Karr - Contes et nouvelles/Jobisme

Contes et nouvellesMichel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 193-264).

JOBISME



I
André à Hubert.

« Maudits soient les poètes, avec leur hypocrite amour des champs, de la nature, de la solitude et des fleurs. Je t’avouerai franchement que j’en ai quelquefois été dupe dans ma vie, et que, lorsque j’ai pris la résolution de venir ici passer la belle saison, je m’étais fait à moi-même un tableau tout à fait séduisant des plaisirs champêtres et des doux loisirs de la retraite.

» J’avais trouvé ici une charmante habitation, une petite maison blanche avec des volets verts, et un jardin devant la maison. Des fenêtres, la vue s’étendait au loin sur des jardins et sur des bois. Quand Rose est entrée dans la maison, elle a sauté de joie et m’a embrassé. Elle courait partout avec une joie d’enfant. Pendant une semaine, nous avons visité toutes les promenades, parcouru les belles allées des bois, couvertes de leur dôme de feuilles et tapissées de gazon et de mousse. Nous buvions du lait, nous cherchions sous l’herbe les petites perles parfumées du muguet ; nous nous mettions les mains en sang dans les buissons d’églantiers, pour avoir leur première rose d’un pourpre pâle. Le premier jour de pluie nous a désenchantés. Nous avons regretté les théâtres et le café Anglais. Depuis ce temps, nous avons passé des journées maussades, qui ont mis quelque aigreur entre Rose et moi. Les femmes n’ont qu’un culte ; c’est ce qui leur plaît. Ce qui leur plaît est sacré ; elles lui sacrifient tout avec le plus touchant héroïsme. Rose ne comprend pas qu’il n’y a pas moyen pour moi de vivre à Paris. Je n’ose pas lui dire que, depuis deux ans, c’est pour elle que j’ai dépensé un peu plus de deux cent mille francs, qui composaient tout le reste de ma fortune ; que je n’ai d’espoir que dans l’héritage d’un cousin, héritage dont je n’ai jusqu’ici qu’un procès, et que les quelques créancesdouteuses qui me restent à recouvrer sont toutes nos ressources jusqu’à l’issue de ce malheureux procès. Elle assure qu’elle sera morte d’ennui avant quinze jours, si je ne la tire d’ici. Je ne sais que faire. Je ne connais personne ici, et ne puis lui offrir la moindre distraction.

» Cependant le seul voisin que nous possédions nous a procuré quelques instants de gaieté. Ce voisin est une robe de chambre surmontée d’un bonnet de fourrure. Si nous supposons qu’il y a là dedans un corps et une figure, c’est par induction que nous portons ce jugement, puisque nous n’avons pu découvrir jusqu’ici que le bonnet et la robe chambre.

« Le voisin a un fort beau jardin très-bien entretenu, et les plus beaux chiens de chasse que j’aie jamais vus. De nos fenêtres, nous dominons entièrement son jardin. Il a l’air d’un homme parfaitement insociable ; il n’a pas salué Rose une seule fois, et a semblé ne pas s{apercevoir qu’il a pour voisine la plus belle fille de Paris. Rose s’est piquée et a imaginé de jeter par la fenêtre, dans ses plates-bandes scrupuleusement sarclées, des boisseaux d’avoines et de chènevis, qui germent, poussent et font de son jardin le champ le plus sauvage et le plus inculte. Il y a un mois, elle a laissé tomber plein un carton de graines de pavots. Une poignée de ces graines en contient un peu plus de cinquante mille. Elle m’a appelé ce matin toute joyeuse, en me disant que les pavots commençaient à germer et à couvrir le sol de leur glauque feuillage. Elle a cru devoir y joindre aujourd’hui de la graine d’oignon et de la graine de carotte.

» Depuis quelques mois, tout pousse dans ce malheureux jardin, excepté ce qu’y met le propriétaire, qui ne soupçonne pas la cause d’une semblable fécondité. N’a-t-elle pas exigé, il y a quelques jours, qu’au risque de me faire tirer un coup de fusil par un jardinier, je descendisse la nuit chez le voisin, au moyen d’une échelle, et que j’allasse peindre capricieusement les caisses qui renferment ses grenadiers et ses lauriers-roses ? L’une a été peinte en noir et semée de larmes blanches ; une autre a reçu la caricature du voisin ; une troisième a été couverte de bandes tricolores. Néanmoins, voilà huit jours qu’il est absent, et cet innocent plaisir de le taquiner nous est enlevé.

» Oblige-moi, mon cher Hubert, d’aller chez mon homme d’affaires t’informer s’il y a lieu d’espérer que ce billet de trois mille francs que je lui ai remis soit escompté ces jours-ci. »


II
Le même au même.

« Tu ne m’as pas répondu. Tu ne sais pas ce que c’est que d’attendre une lettre, et une lettre qui doit terminer une foule d’odieux petits tracas. Depuis quatre jours, il s’est établi entre mon domestique et moi une lutte opiniâtre. Il m’a présenté son livre de dépenses du mois ; c’était, dans ma situation, la plus grande hostilité possible. J’ai pris le livre et je n’ai rien dit. On ne saurait avoir trop de reconnaissance pour un domestique qui aurait l’esprit ou plutôt le cœur de vous épargner ces humiliantes tracasseries ; mais ils semblent, au contraire, se faire un perfide plaisir de votre embarras et prendre une revanche. Je ne garderai pas celui-ci. Le lendemain, le livre que j’avais laissé sur la cheminée, sans l’ouvrir, se trouva placé sur mes gants, de telle sorte que je ne pouvais les prendre sans toucher l’odieux petit livre. Je le jetai de mauvaise humeur sur le parquet. Le lendemain matin, je le trouvai sur les pans de mon habit, de telle sorte que, prenant l’habit pour le mettre, je jetai le livre à terre. Je le ramassai et le mêlai à d’autres livres.

» Ce matin, je sortis de bonne heure ; j’étais prêt, et je me félicitais d’échapper pour cette fois à la persécution de mon ennemi et de son mémoire, lorsqu’en mettant mon chapeau je sentis me tomber sur la tête le maudit mémoire qui était dans le chapeau.

» J’irai demain à Paris. Il faut absolument que je revienne avec de l’argent. Ne sors pas que je ne sois arrivé ; nous passerons la journée ensemble, et, après-demain, nous partirons pour la campagne, où tu resteras avec nous aussi longtemps que tu le pourras. »


III
un duel

Les boutiques commençaient à s’ouvrir dans les rues de Paris. On n’entendait encore d’autre bruit que les pas lourds des maçons se rendant à l’ouvrage, le trot pesant des chevaux de laitières dont les charrettes secouaient leurs boîtes de fer-blanc. Un bruit moins saccadé, un trot un peu moins lourd sans être plus vif, un trot de deux chevaux inégaux se fit entendre au détour de la rue de Grammont, et une citadine ne tarda pas à paraître. Elle s’arrêta à une porte à laquelle était déjà une autre voiture à peu près semblable. Deux jeunes gens étaient dans la voiture qui arrivait ; l’un des deux descendit, entra dans la maison, et revint quelques instants après.

— Cocher, à Montmartre !

Il monta dans la citadine, qui se mit en route. Alors il dit à son compagnon :

— Ton affaire est arrangée. Le pistolet à vingt-cinq pas ; on marchera jusqu’à dix. Le rendez-vous est à Montmartre. Ils nous suivent.

La veille, André était arrivé à Paris, selon sa promesse. Il n’avait pas rencontré son homme d’affaires. Le soir, il était allé au spectacle avec Hubert.

Dans les soirées parfumées de l’été, il est difficile de se décider à entrer dans un théâtre fétide, à moins que l’on n’en fasse un contraste destiné à augmenter le plaisir de la fraîcheur que l’on goûtera en sortant. En un mot, l’été, on ne peut raisonnablement aller chercher au théâtre que le plaisir d’en revenir.

Dans la foule, un homme marcha sur le pied d’André et ne répondit à son observation que par des jurons et des invectives. Hubert répondit en riant ; l’inconnu se fâcha et lui donna sa carte.

André donna la sienne en retour.

— Ma foi ! disait-il chemin faisant à Hubert, il est difficile d’avoir un duel plus ridicule. Je ne me sens pas le moins du monde altéré du sang de mon adversaire, et cela nous fait perdre un temps précieux ce matin.

— Je ne sais, disait l’adversaire dans l’autre fiacre, pourquoi cet écervelé tient à se battre pour une pareille vétille, et il me fait manquer une chasse aux cailles que je comptais faire ce matin.

Au haut de la côte, les deux voitures s’arrêtèrent Hubert et l’autre témoin se rejoignirent. André marcha en avant ; son ennemi suivit à une vingtaine de pas.

Après quelques instants de dialogue, ils s’arrêtèrent dans un champ, près de Clignancourt, mesurèrent les pas et chargèrent les armes. Alors les deux ennemis s’approchèrent.

André considéra son adversaire, parut fort surpris, et dit :

— Mais il y a ici un étrange quiproquo ; ce n’est pas avec monsieur que j’ai affaire.

— Mais, reprit l’autre, monsieur n’est pas l’homme avec lequel j’ai échangé ma carte hier au soir.

— C’était, dit André, à la sortie du théâtre du Vaudeville.

— Oui.

— Vous m’avez marché sur le pied !

— C’est-à-dire, c’est vous qui avez marché sur le mien.

— Non pas.

— Mille pardons.

— C’est vous.

— C’est vous.

— N’importe, dit André, nous nous sommes querellés, et nous avons pris rendez-vous.

— C’est précisément cela.

— Alors, il n’y a pas d’erreur ; je vous croyais plus mince.

— Et moi, je vous croyais plus gros.

— Allons, messieurs, dit André, les armes.

— Les armes, dit sir John.

— Attendez, dit André, et il sortit une carte de sa poche.

Sir John Knitt, esq.

— C’est bien moi.

— Alors en place !

— En place.

On compta encore les pas, et les adversaires se trouvèrent en face l’un de l’autre. André boutonna son habit pour couvrir un gilet qui aurait pu le trahir, et dit :

— À vous, sir John

— Je ne tire jamais le premier, reprit sir John. À vous donc, monsieur Brasseur.

— Comment, s’écria Hubert, M. Brasseur ?

M. Brasseur ? dit André.

M. Brasseur, répéta sir John Knitt.

Et, cherchant dans la poche de son gilet, il en tira une carte et lut :

M. Paul Brasseur

— Ce n’est pas moi, dit André.

— Ce n’est pas lui, dit Hubert.

— En effet, dit sir John, mon homme était plus gros.

— Et le mien l’était moins, dit André.

— Il avait les cheveux blonds et des moustaches, et nous n’en avons ni l’un ni l’autre.

— C’est comme le mien.

À force d’explications, on finit par comprendre qu’après une querelle et un échange de cartes avec sir John, M. Paul Brasseur avait eu une querelle et un pareil échange avec André, auquel, au lieu de donner sa propre carte, il avait donné celle de sir John qu’il venait de recevoir.

— C’est une erreur, dit Hubert.

— C’est peut-être un trait d’esprit et de bon sens, dit sir John ; il aura pensé que, s’il se trouvait deux hommes assez fous pour prendre au sérieux une semblable querelle, c’était entre eux qu’ils devaient se battre.

— Messieurs, dit sir John en saluant André et Hubert, pardon de vous avoir fait lever si matin. Moi, je suis chasseur, et cela n’a rien de contraire à mes habitudes. Si vous vouliez accepter à déjeuner à V***, vous seriez les bienvenus.

— Merci, dit André ; nous irons à V***, mais ce sera seulement dans quelques heures. J’y ai un pied-à-terre, et mon ami y viendra passer chez moi quelques jours.

— Ce sera donc pour demain, dit sir John.

Et il donna à André une autre carte, sur laquelle il écrivit au crayon son adresse à la campagne.

On se serra la main et on remonta en voiture.

— Chose singulière, dit André, mon ennemi de tout à l’heure n’est autre que mon voisin, que, pour la première fois, je vois hors de sa robe de chambre et de son bonnet de fourrures.

À ce moment, Hubert porta la main à son gousset de montre, puis sembla se rappeler où était sa montre.

— André, quelle heure est-il ?

André fit le même mouvement, et indiqua d’un geste un souvenir semblable.

— N’importe, il y a au moins quatre heures que nous avons ce cocher. As-tu de l’argent ?

— Pas le moins du monde.

— Pourvu que je trouve mon homme d’affaires.

Cocher, un peu plus vite.

Et le cocher donna un coup de fouet sur la sellette du cheval de gauche, et un second coup de fouet sur le trait de l’autre cheval.

L’homme d’affaires était chez lui ; mais l’effet était difficile à placer. Il avait eu beaucoup de peine à obtenir une quasi-promesse pour quelques jours plus tard. Hubert et André, rentrés dans leur voiture, se regardèrent sans parler.

— Où allons-nous ? dit le cocher.

— Où vous m’avez pris, dit André.

Les deux amis firent un paquet de leurs habits, et les allèrent mettre en gage, puis partirent gaiement pour la campagne.

Nous aurions dû intituler ce chapitre : « Récit exact et circonstancié du grand et mémorable combat qui n’eut pas lieu entre André et sir John Knitt, esq. »


IV
les crimes de black

Sir John, en rentrant chez lui, fut reçu par son jardinier, qui lui dit :

— Ah ! monsieur, Black a encore fait des siennes.

— Ce Black, dit sir John, est donc décidément un animal malfaisant ?

— Monsieur, il a étranglé et dévoré quatre lapins dans la garenne.

— Dans la garenne ? et comment y est-il entré ?

— C’est ce qu’on ne peut comprendre sans le voir et ce qu’on ne croit qu’à peine après l’avoir vu. Il a rongé la porte de chêne et a passé au travers.

— Quatre lapins ! ce Black est réellement terrible, dit sir John ; comment en est-il venu à manger le gibier ? le meilleur pointer de toute l’Écosse !

Black était, en effet, un de ces beaux chiens écossais au poil fauve, rude comme les soies d’un sanglier, et cependant si ras et si uni, qu’on distingue au travers le mouvement des muscles ; c’était un montagnard aux pieds longs et étroits, à l’œil vif et saillant comme un cheval arabe.

Mais, depuis quelque temps, il n’était bruit que de ses forfaits, et le jardinier, ainsi que les autres domestiques, en faisaient chaque jour d’épouvantables récits.

Black mangeait les lapins dans la garenne, les œufs et les poulets dans le poulailler ; il s’introduisait dans l’office, cassait les porcelaines et emportait le beurre et le filet de bœuf froid réservé pour le déjeuner. Black avait récemment dévoré une paire de bottes et des harnais. Les portes les plus fortes ne l’arrêtaient pas ; il mangeait les portes pour se mettre en appétit ; jamais la bête du Gévaudan, jamais le sanglier tué par Méléagre ne firent autant de ravages que le pointer de sir John. Il était tellement venu en usage, dans la maison, de lui mettre tout sur le dos, tant on le jugeait capable de tout, que, si un rosbif était trop cuit, le cuisinier disait :

— C’est la faute de Black, contre lequel j’ai été obligé de défendre la crème ; et, pendant ce temps-là, le rôti a brûlé.

Si les petits pois gelaient, si le vin de Bordeaux était trop froid, si le vin de Champagne ne l’était pas assez, si le thé était trop faible ou trop fort, si les bottes de sir John le gênaient, si le dîner n’était pas prêt à l’heure ordinaire, on trouvait toujours moyen d’en attribuer la cause à ce scélérat de Black.

Black recevait de sévères corrections, mais il paraissait peu sensible aux coups de fouet ; car si, le lendemain d’une exécution, sir John demandait pourquoi on ne lui servait pas de pigeons, le maître d’hôtel répondait :

— Il n’y a plus de pigeons ; Black les a mangés.

— Il faut en remettre dans le pigeonnier.

— Il n’y a plus de pigeonnier ; Black l’a détruit.

Le lendemain matin, les deux amis se présentèrent de bonne heure chez sir John Knitt. Celui-ci était levé et prêt à partir. Les domestiques offrirent à Hubert et à André des fusils et des carnassières. L’équipement du maître de la maison était on ne saurait plus complet. Les Anglais ont des outils pour boutonner les guêtres et des outils pour réparer les outils à boutonner les guêtres. Un Anglais qui va pêcher à la ligne se fait suivre d’un fourgon.

Tout à coup un chien tomba par-dessus un mur ; c’était Black, que l’on avait enfermé, mais qui, au mouvement des gens dans la maison, avait bien compris qu’il était question de la chasse. Il avait sauté à travers un carreau et avait le museau ensanglanté ; une fois dans la première cour, il était séparé de la seconde, où était son maître, par une muraille : il avait grimpé sur une charrette et s’était élancé au hasard. Alors il commença à bondir et à hurler de joie. Il venait flairer la veste de chasse et les guêtres de sir John ; il les reconnaissait ; on allait chasser, plus de doute ; ses yeux lançaient des éclairs ; il allait à la porte, se retournait pour voir si on le suivait, revenait sur ses pas, gémissait

Mais sir John lui dit sérieusement :

— Black, au chenil !

Le pauvre Black leva sur son maître un œil morne et terne, et s’en alla en rampant, la queue basse, vers une porte qu’on lui ouvrit. Là, il se retourna et leva sur son maître un regard plein de reproche et de prière ; puis il entra, et on referma la porte sur lui.

Jusqu’au départ, il resta dans la paille, la tête tristement couchée sur les pattes ; puis, quand il eut entendu fermer la grille, il fit entendre un sourd gémissement qu’il continua jusqu’au retour de son maître.

Il n’est rien de touchant comme la douleur d’un chien ; on est tellement sûr qu’elle est exempte d’affectation, et que ce n’est ni un masque ni une parure ! elle est si franche, si naturelle !

Je ne vous raconterai pas une chasse aux cailles. Si vous êtes chasseur, vous la connaissez ; si vous n’êtes pas chasseur, cela n’aurait pas pour vous le moindre intérêt.

Seulement, à ce propos, je citerai un livre imprimé en 1780.

« Lorsque le temps du passage des cailles, pour retourner en Afrique, est arrivé, c’est-à-dire vers la fin d’août, il se fait, aux environs de Marseille une chasse fort agréable. On a de jeunes mâles, auxquels on a soin de ne donner que peu à manger ; au mois d’avril, on les aveugle en leur passant légèrement sur les yeux un fil de fer rouge ; au mois de mai, on les plume sur le dos, aux ailes et à la queue, etc., etc. »

Sir John et André eurent les honneurs de la chasse. Hubert ne tua rien, mais ne manqua pas de donner une raison suffisante à chaque coup inutile. L’oiseau était trop loin ou trop près. La poudre était humide, le plomb trop gros ou inégal. Il avait eu le soleil dans l’œil. Une racine l’avait fait trébucher.

On trouva à une halte un excellent déjeuner ; puis on se remit en marche. La chaleur était horriblement pesante : on voyait monter de l’horizon au zénith de gros nuages noirs, couverte d’une légère mousse grise. Il semblait que le ciel s’abaissât sur la terre pour l’étouffer. Bientôt quelques larges gouttes s’échappèrent des nuages, puis ils se fondirent en eau. Sir John ne se résignait pas à rentrer et affirmait à ses compagnons que ce n’était qu’un nuage. Mais le nuage semblait une coupole de plomb, et rien ne prouvait qu’il ne continuerait pas de pleuvoir toujours à l’avenir, jusqu’à la fin des siècles.

On se décida au retour, et l’on fit deux lieues sous une cataracte. Arrivé à sa porte, John dit aux deux amis :

— Allez vous changer, et revenez bien vite dîner.


V
comment andré et hubert vinrent à bout
d’une chose impossible

André et Hubert entrèrent chez André sans se parler. Rose les attendait à la fenêtre et les reçut en riant de tout son cœur.

— Voilà, dit-elle, comment devrait finir toute partie de plaisir dont les femmes sont exclues.

— Chère Rose, dit André, vous ne voyez encore que la moindre partie de nos infortunes.

— Eh bien, dit Hubert, que fais-tu là ?

— Et toi ?

— Ce têtu de chasseur nous dit d’aller changer ; tu sais parfaitement que nous ne possédons plus d’autres habits que ceux qui nous couvrent.

— Ou plutôt qui ne nous couvrent pas.

— Plaisante… Et, au lieu de nous poser en Spartiates, de répondre que quelques gouttes d’eau ne nous gênaient pas, tu tournes fièrement du côté de ta maison, et je suis forcé de te suivre. Cela lui est facile à dire, à ce damné de chasseur : « Allez changer. »

Rose fit allumer un grand feu et se retira.

— D’abord, dit André, nous allons changer de linge, puis tordre et faire sécher nos habits.

— Il y en aura pour quatre heures.

— Alors, il y a un autre moyen ; c’est d’écrire à l’Anglais que, nous trouvant subitement indisposés, nous le prions de nous excuser et de dîner sans nous.

Et il se mit à écrire la lettre. Comme il allait la donner à porter, Hubert l’arrêta.

— Nous sommes sauvés.

— Comment ?

— Certes, il est agréable de mettre des habits bien secs et bien lustrés, au lieu de garder des vêtements trempés, traversés, noyés ; mais ce n’est pas seulement dans un intérêt de bien-être que nous avons besoin de changer, c’est aussi dans un intérêt de vanité, pour ne pas paraître n’avoir qu’un habit. Eh bien, si le premier but ne peut être atteint, il faut nous contenter de l’autre. Voici nos habits bien tordus ; je vais mettre les tiens, et tu mettras les miens. La différence de couleur suffira pour nous donner l’apparence convenable, et chacun de nous aura effectivement changé d’habits.

VI

On dîna splendidement. Après le dîner, on but du punch ; il vint un moment où l’on eut tant bu, qu’on sentit plus que jamais le besoin de boire encore. Sir John reconduisit chez eux Hubert et André. Celui-ci fit de nouveau punch, et l’on passa à boire une partie de la nuit. À minuit, Rose se retira pour dormir. Un peu après, une grande et mutuelle tendresse s’empara des buveurs, qui sentirent le besoin de s’ouvrir réciproquement leur âme et de se raconter leurs affaires les plus secrètes. Ces confidences furent interrompues par un grand bruit partant de chez le voisin. C’était un mélange de cris de coqs, de gloussements de poules qui couraient et volaient dans le poulailler.

— Allons, dit sir Knitt, c’est encore Black qui fait des siennes.


VII
Sir John Knitt à madame Rose André.

« Madame,

» Mon pointer Black s’étant encore, la nuit dernière, livré à de nouveaux et coupables excès ; j’ai pensé devoir mettre un terme aux crimes que depuis longtemps il amasse sur sa tête. Il sera donc, ce matin, jugé devant toute ma maison. Veuillez, madame accepter à déjeuner chez moi avec M. André et son ami, et assister au jugement, et, tout le donne malheureusement à croire, à la condamnation et à l’exécution de Black.

» J’ai l’honneur d’être, madame,

« John Knitt, esq. »


VIII
la vertu trouve tôt ou tard sa
récompense

Après le déjeuner, on fit paraître Black.

Le pauvre chien vint lécher son maître. Sir John était ému.

— Black, lui dit-il, je t’ai vu naître, je t’ai choisi entre cinq, et tes quatre frères ont été noyés ; je t’ai élevé, je t’ai instruit ; je t’ai fait chasser autant qu’un honnête chien peut le désirer ; je ne t’ai pas fait courir en vain ; à chaque arrêt que tu as fait, tu as vu tomber ta victime ; ton chenil a toujours été bien sec et bien soigné ; chaque jour, j’ai veillé moi-même à ce qu’on remplaçât la paille du jour précédent. Et c’est toi, Black, c’est toi qui es devenu un mauvais tueur de poules, un pilleur de basse-cour ; c’est toi qui ne chasses plus que les côtelettes et les filets de bœuf ! Je ne garderai pas un semblable chien ; tu as mis le comble hier à ta rapacité. William, dit-il au jardinier, emmenez-le au bout du jardin, et qu’il soit pendu.

— Est-ce sérieusement, dit Rose, que vous parlez ainsi ?

— Oui, madame.

William voulut emmener le chien ; mais il se débarrassa et vint se jeter dans les jambes de son maître, montrant autant de terreur de quitter sir John qu’il en eût montré pour mourir, s’il eût pu comprendre son sort.

Sir John regarda son pointer, si beau, si noble, si vigoureux, si ardent à la fois et si sage, si grand chasseur, si soumis, si caressant : s’ils eussent été seuls ensemble, sir John eût embrassé son chien ; mais la vanité qui fait les Brutus le soutint ; il renouvela l’ordre, et William reprit Black.

— Mais enfin, dit Rose, quel est donc cet horrible crime commis la nuit dernière, et qui a décidé la condamnation du pauvre Black ?

— Madame, dit William, il s’est introduit dans le poulailler, et il a tué et dévoré quatre poulets.

Rose regarda William et lui ôta Black des mains.

— Pauvre Black, lui dit-elle, tu ne mourras pas : tu es sous ma protection et sous celle de la justice. Sir John, dit-elle, Black est innocent ; la nuit dernière, quand vous étiez à boire chez moi, j’ai entendu un grand bruit dans votre poulailler ; je n’étais pas couchée, je me suis mise à la fenêtre, et j’ai vu vos gens tordant le cou à vos poulets et en faisant une fricassée générale. Black n’y était pas et est le seul innocent du crime dont on l’accuse et qu’ont commis ses accusateurs. J’en ai parlé ce matin à une femme qui me sert, et elle m’a dit tout ce qui se passe chez vous : vos domestiques mangent vos poulets et vos pigeons et mettent leur mort sur le compte de Black, qui ne consentirait pas même à en manger les os. Black est un chien fidèle et un bon chasseur.

— Madame, madame, dit sir John fort ému, êtes vous sûre de ce que vous dites ?

— Demandez-le à William, qui n’ose regarder ni vous, ni moi, ni son intéressante victime.

— Ah ! drôle ! c’est toi qui seras pendu ! s’écria le maître de William.

William ne fut pas pendu. Mais il arriva qu’un matin, à peu de temps de là, sir John, forcé de faire un long voyage, vendit ses chevaux et donna ses chiens, excepté Black.

— Monsieur, dit-il à André, votre femme, ou votre maîtresse, peu importe, a sauvé la vie de Black. Je ne peux ni le vendre ni le donner, à moins que ce ne soit à un ami et à un honnête homme, sur la parole duquel il me soit permis de compter. Je vous donne Black à deux conditions, que vous allez me jurer de remplir : d’abord, vous ne laisserez Black, sous aucun prétexte, propager sa race ; si par hasard le cas arrivait, vous feriez pendre ou noyer les chiens qui en proviendraient. Black est le dernier rejeton d’une belle race écossaise. J’ai encore dans mes terres deux de ses frères, condamnés comme lui à un célibat rigoureux. Je ne veux pas que cette race coure les rues. En second lieu, vous ne lui apprendrez pas à rapporter.

— Oh ! oh ! fit André.

— Vous ne lui apprendrez pas à rapporter ! répéta John Knitt.

— Mais, mon cher, dit André, faut-il donc que je rapporte moi-même, ou que je poursuive à travers les luzernes une perdrix démontée ou un lièvre blessé ?

— Monsieur, dit sir John en reculant d’un pas, croyez-vous qu’un chien comme Black soit fait pour être votre domestique ? Venez avec moi, et vous le verrez chasser, ajouta l’écuyer.

Il prit son fusil, et, suivi de Black et d’un épagneul, il sortit dans la plaine ; ils se promenèrent une demi-heure. Soudain, Black tomba en arrêt, immobile : sir John tira sa tabatière.

— Votre chien est en arrêt, dit André.

Sir John ne répondit pas ; il ouvrit la boîte doublée d’or, saisit lentement une prise, la savoura, referma la boîte et la remit dans sa poche. Puis il avança ; une perdrix isolée se leva et fut immédiatement pelotée. Black la regarda tomber et revint auprès de son maître, qui rechargeait son fusil.

Alors l’épagneul, qui n’avait pas quêté et ne s’était pas permis de prendre jusque-là la moindre part à la chasse, sortit de derrière sir John, alla chercher l’oiseau et le rapporta, puis se remit à son poste.

— C’est un perdreau, dit Hubert, qui arrivait.

— Mon cher Hubert, dit André, je regrette de vous voir arriver pour dire une sottise.

À la Saint-Rémy,
Tous les perdreaux sont perdrix.

IX

La citation de ce dicton de chasseur démontre assez clairement que l’on était arrivé au mois d’octobre, et qu’il ne restait aucun prétexte à donner à Rose pour habiter plus longtemps la campagne. D’ailleurs, André avait touché ses mille écus, partie en argent, partie en valeurs à courte échéance. On vivait à Paris comme beaucoup de gens y vivent, c’est-à-dire avec un présent si laborieux, si difficile, qu’on n’a pas le temps de s’occuper de l’avenir.

Néanmoins, ce qui rendait la position d’André de plus en pu$us difficile, c’étaient des dettes dont le nombre et l’importance n’avaient fait que s’accroître depuis plusieurs années.

À chaque instant, il faisait les rencontres les plus désagréables : un bottier le saluait d’une certaine façon ; un tailleur l’abordait avec son foulard sous le bras, pour lui rappeler une vieille note.

André, il est vrai, mettait le plus grand soin à éviter les rues où demeuraient ses créanciers ; mais quelquefois il était trahi par le hasard. Il y avait un très-grand nombre de rues par lesquelles il ne pouvait plus passer ; quelquefois il lui fallait faire des détours incroyables pour aller d’un point à un autre. Quelqu’un qui l’aurait vu sortir de la rue Saint-Lazare, où il demeurait, remonter la rue Neuve-Saint-Georges et sortir par la barrière Pigale, ne se serait guère douté qu’il allait rue du Mont-Blanc, chez Hubert. Cependant il y arrivait en redescendant par la barrière de Clichy, en évitant la rue de Clichy, prenant la place de l’Europe, la rue de Londres, la rue du Rocher, traversant la rue Saint-Lazare sur un autre point, suivant la rue de l’Arcade et la rue Saint-Nicolas-d’Antin.

Il y avait, pour André, une lieue et demie de la rue Laffitte à la rue de Grammont. Ce point du boulevard et les rues adjacentes lui étaient devenus impraticables ; les boulevards surtout présentaient, sur presque toute leur ligne, de très-grandes difficultés. Paris était pour qlui un immense désert, malheureusement trop peuplé.

Un jour, Hubert lui dit :

— Tu étais premier clerc, lors de la mort du ton père ; pourquoi n’achètes-tu pas une étude d’avoué ? M. Lenoir est un ancien ami de la famille ; il ne peut tarder à se retirer des affaires ; va le voir.

André fit une visite à M. Lenoir, qui le reçut à merveille et vint au-devant de ce qu’André avait à lui dire.


X
M. Lenoir à André.

« M. et madame Lenoir prient M. André de leur faire l’honneur de passer la soirée chez eux vendredi prochain. On fera de la musique.

» On se réunira à huit heures. »

André, qui était allé deux fois déjà chez M. Lenoir, ne reconnut pas l’appartement, tant il avait subi de métamorphoses pour la solennité du jour. L’étude et la salle à manger étaient devenus des salons. On avait enlevé les tables, les cartons et les buffets, que l’on avait entassés sur le carré et sur l’escalier qui montait à l’étage supérieur ; on n’avait pu enlever tout à fait la trace des pains à cacheter qui, le matin encore, tenaient à la muraille une affiche ainsi conçue :

SUR LICITATION
entre majeurs et mineurs.
En l’étude et par le ministère de maître Lenoir, etc.

Quelques têtes de clercs chevelus avaient également laissé une empreinte sur le mur ; il était resté, dans l’un de ces deux salons, une odeur de papier moisi, et, dans l’autre, un parfum de nourriture ; les tables de jeu étaient dans le cabinet de l’avoué ; le salon était fort beau et parfaitement éclairé ; la chambre à coucher de madame servait de petit salon, et il n’y avait rien à dire contre, si ce n’est une chose qui ne serait ni comprise ni appréciée, à cause de l’usage général où sont les femmes de Paris de laisser pénétrer tout le monde dans leur chambre à coucher.

Il y avait dans ces diverses pièces à peu près trois fois autant de monde qu’elles en pouvaient contenir, et c’était un démenti formel à cet aphorisme : le contenant est plus grand que le contenu.

Tous les hommes étaient habillés de noir et avaient des cravates blanches, toilette qui est restée en toute propriété aux gens du Palais.

Le grand salon était plein de femmes assises dont quelques-unes étaient élégantes ; il y avait néanmoins dans l’ensemble quelque chose d’un peu provincial et maniéré.

Là, du reste, comme dans toute réunion, on achetait la vue de chaque jolie femme par l’apparition nécessaire de trois vieilles, mère, cousine ou tante, qui l’entouraient comme l’enveloppe hérissée d’une châtaigne savoureuse.

La maîtresse de la maison avait une belle voix, et néanmoins laissait chanter ses invitées, et aimait qu’elles chantassent bien. M. Lenoir était un homme de bonne mine, avec des airs si jeunes encore, qu’on était tenté parfois de prendre ses cheveux gris pour de la poudre : c’était un homme d’esprit, qui n’en avait que très-peu, perdu au milieu des gens de robe, lesquels avaient eu le rare désintéressement de ne lui pas prendre ce qu’il perdait.

Quelques hommes s’étaient glissés derrière les femmes où ils se tenaient debout appuyés contre le mur, sans espoir de changer de position de toute la soirée ; toutes les portes et les issues étaient gardées et obstruées. Dans les autres salons, on parlait d’affaires, de dossiers, de chicanes, de plaidoiries ; il y avait presque uniquement des notaires, des avoués, des huissiers, des avocats, des agréés ; on reconnaissait quelques premiers clercs à leur élégance particulière : un gilet en soie ponceau, laissant apercevoir une chemise de grosse toile, fermée par une épingle en strass, dont le pseudo-diamant n’était guère moins gros que le régent ; une cravate de satin blanc, des gants verts et des bas de coton. Cet excès de parure, ce luxe asiatique ne sont point blâmés ; on sait qu’il faut que tout premier clerc fasse un beau mariage pour payer la charge qu’il médite d’acheter, et l’on admet facilement qu’il ne néglige rien pour charmer les yeux.

André traversa l’étude et la salle à manger et s’arrêta dans le cabinet du patron ; il y avait un fauteuil libre, il s’y plaça et prêta l’oreille à ce qu’on chantait dans le salon ; cependant ses yeux ne restaient pas oisifs, et il lui semblait, par une bizarre hallucination, qu’un grand nombre des figures qui l’entouraient ne lui étaient pas inconnues, sans qu’il lui fût possible d’adapter à aucune un nom humain, d’y rattacher un souvenir.

Un monsieur finit par se lever et venir à lui.

— Monsieur ne me remet pas ?

— Non, monsieur.

— Je m’appelle…

— Ce nom m’est inconnu.

— Je demeure rue Quincampoix.

— Je ne saurais dire en quel lieu du monde se trouve la rue Quincampoix.

— C’est moi qui suis chargé de l’affaire Grangé.

— Ah ! monsieur, je vous reconnais très-bien ; c’est vous qui m’avez fait cent quatre-vingts francs de frais pour un petit billet de cinquante-cinq francs ; je suis heureux de voir votre figure.

— Je vous ai écrit ce matin.

— Un papier timbré ?

— Non ; je vous avertis qu’il ne me reste plus qu’à faire afficher la vente de vos meubles, si, sous trois jours, vous n’avez pas fini ce petit compte Grangé.

— Monsieur, dit André, que pensez-vous de la musique de la Juive ?

Il lui tourna le dos, traversa la pièce, et se dirigea vers le salon. La musique était finie, après avoir duré trop longtemps, comme toute musique de salon. On allait danser et jouer. Quelques vieillards et quelques premiers clercs invitèrent les danseuses. Presque tous les autres hommes s’établirent aux tables de bouillotte.

À ce moment, André alla saluer madame Lenoir, et lui dit :

— Je voudrais bien savoir le nom d’un petit monsieur qui m’observe depuis mon arrivée et évite cependant avec soin que nos regards ne se rencontrent. Il est là bas ; un habit noir et une figure jaunâtre.

— Ah ! dit madame Lenoir, c’est M. Chicanneau…

— Certes, dit André, je le connais on ne peut mieux, maintenant ; il plaide contre moi dans un procès que l’on m’intente à propos de l’héritage de mon cousin. Je l’ai entendu plaider, il y a peu de temps, dans une autre affaire, et je suis sorti, me félicitant de l’heureux hasard qui me le donne pour adversaire ; je n’aurais pu m’en choisir moi-même un meilleur. Mais voici encore une figure que j’ai vue quelque part !

— C’est un avoué ; mais il vient à vous, je vous laisse.

— Eh ! monsieur, dit l’avoué à André, je suis charmé de vous rencontrer ici. Votre rentrée dans le monde me démontre que vos affaires vont mieux, et que vous pouvez faire honneur à un petit engagement pour lequel j’ai obtenu un jugement contre vous.

Et, tout en prononçant ces paroles, l’avoué faisait l’inventaire de sa victime ; il cotait son élégance, supputait le prix de son gilet et de sa cravate, appréciait la finesse du drap de son habit.

— Vous savez, ajouta-t-il, que le jugement est par corps ?

— Et vous, monsieur, dit André, vous savez, sans doute, que le soleil est couché ?

À ce moment, maître Lenoir vint demander à André s’il voulait jouer. C’était son intention ; mais, l’avoué ayant pris une carte, il n’osa s’exposer à montrer quelques philippes d’argent aux yeux de son rapace interlocuteur ; il répondit :

— Je préfère danser.

Et il alla engager une femme. Dans le quadrille où il dansait, il avait pour vis-à-vis maître Chicanneau, qui, après la contredanse, écrivit sur son agenda :

memorandum.
Époux Suteau contre André.

« Le prétendu légataire danse deux mois après la mort du testateur, quand sa cendre, etc… » André, qui n’avait dansé que pour ne pas jouer, se retira à l’écart ; mais chaque personnage lui paraissait un huissier. Si quelqu’un tirait son mouchoir de sa poche, il lui semblait que ce carré blanc était une sommation. Sa situation ne ressemblait pas mal à celle de M. Pourceaugnac contre les apothicaires. Comme il passait près des tables d’écarté, maître Lenoir l’appela et lui dit :

— Voulez-vous parier vingt francs pour moi ?

André mit un louis sur la table, et continua sa promenade. Quand il revint, il avait perdu, et maître Chicanneau avait écrit sur son calepin :

memorandum.
Époux Suteau contre André.

« S’écrier : « Eh ! messieurs, que fera de cette fortune le prétendu héritier, si vous la lui laissez ? Il la jettera en proie au jeu, dont il est, etc., etc… »

— Vous perdez sans sourciller, dit à André l’huissier de la rue Quincampoix, qui s’était rapproché de lui.

— Monsieur, dit André, c’est au moins un argent que vous ne me prendrez pas.

Il se dirigea vers la porte.

— Eh quoi ! vous partez ? dit gracieusement madame Lenoir.

— Oui, madame ; je vous remercie de votre invitation ; votre soirée était délicieuse.

Il pleuvait, et André, arrivé sous le péristyle, se félicitait d’avoir gardé la citadine qui l’avait amené, lorsqu’il reconnut, descendant derrière lui, l’avoué qui l’avait interpellé.

— Voilà un mauvais temps, dit l’avoué ; mais je demeure à deux pas, et, d’ailleurs, on ne peut garder une voiture toute la soirée. Si vous voulez traverser la rue avec moi, je vous prêterai ensuite mon parapluie.

André n’osa pas dire qu’il avait une voiture ; ce luxe, presque hostile, eût augmenté la fureur des poursuites de l’avoué. Il marcha dans l’eau avec ses souliers minces, et ce ne fut qu’après avoir enfermé l’avoué chez lui qu’il revint prendre sa citadine.

Le lendemain, il était enrhumé.

Le surlendemain, il alla voir maître Lenoir, qui le reçut froidement, et éluda toute occasion de reparler de leur affaire.

Un soir, André dit à Rose :

— Ma chère enfant, il faut que je vous parle sérieusement. Si nous nous étions trouvés réunis par un de ces amours qui sont toute la vie, qui mettent ceux qui les éprouvent à l’abri de tout malheur, qui ne les séparent pas, je vous dirais : Chère Rose, je suis ruiné ; j’ai perdu mon procès ; je n’ai plus de ressources. Je ne veux pas être le parasite de ceux qui ont été les miens quand j’avais de l’argent. Je ne me sens pas le courage de redevenir clerc dans une étude, ni de passer pauvre, honteux, mal vêtu, devant mes émules de folies et de dépenses, qui n’en sont pas encore où j’en suis. De ma fortune, il me reste une petite bicoque en Normandie, une sorte de chaumière, composée de quatre chambres et entourées de pommiers. C’est ce que vous m’avez quelquefois entendu appeler en riant mon château de Roberchon. Je vais vendre les meubles qui garnissent encore cet appartement autrefois si somptueux. J’ai une petite valeur à escompter. Je partirai avec mille francs ; avec mille francs, on vit presqu’un an là-bas. Pendant cette année, je trouverai bien moyen de gagner mille autres francs. Nous vivrons seuls, loin du monde, loin des souvenirs… Mais, chère enfant, notre liaison n’a été qu’une association de gaieté, d’insouciance, de plaisirs. Je n’ai plus ni gaieté ni insouciance ; je n’ai plus surtout de plaisirs à vous offrir. Il faut nous dire adieu. Vous êtes jeune et belle, la fortune et les plaisirs ne vous manqueront pas.

Rose avait écouté les paroles d’André avec stupéfaction. Elle mit sa tête dans ses mains, resta quelque temps silencieuse ; puis lui dit :

— Vous ne m’aimez pas, André ; mais, moi, je vous aime et je ne vous quitterai pas. Je partirai avec vous ; je serai châtelaine du château de Roberchon. Félicitons-nous, nous avons joui des plaisirs, qui ne nous abandonnent qu’au moment où nous allions les abandonner par dégoût et par ennui. J’ai quelques bijoux, dont le prix payera notre voyage et notre installation dans votre château, qui a sans doute besoin de réparations ; si toutefois le vent ne l’a pas emporté tout entier, il est possible qu’une chèvre en ait brouté la toiture. Il y aurait sans doute une foule d’excellentes raisons à me donner contre cette résolution ; mais tout doit céder à ceci : Je vous aime et ne vous quitterai pas. Malgré vos soins ingénieux pour me cacher le dérangement de vos affaires, malgré la touchante bonté qui vous en a fait souffrir seul, sans m’associer à vos privations, il y a longtemps déjà que j’ai tout deviné : ainsi ma résignation n’est pas un élan, un mouvement irréfléchi dont je ne tarderai pas à me repentir ; c’est une pensée mûrie et arrêtée longtemps avant aujourd’hui.


XI
ce que coûtent deux cent quatre-vingt-cinq francs, outre une valeur de trois cents francs.

M. Lenoble ?

— Monsieur, il n’est pas levé.

— Pensez-vous qu’il tarde beaucoup ?

— Voilà plusieurs personnes qui l’attendent ; si monsieur veut faire de même…

Et André entra dans une salle à manger, dallée de carreaux noirs et blancs, servant d’antichambre, où se trouvaient, en effet, trois personnages qui passaient leur temps de leur mieux, en attendant que M. Lenoble fût visible. L’un se promenait en long et en large, s’exerçant à ne marcher que sur les dalles noires. Un autre regardait les quatre gravures hétérogènes qui ornaient la salle à manger : l’Enlèvement d’Europe, le Soldat laboureur, une Vierge à la chaise et le Coucher de la mariée. Quand il avait fait le tour, il recommençait. Le troisième était assis, et jouait à peu près la scène du Bouffe et le Tailleur, où un personnage, voulant se préparer à une discussion importante, fait seul une répétition, joue son rôle et celui de son interlocuteur, s’adresse à lui-même des objections, que lui-même réfute victorieusement.

— Monsieur, vous avec une fille.
— Parbleu ! monsieur, je le sais bien.
— Monsieur, elle est douce et gentille.
— Monsieur, cela ne vous fait rien.

Ce brave homme paraissait avoir à demander à M. Lenoble un service qu’il lui importait beaucoup d’obtenir. On distinguait parfois quelques-uns des mots qu’il marmotait, surtout les paroles prêtées à M. Lenoble, supposé récalcitrant et parlant d’une voix impérieuse et plus haute que la sienne, toujours humble et suppliante :

« — Il m’est impossible d’accorder un nouveau délai.

» — Mais, monsieur.

» — Je comprends votre position, mais j’ai besoin de mes fonds…

» — Et, d’ailleurs, qui me garantira votre exactitude ?

» — Monsieur, ma parole.

» — Vous me l’aviez donnée.

» — C’est vrai ; mais des circonstances

» — Elles peuvent se représenter.

» — Alors… »

À ce moment, on annonça que M. Lenoble était dans son cabinet. L’homme au dialogue, le premier arrivé, entra d’abord.

Il resta près d’une demi-heure et sortit radieux. Sans doute il avait obtenu ce qu’il demandait.

C’était au tour de celui qui se promenait. Un quart d’heure après, M. Lenoble parut en le reconduisant.

— Messieurs, dit-il à André et à l’admirateur des gravures, je suis désolé, mais je suis obligé de sortir ; il m’est impossible de vous recevoir aujourd’hui. Demain, je vais à la campagne, je ne reviens qu’après-demain au soir ; le jour d’après, je déjeune en ville ; c’est donc seulement le jour suivant que je pourrai causer avec vous.

— Mais, mon cher monsieur Lenoble, dit André, c’est la quatrième fois que je reviens.

— J’en suis vraiment désolé, mais impossible autrement. À samedi donc, messieurs ; je vous salue bien.

André fut exact ; il attendit une heure et demie et fut admis auprès de M. Lenoble.

— Mon cher monsieur André, je suis désolé de vous avoir fait attendre ; mais j’ai tant d’affaires ! Je suis, tous les matins, assiégé comme vous l’avez vu. Il y a bien longtemps que l’on ne vous a rencontré. Avez-vous donc été à la campagne ? Ah ! vous êtes chasseur. Je ne chasse pas, mais mon grand-père était grand chasseur. Mon oncle, feu le mari de ma tante Laure, qui demeure avec moi, était aussi un chasseur rennommé. Je me rappelle une histoire que je ne crois pas vous avoir racontée…

Quand André avait fait le calcul de ses ressources, il avait dit :

— Un billet de trois cents francs que je ferai escompter par Lenoble. Ci : trois cents francs.

Mais, au moment de faire la proposition d’escompter le billet, il commençait à apercevoir une partie des objections que Lenoble pouvait lui faire, et, quoique Lenoble lui eût déjà raconté l’histoire de son oncle, il n’osa pas l’arrêter court, et se résigna à subir de nouveau la narration.

— Puis-je vous être bon à quelque chose ? lui dit enfin M. Lenoble.

— C’est une bagatelle, dit André ; un billet de trois cents francs que vous m’obligerez de m’escompter.

— Ah ! dit Lenoble, je fais bien peu d’escomptes maintenant ; j’ai fait des pertes, le commerce va si mal… Hier encore, j’ai fait des remboursements importants ; je n’ai pas du tout d’argent.

À ces paroles, André sentit au dedans de lui-même des bouillonnements d’indignation, de la lâcheté avec laquelle il avait écouté la vieille histoire de M. Lenoble.

— Cependant, ajouta celui-ci, je ne voudrais pas vous refuser.

Un gros chat vint grimper sur les genoux d’André. Le chat muait.

— Prenez garde, dit M. Lenoble, il va vous salir.

Mais André avait repris avec l’espoir toute sa lâcheté ; il se prit à caresser le chat et fit un grand éloge de sa beauté et de la douceur de son poil.

— Mais, pour le moment, je n’ai pas beaucoup d’argent.

André repoussa le chat.

— Revenez le 5, dans quatre jours ; nous tâcherons de vous faire votre affaire.

André allait se lever ; M. Lenoble continua le dialogue.

— Que faites-vous ? On dit que vous vivez avec une fille de théâtre. Vous avez tort, tous les honnêtes gens vous blâment.

André se sentit rougir d’indignation contre M. Lenoble et contre lui-même : de personne il n’eût souffert de semblables questions, ni un blâme ainsi formulé. Il se contint en pensant que c’était la dernière fois qu’il aurait à subir de pareilles corvées.

— Après tout, continua M. Lenoble, j’ai été jeune aussi, c’est-à-dire jusqu’à vingt-deux ans. On la dit jolie ; je l’ai vue un soir avec vous, elle m’a paru bien faite, ses hanches surtout ; mais sont-elles réelles ?

Et M. Lenoble entra dans des détails excessivement intimes au sujet de Rose.

André d’abord fit des réponses évasives et embarrassées, puis ne répondit plus. M. Lenoble changea alors de sujet ; il lui demanda à quelle heure il rentrait, à quelle heure il se levait le matin, ce qu’il mangeait.

Enfin, il laissa aller le malheureux André ; mais, sur le carré ; il le rappela.

— Eh bien, dit-il, venez dîner avec nous le 5, sans façon, la fortune du pot.

André se rappela que, le 5, il devait mener Rose dîner à une campagne où ils s’étaient rencontrés pour la première fois, et que probablement ils ne reverraient jamais. Néanmoins, il n’osa pas refuser l’invitation de M. Lenoble.

Celui-ci le rappela encore.

— À propos, votre ami *** vous donne quelquefois des billets de spectacle ; ayez donc une loge pour le 5.

Le 5, André envoya trop tard chez son ami, il ne put avoir de loge ; à quatre heures, il se décida à en payer une au bureau.

Il y avait à dîner M. et madame Lenoble et leur tante, avec un grand monsieur qu’André ne connaissait pas.

Comme on se mettait à table, M. Lenoble dit à André, tout haut :

— J’ai votre affaire. Envoyez demain matin, entre huit et neuf heures.

À table, on parla de choses et d’autres. M. Lenoble avait de grandes prétentions à la prévision de l’avenir, et, pour plus de certitude dans ses prophéties, il ne les faisait jamais qu’après l’événement. C’est un procédé qui n’est pas très-rare, et au moyen duquel certaines personnes se sont fait la réputation de connaître parfaitement les hommes et les choses, et d’avoir le coup d’œil juste et infaillible. Voici, du reste, la recette de ces réputations :

Vous lisez sur un journal : « La Russie a commencé les hostilités contre la Circassie. »

Très-bien. Jamais de votre vie vous n’avez parlé de la Russie, vous ne savez pas le moins du monde où est la Circassie ; cependant vous dites à tout le monde :

— J’avais bien prédit que la Russie attaquerait la Circassie.

On vous dit :

M. *** est mort à quatre-vingt-deux ans.

Vous ne connaissez pas M. ***, et c’est seulement par l’annonce de sa mort que vous apprenez qu’il vivait. Vous répondez :

— Cela ne m’étonne pas ; j’avais toujours dit que ce gaillard-là passerait quatre-vingts ans.

Quelquefois vous soutenez en face à votre interlocuteur que c’est précisément à lui que vous aviez dit la chose ; vous précisez le jour, l’heure : c’était à dîner, au café de Paris, vous étiez auprès de Tony, vous aviez un habit bleu à boutons de métal. Et l’interlocuteur finit par croire que c’est lui qui a manqué de mémoire, ou que vous le prenez pour un autre auquel vous avez réellement parlé.

Mais jamais M. Lenoble n’avait eu une position plus avantageuse pour avoir prévu et prédit n’importe quoi, que celle que lui donnait la présence d’André et de sa situation, vis-à-vis de lui, d’obligé ne tenant pas encore le bienfait. Il est bon de remarquer que M. Lenoble, sous différents noms, prenait à André à peu près huit pour cent d’escompte ; que c’était le taux légal dans sa plus large extension ; que c’était là une affaire sur laquelle M. Lenoble faisait un bénéfice, et que cela ne passait à l’état de service que parce qu’il plaisait à M. Lenoble de le prendre ainsi.

— Eh bien, dit M. Lenoble, *** a manqué. Je l’avais toujours prévu. Vous souvient-il, monsieur André, que je vous en ai parlé il y a un an ?

— Parfaitement, dit André, qui n’avait pas vu M. Lenoble depuis quinze mois.

— Quand on a un peu de tact et d’expérience, dit M. Lenoble, quand on est doué d’un jugement sain, d’un coup d’œil sûr, il est peu de choses qui peuvent étonner. Les choses les plus imprévues m’ont déjà depuis si longtemps frappé par leur nécessité, que je les considère comme accomplies avant qu’elles aient commencé à se manifester. M. André peut dire que, dès 1827, j’avais prévu les événements du mois de juillet 1830.

Et il regarda André pour attendre sa réponse.

— C’est vrai, dit André.

— Je ne le lui fais pas dire, ajouta M. Lenoble.

On vint à parler de l’amitié.

— Pour moi, dit M. Lenoble, M. André sait que je suis obligeant.

André s’inclina en signe d’assentiment.

— Eh bien, continua M. Lenoble, je n’ai jamais obligé que des ingrats.

M. Lenoble ne disait pas que ses services ressemblaient, en général, à ceux qu’il rendait à André. La plupart des gens, même de ceux qui obligent réellement, font tomber les services de si haut sur la tête de leurs obligés, qu’ils les blessent presque toujours, et que non-seulement ils n’obtiennent pas de reconnaissance, mais qu’ils ne peuvent même parvenir à se faire pardonner leurs bienfaits. La récompense d’un service doit être l’influence heureuse qu’il exerce sur celui qui le reçoit et la bienveillance facile qu’il en ressent. Je me défierais de ceux qui se débarrassent en paroles de la reconnaissance qu’ils ne veulent pas garder dans le cœur.

On se mit en route pour le théâtre. Le grand monsieur offrit le bras à madame Lenoble, qui était une petite femme grasse, rose, assez ragoûtante ; et André fut obligé de se charger de la tante Laure. Il faisait beau, on n’était pas loin du théâtre ; on alla à pied.

André, préoccupé, comme on peut le penser, au moment de quitter Paris pour toujours et d’adopter une existence qui lui semblait encore un rêve, fut obligé de faire les honneurs de sa loge, que madame Lenoble ne trouva pas assez de face. Il lui fallut dire à la tante Laure le nom de tous les acteurs, et répondre aux questions de M. Lenoble sur les intrigues et les aventures des actrices, lui qui jamais n’avait pu rester un acte entier sans sortir de sa loge, ou qui prenait le parti de s’endormir au fond.

Il avait même acquis à ce sujet une faculté digne d’envie. Quand il voyait poindre une de ces scènes éternellement reproduites au théâtre, éternellement ennuyeuses, éternellement applaudies ; quand on disait dans la tragédie :

Je te l’ai déjà dit et veux te le redire, etc.


ou bien :

Te souvient-il encor la fameuse journée ?…


ou dans la comédie, quand on approchait deux fauteuils ; à la seule prévision du récit ou de la scène filée, il se penchait dans son coin et s’endormait profondément.

À la sortie, il pleuvait à verse ; on prit un fiacre. M. Lenoble indiquait son adresse, quoique André demeurât plus près que lui du théâtre.

Il descendit avec sa femme et la tante Laure, et dit à André :

— Soyez assez bon, mon cher monsieur André, pour jeter monsieur chez lui en passant. À demain matin ; n’oubliez pas.

— Ou demeurez-vous ? dit André au grand monsieur.

— Rue des Trois-Couronnes.

Il y avait une lieue un quart pour aller, autant pour revenir. André rentra chez lui à une heure et demie.

Le lendemain matin, André reçut de M. Lenoble deux cent quatre-vingt cinq francs.


XII
Jenny Mathieu à Emmeline Lenoir.

« Il y avait bien longtemps, ma chère Emmeline, que je n’avais reçu de lettre de toi, et plus d’une fois je t’ai accusée d’oublier, au milieu des plaisirs de Paris, de pauvres campagnards relégués dans une petite bourgade au bord de la mer. Je te remercie bien de ta lettre et de ce que tu m’y apprends. Je ne sais que te dire en retour. Depuis un an et demi que j’ai quitté Paris, ma vie a été monotone et calme au delà de toute expression. Sais-tu qu’il y a un an et demi déjà écoulé depuis la soirée où nous avons vu, chez ton père, ce beau jeune homme triste auquel ton père devait céder son étude, et que toi et moi supposions devoir être ton mari ? À propos de lui, il faut que je te parle d’une chose qui m’a bien frappée il y a un an.

Nous déjeunions dans la salle à manger quand il entra tout à coup un grand chien fauve, qui vint s’installer au milieu de nous, et prit de la meilleure grâce quelques friandises que je lui donnai. Il avait l’œil vif et intelligent. Mon père, qui a chassé autrefois, l’admirait en connaisseur, et disait : « C’est un des plus beaux chiens que j’aie vus ; il n’y en a pas en France quatre comme lui ; » lorsque nous entendîmes un coup de sifflet aigu. Le chien laissa un os à demi rongé, se tourna vers la porte, que l’on avait refermée, et, voyant ouverte la fenêtre, qui heureusement n’est qu’à six ou sept pieds du sol, s’élança à travers avec la légèreté d’une biche, et disparut.

» — À qui est ce chien ? demanda mon père au domestique qui nous servait.

» — C’est au marchand de canards.

» — Vient-il souvent ?

» — Presque tous les jours.

» — Vous m’appellerez quand il sera là.

» Trois ou quatre jours après, comme nous étions à déjeuner, on vint dire à mon père que le marchand de canards était à la cuisine. Il ordonna de le faire entrer.

» À peine l’eus-je aperçu, qu’il me sembla que je l’avais déjà rencontré quelque part. C’était un grand jeune homme d’une trentaine d’années, hâlé par le vent et le soleil, s’exprimant parfaitement bien et éludant les questions de la façon la plus spirituelle ; tout ce qu’on put savoir de lui, c’est qu’il demeure à Trouville, qu’il habite une petite maison à lui appartenant, qu’il connaît dans les environs un étang couvert de canards sauvages, dans la saison froide ; que, pour suppléer à la chasse de l’hiver, il en a pris quelques-uns vivants qui commencent à lui faire une basse-cour assez nombreuse et lui permettent de faire son commerce en toute saison.

» — Vous n’êtes pas du pays ? lui demanda mon père.

» — J’y suis né.

» — Mais, à votre langage, on voit que vous avez reçu une excellente éducation.

» — Je n’en suis pas pire chasseur pour cela.

» Il salua et se retira.

» Ce fut seulement après son départ que je réussis à me rappeler où je l’avais vu, et je le dis à mes parents, qui rirent beaucoup et m’appelèrent folle. Cependant, ses manières distinguées, le mystère dont il entoure sa vie passée, et surtout la similitude du nom, les rangea presque de mon avis. Nous apprîmes que le marchand de canards s’appelle André.

» Il est revenu quelquefois. Une fois, mon père a voulu le questionner ; il s’en est allé, et a affecté depuis de ne pas même entrer dans la cuisine pour vendre ses canards. Alors, nous ne nous en sommes plus occupés.


XIII
Emmeline Lenoir à Jenny Mathieu.

« Mon Dieu ! quelle singulière chose, ma chère Jenny ! Quoi ! c’est M. André que tu as retrouvé à Trouville, et dans une semblable situation ! Quand tu l’as vu chez nous, il y avait déjà plusieurs années que je le connaissais. Dès lors, sa fortune avait subi, je le savais, une grave altération ; mais, deux ans auparavant, c’était un des hommes les plus élégants de Paris. Il avait de beaux chevaux, et on le rencontrait partout, toujours brillant, toujours remarquable entre les autres, par sa bonne grâce et par un petit degré d’impertinence qui n’était pas très-désagréable.

« Je t’avouerai, ma chère Jenny, que, sans être ce qu’on appelle amoureuse de M. André, je n’étais pas sans m’occuper de lui, et, d’ailleurs, il m’avait semblé, à diverses reprises, que ma famille avait des intentions sur lui, et que lui-même faisait à moi quelque attention. Il n’a plus été question du mariage, ou plutôt il n’a jamais été question de ce mariage que j’avais peut-être rêvé. Je n’ai pas cru devoir en mourir de douleur ; cela ne m’empêchera pas d’en épouser un autre, mais M. André ne me sera jamais tout à fait indifférent, et tout ce qui me rappelle son souvenir a pour moi quelque chose de doux et de triste à la fois.

» Voici, ma chère Jenny, ce qu’il faut que tu fasses pour moi. Il est évident que tu ne te trompes pas : M. André a quitté Paris, il y a quinze mois, et personne ne sait ce qu’il est devenu. Je savais, d’autre part, qu’il avait, en Normandie, une petite propriété qu’il appelait en riant son château de Roberchon.

» André est malheureux ; informe-toi de lui, donne-moi tous les détails que tu pourras te procurer ; j’ai de l’argent à moi, nous le lui ferons parvenir secrètement.

» Je compte sur toi, ma bonne Jenny, pour l’exécution de ma commission et aussi pour la rapidité de cette exécution. »


XIV
Jenny Mathieu à Emmeline Lenoir.

« Voici, ma chère Emmeline, tous les détails que j’ai pu obtenir. Ils t’affligeront probablement ; mais il n’eût servi à rien de te les cacher, et, d’ailleurs, ç’eût été priver de ton secours une personne qui en a bien besoin.

» Il y a presque un an et demi, un jeune homme vint visiter une mauvaise maison, abandonnée depuis longtemps, située au milieu d’une petite prairie, formant avec elle une propriété connue sous le nom épigrammatique de château de Roberchon. La toiture était enfoncée, les portée hors des gonds. En quelques jours, des ouvriers eurent rendu la bicoque à peu près habitable, et le jeune homme s’y installa avec une petite femme, jeune et jolie, qu’il appelait Rose. Les voisins s’occupèrent beaucoup d’eux pendant quelque temps. On ne tarda pas à s’apercevoir qu’ils étaient fort polis et fort obligeants. D’ailleurs, c’était le moment de récolter les pommes et de faire le cidre ; on cessa de songer à eux.

» Bientôt cependant on recommença à parler du voisin André : on le citait comme le meilleur chasseur du pays ; on le vit bientôt aller vendre le gibier qu’il tuait dans les communes environnantes. Ce qu’il tuait surtout, c’étaient des oiseaux de passage, dont la chasse est des plus fatigantes ; elle se fait l’hiver, la nuit, et, à chaque instant, il faut entrer dans l’eau jusqu’à la ceinture ; c’était un rude métier pour un jeune homme accoutumé à toutes les aises et à toutes les élégances de la vie. Mais ce qui chagrinait le plus M. André, c’était son chien Black. Black est un chien de plaine et de montagne, un pointer écossais, comme dit mon père, et ces chiens ne rapportent pas et n’aiment pas l’eau, surtout l’hiver. Le pauvre Black, entraîné par l’amour de la chasse, par son attachement pour son maître, nageait néanmoins dans l’eau glacée pour aller chercher le gibier dans les endroits où André ne pouvait parvenir ; car il épargnait cette peine à son chien chaque fois que l’eau n’était pas trop profonde et qu’il y pouvait aller lui-même. Rose, quand ils rentraient, faisait un grand feu pour les réchauffer tous deux ; elle les soignait, leur préparait leur dîner. Elle voulut, une fois qu’André était trop fatigué, aller vendre elle-même le gibier ; mais quelques expressions peu honnêtes qu’on lui adressa lui firent tant de peur, qu’elle n’osa plus recommencer.

» Dans les chasses, André avait fait connaissance avec quelques autres chasseurs qui, moins habiles tireurs que lui, l’enviaient tout en l’admirant. Un soir, il en rencontra un qu’il n’avait pas vu depuis longtemps.

» — Eh ! l’ami, lui dit André, avez-vous donc été malade, qu’on ne vous rencontre plus ?

» — Non, dit l’autre, mais j’ai abandonné le métier de chien que je faisais ; je ne suis plus chasseur, je suis contrebandier ; je risque, il est vrai, quelques mois de prison (mais, pour cela, il faudrait me prendre), et aussi la confiscation de marchandises qui ne sont pas à moi. Mais je gagne de l’argent, je vis bien et je n’attrape plus de rhumatismes. Vous êtes fort, vous vous en trouveriez bien ; vous êtes leste et bon coureur, vous devriez vous mettre des nôtres.

» — Je verrai, répondit André.

» Et il n’y pensa plus.

Mais il ne tarda pas à sentir les premières atteintes de rhumatismes et de douleurs aiguës, que devait nécessairement lui donner une vie semblable. Rose lui donnait tous les soins possibles. Quelquefois elle lui disait :

» — Je ne veux plus que tu ailles à la chasse.

» Mais elle se rendait à la nécessité, et André y retournait le lendemain. Il arriva, une unit, qu’André ayant abattu un canard, Black ne voulut pas aller le chercher. André lui dit sévèrement :

» — À l’eau !

» Black alla jusqu’au bord, regarda son maître d’un air suppliant, et se coucha à terre. André regarda où était tombé le gibier, il y avait trop d’eau pour qu’il pût lui-même aller le chercher ; il se tourna vers son chien, et lui répéta avec colère :

» À l’eau !

» Il arrive quelquefois que les meilleurs cœurs s’irritent contre la compassion qu’on leur inspire, ou plutôt contre l’impuissance qu’ils éprouvent de soulager le malheur qu’ils ont sous les yeux.

» Black entra dans l’eau et rapporta le canard ; mais il était saisi d’un tremblement convulsif qu’il garda jusqu’au retour : en vain on le réchauffa, on le frotta ; il trembla ainsi pendant deux jours, et, le troisième jour au matin, il mourut.

» Il n’y a que les malheureux qui sachent à quel point on peut aimer un chien.

» Je me rappelle, chère Emmeline, une époque où j’étais bien malheureuse et bien triste quand je pleurais, ma petite Zoé, qui m’a bien fait pleurer à son tour quand elle est morte sur mes genoux, se montrait plus caressante que de coutume, et je baisais avec tendresse sa bonne petite tête soyeuse.

» Ce fut une grande tristesse dans la cabane, et, quand André vint ici vendre ses canards, comme notre domestique lui disait : « Black n’est pas avec vous ? » il répondit : « Il est mort ! » Et il se prit à pleurer.

» Tous les jours, André souffrait davantage de ses douleurs ; ce pauvre jeune homme était devenu pâle, et marchait quelquefois courbé comme un vieillard.

» Il rencontra le contrebandier :

» — Quand vous voudrez, dit-il, je serai des vôtres.

» De ce jour, il fit la contrebande, gagnant plus d’argent avec autant de fatigues, mais avec des fatigues qui disparaissaient dans le sommeil, et n’amassaient pas sur lui des douleurs intolérables. On le revoyait quelquefois ici ; mais ce qu’il venait vendre, c’était du tabac, c’étaient des poteries anglaises, des dentelles, et il remportait toujours quelque chose pour Rose, un bonnet, un fichu, etc.

» Une fois, il fut pris, battu par les douaniers, et il passa quinze jours en prison. Il songea avec terreur que c’était par hasard qu’on ne l’avait pas retenu trois mois, et que, s’il était resté trois mois en prison, Rose serait morte de faim ; de ce jour, il ne sortit plus sans son fusil. En vain Rose le suppliait de n’en rien faire ; elle craignait quelque malheur.

» — Chère Rose, disait-il, il vaut mieux que le malheur arrive à eux qu’à moi ; je ne me laisserai plus prendre.

» Une autre fois, il fut encore surpris par les douaniers ; mais il les tint en respect en les couchant en joue. Un d’eux s’avança et lui tira un coup de fusil ; André courut à lui et le jeta à terre d’un coup de crosse, puis s’enfuit.

» Un soir, il faisait un temps magnifique ; le soleil se couchait sur la mer de Trouville ; tout l’horizon était d’une splendide couleur jaune ; on voyait se dessiner en noir, comme des silhouettes, sur ce fond éclatant, les petits bâtiments des pécheurs avec leurs voiles carrées.

Rose avait voulu sortir et accompagner André.

» Tu connais Trouville ; tu devais revenir y prendre des bains cette année, et je t’attends encore.

» Ils arrivèrent sur la hauteur, à ce point du chemin de Honfleur où la route se sépare en deux, l’une se prolongeant encore avant de descendre à Trouville, l’autre descendant à Vierville, qui est comme un nid de mouettes au bord de la mer, et où il y a un poste de douane.

» Nous sommes allées plus d’une fois ensemble sur cette côte, , de loin, par-dessus des haies de houx épineux, on aperçoit la mer, qui semble à l’horizon toucher le ciel abaissé sur elle.

» Tu te rappelles qu’à cet endroit il y a, dans un mur de jardin, une niche creusée, et, dans cette niche, une sainte Vierge.

» André avait les yeux fixés sur la mer et suivait du regard un petit navire plus étroit que les autres : c’était un contrebandier qui fuyait la terre après avoir abordé et enfoui dans le sable de la falaise, dans un endroit convenu, la cargaison qu’y devaient prendre André et ses compagnons.

» — Maintenant, dit André à Rose, retourne chez nous, voilà le jour tombé tout à fait ; il faut que je me cache dans les roches.

» — J’ai peur ce soir, dit Rose ; tu devrais rentrer avec moi ; nous avons encore de l’argent, tu te reposerais cette nuit.

» — Impossible, ma bonne Rose ; on compte sur moi ; vois-tu, la mer est basse, il faut que je prenne ma route par-dessous la falaise. Adieu.

» Rose essaya encore de le retenir, mais ce fut en vain. Il lui donna un baiser sur le front et descendit, non sur le chemin de Trouville ni sur celui de Vierville, mais à travers les champs et par-dessus les haies.

» Pour Rose, elle le suivit des yeux aussi longtemps qu’elle le put ; puis elle se mit à genoux et adressa à la Vierge de la niche une fervente prière ; après quoi, elle retourna lentement chez elle, où, grâce à la fatigue de la promenade, elle ne tarda pas à s’endormir, en répétant sa prière à la Vierge :

» — Sainte Marie, mère de Dieu, disait-elle, veillez sur lui ; sainte Marie, ayez pitié de moi ; je ne sais ce qui va lui arriver, mais il va lui arriver quelque chose. Mon Dieu, que deviendrais-je ? Que fait-il en ce moment ? Peut-être il se bat ; on te poursuit ; on le frappe…

» Elle pleura longtemps, puis elle s’endormit d’épuisement.

» Pendant ce temps, André se glissait à travers les roches à l’endroit du rendez-vous, en écoutant dans l’ombre le faible signal auquel se reconnaissaient les contrebandiers ; tout à coup il s’arrêta et prêta l’oreille ; c’était bien le signal, il répondit et se tint debout. Il vit alors se dresser des têtes et des yeux briller ; il entendit du bruit derrière lui et se retourna ; il se levait aussi du monde derrière lui ; cela faisait au moins quatre hommes, et ses compagnons n’étaient que deux, il était trahi !… À peine avait-il eu le temps de s’en apercevoir, qu’il vit qu’on se rapprochait de lui. Il s’élança, renversa d’un coup de crosse un de ses agresseurs et prit la fuite. On lui tira deux coups de fusil qui le manquèrent, mais qui servirent de signal aux autres douaniers.

» André gravit la falaise par un chemin que personne n’avait jamais osé tenter. Arrivé en haut, il fut saisi par deux hommes armés auxquels il échappa par une secousse violente ; puis il continua sa course par-dessus les haies, haletant, s’arrêtant par moments, écoutant, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’endroit où il avait quitté Rose, auprès de la niche de la Vierge. Là, il s’arrêta et arma son fusil. Les douaniers ne tardèrent pas à le rejoindre, et un furieux combat s’engagea dans la nuit ; deux hommes furent tués, un des douaniers et André.

» Tout cela, chère Emmeline, s’est passé il n’y a pas plus de huit jours. La malheureuse Rose ne peut se consoler. Je suis allée la voir hier. J’ai laissé un peu d’argent chez elle, mais cela ne peut être qu’un secours de quelques instants. Je lui ai parlé. C’est une bonne et douce fille, qui a maintenant au cœur un chagrin pour toute sa vie. J’ai envie de la prendre auprès de moi. »


FIN