Traduction par Auguste-Henri Blanc de La Nautte.
Didier (p. 247-282).
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IX


Notre maison de Nikolski, si longtemps froide et déserte, revécut de nouveau, mais ce qui ne revécut point, ce fut ce qui y avait existé ; maman n’y était plus, et nous étions désormais seuls, l’un vis-à-vis de l’autre. Or, maintenant, non-seulement la solitude n’était plus ce qu’il nous eût fallu, elle était une gêne pour nous. L’hiver s’y écoula d’autant plus mal pour moi que je fus souffrante, et que je ne me rétablis qu’après la naissance de mon second fils.

Mes rapports avec mon mari continuèrent d’être ceux d’une froide amitié, comme dès le temps de notre vie à Pétersbourg ; mais à la campagne, il n’était pas jusqu’au plancher, aux murailles, aux meubles, qui ne me rappelassent ce qu’il avait été pour moi et ce que j’avais perdu. Il y avait entre nous comme une offense non pardonnée ; on eût dit qu’il voulait me punir de quelque chose et qu’il faisait semblant de ne pas s’en apercevoir lui-même. Comment demander pardon sans savoir pour quelle faute ? Il me punissait uniquement de ce que lui-même il ne se donnait plus tout entier à moi, de ce qu’il ne me livrait plus son âme comme naguère ; mais à personne ni en aucune circonstance il ne livrait cette âme, tout comme s’il n’en avait pas eu. Il me passait quelquefois par la tête qu’il ne feignait d’être tel que pour me tourmenter et qu’en lui vivait toujours le même sentiment d’autrefois, et je m’efforçais de le provoquer à le laisser voir ; mais lui, chaque fois, il éludait toute franche explication ; on eût dit qu’il me soupçonnait de dissimulation et qu’il craignait comme un ridicule toute manifestation de sensibilité. Ses regards et son air semblaient dire : « Je sais tout, il n’y a rien à me dire ; tout ce que tu voudrais me confier, je le sais ; je sais que tu dis d’une manière et que tu agis d’une autre. » Au commencement, je m’offensai de cette crainte qu’il témoignait d’être franc avec moi, puis je m’habituai à cette pensée que chez lui ce n’était pas un défaut de franchise, mais bien l’absence d’un besoin de franchise.

À mon tour, ma langue n’aurait plus été capable de lui dire tout à coup que je l’aimais, ou de lui demander de lire les prières avec moi, ou de l’appeler quand je faisais de la musique ; on sentait même entre nous comme la fixation tacite de certaines règles de convenance. Nous vivions chacun de notre côté : lui, avec ses occupations ou je n’éprouvais plus ni besoin, ni désir de prendre ma part ; moi, avec mon désœuvrement, qui ne le blessait et ne l’affligeait plus comme autrefois. Quant aux enfants, ils étaient encore trop petits pour pouvoir servir de lien entre nous.

Cependant le printemps survint. Macha et Sonia arrivèrent pour passer l’été à la campagne ; notre maison de Nikolski fut mise en réparation, et nous allâmes nous établir à Pokrovski. C’était toujours notre vieille demeure avec sa terrasse, sa table à coulisse et son piano dans la salle lumineuse, et mon ancienne chambre avec ses rideaux blancs, et mes rêves de jeune fille qu’on eût dit y avoir été oubliés. Dans cette chambre, il y avait deux lits, un qui avait été le mien et où le soir j’allais bénir le joufflu Kokocha[1] au milieu de ses gambades, et un autre petit lit où on entrevoyait le minois de Vasica[2], sortant de ses maillots. Après les avoir bénis, je restais souvent au milieu de cette chambre si paisible ; et tout à coup, de tous les angles de ses murailles, du fond de ses rideaux s’élevaient des visions oubliées de ma jeunesse. Elles commençaient à chanter d’antiques refrains de chansons enfantines. Et qu’étaient-elles devenues, ces visions ? Qu’étaient-elles devenues, ces gracieuses et douces chansons ? Tout ce que j’avais à peine osé espérer s’était accompli. Mes rêves les plus confus et les plus compliqués étaient devenus des réalités, et c’était cette réalité même qui constituait ma vie si lourde, si difficile, si dépouillée de joie. Et cependant, autour de moi, toutes choses ne sont-elles pas restées ce qu’elles étaient : n’est-ce pas bien ce même jardin, que j’aperçois de la fenêtre, ces mêmes terrasses, ces mêmes sentiers, ces bancs ; là-bas au-dessus du ravin les chants des rossignols semblent toujours sortir des eaux de l’étang, les lilas fleurissent comme jadis, et comme jadis la lune répand ses clartés sur la maison, et pourtant tout est si terriblement changé pour moi, changé au-delà du possible ! Tout comme dans le vieux temps nous causons encore paisiblement, Macha et moi, assises dans le salon, et nous parlons de lui. Mais Macha fronce le sourcil, son teint jaunit, ses yeux ne brillent plus de contentement et d’espérance, ils expriment une tristesse sympathique et presque de la compassion. Nous ne nous extasions plus sur son compte, comme par le passé, nous le jugeons maintenant ; nous n’admirons plus comment et combien nous sommes heureux, et nous ne sentons plus le besoin de raconter au monde entier, comme par le passé aussi, tout ce que nous pensons ; ainsi que des conspiratrices nous chuchotons à l’oreille l’une de l’autre ; pour la centième fois nous nous demandons l’une à l’autre pourquoi tout est si triste et a tant changé ? Lui, il est toujours le même ; seulement le pli qui partage son front est devenu plus creusé, sa tête a les tempes plus grisonnantes ; mais son regard attentif, profond, continuellement détourné de moi, est couvert d’un nuage. Je suis aussi toujours la même, mais il n’y a plus en moi ni amour, ni désir d’aimer. En moi plus de besoin de travail, plus de satisfaction de moi-même. Et combien m’apparaissent aujourd’hui lointains et comme impossibles mes transports religieux d’autrefois, mon ancien amour pour lui, et cette plénitude de vie que je ressentais en même temps. Je ne comprenais plus maintenant ce qui alors m’avait paru si lumineux et vrai : le bonheur de vivre pour autrui. Pourquoi pour autrui ? quand je ne voulais pas vivre pour moi-même…

J’avais complètement abandonné la musique à l’époque où j’étais allée à Pétersbourg ; mais à présent mon vieux piano, mes vieilles partitions m’en avaient de nouveau rendu le goût.

Un jour que j’étais souffrante, je restai seule à la maison ; Macha et Sonia étaient allées avec lui à Nikolski voir la nouvelle construction. La table de thé était couverte, j’étais descendue et, en les attendant, je m’étais assise au piano. J’ouvris la sonate Quasi una fantasia, et je me mis à la jouer. On ne voyait et on n’entendait âme qui vive, les fenêtres étaient ouvertes sur le jardin ; ces accents si connus, d’une solennité triste et pénétrante, retentissaient dans la chambre. Je terminai la première partie, et tout à fait inconsciemment, par suite d’une ancienne habitude, je regardai cet angle où il s’asseyait en m’écoutant. Mais il n’était plus là : une chaise, qui depuis longtemps n’avait pas été déplacée, occupait seule son coin favori ; sur le bord d’une fenêtre, on apercevait une touffe de lilas qui se détachait sur le couchant lumineux, et la fraîcheur du soir pénétrait par les croisées ouvertes. Je m’accoudai sur le piano, je couvris mon visage de mes deux mains, et je me mis à rêver. Je restai longtemps ainsi, me rappelant avec douleur l’ancien temps, irréparablement enfui, et scrutant timidement le temps nouveau. Mais dorénavant il me semblait que rien n’était plus, que je ne désirais ni n’espérais plus rien. Est-il possible que j’aie survécu à tout cela ! pensai-je en soulevant ma tête avec horreur, et afin d’oublier et de ne plus penser, je me remis à jouer, et toujours le même andante. Mon Dieu ! disais-je, pardonne-moi si je suis coupable, ou rends-moi tout ce qui dans mon âme la rendait belle, ou apprends moi ce que je dois faire ! Comment je dois vivre ?

Un bruit de roues se fit entendre sur le gazon et devant le perron ; puis sur la terrasse j’entendis des pas discrets et qui m’étaient familiers, puis ce bruit s’arrêta. Mais ce n’était plus le sentiment d’autrefois que réveillait en moi le son de ces pas familiers. Quand j’eus fini le morceau, derrière moi les pas reprirent leur marche et une main se posa sur mon épaule.

— Quelle heureuse idée tu as eue de jouer cette sonate ! dit-il.

Je ne répondis pas.

— Tu ne prends pas le thé ?

Je secouai négativement la tête, sans me retourner vers lui, pour ne pas lui laisser voir les traces de l’agitation qui régnait encore sur mes traits.

— Elles vont arriver tout à l’heure ; le cheval a fait quelques folies, et elles reviennent à pied par la grande route, reprit-il.

— Nous les attendrons, dis-je, et je passai sur la terrasse, espérant qu’il viendrait m’y rejoindre ; mais il s’informa des enfants et alla les voir. De nouveau, sa présence, le son de sa voix, si bonne, si simple, me dissuada de croire que tout fût perdu pour moi. Que désirer de plus ? pensais-je : il est bon et doux, il est excellent mari, excellent père, et je ne sais moi-même pas ce qui me manque.

J’allai sur le balcon et je m’assis sous la tente de la terrasse, sur ce même banc où j’étais assise le jour de notre explication décisive. Le soleil était près de son coucher, il commençait à faire sombre ; un nuage de printemps estompait le ciel pur où s’allumait déjà le feu d’une petite étoile. Le vent était tombé et pas une feuille, pas une herbe ne frissonnait ; l’odeur des lilas et des merisiers, si puissante que l’on eût dit que l’air tout entier fleurissait lui-même, se répandait par bouffées sur le jardin et sur la terrasse, tantôt en s’affaiblissant et tantôt en se renforçant, et donnait l’envie de fermer les yeux, de ne plus rien voir ni rien écouter, et de se borner pour toute sensation à respirer ce doux parfum. Les dahlias et les touffes de rosiers encore sans feuilles, alignés immobiles dans la terre noire et fraîchement bêchée de leurs corbeilles, semblaient élever avec lenteur leurs têtes sur leurs tuteurs blanchis. De leur côté, les rossignols s’envoyaient au loin des cadences intermittentes, et on les entendait voltiger avec inquiétude de place en place.

Ce fut en vain que je cherchai à me calmer ; il semblait que j’attendais et que je désirais quelque chose.

Il revint d’en haut et s’assit près de moi.

— Je crois qu’il va pleuvoir, dit-il ; les nôtres seront mouillées.

— Oui, repartis-je, et tous deux nous gardâmes longtemps le silence.

Cependant le nuage, en l’absence de tout vent, n’avait cessé de s’abaisser à vue d’œil sur nos têtes ; la nature se faisait de plus en plus calme, plus parfumée, plus immobile : tout à coup une goutte tombe et rebondit, pour ainsi dire, sur la toile de la terrasse, et une autre vient s’émietter sur le blocage du sentier ; enfin, avec un bruit de grêle qui s’abat lourdement, commença à éclater une pluie à larges gouttes, rafraîchissante et prenant de la force de moment en moment. Aussitôt rossignols et grenouilles se turent de concert, on n’entendit plus que le bruissement des eaux, bien qu’il fût comme étouffé sous le tapage de la pluie : cependant on le distinguait encore dans l’air, et il y avait aussi je ne sais quel oiseau, sans doute caché sous un rameau de feuilles sèches, qui, non loin de la terrasse, gazouillait sur un rythme toujours égal ses deux notes monotones. Serge se leva et parut vouloir s’en aller.

— Où vas-tu ? lui demandai-je en le retenant. Il fait si bon ici.

— Il faut que j’envoie un parapluie et des galoches.

— Ce n’est pas nécessaire, cela va passer tout de suite.

Il en tomba d’accord et nous restâmes ensemble auprès de la balustrade du balcon ; j’appuyai la main sur la traverse humide et glissante et j’avançai la tête dehors. Une pluie fraîche m’aspergea les cheveux et le cou par jets saccadés. Le nuage, lumineux déjà et devenant à chaque instant plus clair, se fondit en eau sur nous ; au bruit régulier de la pluie succéda bientôt celui des gouttes tombant de plus en plus rares du ciel et des feuillages. De nouveau les grenouilles reprirent leurs coassements, de nouveau les rossignols secouèrent leurs ailes et recommencèrent à se répondre de derrière les touffes humides, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Tout redevint serein sous nos yeux.

— Qu’il fait donc bon vivre ! dit-il en se penchant sur la balustre et en passant sa main sur mes cheveux mouillés.

Cette simple caresse agit sur moi comme un reproche, et j’eus envie de pleurer.

— Qu’est-ce qu’il faut de plus à un homme ? continua-t-il. Je suis en ce moment si content, qu’il ne me manque rien, et que je suis complétement heureux.

— Tu ne me parlais pas ainsi quand cela eût fait mon bonheur, pensai-je. Quelque grand que fût le tien, tu disais alors que tu en voulais plus et plus encore. Et maintenant tu es calme et content, quand mon âme est remplie d’un repentir en quelque sorte inénarrable et de larmes inassouvies !

— À moi aussi la vie est bonne, dis-je, mais je suis triste précisément de ce que la vie soit si bonne pour moi. Je me sens si décousue, si incomplète ; j’ai toujours envie de quelque autre chose, et pourtant ici tout est tellement bon, tellement tranquille ! Est-il donc possible que pour toi, il ne se mêle aucun chagrin aux jouissances que la nature t’a accordées, comme si, par exemple, tu regrettais quelque chose du passé ?

Il retira sa main qui reposait sur ma tête et garda un moment le silence.

— Oui, jadis cela m’est arrivé à moi aussi, surtout au printemps, me dit-il, comme recueillant ses souvenirs. Oui, moi aussi j’ai passé des nuits entières à former des désirs et des espérances, et quelles belles nuits que celles-là ! Mais alors tout était devant moi, et à présent tout est derrière ; à présent je suis content de ce qui est, et cela est la perfection pour moi, conclut-il avec une assurance si dégagée que, tout douloureux à entendre que ce fût pour moi, je demeurai convaincue qu’il me disait vrai.

— Ainsi tu ne désires plus rien ? demandai-je.

— Rien d’impossible, répondit-il, en devinant mon sentiment. Et toi, vois comme tu as mouillé ta tête, ajouta-t-il en me caressant comme un enfant et passant de nouveau sa main sur mes cheveux ; tu es jalouse des feuillages, de l’herbe que la pluie a mouillée ; tu voudrais être et l’herbe et les feuilles et la pluie ; mais moi je me réjouis seulement en les voyant, comme en voyant tout ce qui est bon, jeune, heureux.

— Et tu ne regrettes rien du passé ? continuai-je à demander, sentant un poids de plus en plus lourd oppresser mon cœur.

Il rêva un moment et de nouveau garda le silence. Je voyais qu’il voulait répondre en toute franchise.

— Non ! répondit-il enfin brièvement.

— Ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai ! m’écriai-je, en me tournant vers lui et attachant mes yeux sur les siens. Tu ne regrettes pas le passé ?

— Non ! répondit-il encore une fois, je le bénis, mais je ne le regrette pas.

— Et ne souhaiterais-tu pas d’y revenir ?

Il se détourna et se mit à regarder dans le jardin.

— Je ne le souhaite pas plus que je ne souhaiterais qu’il me poussât des ailes. Cela ne se peut.

— Et tu ne voudrais pas reconstituer ce passé ? Et tu ne fais de reproches ni à toi ni à moi ? — Jamais ! tout a été pour le mieux.

— Écoute ! dis-je en saisissant sa main pour le forcer à se retourner vers moi. Écoute, pourquoi ne m’avoir jamais dit ce que tu voulais de moi, afin que je pusse vivre exactement comme tu le voulais ? Pourquoi m’avoir donné une liberté dont je ne savais pas faire bon usage, pourquoi avoir cessé de m’instruire ? Si tu l’avais voulu, si tu avais voulu me diriger autrement, rien, rien ne fût arrivé, poursuivis-je d’une voix qui, de plus en plus énergiquement, exprimait un froid dépit et un reproche, et non plus l’amour d’autrefois.

— Qu’est-ce qui ne serait pas arrivé ? dit-il avec surprise, en se tournant vers moi. Il n’y a rien eu de pareil. Tout est bien, très-bien, répéta-t-il en souriant.

Serait-il possible qu’il ne me comprît pas, ou, ce qui serait pis encore, qu’il ne voulût pas me comprendre ? pensai-je ; et des larmes jaillirent de mes yeux.

— Il serait arrivé ceci, que, ne m’étant pas rendue coupable envers toi, je n’en aurais pas été punie par ton indifférence, ton mépris même, répliquai-je tout à coup. Ce qui ne serait pas arrivé, c’eût été de me voir, sans aucune faute de ma part, enlever soudainement par toi tout ce qui m’était cher.

— Que dis-tu là, mon amie ! s’écria-t-il, comme s’il n’eût pas compris ce que je disais.

— Non, laisse-moi achever. Tu m’as enlevé ta confiance, ton amour, jusqu’à ton estime, et cela parce que j’ai cessé de croire que tu m’aimais encore après ce qui s’était passé. Non, il me faut dire une bonne fois tout ce qui depuis si longtemps me torture, repris-je en l’interrompant encore. Étais-je coupable de ce que je ne connaissais pas la vie et de ce que tu me laissais la découvrir toute seule ?… Et suis-je coupable, à présent que j’ai fini par comprendre moi-même ce qu’il faut dans cette vie, à présent que depuis bientôt un an je lutte pour revenir à toi, si tu ne cesses pas de me repousser, faisant semblant de ne pas comprendre ce que je veux ? et si les choses s’arrangent de telle sorte qu’il n’y ait jamais rien à te reprocher, et que je reste coupable et malheureuse ! Oui, tu voudrais me rejeter encore dans cette vie qui doit faire mon malheur et le tien !

— En quoi vois-tu que je fasse cela ? demanda-t-il avec une surprise et un effroi sincères.

— Ne me disais-tu pas, encore hier, oui, tu me le dis continuellement, que je ne m’accommode pas ici, qu’il nous faut de nouveau aller passer l’hiver à Pétersbourg, que j’ai maintenant en horreur ? Au lieu de me soutenir, continuai-je, tu as évité toute franchise avec moi, toute parole sincère et douce. Et ensuite, quand je tomberai, tu me reprocheras cette chute et tu la prendras gaîment.

— Arrête, arrête, dit-il sévèrement et froidement ; ce n’est pas bien, ce que tu dis là. Cela montre seulement que tu es mal disposée envers moi, que tu ne…

— Que je ne t’aime pas ! dis-le, dis-le donc ! achevai-je, et des larmes mouillèrent mes yeux. Je m’assis sur le banc et je me couvris la figure avec mon mouchoir.

Voilà comme il me comprend ! pensai-je, en essayant de contenir les sanglots qui m’oppressaient. C’en est fait, c’en est fait de notre ancien amour, dit une voix dans mon cœur. Il ne s’approcha pas de moi, ne me consola point. Il était blessé de ce que j’avais dit. Sa voix était tranquille et sèche.

— Je ne sais pas ce que tu as à me reprocher, commença-t-il, si c’est que je ne t’aime plus comme autrefois.

— Comme autrefois tu m’as aimée !… murmurai-je sous mon mouchoir, et des larmes amères l’inondèrent plus abondantes.

— En cela, le temps et nous-mêmes, nous sommes également coupables. À chaque temps convient une phase de l’amour…

Il se tut.

Et te dirai-je toute la vérité, puisque tu veux de la franchise ? De même que, pendant cette année où j’ai fait ta connaissance, j’avais passé des nuits sans sommeil à penser à toi, et j’avais édifié mon propre amour, et que cet amour grandissait dans mon cœur, ainsi précisément, à Pétersbourg et à l’étranger, je dormis d’affreuses nuits, m’étudiant à briser, à détruire cet amour qui me torturait. Je ne sus pas le briser, mais je brisai du moins ce qui en lui m’avait torturé ; je me calmai, et tout de même je continuai à t’aimer, seulement d’un autre amour.

— Et tu appelles cela amour, quand ce n’était qu’un supplice, répliquai-je. Pourquoi m’as-tu permis de vivre dans le monde, s’il te paraissait si pernicieux qu’à cause de lui tu aies cessé de m’aimer ?

— Ce n’est pas le monde, mon amie, qui a été le coupable.

— Pourquoi n’as-tu pas fait usage de ton pouvoir ? Pourquoi ne m’as-tu pas garrottée, pourquoi ne m’as-tu pas tuée ? Cela eût été meilleur aujourd’hui pour moi que d’avoir perdu tout ce qui faisait mon bonheur, cela m’eût été meilleur, et il y aurait eu la honte de moins.

Et de nouveau je me mis à sangloter en couvrant mon visage.

Au même moment Macha et Sonia, joyeuses et toutes mouillées, avec un bruit éclatant de voix et de rires, entrèrent sur la terrasse ; mais en nous apercevant elles se turent et la quittèrent aussitôt.

Nous restâmes longtemps en silence ; quand elles furent parties, j’épuisai toutes mes larmes et je me sentis soulagée. Je le regardai. Il était assis, la tête appuyée sur sa main, et il paraissait vouloir me dire quelque chose en réponse à mon regard, mais il se borna à soupirer péniblement et s’accorda de nouveau.

Je m’approchai de lui et j’écartai sa main. Son regard alors se tourna pensivement vers moi.

— Oui, dit-il, comme poursuivant sa pensée. Pour nous tous, et en particulier pour vous autres femmes, il faut de toute nécessité avoir porté à ses propres lèvres la coupe des frivolités de la vie avant d’arriver à goûter la vie elle-même ; là-dessus on ne croit jamais l’expérience des autres. Tu n’avais pas encore, en ce temps-là, poussé bien loin la science des séduisantes et gracieuses frivolités. Je te laissai donc t’y plonger un moment et je n’avais pas le droit de te l’interdire, par cela seul que pour moi l’heure en était depuis longtemps passée.

— Pourquoi m’as-tu laissé vivre au sein de ces frivolités, si tu m’aimais ?

— Parce que tu n’aurais pas voulu, bien plus, tu n’aurais pas pu m’en croire ; il fallait que tu apprisses toi-même, et tu as appris.

— Tu raisonnais beaucoup, dis-je. C’est que tu m’aimais peu.

Nous retombâmes dans le silence.

— C’est dur, ce que tu viens de me dire la, mais c’est la vérité, reprit-il, en se levant tout à coup et en commençant à marcher à travers la terrasse ; oui, c’est la vérité. J’ai été coupable, ajouta-t-il en s’arrêtant vis-à-vis de moi… Ou bien je ne devais pas du tout me permettre de t’aimer, ou t’aimer plus amplement, oui.

— Serge, oublions tout, dis-je timidement.

— Non, ce qui est passé ne revient pas, jamais on ne retourne en arrière…, et sa voix s’amollit en disant cela.

— Tout est déjà revenu, lui dis-je à mon tour en posant la main sur son épaule.

Il détourna ma main et la serra.

— Non, je n’ai pas dit la vérité, quand j’ai prétendu ne pas regretter le passé ; non, je regrette ton amour passé ; je le pleure, cet amour, qui maintenant ne peut plus subsister davantage. Qui là-dedans est le coupable ? Je ne sais. L’amour peut être resté, mais il n’est plus le même ; sa place est toujours là, mais tout endolorie ; il est sans force et sans saveur, le souvenir et la reconnaissance ne sont pas évanouis, mais…

— Ne parle pas ainsi, interrompis-je. Qu’il renaisse tout entier, tel qu’il était jadis… Cela peut-il être ? demandai-je, en le regardant en face. Ses yeux étaient sereins, calmes, et en s’arrêtant sur les miens, ils avaient perdu leur expression profonde.

Au même moment où je parlais, je sentais déjà que ce que je souhaitais, que l’objet de ma question n’était plus impossible à réaliser. Il souriait d’un sourire paisible, doux, d’un sourire de vieillard, me semblait-il.

— Que tu es jeune encore et que je suis déjà vieux ! dit-il. Il n’y a plus chez moi ce que tu peux vouloir chercher. Pourquoi se faire illusion à soi-même ? ajouta-t-il en continuant toujours à sourire.

Je me tenais en silence auprès de lui, et je sentais de plus en plus le calme rentrer dans mon âme.

— N’essayons pas de répéter la vie, poursuivit-il, n’essayons pas de nous mentir à nous-mêmes. Mais c’est quelque chose déjà de n’avoir plus, si Dieu le permet, ni inquiétude, ni trouble. Nous n’avons rien à chercher. Nous avons déjà trouvé, il nous est déjà tombé en partage assez de bonheur. Ce qu’il nous faut maintenant nous efforcer de faire, c’est de frayer la route, voilà à qui…, dit-il en montrant la nourrice qui, Vania sur ses bras, s’était approchée de nous et se tenait près de la porte de la terrasse. Voilà ce qu’il faut, chère amie, le conclut-il en s’inclinant sur ma tête et la baisant.

Et ce n’était plus un amoureux, mais un vieil ami qui m’embrassait.

Du fond du jardin s’élevait, toujours plus puissante et plus douce, l’odorante fraîcheur de la nuit, plus solennels se répandaient dans l’air les sous lointains, auxquels succédait une profonde tranquillité, et dans le ciel s’allumaient plus fréquentes les lueurs des étoiles. Je le regardai, et tout à coup j’éprouvai au fond de l’âme un allégement infini ; c’était comme si on m’eût enlevé un nerf moral qui était en désordre et qui me faisait souffrir. Je compris aussitôt clairement et avec calme que le sentiment qui m’avait dominé pendant cette phase de mon existence était irrévocablement disparu, comme cette phase elle-même, et que son retour, non-seulement était impossible, mais qu’il m’eût été pénible et odieux. C’en était assez de ce temps ; avait-il donc été si bon, lui, qui m’avait paru renfermer de telles joies ? Et il avait eu déjà une durée si longue, si longue !

— Pourtant, ce serait bien le moment de prendre le thé, dit-il doucement ; et nous passâmes ensemble dans le salon.

Sur la porte, je rencontrai de nouveau la nourrice avec Macha. Je pris l’enfant sur mes bras, je recouvris ses petits pieds nus, je le serrai contre mon cœur et, effleurant à peine ses lèvres, je l’embrassai. Presque endormi qu’il était, il agita ses petits bras, les doigts étendus et tout froncés, et ouvrit des yeux troubles, comme lorsqu’on cherche à retrouver ou à se rappeler quelque chose ; tout à coup ses yeux s’arrêtèrent sur moi, une étincelle d’intelligence y brilla, ses lèvres gonflées et allongées s’ouvrirent en un sourire. Tu es à moi, à moi, à moi ! pensai-je avec une sorte de tension délicieuse qui se propageait dans tous mes membres, et je le serrai sur mon sein, en tâchant, avec quelque difficulté, de ne point lui faire de mal. Puis je recommençai à baiser ses petits pieds froids, sa poitrine, ses bras et sa tête à peine couverte de quelques cheveux. Mon mari s’approcha de moi, recouvrit rapidement la figure de l’enfant, puis la découvrant de nouveau :

— Ivan Serguéitch ! prononça-t-il en le touchant du doigt sous le menton.

Mais, à mon tour, je recouvris Ivan Serguéitch.

Personne excepté moi ne devait le regarder longtemps. Je fixai mon mari, ses yeux riaient en s’arrêtant sur les miens, et pour moi ce fut, depuis un temps bien éloigné, la première fois que j’éprouvai de la douceur et de la joie à les contempler.

C’est ce jour-là que prit fin mon roman avec mon mari ; le vieux sentiment demeura avec ces chers souvenirs vers lesquels il n’y avait plus à revenir, et un sentiment nouveau d’amour pour mes enfants inaugura le commencement d’une autre existence, heureuse d’une autre façon, et que je n’ai pas encore épuisée à l’heure présente, convaincue que la réalité du bonheur est au foyer et dans les joies pures de la famille…


FIN.






  1. Diminutif de Nicolas.
  2. Diminutif d’Yvan.