il bien généreux à vous de m’interroger, lorsqu’à vous surtout je ne puis tout dire ?

KEAN.

Et que peut avoir à cacher un jeune cœur comme le vôtre, miss ? parlez-moi comme vous parleriez à votre meilleur ami, à votre frère.

ANNA.

Mais comment oserai-je ensuite lever les yeux sur vous ?

KEAN.

Écoutez-moi, car je vais aller au-devant de vos paroles… Je vais lever un coin du voile sous lequel vous cachez votre secret… Habitués, comme nous le sommes, nous autres comédiens, à reproduire tous les sentiments humains, notre étude continuelle doit être d’aller les chercher au plus profond de la pensée… Eh bien ! j’ai cru lire dans la vôtre… pardon, miss, si je me trompe… que votre haine pour lord Mewill… vient d’un sentiment tout opposé pour un autre.

ANNA.
Oui, oui… et vous ne vous êtes pas trompé… mais ce n’est point ma faute, j’ai été entraînée par une fatalité bizarre, à laquelle aucune femme n’aurait pu résister… Oh ! pourquoi ne m’a-t-on pas laissée mourir ?
KEAN.

Mourir… vous si jeune… si belle ! et pourquoi vouliez-vous mourir ?

ANNA.

Ce n’était point moi qui voulais quitter la vie, c’était Dieu qui semblait m’avoir condamnée. Une mélancolie profonde, un dégoût amer de l’existence, s’étaient emparés de moi… mon corps manquait de force, ma poitrine d’air, mes yeux de lumière, j’éprouvais l’impossibilité de vivre, et je sentais que j’étais entraînée vers la mort, sans secousse, sans douleurs, sans crainte même, car je n’éprouvais nulle envie de vivre… je ne désirais rien… je n’espérais rien… je n’aimais rien. Mon tuteur avait consulté les médecins les plus habiles de Londres, et tous avaient dit que le mal était sans remède, que j’étais attaquée de cette maladie de nos climats contre laquelle toute science échoue. Un seul d’entre eux demanda si, parmi les distractions de ma jeunesse, le spectacle m’avait été accordé. Mon tuteur répondit qu’élevée dans un pensionnat sévère, cet amusement m’avait toujours été interdit… Alors il le lui indiqua comme un dernier espoir… Mon tuteur en fixa l’essai au jour même ; il fit retenir une loge, et m’annonça après le dîner que nous passions notre soirée à Drury-Lane ; j’entendis à peine ce qu’il me disait. Je pris son bras lorsqu’il me le demanda, je montai en voiture… et je me laissai conduire comme d’habitude, chargeant en quelque sorte les personnes qui m’accompagnaient de sentir, de penser, de vivre pour moi… J’entrai dans la salle… Mon premier sentiment fut presque douloureux… toutes ces lumières m’éblouirent, cette atmosphère chaude et embaumée m’étouffa… tout mon sang reflua vers mon cœur et je fus près de défaillir… mais en ce moment je sentis un peu de fraîcheur, on venait de lever le rideau. Je me tournai instinctivement, cherchant de l’air à respirer… c’est alors que j’entendis une voix… oh !… qui vibra jusqu’au fond de mon cœur… tout mon être tressaillit… Cette voix disait des vers mélodieux comme jamais je n’en avais entendu… des paroles d’amour comme je n’aurais jamais cru que des lèvres humaines pussent en prononcer… Mon âme tout entière passa dans mes yeux et dans mes oreilles… je restai muette et immobile comme la statue de l’étonnement, je regardai… l’on jouait Roméo.

KEAN.

Et qui jouait Roméo ?

ANNA.

La soirée passa comme une seconde, je n’avais point respiré, je n’avais point parlé… je n’avais point applaudi… Je rentrai à l’hôtel de mon tuteur, toujours froide et silencieuse pour tous, mais déjà ranimée et vivante au cœur. Le surlendemain on me conduisit au Maure de Venise… j’y vais avec tous mes souvenirs de Roméo… Oh ! mais, cette fois, ce n’était plus la même voix, ce n’était plus le même amour, ce n’était même plus le même homme… mais ce fut toujours le même ravissement… le même bonheur… la même extase… Cependant je pouvais parler déjà… je pouvais dire : C’est beau !… c’est grand !… c’est sublime !

KEAN.

Et qui jouait Othello ?

ANNA.

Le lendemain ce fut moi qui demandai si nous n’irions point à Drury-Lane. C’était la première fois depuis un an peut-être que je manifestais un désir ; vous devinez facilement qu’il fut accompli ; je retournai dans ce palais de féeries et d’enchantement : j’allais y chercher la figure mélancolique et douce de Roméo… le front brûlant et basané du Maure… j’y trouvai la tête sombre et pâle d’Hamlet… Oh ! cette fois, toutes les sensations amassées depuis trois jours jaillirent à la fois de mon cœur trop plein pour les renfermer… mes mains battirent, ma bouche applaudit…… mes larmes coulèrent.

KEAN.

Et qui jouait Hamlet, Anna ?

ANNA.

Roméo m’avait fait connaître l’amour, Othello la jalousie… Hamlet le désespoir… cette triple initiation compléta mon être… Je languissais sans force, sans désir, sans espoir… mon sein était vide… mon âme en avait déjà fui, ou n’y était pas encore descendue, l’âme de l’acteur passa dans ma poitrine : je compris que je commençais seulement de ce jour à respirer, à sentir, à vivre.

KEAN.

Mais vous ne m’avez pas dit, miss, quel était l’homme qui avait produit en vous ce changement ; quel était le Prométhée qui avait rallumé l’âme éteinte, et quel était le Christ qui avait ressuscité la jeune fille déjà couchée dans la tombe.

ANNA.

Oh ! c’est que voilà justement le nom que je n’ose pas vous dire… de peur de ne pouvoir plus lever mes regards sur vous.

KEAN.

Anna, est-il vrai ?… est-il bien vrai ?… et suis-je assez malheureux ?…

ANNA, effrayée.

Que dites-vous ?

KEAN.

Quelque chose que vous ne pouvez pas comprendre, Anna… quelque chose que je vous avouerai peut-être un jour… plus tard… mais dans ce moment, miss Anna, ne songeons qu’à vous… chère sœur.

ANNA.

Kean, mon frère… mon ami !…

KEAN.

Revenons à cette lettre… car maintenant que je sais tout, il n’y a pas une minute à perdre…

ANNA.

Mais à votre tour, dites-moi comment êtes-vous venu, et que signifie ce costume ?

KEAN.

Parrain d’un enfant qui appartient à de pauvres gens que j’ai connus autrefois, j’ai pensé que cet habit leur donnerait plus de liberté vis-à-vis de moi, en me faisant plus leur égal… je l’ai pris, et me voilà… Mais parlons d’autre chose… Cet homme masqué n’est pas venu ?

ANNA.

Pas encore.

KEAN.

Il va venir, alors ?

ANNA.

Sans doute.

KEAN.

Peter ?

ANNA.

Qu’allez-vous faire ?

(Peter entre.)
KEAN.

Le constable est-il arrivé ?

PETER.

Il attend dans la grande salle avec le reste de la société.

KEAN.

Priez-le de venir.

ANNA.

Oh ! Kean, vous m’effrayez.

KEAN.

Que pouvez-vous craindre ?

ANNA.

Je ne crains rien pour moi… c’est pour vous.

KEAN.

Oh ! soyez tranquille… Ah ! venez, monsieur le constable, venez… voici miss Anna Damby, l’une des plus riches héritières de Londres, à qui l’on veut faire violence pour le choix d’un époux ; je vous ai appelé pour vous la confier… Votre mission est grande et belle, monsieur le constable… Étendez le bras sur cette jeune fille, et sauvez-la.

LE CONSTABLE.

Quel changement ! et qui êtes-vous, monsieur, qui réclamez mon ministère avec tant de confiance et d’autorité ?

KEAN.

Peu importe qui réclame la protection de la loi, puisque la loi est égale pour tous… puisque la justice porte un bandeau sur les yeux, et que ses oreilles seules sont ouvertes. En tout cas, si vous voulez savoir qui je suis, je suis l’acteur Kean : vous m’avez dit que vous aimiez les artistes, je vous ai promis de vous en faire connaître un… vous voyez que je tiens ma parole.

LE CONSTABLE.

Comment ne vous ai-je pas reconnu, moi qui vous ai vu jouer cent fois, et qui suis un de vos plus chauds admirateurs ?… Ainsi, mademoiselle, vous réclamez ma protection ?

ANNA.

À genoux.

LE CONSTABLE.

Elle vous est acquise, mademoiselle ; seulement dites-moi de quelle manière…

KEAN.

Anna, entrez avec monsieur le constable dans cette chambre ; vous lui direz… vous lui raconterez tout… Quant à moi, il faut que je reste seul ici… j’attends quelqu’un.

ANNA.

Kean, de la prudence.

KEAN.

Allez, je vous prie… Quant à nous, monsieur le constable, soyez tranquille, cela ne changera rien au programme de notre soirée… et nous n’en souperons que plus joyeusement, je vous le jure.

(Anna et le constable sortent.)



Scène XIII.

 
KEAN, seul.

Oh ! quelle étrange chose ! Pauvre Anna ! quelle persécution ! quelle trame ! quel complot ! et tout cela contre une enfant frêle à être brisée par un souffle, et encore pâle de cette mort dont elle est à peine sauvée ! Et quand je pense qu’il y avait mille chances pour que je ne me trouvasse point ici, et qu’alors un rapt s’y commettait en mon nom ! Ah ! voilà donc pourquoi ce bruit se répandit si rapidement et si étrangement… que j’avais enlevé miss Anna, avant même que je ne l’eusse vue… Je devais servir de manteau à un lord ruiné qui veut refaire sa fortune… oh ! mais, je suis venu, me voilà… On ne peut arriver à miss Anna que par cette porte, et elle est gardée, et bien gardée à cette heure, je le jure… Ah ! voilà quelqu’un, ce me semble… vive Dieu ! c’est lui… J’avais peur qu’il ne vînt pas.

(Demi-nuit au théâtre.)


Scène XIV.

 
KEAN, assis, LORD MEWILL, entrant masqué.
LORD MEWILL.

Elle est venue. — (À Kean.) Pardon, mon ami, mais je voudrais passer.

KEAN.

Pardon, milord, mais vous ne passerez pas.

LORD MEWILL.

Et pourquoi cela, s’il vous plaît ?

KEAN.

Parce que nous ne sommes ni dans un temps de l’année, ni dans une ère du monde où l’on voyage avec des masques…… C’est une mode perdue en Angleterre depuis le règne de Marie la Catholique.

LORD MEWILL.

Il peut se trouver telle circonstance où il y ait nécessité de cacher son visage.

KEAN.

Un honnête homme et un noble projet vont toujours figure découverte, milord… Votre projet, je le connais déjà, et c’est un projet infâme. Quant à votre figure, je la connaîtrai tout à l’heure et je saurai qu’en penser, comme de votre projet, milord ; car, si vous n’ôtez pas votre masque, je jure Dieu que je vous l’arracherai, et cela à l’instant même, entendez-vous ?

LORD MEWILL.

Monsieur !…

KEAN.

Hâtez-vous, hâtez-vous, milord. — (Lord Mewill fait un mouvement pour sortir, Kean lui saisissant le bras droit de la main gauche.) Oh ! vous ne sortirez pas, c’est moi qui vous le dis… vous avez encore une main libre, milord… usez-en pour vous démasquer… et croyez-moi, ne laissez pas approcher la mienne de votre visage.

LORD MEWILL, voulant dégager son bras.

Ah ! c’en est trop, je saurai quel est l’insolent qui m’insulte.

KEAN.

Et moi, quel est le lâche qui veut fuir ! — (Il lui arrache son masque.) Entrez… entrez tous… et avec de la lumière, afin que nous puissions nous reconnaître ici…

(Tous entrent.)
LORD MEWILL.

Kean !…

KEAN.

Lord Mewill ! je ne m’étais donc pas trompé.

LORD MEWILL.

C’est un guet-apens !

KEAN.

Non, milord, car la chose restera entre nous… mais, comme vous m’avez insulté, et gravement insulté en vous servant de mon nom pour commettre une lâcheté… vous me rendrez raison, milord, et tout sera dit.

LORD MEWILL.

Il n’y a qu’une difficulté à cela, monsieur, c’est qu’un lord, un noble, un pair d’Angleterre… ne peut pas se battre avec un bateleur, un saltimbanque… un histrion.

KEAN, reposant à terre une chaise qu’il avait soulevée.

Oui, vous avez raison, il y a trop de distance entre nous. Lord Mewill est un homme honorable, tenant à l’une des premières familles d’Angleterre… de riche et vieille noblesse conquérante… si je ne me trompe. Il est vrai que lord Mewill a mangé la fortune de ses pères en jeux de cartes et de dés, en paris de coqs et en courses de chevaux… il est vrai que son blason est terni de la vapeur de sa vie débauchée, et de ses basses actions… et qu’au lieu de monter encore, il a descendu toujours.

Tandis que le bateleur Kean est né sur le grabat du peuple, a été exposé sur la place publique, et ayant commencé sans nom et sans fortune, s’est fait un nom égal au plus noble nom, et une fortune qui, du jour où il voudra bien, peut rivaliser avec celle du prince royal… Cela n’empêche pas que lord Mewill ne soit un homme honorable, et Kean un bateleur.

Il est vrai que lord Mewill a voulu rétablir sa fortune au détriment de celle d’une jeune fille belle et sans défense… que, sans faire attention qu’elle était d’une classe au-dessous de la sienne, il l’a fatiguée de son amour… poursuivie de ses prétentions, écrasée de son influence.

Tandis que le saltimbanque Kean a offert protection à la fugitive qui est venue la lui demander, qu’il l’a reçue chez lui comme un frère aurait reçu une sœur, et qu’il l’en a laissée sortir pure, ainsi qu’elle y était entrée… quoiqu’elle fût belle… jeune et sans défense… Cela n’empêche pas que Mewill ne soit un lord… et Kean un saltimbanque !…

Il est vrai que lord Mewill, pair d’Angleterre, a son siège à la chambre suprême, fait et défait les lois de notre vieille Angleterre, porte une couronne comtale sur sa voiture, et un manteau de pair sur ses épaules, et n’a qu’à dire son nom pour voir ouvrir devant lui la porte du palais de nos rois… cela fait que parfois lord Mewill, lorsqu’il daigne descendre parmi le peuple, change de nom, soit qu’il rougisse de celui de ses aïeux, soit qu’il ne veuille pas le faire rougir… alors il prend celui d’un bateleur et d’un saltimbanque et signe une lettre de ce faux nom… Ceci est une affaire de bagne et de galères… rien de plus… rien de moins… entendez-vous, milord ?

Tandis que l’histrion Kean marche à visage découvert, lui ! et dit hautement son nom ; car le lustre de son nom ne lui vient pas de ses aïeux, mais y retourne… tandis que l’histrion Kean arrache le masque à tout visage, au théâtre comme à la taverne, et fort de la loi qu’il a reçue l’invoque contre celui qui l’a faite… Lorsque l’histrion Kean offre à lord Mewill de ne rien dire de tout cela, à la condition qu’il lui fera satisfaction d’une insulte, dont la société pourrait lui demander justice… lord Mewill répond qu’il ne peut se battre avec un bateleur, un saltimbanque, un histrion… oh ! sur mon honneur ! c’est bien répondu, car il y a trop de distance entre ces deux hommes.

Milord ! vous n’avez oublié, dans tout ceci, que trois choses : la première, c’est que je pourrais dénoncer votre attentat à la justice, et vous remettre, à cette heure, entre ses mains.

La seconde, c’est qu’il y a de ces insultes qui marquent le front d’un homme comme un fer rouge l’épaule d’un forçat, et que je pourrais vous faire une de ces insultes.

La troisième, c’est que vous êtes enfermé ici en mon pouvoir, en ma puissance… et que je pourrais vous briser entre mes mains… voyez-vous ?… comme je briserais ce verre… — (Riant.) ah ! ah ! ah ! si je n’aimais mieux m’en servir pour porter un toast… Verse, Peter, au bonheur de miss Anna Damby, à son libre choix d’un époux… et puisse cet époux lui donner tout le bonheur qu’elle mérite et que je lui souhaite !

TOUS.

Vive M. Kean !…

KEAN.

Maintenant, vous êtes libre de vous retirer, milord.