Karl Lamprecht. Deutsche Geschichte (Blondel)

Karl Lamprecht. Deutsche Geschichte. 5 volumes (en 6 tomes) déjà parus. 2e  édition, 1894-1896. Berlin, Gærtner, XXIII-364, XVII-408, XVI-420, XV-488, XIII et XV-767 pages in-8o.


Bien que les études historiques soient depuis longtemps en honneur en Allemagne, il n’existe pas jusqu’à ce jour d’histoire d’Allemagne pleinement satisfaisante, et c’est aux histoires générales, comme celles de Weber ou de Schlosser, que le grand public recourt encore de préférence. La publication que vient d’entreprendre Karl Lamprecht répondra-t-elle à un désir souvent exprimé ? Nous avons peine à le croire, mais elle mérite en tout cas au plus haut point de fixer l’attention. Nous avons analysé et critiqué, il y a quelques années, son grand ouvrage sur la « Vie économique et sociale du peuple allemand au moyen âge » (Revue historique, t. XXXV (1887), p. 371) et fait ressortir l’importance de ses recherches. L’« Histoire d’Allemagne » qu’il nous donne aujourd’hui est un livre vraiment neuf à beaucoup d’égards, et la façon originale dont il est conçu a été certainement pour beaucoup dans les vives critiques qu’il a provoquées. Doué d’une étonnante facilité, l’auteur s’est défendu avec vivacité contre les attaques un peu passionnées dont il a été l’objet. Les articles qu’il a semés à profusion dans diverses revues ont encore envenimé les polémiques, polémiques qui ne méritent pas moins que l’ouvrage lui-même de fixer l’attention, et qui ont trouvé récemment un écho dans les discussions du congrès des historiens à Innsbrück, dont nous parlerons prochainement.

Né le 25 février 1856, à Jessen, à quelques kilomètres au sud-est de Wittenberg, dans la province prussienne de Saxe, Lamprecht est aujourd’hui dans la pleine maturité de l’âge et du talent. Après de fortes études d’histoire, de droit et d’économie politique, poursuivies dans les Universités de Gœttingue, de Leipzig et de Munich, il se fit « habiliter » à Bonn comme privat-docent, en 1880, et fut professeur successivement à Bonn, à Marbourg et à Leipzig. Il se fit d’abord connaître par une remarquable étude (traduite en français par M. Marignan) sur l’histoire de la vie économique en France au XIe siècle ; depuis cette époque, indépendamment des deux grands ouvrages que nous venons de rappeler et qui ont surtout fondé sa réputation, il a publié une foule de brochures et d’opuscules qui attestent, en même temps qu’une profonde érudition, une exubérance de pensée et une vigueur d’esprit peu communes[1]. Considérés dans leur ensemble, les six volumes (le tome V en forme deux) de l’Histoire d’Allemagne qui sont déjà parus produisent d’abord une impression favorable. L’auteur se place à un point de vue élevé : il n’entend pas se borner à l’étude des faits historiques ou des acteurs principaux de l’histoire, il s’efforce de découvrir au fond du théâtre une scène moins animée, moins brillante, mais propre à retenir longuement les regards de ceux qui veulent connaître les ressorts souvent cachés qui ont agi sur les destinées du peuple allemand. Il ne s’attache pas trop à la psychologie des personnages, il ne leur fait dans son histoire qu’une part restreinte. Son ouvrage apparaît plutôt comme une sorte de physiologie sociale, où l’influence des causes économiques et physiques l’emporte sur l’action des causes morales et personnelles. L’individu cesse pour lui d’être le facteur principal du drame historique, il s’efforce visiblement de concentrer l’attention du lecteur sur le travail interne des causes physiques, ethnographiques et économiques. Il paraît être aussi de ceux qui pensent que l’historien a tort de chercher à « sonder l’âme des individus ou du peuple, » que les personnages ne font « qu’exprimer et personnifier les sentiments, les passions, les idées, les intérêts des classes et des partis qui les inspirent ou les poussent sur la scène. »

M. Pirenne a mis en relief le mérite de cette conception. J’ai pu moi-même, dans de longues et instructives conversations avec l’auteur, me convaincre de son désir de rechercher avec plus de soin que ne l’ont fait ses devanciers « les cellules premières de la trame historique » et de substituer à l’élément biographique, qui avait jusqu’ici tenu une si grande place dans les ouvrages des historiens, une étude largement conçue des institutions, de la vie juridique et des transformations économiques.

Au surplus, l’ouvrage de Lamprecht n’est pas seulement remarquable par cette façon neuve et intéressante de comprendre son sujet, il faut ajouter qu’il a aussi le mérite de n’avoir pas été écrit pour une catégorie particulière de lecteurs. L’auteur l’a rédigé surtout pour lui-même et s’est peu soucié de la façon dont il serait accueilli. Cette considération a été sans doute pour quelque chose dans son succès. « L’Histoire d’Allemagne » a été, en effet, dans les premiers temps qui ont suivi son apparition, l’objet d’appréciations élogieuses au moins de la part des journaux ou des revues qui s’adressent au grand public. On a loué l’auteur de faire une si grande place à l’histoire de la civilisation, de chercher avec tant de zèle à dégager les grandes causes des causes secondaires des événements historiques et à montrer que « l’état social » avait après tout une action prépondérante dans l’histoire de l’humanité. Cette première explosion d’admiration est la preuve que l’on sent aujourd’hui la nécessité d’un renouvellement dans la science de l’histoire, qu’on sent le besoin d’ouvrages conçus dans un esprit nouveau. En parcourant ces six volumes, on ne peut s’empêcher non plus de faire une autre réflexion. L’auteur, tout en marquant lui-même la différence qui existe entre les sciences historiques et les sciences biologiques, s’est laissé fortement influencer par les procédés et les méthodes de ces dernières. Il a été frappé de l’importance que les sciences naturelles ont prise de nos jours ; il veut évidemment que l’histoire suive dans ses progrès la même évolution qu’elles. « De même, dit-il dans la préface de sa seconde édition, que dans les sciences naturelles le temps de la méthode descriptive est passé, de même dans les sciences historiques on ne saurait se borner à des recherches purement historiques, il faut recourir à une nouvelle méthode qui nous montre comment la trame historique s’est formée, en partant des plus petites cellules de la vie, et cette nouvelle manière d’écrire l’histoire doit avoir pour conséquence de mettre en relief la marche même de la civilisation. Elle doit montrer l’importance respective des divers facteurs qui agissent le plus énergiquement sur l’individu : le climat, l’hérédité, l’éducation, l’état social, l’action de l’homme sur lui-même. »

Mais aux éloges dont on fut d’abord prodigue succédèrent bientôt quelques critiques. Le ton des comptes-rendus changea, surtout lorsque les érudits et les savants commencèrent à soumettre l’ouvrage à une critique autrement rigoureuse que celle dont s’étaient contentés les journalistes et les chroniqueurs, que le cachet original et les apparences de nouveauté du livre avaient séduits. Ils trouvèrent qu’en dépit de certaines prétentions beaucoup de parties étaient superficielles et manquaient de précision ; ils relevèrent un grand nombre d’expressions choquantes, de tournures bizarres révélant un certain manque de goût. On l’accusa de s’être débarrassé beaucoup trop brièvement de l’histoire politique, on trouva que les résumés qu’il en donnait manquaient de netteté ; et aujourd’hui les historiens de l’Allemagne, tout en rendant pleinement hommage à la grande valeur de l’homme, font unanimement sur son livre les plus expresses réserves.

Ne pouvant en donner une analyse complète, nous allons néanmoins, en parcourant quelques-uns des chapitres que nous avons lus avec le plus de soin, montrer quelle part peut être accordée à l’éloge et quelle part doit être réservée à la critique.

Le tome I me paraît encore jusqu’ici le meilleur. On lit avec plaisir la belle introduction par laquelle il débute et qui permet de se rendre compte de la façon dont l’auteur comprend l’histoire. Elle est propre aussi à montrer le courant d’idées personnelles qui vivifie l’exposition. Il s’y trouve de très belles pages sur l’histoire de la conscience nationale allemande, de ce sentiment national qui s’est développé avec tant de lenteur au cours des âges. Encore au siècle dernier, il était étouffé par un esprit de cosmopolitisme plus puissant, et on peut dire en définitive qu’il est une conséquence du travail scientifique du XIXe siècle. En quelques pages brillantes, Lamprecht nous montre comment, dans la Germanie primitive, c’était une tendance absolument contraire qui avait prévalu : c’est dans la cohésion des membres d’une même tribu (Volksgenossen) que paraissait résider tout le progrès, et encore peut-on discuter sur la force du lien social qui existait entre eux. Au fond, l’homme était tout, l’État n’était rien, et dans cette indépendance sauvage la personnalité ne pouvait manquer de s’exalter ; elle forme le trait caractéristique des Germains. Insistant sur l’état économique de la Germanie primitive, Lamprecht met justement en relief l’importance de la centaine et montre en même temps comment il se forma à l’intérieur des tribus une certaine conscience collective (Stammesbewusstsein). Cette sorte de particularisme naissant ne pouvait manquer de retarder l’éclosion du sentiment national proprement dit. Il n’apparaît véritablement ni dans le royaume mérovingien ni dans l’empire carolingien, qui sont essentiellement des œuvres politiques et se sont constitués au profit des classes dirigeantes. C’est plutôt dans la décomposition de l’empire carolingien qu’il est permis de voir l’action encore inconsciente d’une impulsion « nationale. » Sans doute, c’est encore l’idée d’un empire universel qui apparait avec Otton Ier, et, au Xe siècle, il n’y a pas encore d’expression pour désigner les habitants allemands de l’empire germanique reconstitué. C’est en 1080 qu’il est question pour la première fois d’une teutonica patria. Avec Walther de Vogelweide (qui est d’ailleurs en avance sur son époque), l’idée de patrie se fait jour et lutte contre le caractère universel ecclésiastique qui avait survécu à la chute de l’empire. Mais, en somme, c’est au XVIe siècle seulement que s’accentue le sentiment de la « conscience nationale, » et Lamprecht estime que c’est la Réforme qui marque à cet égard la substitution, à « des conceptions intellectuelles soumises à des contraintes extérieures rigoureuses, de conceptions beaucoup plus libres. » Mais si elle ne marque pas, comme on l’a prétendu, le triomphe de l’individualisme, il faut reconnaître, en voyant l’effet qu’elle a eu sur le sentiment de la conscience nationale, que c’est une autre forme de cosmopolitisme qui se produit. L’idée de nation ne peut prendre son essor, elle reste vague et purement intellectuelle ; il faut le XIXe siècle pour la voir se réaliser.

À cette large et suggestive introduction succèdent d’excellents chapitres (remarquables surtout par la façon dont sont groupés les matériaux) sur la Germanie primitive, sur sa situation économique et sociale, sur le caractère et les mœurs des vieux Germains. Ces chapitres, où l’exposition est colorée (sans rien nous apprendre d’ailleurs de nouveau), ont été plus goûtés du grand public que des germanistes et des érudits auxquels certaines expressions ont fait hocher la tète. Ils sont propres du moins, en dépit de quelques incohérences, à piquer et soutenir l’attention du lecteur. Ils renferment des vues pénétrantes sur la manière dont les Germains se sont installés dans l’Europe centrale. Ils montrent aussi (p. 137 et suiv.) comment l’organisation économique se rattacha étroitement à l’organisation militaire et quels rapports existaient entre le sol, la nature des lieux et la manière dont la vie s’organisa. Le caractère économique de la centaine et celui de la propriété foncière sont fort bien mis en relief. On est arrêté çà et là par des réflexions trop inspirées par cette métaphysique sociologique dans laquelle se complaisent les Allemands. Que doit-on penser par exemple des définitions du genre de celle-ci : « L’État apparaît à cette époque comme une personnalité vivante, embrassant tout, et dont l’unité de composition est formée par des individus qu’on peut comparer à ces cellules des corps organiques qui dépendent les unes des autres » ?

Cette définition n’est-elle pas d’ailleurs en contradiction avec ce que Lamprecht dit lui-même du caractère économique de la centaine, montrant justement que la vie d’association ne s’était développée au fond que dans un sens : le sens militaire ? Ce que j’admets volontiers avec lui, c’est que l’originalité germanique ne disparut point dans la mêlée des invasions et que les Allemands furent en définitive peu accessibles à l’influence et aux idées des populations romaines : les modifications sont plus apparentes que réelles. En revanche, il glisse trop légèrement sur l’importance des transformations intellectuelles que le christianisme fit subir aux Germains. Il n’a pas un sentiment juste du rôle que jouent les conceptions religieuses dans l’évolution générale de l’humanité, il ne semble pas admettre que le sens religieux puisse être aussi une faculté de l’homme. Croit-il donc que des principes de liberté et d’égalité en germe dans la société germanique eussent suffi pour régénérer le monde romain ?

Il y aurait aussi des réserves à faire dans les chapitres où il est question des institutions et de la vie juridique. Que les sentiments des Germains sur la mission des femmes dans la famille aient été une cause de leur supériorité sur la société ancienne, tout le monde en tombe d’accord, mais est-il certain que la haute considération dont les femmes jouissaient en Germanie soit un reste du matriarcat[2], et peut-on dire que la pluralité des femmes ait été une sorte de privilège de l’aristocratie ?

La première partie du moyen âge est aussi remarquablement traitée, car c’est l’époque à la connaissance de laquelle l’auteur était par ses travaux antérieurs le mieux préparé. Ses patientes recherches sur la vie économique et sociale de ce temps lui ont permis de montrer, avec une autorité particulière, qu’il y a dans l’existence des sociétés humaines un assez grand nombre de révolutions dont le souvenir ne nous est fourni par aucun document et que les écrivains n’ont pas assez remarquées, parce qu’elles se sont accomplies lentement, d’une manière insensible, sans lutte visible : révolutions profondes et cachées qui remuent le fond de la société humaine sans qu’il en paraisse rien à la surface et qui restent inaperçues des générations mêmes qui y travaillent. On ne peut les saisir que longtemps après qu’elles sont achevées, lorsque, comparant deux époques de la vie d’un peuple, on constate entre elles de si grandes différences qu’il devient évident que dans l’intervalle qui les sépare de grands changements se sont accomplis.

C’est surtout dans les chapitres consacrés à l’histoire politique que nous trouvons malheureusement les traces d’une certaine précipitation. Parlant de Conrad Ier élu en 911 (t. II, p. 116 et suiv.), on nous dit que c’est au clergé seul qu’il doit son élection et, quelques lignes plus loin, on déclare que ce souverain travaille seul, sans le secours du clergé, et que finalement il est obligé de se tourner vers lui ! Quelle idée faut-il se faire d’Otton le Grand, dont on nous dit (p. 131) : « Il n’avait pas de hautes qualités intellectuelles, il ne s’est révélé ni comme un diplomate remarquable ni comme un grand capitaine et n’avait pas le don d’observation » ? Les faits ne sont-ils pas en contradiction complète avec un semblable jugement ? Otton le Grand, quelques reproches qu’on ait d’ailleurs à lui adresser, n’a-t-il pas su toute sa vie s’imposer à ses voisins ? L’appréciation de Lamprecht est en contradiction avec celles de Sybel, de Ranke, de Kœpke et de tous les autres historiens de notre époque. On nous dit d’Otton III (p. 166) qu’il sauva la couronne impériale grâce à l’épiscopat de l’Allemagne centrale et méridionale. Or, en étudiant la situation, que constatons-nous ? Les évêques sont divisés, et on ne nous dit même pas quels étaient ceux dont le concours lui est si utile et quels sont les motifs de leurs rivalités. Il se peut qu’il y ait eu une certaine opposition d’idées entre Otton III et ses prédécesseurs. Est-on édifié sur cette opposition lorsqu’on apprend qu’Otton III « entend utiliser les courants intellectuels alors existants dans un sens universel pour procurer à l’empire une situation plus forte vis-à-vis de la papauté, puissance elle-même universelle » ? On nous dit (p. 253) que sous Conrad II les évêques perdent beaucoup de la puissance qu’ils avaient auparavant et que l’importance des grandes dignités ecclésiastiques s’affaiblit. Conrad II a-t-il donc modifié leurs droits de souveraineté ? Leur a-t-il retiré des comtés ? Il a simplement nommé à l’archevêché de Mayence un homme médiocre, mais en détachant de l’archevêché de Mayence la charge d’archichancelier pour le royaume d’Italie pour la faire passer à l’archevêché de Cologne. On nous dit encore que Conrad fut, sur le terrain de la politique sociale, un souverain novateur. Y a-t-il eu vraiment sur ce terrain des souverains novateurs à cette époque ? Lamprecht nous avait d’ailleurs dit auparavant que c’était Henri II qui avait jeté les bases de la politique sociale que devaient suivre les empereurs de la maison salique. Faut-il admettre (p. 271) que la politique italienne de ce souverain fut heureuse, pour reconnaître, avec raison, quelques pages plus loin, que ses résultats furent insignifiants ? On voit par ces exemples que l’histoire politique de l’Allemagne a été traitée l’une façon trop légère en même temps que trop brève.

Les chapitres consacrés à décrire la situation économique, juridique et sociale du peuple allemand sont au contraire un peu diffus. Nous savons sans doute par les travaux antérieurs de l’auteur qu’il est extrêmement érudit et qu’il a beaucoup lu. Mais, sans lui demander d’appuyer ses assertions par un appareil d’érudition et de notes qui eussent alourdi le récit, on voudrait quelquefois trouver des preuves à l’appui de certaines considérations. Sur quels documents et sur quels faits se fonde-t-il donc pour nous dire qu’au milieu du XIIe siècle le peuple et l’État s’émancipaient des idées religieuses, que l’influence politique de Rome était considérablement ébranlée et que les courants religieux de l’Occident ne subissaient plus son impulsion ? C’est pourtant l’époque que Ranke appelle avec raison « l’âge hiérarchique. » Ses considérations sur le régime féodal sont un peu fantaisistes. Je ne saurais admettre que dès la seconde moitié du XIe siècle (t. II, p. 106 et suiv.) le fief eût perdu de son importance primitive pour prendre surtout une importance économique. Mais le « Miroir de Saxe » ne nous dit-il pas encore, au XIIIe siècle, que le fief est moins une propriété que le salaire d’une fonction : Das Lehn is der rittere sold (Homeyer, t. II, p. 314) ? Propriété, fonctions et noblesse se confondent : la propriété est une fonction, la fonction est une propriété ; la chevalerie elle-même est beaucoup moins une noblesse qu’une fonction, et c’est justement pour cela qu’elle n’est nullement un corps fermé. Il eût fallu montrer que ce qui caractérise le mieux le génie des Allemands d’alors ce sont leurs sentiments sur les offices domestiques : le service près de la personne d’un supérieur n’est pas considéré comme avilissant, il augmente au contraire plutôt l’honneur et la puissance de celui qui le remplit tout en diminuant sa liberté : les serviteurs des rois sont en même temps les premiers fonctionnaires de l’État ; la servitude est ainsi plus estimée que la liberté[3].

J’ai été surpris également de voir que, malgré les lumineux travaux de J. Ficker, Lamprecht paraisse tenir si peu compte de l’importance que, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, prend le titre de princeps. Il ne paraît pas croire que beaucoup de personnages possèdent le titre de comte sans être à la tête d’un comté, et après avoir pourtant étudié soigneusement dans sa Wirthschaftsleben le développement des avoueries, il ne renseigne les lecteurs de la Deutsche Geschichte ni sur le rôle qu’elles ont joué dans la formation des souverainetés territoriales ni sur les droits que se sont attribués les seigneurs vis-à-vis des Markgenossen.

Après avoir lu avec un soin particulier les chapitres consacrés à l’empereur Frédéric II, je suis embarrassé pour dire quel jugement Lamprecht porte sur ce prince. Le résumé qu’il donne de son règne est fait avec soin, mais pourquoi ce silence sur la diplomatie dont il use envers la cour de Rome ; pourquoi ne pas dire un mot des engagements que, dès avant 1215, Frédéric avait pris envers la papauté : 1o ne réunir les couronnes d’Allemagne et de Sicile ni sur sa tête ni sur celle de son fils ; 2o respecter et au besoin défendre les droits du Saint-Siège sur les États de l’Église, ainsi que ses droits de suzeraineté sur la Sicile ; 3o s’abstenir de toute immixtion dans les affaires spirituelles et respecter la liberté des élections aux fonctions ecclésiastiques ; 4o entreprendre une croisade ?

Lorsque l’auteur arrive au XIVe siècle, il semble sur un terrain où il se sent encore moins sûr. La forme devient plus prétentieuse, on trouve de plus en plus des expressions tantôt bizarres, tantôt négligées, des épithètes peu heureuses et même inexactes, des expressions absolument intraduisibles en français et dont il m’a été souvent impossible de comprendre la portée. Tantôt il se contente, pour caractériser certains personnages, de reproduire des anecdotes plus ou moins dignes de foi, tantôt il croit faire merveille en employant des expressions étranges, comme lorsqu’il nous dit de Jean de Bohême (t. IV, p. 97) et de Sigismond (p. 203) qu’ils « prostituent leur personnalité. » Nous admettrons volontiers avec lui que toute cette époque est profondément influencée par les phénomènes économiques, mais peut-on croire que c’est à des raisons économiques qu’est due la séparation d’avec l’empire de la Suisse et de la Flandre, et cela sous prétexte qu’ici la civilisation urbaine prit le dessus, tandis que la classe paysanne se maintint là ? N’y avait-il pas déjà en Suisse des villes prospères dès cette époque ?

Nous voulons montrer, par ces réserves, qu’il ne faut pas prendre trop à la lettre ces pages brillantes, souvent plus ingénieuses que justes. Mais nous nous plaisons à dire que, là même où l’on ne saurait être complètement d’accord avec l’auteur, on reconnaît que la lecture de son ouvrage est éminemment suggestive et qu’il émane véritablement d’un penseur. On peut signaler, parmi les pages les plus intéressantes, celles qui ont pour but de montrer comment la vie des peuples, aussi bien que celle des individus, est un effort incessant du corps et de l’esprit vers un renouvellement infini. « Au lendemain de la chute de la maison de Souabe, nous dit-il, les anciennes « paix perpétuelles » semblent oubliées, mais nous voyons surgir à leur place un redoublement d’activité de la part des princes et des villes. Au début, ils s’appuient encore sur ces anciennes « paix, » et celles que promulguent les États (Stände) ont la prétention d’être des mesures exécutoires de la « paix d’empire. » Le roi les revêt de sa sanction, en s’y faisant reconnaître certains droits, mais ce sont des droits honorifiques qui, peu à peu, diminuent d’importance, et ces paix locales deviennent le point de départ d’une législation nouvelle que l’on n’avait pas prévue et au soin de laquelle s’élabore toute une série de dispositions d’ordre constitutionnel, de législation criminelle, de droits de gage ou d’hypothèque, etc., et c’est aussi aux pouvoirs locaux que passe peu à peu la force exécutive. Et c’est ainsi que la royauté n’est plus, pour ainsi dire, qu’une charge honorifique ; princes et villes cherchent à exploiter politiquement, à leur profit, le droit de se coaliser, qui leur avait été reconnu d’abord exclusivement pour maintenir la paix. Sous prétexte de s’entendre pour la paix, ils concluent de véritables alliances contre la royauté. C’est là ce qui se produit pour la première fois, en 1333, dans la Landfrieden, souvent renouvelée depuis, qui unit, dans une action commune, toute la partie occidentale de l’Empire ; » et Lamprecht nous montre comment cette façon d’exploiter l’idée de paix perpétuelle fut favorisée par l’article de la bulle d’or qui priva les États (Stände) du droit de se coaliser en n’exceptant que les ententes, qui avaient pour but le maintien de la paix ; on tira parti le plus possible de cette exception pour conclure des alliances de toutes sortes et tourner ainsi d’une façon complète la défense de la loi ; nous voyons aussi « comment, par suite de l’abdication et de l’impuissance où se trouvait la royauté de protéger les habitants de l’empire et de leur imposer une législation uniforme, l’évolution politique de l’Allemagne fut déterminée par son évolution sociale et comment il se produisit un émiettement (Zerklüftung) désastreux pour l’idée de nation. L’action du pouvoir central se restreignit à des régions de moins en moins étendues ; elle ne se faisait guère sentir dans la plus grande partie de l’empire et elle était à peu près nulle aux extrémités. »

On lira avec intérêt les chapitres consacrés à l’évolution intérieure de l’Allemagne à partir du XIVe siècle, et notamment ceux qui concernent la colonisation des pays slaves par les races germaniques. L’organisation sociale des colonies allemandes apparaît comme très différente de celle du pays d’origine (à la civilisation de laquelle se rattachent pourtant ces colonies). Mais là les rapports des différentes classes, princes, bourgeois et paysans, ne sont plus les mêmes ; ces colonies apparaissent comme les rejetons les plus jeunes et les plus vigoureux du vieux tronc germanique dans des régions où tout était à créer au point de vue de la civilisation nationale. Cela leur permit de prendre une avance analogue à celle que prennent aujourd’hui, vis-à-vis des campagnes, les villes naissantes des États-Unis. Parvenues rapidement à une certaine prospérité, les villes, fondées par des colons, nouèrent ensemble des relations de commerce, longtemps avant que les habitants des campagnes pussent entrer en relation les uns avec les autres. Aussi jouèrent-elles un rôle plus considérable que les villes des régions germaniques d’où leurs habitants avaient essaimé. On peut en voir la preuve dans l’histoire de celles qui s’affilièrent à la Hanse.

Dans le livre XII (t. IV, p. 175) on trouvera d’intéressantes réflexions sur l’une des conséquences les plus importantes de l’affaiblissement du pouvoir central. C’est à partir des empereurs de la maison de Souabe que le rôle de l’argent a pris en Allemagne une plus grande importance, au détriment des prestations en nature. C’est ce qu’on appelle la période de Geldwirthschaft opposée à la période de Naturalwirthschaft. Or, cette grande transformation économique ne s’est point établie dans toutes les parties de l’Allemagne avec la même rapidité et de la même façon, et cela précisément « parce qu’elle ne s’est point établie par l’intermédiaire d’une puissance supérieure, prenant pied avec une égale sûreté dans toutes les parties de l’empire ; » elle n’a profité d’abord qu’aux localités qui étaient des centres d’industrie ou de commerce, c’est-à-dire aux villes. C’est là, au dire de Lamprecht, un des événements les plus considérables de l’histoire d’Allemagne, c’est à lui qu’il faut rapporter l’opposition qui mit aux prises les princes et les villes au cours des XIVe et XVe siècles. C’est à lui encore qu’il faudrait attribuer les guerres sociales qui éclatèrent au XVIe siècle, qui conduisirent l’Allemagne aux horreurs de la guerre de Trente ans ; et c’est par là enfin qu’on peut expliquer, dans une large mesure, le contraste qui existe encore aujourd’hui entre les villes et les campagnes, contraste souvent si fâcheux pour le développement intérieur du pays.

Ces réflexions éclairent d’une vive lumière ce qu’on nous dit du développement politique et social de la bourgeoisie et des villes. Nous voyons souvent l’argent, l’arme bourgeoise par excellence, faire passer le pouvoir « aux conseils de ville, » lentement et sans violence. Déjà, au XIIIe siècle, le capital a commencé à s’accumuler entre leurs mains, c’est le moment où s’affaiblit le pouvoir des princes et des seigneurs urbains. Les vieilles familles aristocratiques perdent de leur importance, le conseil grandit et s’arroge peu à peu tous les droits, mais les aristocraties commerciales n’ont pas, en général, une vie bien longue. La facilité avec laquelle elles s’enrichissent développe leur orgueil, affaiblit leur moralité et, en orientant leur esprit vers les bénéfices et les gains, déchaîne l’égoïsme. Ceux qui fondent les grandes maisons de banque et de commerce ne craignent-ils pas encore aujourd’hui de voir s’effondrer leur œuvre, à la troisième génération, entre les mains de petits-fils qui n’auront pas leur valeur ? Et il ne faut pas oublier qu’à la fin du XIIIe siècle, la puissance du capital était plus grande qu’elle ne le fut dans la suite. Le capital était alors comme une force neuve inconnue à la masse de la nation. Son pouvoir avait quelque chose de mystérieux parce qu’il était incompris !

Je ferais plus volontiers quelques réserves sur la description qui nous est donnée de la situation des classes rurales au XVIe siècle et sur la manière dont sont appréciés les rapports des paysans et des seigneurs du Nord-Est de l’Allemagne. On ne peut se borner à dire purement et simplement des homines proprii et glebae adscripti qu’ils étaient des esclaves. Lamprecht connaît cependant les complications historiques qui avaient amené tant de diversité dans la condition des personnes et désorienté les légistes. Il sait que la condition des demi-libres variait à l’infini, parce qu’elle était subordonnée aux charges de la propriété et qu’il pouvait y avoir autant de degrés dans la dépendance (Hörigkeit) qu’il y avait de conditions diverses pour les tenures. Il eût bien fait de nous dire, en nous parlant de la réaction naturalwirthschaftlich du XVIe siècle, qu’elle avait eu principalement pour cause l’empressement que les seigneurs avaient mis à vendre quantité de choses sur le marché pour augmenter leurs revenus ; et, pour expliquer la décadence du commerce extérieur à cette époque, suffisait-il de dire qu’elle avait été la conséquence du changement des routes commerciales du monde ? Ne convenait-il pas de montrer l’importance qu’avaient eue les faits politiques et l’organisation économique de l’empire (t. V, p. 490) ? Les paragraphes qui traitent de l’organisation constitutionnelle des divers territoires manquent également de précision. Ils ne nous renseignent avec netteté ni sur l’organisation financière des seigneurs ni sur la formation des impôts ni sur les fonctions des Landstände. On pourrait même relever çà et là quelques contradictions. On nous dit (p. 535) qu’il ne faut pas se représenter la puissance des États comme si grande et on déclare pourtant (p. 537) que le Brandebourg et l’Autriche sont complètement sous la puissance de leurs « États. » On nous dit (p. 538) que princes et États s’entendent à merveille et n’ont qu’un même but, travailler au bien du pays. Mais alors comment se fait-il que les princes aient mis tant d’acharnement à détruire les États et qu’ils n’aient point accepté avec reconnaissance ces précieux collaborateurs ? C’est qu’au fond c’étaient des adversaires bien plus que des alliés.

Très intéressants d’ailleurs les chapitres du livre XVI (t. V, 2e  partie) où l’auteur nous fait assister aux luttes éternelles entre les villes et les territoires, luttes compliquées encore par la part qu’y prenait la petite noblesse et qui contribuèrent si puissamment à hâter la désagrégation de l’empire. Si, dans la première moitié du XIVe siècle, la royauté avait pu encore s’imposer quelquefois aux récalcitrants, à partir des règnes de Charles IV et surtout de Wenceslas, elle se montre impuissante. En dépit des interdictions de la bulle d’or et des efforts de la royauté, les ligues se multiplient, et c’est avec raison que Lamprecht fait remarquer qu’à l’idée de monarchie impliquant un pouvoir se substitue une sorte de dualisme : en face du roi se dresse le pouvoir des États.

L’empire, dans ces conditions, devait naturellement se transformer en une sorte d’État fédératif, et c’est par des « exigences fédéralistes » que se manifeste d’abord la puissance des Stænde. Aux yeux de ceux-ci, l’élément monarchique n’était que l’élément représentatif de la constitution ; le pouvoir effectif était entre les mains de cette machine compliquée qu’on appelait Reichsregiment.

Ce fut cette nouvelle organisation constitutionnelle qui effaça peu à peu les contrastes et les différences que l’avènement de l’organisation économique fondée sur l’argent (Geldwirthschaft) avait introduites en Allemagne. Les princes étant restés, au point de vue politique, les maîtres de la situation, cette victoire en avait entraîné beaucoup d’autres. Les principes économiques en vigueur dans les villes pénétrèrent dans le reste du pays. Les seigneurs apprirent à combattre les « conseils de villes, » avec les armes dont se servaient ceux-ci. À partir de la fin du XVe siècle, les tentatives de réformes sociales viennent surtout des paysans et des prolétaires, et si leurs révoltes sont comprimées, c’est grâce aux populations rurales beaucoup plus qu’à celles des villes.

Lamprecht nous montre ensuite comment l’empereur n’avait d’autre organisation administrative que celle qui découlait de sa qualité de grand propriétaire foncier. Les souverains de la maison de Habsbourg ne pouvaient, d’après lui (mais ceci est certainement exagéré), avoir d’autre influence sur l’administration générale des territoires allemands que celle qui provenait de leurs exemples personnels, et ce ne furent pas toujours de bons exemples. On trouve sans doute au XVIe siècle beaucoup de dispositions législatives concernant la police d’empire. Mais ces dispositions pouvaient tout au plus servir de type pour les dispositions analogues prises dans les divers États ou jouer un rôle supplétoire là où ces dispositions étaient muettes. L’empire apparaît même comme dépouillé de la plus importante des prérogatives qui lui étaient reconnues au moyen âge, du droit de dire le droit et de maintenir la paix (Rechtsprechung et Friedenswahrung).

Lamprecht insiste, avec raison, sur le contre-coup que cette désagrégation politique et économique eut forcément sur l’importance commerciale de l’Allemagne. Elle n’est même plus maîtresse de ses côtes, ses fleuves les plus importants sont exploités, au point de vue commercial, en partie par la Hollande, en partie par la Suède : « Presque tous les pores du corps national sont bouchés, » et cet état de choses se prolongera jusqu’au XIXe siècle.

L’Allemagne était réduite à jouer « le rôle de Cendrillon parmi les nations ; » elle était redescendue à un niveau économique certainement inférieur à celui qu’elle avait occupé au moyen âge au temps où prévalait la Naturalwirthschaft. Commerce intérieur et commerce extérieur, tout est en décadence ; l’esprit d’exclusivisme se montre plus étroit et plus intolérant que jamais. Des barrières de péages et de douanes séparent les divers territoires et l’application rigoureuse du principe Cujus regio ejus religio amène l’expulsion sans pitié d’un grand nombre de marchands et d’artisans. Les corporations se pétrifient ; la vie urbaine se ralentit ou revient à des formes surannées. On eût pu espérer que, dans la première moitié du XVIe siècle, à l’opposition entre les villes et les campagnes, qui existait depuis le XIIIe siècle, succéderait une période heureuse d’influence et de pénétration réciproques des intérêts ruraux et urbains. Les marchands des villes avaient commencé à acheter les produits de la campagne ; des colporteurs vendaient dans la campagne les produits des villes. Certaines industries domestiques ne se concentraient point dans celles-ci et s’installaient aussi dans les villages ; les prix et les salaires ne se taxaient plus d’une façon purement arbitraire, l’idée de l’offre et de la demande commençait à apparaître. Des associations fondées sur l’idée de monopole tentaient ce que devaient faire plus tard les grandes compagnies commerciales du XVIIe siècle, qui bouleversèrent si profondément l’organisation économique des villes. — Lamprecht nous montre comment et pourquoi ces belles espérances ne purent se réaliser, comment et pourquoi villes et campagnes se séparèrent de plus en plus et comment ce recul fut aussi déplorable pour les unes que pour les autres, car il ne faudrait pas s’imaginer que le retour à une période de Naturalwirthschaft fut avantageux aux populations rurales, comme on pourrait le supposer. Que l’on envisage les vieux pays germaniques ou les contrées slaves, germanisées par des colons allemands, ces transformations économiques furent déplorables. Dans les pays proprement germaniques le retour à l’état de choses antérieur fut surtout préjudiciable par suite de la désagrégation des anciennes associations de la Marche (Markgenossenschaften) et de la décomposition des domaines ruraux d’autrefois, des villas ou des manses provenant surtout de l’accroissement de la population. Le sol apparaît déjà, dans certaines contrées, comme aussi morcelé qu’il l’est de nos jours. L’ancien manse plein (Vollhufe) n’apparaît plus comme l’unité de culture rurale ; de nouvelles couches sociales apparaissent. On trouve, à côté de paysans riches, un grand nombre de paysans pauvres, et le nombre de ceux-ci paraît augmenter. Toutes ces transformations paraissent surtout désastreuses pour les prolétaires dont les droits, vis-à-vis du sol, vont de plus en plus en s’affaiblissant.

Les chapitres consacrés à la Réforme comportent malheureusement beaucoup de réserves, et il y aurait toute une étude à faire sur les idées de l’éminent historien. On ne pourra, certes, lui adresser les mêmes reproches qu’à Pastor ou à Janssen. Les papes de cette époque nous sont tous dépeints (à peu d’exceptions près) comme des intrigants ou des gredins, et on pourrait croire, à la lecture de certains passages, que les couvents et les monastères ne sont que des sentines de vice et des foyers d’abomination, que les religieuses sont, pour la plupart, des visionnaires ou des femmes perverties, etc.

Sans prendre la défense de cette époque, je dirai, comme Lenz et Finke, que l’auteur a peu étudié la vie des couvents au moyen âge, qu’il n’a pas lu suffisamment les ouvrages qui traitent de la Réforme, et qu’il utilise un peu au hasard les sermons de certains prédicateurs, sans même apprécier convenablement l’importance des matériaux qu’il emploie. Nous sommes encore trop mal renseignés sur la moralité du peuple allemand à cette époque pour pouvoir généraliser autant qu’il le fait certains cas particuliers. Ainsi, dans la Westphalie, où j’ai longtemps séjourné et dont j’ai étudié avec soin la vie rurale, l’histoire et les institutions, la moralité était certainement beaucoup meilleure que les descriptions de Lamprecht ne pourraient le faire supposer. Érasme a fait, avec raison, l’éloge du clergé westphalien au XVIe siècle. Qu’on trouve alors dans le peuple comme dans les prêtres des traces de corruption, cela ne fait aucun doute, mais en tirer un tableau comme celui qui nous est donné, c’est faire à la fantaisie une trop large part[4].

On lira avec plus de profit les passages consacrés à décrire l’influence de la Réforme sur les transformations politiques et économiques de l’Allemagne. Lamprecht y met en lumière l’influence décisive de Luther et l’importance de son ouvrage sur la puissance temporelle (Von weltlicher Gewalt), paru à la fin de l’année 1522 et d’après lequel le prince doit se distinguer à quatre points de vue : par sa confiance envers Dieu et l’ardeur des prières qu’il lui adresse ; par son amour envers ses sujets et son chrétien désir de leur rendre service ; par la prudence et la circonspection avec laquelle il doit se comporter vis-à-vis de ses conseillers et des puissants qui l’entourent ; enfin par la sévérité impartiale et intelligente avec laquelle il doit sévir contre les malfaiteurs et les coupables. Et je crois volontiers avec lui que l’opinion publique, à cette époque où Machiavel écrivait précisément son livre « Du Prince, » ne repoussait point, chez les souverains, un absolutisme radical, teinté seulement d’esprit patriarcal et de sentiments chrétiens. Ces sentiments se sont maintenus chez les Allemands, au cours du XVIIe siècle, tant que les grandes impulsions données par Luther sur le terrain religieux ont prévalu. Lamprecht croit que l’Allemagne a repoussé l’idée d’absolutisme telle que la concevait le droit romain, autant que les idées anti-monarchiques venant de France, d’Espagne ou d’Écosse, ou que les théories des calvinistes, celles, par exemple, d’un Languet ou d’un Hotman, sur le contrat qui unit le prince à son peuple. Il est certain que, si les Allemands ont parfois critiqué la conduite absolutiste de leurs princes, c’est surtout en se plaçant au point de vue de la conception religieuse de l’absolutisme luthérien. Mais au fond, le principe même de l’absolutisme des princes n’a cessé d’être respecté. Beaucoup, peut-être, désiraient être mieux gouvernés, mais fort peu auraient eu l’idée de se gouverner par eux-mêmes. Ils respectaient leurs princes, s’ils ne les aimaient pas ; quand ils se détournaient d’eux, c’était pour reporter leur confiance sur leurs successeurs, et leur mécontentement même était encore un hommage rendu à leur absolutisme et à leur souveraineté.

Ce résumé, à la fois trop long et trop bref, de quelques-uns des principaux chapitres, suffira pour donner une idée du caractère original et vraiment personnel d’un livre dont la lecture est pénible, mais qui mérite cependant d’être lu. En dépit des critiques qu’il comporte, il est remarquable par l’éminente sincérité de la pensée, par la finesse des aperçus et l’abondance des réflexions. Nous en avons dit assez pour montrer combien est féconde la méthode qui y est appliquée et aussi pour faire pressentir l’intérêt des polémiques que cet ouvrage a soulevées, polémiques qui ont eu leur écho dans l’intéressant congrès des historiens à Innsbrück sur lequel nous reviendrons prochainement.


Georges Blondel.


  1. Voici les principaux : Der Dom zu Köln und seine Geschichte (Bonn, 1881) ; Initialornamentik des 8ten bis 13ten Jahrhundert (Leipzig, 1882) ; Die wirthschaftsgeschichtlichen Studien in Deutschland (Jahrbücher de Conrad, 1883) ; Deutsches Städteleben am Schlusse des Mittelalters (Heidelberg, 1884) ; Skizzen zur rheinischen Geschichte (Leipzig, 1887) ; Die römische Frage von König Pippin bis auf Ludwig den Frommen in ihren urkundlichen Kernpunkten erläutert (Leipzig, 1889). L. est un des principaux fondateurs de la Gesellschaft für rheinische Geschichtskunde et de la Westdeutsche Zeitschrift für Geschichte und Kunst. Il a collaboré activement aux Chroniken der deutschen Städte et s’occupe actuellement de la publication des Rheinische Urbare. M. Pirenne a indiqué plus haut les récents articles qui se rattachent étroitement à la Deutsche Geschichte.
  2. Peut-on, par exemple, voir une preuve de l’existence du matriarcat dans le chap. XX de Tacite, où Brunner voit au contraire (avec raison selon nous) l’exclusion du matriarcat ? — On pourrait croire aussi, d’après ce que nous dit Lamprecht, que le mariage était plus pur et plus honoré à l’époque mérovingienne qu’à l’époque de Tacite.
  3. Lamprecht s’explique aussi d’une façon peu exacte sur le système des « boucliers » (Heerschilde) et sur la formation de ces catégories qui avaient encadré les différentes classes de la société dans une organisation hiérarchique rigoureuse, organisation qui eut un rôle considérable dans les conceptions politiques du moyen âge allemand. Il paraît ignorer que le premier « bouclier » est celui du roi et que les princes ecclésiastiques ont un rang plus élevé que les princes laïques (voir mon Étude sur la politique de l’empereur Frédéric II, p. 86-88).
  4. C’est surtout dans les tomes IV et V qu’on pourrait relever un grand nombre d’erreurs de détail. Dans le dernier volume, Rachfahl n’en dénonce pas moins de douze en quelques pages (p. 551 à 570) : sur l’inquisiteur Hulst, sur le rôle de la Consulta, sur l’assemblée des chevaliers de la Toison d’or de 1562, sur le rôle des membres du conseil d’État après la chute de Granvelle, sur les premières relations de Calvin avec les protestants de Paris, sur la situation au point de vue financier des rebelles, sur celle des protestants après 1555, sur le rôle des archiducs Albert et Isabelle, etc. Le même travail de critique peut être fait pour les pages 661 à 674. On pourrait faire ressortir aussi la preuve de la précipitation avec laquelle l’ouvrage est écrit : p. 722, on nous dit que Gustave-Adolphe débarqua le 26 juin 1630, et p. 727 nous voyons que le débarquement eut lieu le 26 mai. — S’il y a dans l’ouvrage beaucoup d’idées personnelles, il s’y trouve aussi des emprunts trop nombreux faits a d’autres historiens. Rachfahl s’est donné le malin plaisir de mettre en parallèle, sur trois colonnes, les passages similaires de Ritter, de Wenzelburger et de Lamprecht, pour montrer comment celui-ci se permettait parfois de procéder. Qu’il ait intentionnellement voulu supprimer les citations et n’ait donné aucune bibliographie, on le comprend ; mais, lorsque, par hasard, il cite un volume, il faudrait au moins qu’on puisse aisément s’y reporter. La plupart des Allemands seront aussi embarrassés que les Français pour savoir quels sont les ouvrages indiqués par des renvois ainsi conçus (t. IV, p. 283, 394, 395) : Dohme, p. 168 ; Körnicke, p. 60-61 ; V. Liliencron, I, 359, etc.