Kant et M. Wilson
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 848-861).
KANT ET M. WILSON

Chacun a compris l’importance du geste de M. Wilson rompant les relations diplomatiques entre les États-Unis et l’Allemagne. Cette ferme attitude avive encore les profondes sympathies qui nous unissent à la grande République américaine. L’acte de M. Wilson a été salué par les acclamations chaleureuses des peuples de l’Entente. Hier, on épiloguait encore avec passion sur la noie aux belligérans et sur le message au Sénat américain. Aujourd’hui, on les met au second plan. Mais est-on sûr d’en avoir pleinement pénétré le sens et compris la portée ? Il ne faut pas oublier que M. Wilson invoque les principes de son message dans la notification qu’il adresse aux neutres de sa rupture avec l’Allemagne. Il n’est donc pas sans intérêt de reprendre ces documens et d’en tenter l’analyse.

On se rappelle combien l’annonce d’une note de M. Wilson aux Puissances belligérantes avait excité l’intérêt de l’Europe. Le chef d’un grand État neutre, un homme éminent et respecté allait officiellement faire connaître sa pensée. Quelles paroles décisives prononcerait-il ? Quel jugement allait-il porter ? La note ne permit pas de répondre à ces questions. M. Wilson demandait aux belligérans de préciser leurs buts de guerre ; il tenait pour indispensable que l’Amérique fût mise à même de les apprécier. Cependant il n’offrait pas la médiation de son gouvernement, et déclarait même qu’il renonçait à intervenir en quoi que ce fût lors de la discussion du traité qui terminerait les hostilités ; il voulait savoir seulement à quelle distance on était encore « du havre de la paix. » Au reste, M. Wilson semblait mettre sur le même plan tous les belligérans ; il ne recherchait pas les causes du conflit européen et ne discutait pas les responsabilités.

Certains journaux de l’Entente, déconcertés par un tel langage, prétendirent aussitôt que M. Wilson était le porte-parole des Empires centraux. Coïncidence singulière, dans le même temps les gazettes de l’Europe centrale soutenaient que M. Wilson favorisait l’Entente et faisaient à sa note l’accueil le plus discourtois. Puis les opinions s’apaisèrent, peu à peu, chez nous et chez l’ennemi ; mais on restait hésitant sur l’interprétation de la pensée de M. Wilson. Il employait dans sa note des expressions abstraites dont certaines n’avaient peut-être pas le sens qu’on leur attribuait ; chacun y voyait trop facilement ce qu’il voulait y voir. Au vrai, personne ne semblait la comprendre pleinement.

Cependant les Empires centraux envoyaient à M. Wilson leurs réponses incolores. L’Entente lui adressait la sienne ; elle y définissait ses buts de guerre avec toute la précision souhaitable et marquait amicalement son étonnement que M. Wilson n’eût pas su ou voulu discerner le juste de l’injuste dans le conflit européen. C’est alors que parut le message au Sénat américain. La lecture de ce document réservait de nouvelles surprises ; M. Wilson y mentionnait bien les réponses européennes ; celle de l’Entente était même l’objet d’une appréciation flatteuse pour sa précision ; mais l’auteur du message ne portait aucun jugement sur les buts de guerre qui lui avaient été soumis, pourtant, sur sa propre demande ; il ne répondait pas davantage à l’invite que lui avait adressée l’Entente de se prononcer entre les belligérans. En revanche, il énumérait les conditions, indispensables selon lui, à l’établissement d’une paix durable.

Une telle paix ne pourrait exister, disait-il en substance, que si, la guerre terminée, — et, thèse surprenante, terminée sans victoire, — les nations voulaient bien s’unir entre elles. Les États-Unis favoriseraient cette union ; mais il leur importait de savoir si leur collaboration à l’œuvre pacifique serait rendue possible par l’état d’esprit des belligérans. Admettraient-ils certains principes que M. Wilson tient pour indispensables au maintien de la paix ? Telle semblait être la question primordiale. M. Wilson déclarait d’ailleurs qu’il n’interviendrait pas pour faire adopter ces principes si les nations européennes n’y adhéraient spontanément ; il respecterait, quelles qu’elles fussent, les clauses du traité de paix conclu entre les belligérans, mais le caractère des clauses de ce traité déterminerait son attitude future. Des réponses européennes à sa note il ne retenait que ceci : aucun des belligérans n’a l’intention d’écraser son adversaire. Cela suffisait pour lui permettre d’espérer que la paix qu’il proposait pourrait un jour régner sur le monde.

En présence de ce document, la presse européenne s’émut à nouveau. Mais, comme pour la note, chacun revint peu à peu sur son impression primitive. Les peuples de l’Entente notamment, bien qu’absolument réfractaires à certaines doctrines, celle de la paix sans victoire par exemple, s’aperçurent vite de l’étroite parenté qui reliait leurs idées les plus chères à certaines idées de M. Wilson ; d’autres, il est vrai, leur paraissaient obscures, quelques-uns disaient contradictoires ; bref, l’harmonie de l’ensemble n’apparaissait pas.

On ne peut pas admettre cependant que M. Wilson ait arbitrairement réuni les idées de son message. Cela serait peu vraisemblable a priori. M. Wilson est un esprit de trop haute culture pour ne pas coordonner fortement ses pensées : si l’on a interprété ses notes de façons diverses et hésitantes, c’est peut-être qu’on les a mal comprises. On aurait cru, à lire les polémistes, qu’une seule question importât : les notes de M. Wilson démontraient-elles qu’il était favorable à l’Entente, ou favorable aux Empires centraux ? En réalité, cette question pour l’auteur des notes ne se pose pas. Il est probable que, sauf sur le point spécial retenu dans son message, M. Wilson a estimé que les réponses des États européens ne concordaient pas avec les questions posées par lui, et il a éprouvé le besoin de répondre lui-même en proposant in abstracto, pour arriver à la paix, le système, — car il s’agit bien d’un système, — qu’il considère comme le meilleur. En ami sincère de l’humanité, il a voulu répandre à travers le monde des théories qui lui sont chères, qu’il croit vraies, et qu’il suppose suffisamment universelles pour satisfaire les aspirations communes et être facilement comprises de tous. Ce n’est pas ici le lieu de juger ces théories ; on se contentera de les exposer et d’en rechercher la genèse.

Les deux déclarations de M. Wilson ne sont obscures qu’en apparence. Tout s’éclaire et devient logique si l’on se souvient que, dans sa carrière scientifique, M. Wilson, qui a professé le droit international, a dû côtoyer en mainte occasion les doctrines de Kant sur la paix perpétuelle, et si l’on admet que, les ayant adoptées, il en a fait son propre système. C’est donc à la lumière de Kant qu’il va falloir interpréter la note et le message de M. Wilson.


Dans son traité De la Paix perpétuelle[1], écrit en 1795, Kant a rassemblé ses théories philosophiques sur la nature des États, et la possibilité d’établir entre eux une concorde durable. Il pose, dès l’abord, le principe primordial de la liberté des hommes. Sans doute, dans l’état de nature, cette liberté produit des désastres ; elle engendre la guerre privée perpétuelle qui risquerait d’exterminer l’espèce humaine si le droit naturel n’intervenait pour obliger l’homme à sortir de son état sauvage, le courber sous une discipline sociale, et réunir les individus sporadiques et indépendans en un État. Un contrat primitif, analogue au Contrat social de Rousseau, les lie entre eux et détermine leur subordination au souverain. Grâce, à ce contrat, la guerre perpétuelle fait place à la paix perpétuelle entre citoyens. Mais le problème de la paix mondiale n’est pas par-là même résolu ; des rapports nouveaux apparaissent ; les États entre eux vivent comme les hommes entre eux dans l’état de nature : c’est la guerre publique. Cette guerre, il est vrai, ne sera pas continuelle, car des palliatifs sont possibles ; on conclura des alliances et des trêves ; mais les unes engendreront des guerres nouvelles, les autres, par leur nature même, ne peuvent être que passagères ; le droit international ne suffit pas, en effet, pour assurer la paix entre États, puisque aucune autorité supérieure ne le sanctionne ; il faut en plus une libre fédération des peuples dont le rôle sera défini plus loin.

La nature exige que les États soient libres, ou, pour parler plus exactement, indépendans. Ils doivent demeurer tels, sous peine de cesser d’être ; les États ne peuvent rien abdiquer de leur indépendance sans aliéner leur existence propre en tant qu’États. La guerre, conséquence de l’indépendance des États est donc fatale, et pourtant les hommes ont le devoir de mettre un terme à cette fatalité, non parce qu’une contrainte extérieure l’interdit (il ne peut y avoir de contrainte juridique d’État à État), mais parce que la Raison la condamne. La violence internationale est contraire à la Raison, c’est-à-dire à la liaison pratique. La guerre est dégradante pour l’humanité. On ne peut voir sans un profond mépris les sauvages amoureux de l’indépendance sans règle au point de préférer la bataille continuelle au joug salutaire des lois ; mais que faut-il penser de peuples civilisés dont chacun forme un État, s’ils vivent plongés dans une barbarie belliqueuse ?

Cependant la guerre est le seul moyen dont peuvent user les États pour faire valoir leurs droits, car aucune puissance ne leur est supérieure et ne peut leur faire rendre justice. Il existe donc une antinomie entre la guerre, nécessité de nature, et le devoir de paix perpétuelle ; mais cette antinomie sera résolue par la Raison pratique : « Cherchez avant tout, proclame Kant, le règne de la pure Raison pratique et sa justice, et votre but (le bienfait de la paix perpétuelle) vous sera donné par surcroit. » (Paix perpétuelle, appendice I, p. 378.)

Kant pousse si loin sa réprobation de la guerre qu’il n’admet même pas la guerre civile entreprise pour détrôner un tyran. Sans doute, on a raison de déposer le tyran ; mais c’est un tort de le renverser par la guerre. Cette guerre, en effet, ne saurait être légale, puisqu’elle n’a pas été prévue dans le contrat social. Elle n’a pu d’ailleurs y être prévue, car l’article du contrat la concernant conférerait au peuple un droit sur le souverain, ce qui ne se conçoit pas. Que si pourtant le souverain est renversé par une révolution et redevient un simple citoyen, il n’a pas le droit d’user à son tour de violence pour reconquérir à nouveau le pouvoir ; en revanche, il ne doit aucun compte de son administration antérieure. La révolte, quels qu’en soient les motifs, est une vilaine page de l’histoire d’un peuple, il faut se hâter de la tourner pour n’y jamais revenir. De même de la guerre entre États.

Kant admet bien, il est vrai, qu’une violation du droit commise en un point du monde se fait sentir dans le monde entier ; mais il n’en tire pas argument pour légitimer la guerre. Il semble même aller plus loin et, refuser le caractère objectif à l’injustice internationale. Les États sont pleinement indépendans les uns des autres ; aucun supérieur ne leur est imposé, partant aucune autorité qui décide entre jeux du juste et de l’injuste ; à plus forte raison ne sont-ils pas juges les uns des autres. Les deux concepts justice et guerre ne se rencontrent en aucun point. Cela ne signifie pas d’ailleurs que le droit d’un État ne puisse être violé par un autre État ; mais lorsqu’une guerre éclate, qui pourra dire de quel côté est la justice ? Deux personnes morales indépendantes sont aux prises ; chacune subjectivement peut croire à la bonté de sa cause ; pas de juge, donc pas de loi ; d’où la maxime suivante qui ramène la pensée vers M. Wilson : « Aucune des deux parties (belligérantes) ne peut être tenue pour un ennemi injuste (puisque cela supposerait une sentence judiciaire) » (Paix perpétuelle, 1er sect., 6, p. 336.)

Ne semble-t-il pas que ce soit là le principe qui a déterminé la neutralité transcendante de M. Wilson ? Il ne juge pas parce qu’il n’y a rien à juger ; et il n’y a rien à juger parce qu’il n’y a pas de juge. Que M. Wilson ne porte pas sur les belligérans un jugement personnel, il faut en douter ; mais à ce jugement il ne peut donner une forme juridique, partant extérieure ; il ne tient pas la balance égale entre les belligérans, il n’a pas de balance pour les peser. De même, il ne demande pas de comptes aux belligérans ; il ne dit pas : comment ferez-vous la paix ? mais : qu’appelez-vous la paix et qu’appelez-vous une paix durable ?

La note des États-Unis s’exprime ainsi :


Le Président suggère qu’une occasion rapprochée soit recherchée pour demander à toutes les nations actuellement en guerre une déclaration publique de leurs vues respectives quant aux conditions auxquelles la guerre pourrait être terminée, et aux arrangemens qui seraient considérés comme satisfaisans, en tant que constituant des garanties contre le retour ou le déchaînement d’un conflit similaire dans l’avenir, de façon à pouvoir comparer ensemble en toute franchise leurs déclarations.

M. Wilson est indiffèrent quant aux moyens de réaliser ce qui précède[2]. Il serait heureux lui-même d’aider à son accomplissement, ou même de prendre l’initiative à cet égard de quelque façon qui puisse paraître acceptable ; mais il n’a pas le désir de fixer la méthode ni les moyens. Toute manière de procéder lui paraîtra acceptable, pourvu que le grand but qu’il poursuit soit atteint.


Qu’est-ce qu’une paix durable ? Le problème posé par la note va être résolu dans le message au Sénat américain. Pour analyser ce document, il convient d’en comparer les différentes parties avec les textes de Kant qui les éclairent.

De l’indépendance absolue des États-à l’égard les uns des autres résulte, comme on l’a vu, l’état de guerre ; il n’existe et ne peut exister aucune contrainte juridique qui oblige à la paix internationale ; mais la Raison doit amener les États à s’unir entre eux pour constituer bénévolement une fédération qui leur assurera la paix perpétuelle. Kant s’exprime ainsi :


Comme cet état (de paix perpétuelle) ne peut être garanti sans un pacte des peuples entre eux, de là résulte la nécessité d’une alliance d’une espèce particulière, qu’on peut appeler alliance de paix (foedus pacificum) qui différerait du traité de paix (jpactum pacis) en ce qu’elle chercherait à terminer à jamais toutes les guerres, tandis que celui-ci n’en termine qu’une seule. Cette alliance n’a pas pour but l’acquisition de quelques puissances de la part de l’État, mais simplement la conservation et la garantie de sa liberté et de celle des autres États alliés, sans qu’ils aient besoin pour cela de se soumettre (comme les hommes dans l’état de nature) à des lois publiques et à la contrainte qu’elles imposent. On peut concevoir la possibilité de réaliser cette idée de fédération (réalité objective) qui doit s’étendre progressivement à tous les États et conduire à la paix perpétuelle. Car si le bonheur voulait qu’un peuple puissant et éclairé se formât en République (gouvernement qui, par sa nature, doit nécessairement être porté à la paix perpétuelle), l’idée républicaine poserait les bases d’une union fédérative à l’usage d’autres États, afin de se les attacher et ainsi assurer leur liberté conformément à l’idée de droit international et afin de se développer peu à peu et toujours plus par de nombreuses unions de ce genre. (Paix perp. 2e sect. 2e art, définit., p. 356.)


La république dont il est ici question est un gouvernement ou plus exactement une façon de gouverner idéale, dont la réalisation est possible, quelle que soit d’ailleurs la forme du régime. Elle suppose la représentation politique des citoyens et la séparation des deux pouvoirs législatif et exécutif. La république est le gouvernement conforme à la Raison humaine ; son excellence est telle qu’elle rayonne à travers le monde, véritable messie de la Raison pratique. L’idée républicaine ne cherche pas à conquérir par la force, mais à convaincre et à s’imposer par la persuasion.

Que, l’on se reporte au texte du message, et l’on y reconnaîtra la distinction entre le fœdus pacificum et le pactum pacis, ainsi que la manifestation du prosélytisme messianique de la grande République américaine qui ne demande qu’à jouer dans le monde le rôle bienfaisant que lui imposent ses principes :


Dans tout débat sur la paix qui doit terminer cette guerre, on considère e comme acquis que la paix doit être suivie par quelque accord défini entre les Puissances, accord qui rendra virtuellement impossible le retour de toute catastrophe capable de nous submerger encore une fois. Quiconque aime l’humanité, quiconque a l’esprit sain et capable de réflexion, doit nécessairement considérer ce point comme acquis.

Il serait inconcevable que le peuple des États-Unis ne jouât point de rôle dans cette grande entreprise. En prenant part au service qu’il s’agit de rendre, il saisira l’occasion qu’il a cherchée, en vertu des principes et des buts mêmes de sa politique, et en vertu de la conduite qu’il a approuvée chez son gouvernement, dès l’époque où il s’est constitué en une nation nouvelle : il avait alors la haute et honorable espérance d’indiquer à l’humanité, par toute sa manière d’être et d’agir, le chemin qui mène à la liberté. Les États-Unis ne peuvent pas, c’est un devoir d’honneur, refuser le service qu’on va maintenant leur demander. Ils n’ont pas le désir de le refuser. Mais ils se doivent à eux-mêmes, et ils doivent aux autres nations du monde, de déclarer à quelles conditions ils se sentiront libres de le rendre.

Ce service n’est pas moins que ceci : les États-Unis ajouteront leur autorité et leur pouvoir à l’autorité et à la force d’autres nations, pour garantir la paix et la justice à travers le monde. Un pareil règlement ne saurait être retardé longtemps, désormais. Avant qu’il se produise, il est juste que le gouvernement des États-Unis formule Franchement les conditions auxquelles il se sentirait autorisé à faire approuver par notre peuple son adhésion formelle et solennelle à une ligue pour la paix. Je suis ici pour essayer d’exprimer ces conditions… Aucune union, aucune paix concertée qui ne comprendra pas les peuples du Nouveau Monde, ne saurait suffire à préserver l’avenir de la guerre… Ces élémens de la paix doivent s’accorder avec les croyances politiques et avec les convictions pratiques que Les peuples d’Amérique ont, une fois pour toutes, embrassées et entrepris de défendre.


Le principe de l’indépendance des nations interdit aux Etats-Unis de « mettre un obstacle à aucune clause de paix que les gouvernemens actuellement en guerre pourraient stipuler ensemble ; » mais, le cas échéant, ils offrent avec joie de collaborer à la création d’une force supérieure a, celle de toute nation ou de tout groupe 4e nations, quel qu’il soit : la force « majeure et organisée de l’humanité » qui garantira la paix. Comment la garantira-t-elle ? Par la violence au besoin ? Il ne semble pas, à moins que l’on admette une contradiction bien improbable dans la pensée de M. Wilson. La force de paix idéale et raisonnable, par la vertu de la grâce qui lui est propre, domptera l’esprit de guerre qu’entretiennent les alliances de la politique d’équilibre. Mais, pour atteindre ce résultat, les nations actuellement en guerre doivent coopérer à l’action de cette grâce. Le voudront-elles ? demande M. Wilson :


Est-ce que la guerre actuelle est une lutte pour une paix juste et sûre, ou simplement une lutte pour un nouvel équilibre de forces ? Si elle est simplement une lutte pour un nouvel équilibre, qui pourra garantir la stabilité du nouvel arrangement ? Seule, une Europe tranquille peut être une Europe stable. Il ne doit pas y avoir un équilibre de forces, mais une communauté de forces. Il ne doit pas y avoir des rivalités organisées, mais une paix organisée et commune.

Heureusement, ajoute le message, nous avons reçu des assurances très explicites sur ce point. Les hommes d’État des groupes de nations qui combat lent actuellement l’un contre l’autre nous ont dit, en termes qu’on ne peut pas interpréter à faux, qu’il ne rentrait aucunement dans leurs intentions d’écraser leurs adversaires. Mais tout le monde ne comprend peut-être pas avec une égale clarté ce qu’impliquent ces assurances. On ne les comprend peut-être pas d’une manière aussi claire sur les deux rives de l’Océan. Je crois rendre un service en essayant d’expliquer comment nous les comprenons.


Il faut donc éclairer les belligérans. M. Wilson n’hésite pas à le faire avec une pleine franchise en posant, — au risque de choquer les esprits de ceux qui n’ont pas la clé de sa pensée, — que la première condition d’une paix durable est d’être une paix sans victoire.

La doctrine de Kant va permettre de comprendre ce qu’il entend par là.

Le premier article préliminaire de la Paix perpétuelle pose le principe que la paix, pour être durable, doit être sincère. Cet article est ainsi conçu :


« Aucun traité de paix ne peut être considéré comme tel si l’on s’y réserve secrètement la matière d’une guerre future. »

En effet, ce ne serait là qu’une trêve, une suspension d’hostilités, et non la paix qui tonifie fin de toute hostilité. Ajouter le mot perpétuelle au mot paix est déjà un pléonasme suspect. (Paix perpétuelle, 1re sect., 1, p. 343.)


De même, il importe qu’aucune rancœur ne subsiste, la guerre terminée ; les belligérans éviteront donc les actes qui seraient de nature à détruire leur confiance mutuelle, car alors la guerre dégénérerait en guerre d’extermination, et la paix perpétuelle serait à jamais rendue impossible


Aucun État en guerre ne doit se permettre envers un autre des actes qui auraient pour conséquence nécessaire de rendre impossible une confiance mutuelle dans la paix future : par exemple, l’emploi d’assassins (percussores), d’empoisonneurs (venefici), la violation de la capitulation, l’organisation de la trahison (perduellio) dans l’Etat auquel on fait la guerre. »

Ce sont là des stratagèmes honteux. Car on doit encore garder quelque confiance dans les sentimens de l’ennemi au milieu de la guerre, sans quoi aucune paix ne pourrait être conclue, et les hostilités dégénéreraient en une guerre sans merci (bellum internecinum)… On ne peut concevoir entre États une guerre de châtiment (bellum punitivum), (car il n’existe pas entre États des rapports de supérieur à subordonné). — D’où il suit qu’une guerre sans merci pouvant entraîner l’extermination des deux parties ensemble, et avec elle celle de tout droit, ne laisserait plus de place pour la paix perpétuelle que dans un vaste cimetière de l’espèce humaine. (Paix perpétuelle, 1re sect. 6, p. 346.)


Or une paix imposée au vaincu serait une paix mauvaise parce qu’acceptée avec une arrière-pensée. Et d’ailleurs qu’est-ce que la victoire ? Un simple acte de fait qui ne décide pas le droit, pas plus que la guerre ne le décide. La guerre n’a pas de finalité éthique ; ce n’est pas sur la guerre et sur la victoire qu’il faut fonder la paix, mais sur la volonté, la bonne volonté des peuples indépendans et égaux, à qui la liaison fait de la paix immédiate un devoir :


Les États ne peuvent jamais revendiquer leurs droits par un procès comme on le fait devant une cour de justice extérieure ; ils ne peuvent les faire valoir que par la guerre ; or, la guerre et sa terminaison favorable, la victoire, ne décident pas le droit[3], et un traité de paix met bien un terme, il est vrai, à la guerre actuelle, mais non à l’état de guerre (on peut toujours trouver un nouveau prétexte, qu’il n’est pas possible précisément de déclarer injuste, puisque dans l’état de choses [international] chacun est juge en sa propre cause). D’autre part, la situation des États, par rapport au droit international, n’est pas la même que celle des hommes qui vivent sans lois par rapport au droit naturel, lequel leur « impose de sortir de leur état » (parce que les États en tant qu’États ont déjà, une constitution juridique interne, et qu’ainsi ils ont atteint un développement interdisant toute contrainte de.la part d’autres États qui voudraient les soumettre, d’après leurs concepts juridiques, à une constitution légale plus étendue). Cependant, la Raison du haut du trône de la puissance législative et moralisatrice la plus élevée condamne purement et simplement la guerre comme voie de droit[4], et au contraire fait de l’état de paix un devoir immédiat ; or cet état de paix ne peut être fondé et garanti sans un contrat des peuples. (Paix perpétuelle, 2e sect., 2e art. définit., p. 355.)


Ainsi se trouve expliquée, semble-t-il, la paix sans victoire de M. Wilson, c’est-à-dire la paix qui ne laisse après sa conclusion aucune blessure, que l’on n’impose pas à un peuple, que l’on conclut avec lui d’égal à égal, non pour finir la guerre, mais pour commencer une ère nouvelle et heureuse de l’humanité

Avant tout, la paix doit être une paix sans victoire. Je demande qu’on me permette d’interpréter moi-même ces mots, et qu’on se rende compte qu’aucune autre interprétation n’a été dans ma pensée. Je cherche uniquement à me mettre en face des réalités, et à les envisager sans les adoucir ni les dissimuler. Une victoire, cela signifierait une paix imposée au perdant. Une victoire, ce sont des conditions qu’on oblige le vaincu à accepter. Elles seraient acceptées au milieu de l’humiliation, sous le coup de la contrainte, au prix d’un sacrifice intolérable, et elles laisseraient après elles une blessure, un ressentiment, un souvenir amer. C’est là-dessus que reposeraient les clauses de la paix, et elles n’y reposeraient pas d’une façon permanente, mais seulement comme sur un sable mouvant. Seule, une paix entre égaux peut durer, c’est-à-dire une paix dont le principe même est l’égalité et une participation commune à un bénéfice commun. Aussi bien pour faire une paix durable que pour régler équitablement les questions de territoires, de races ou de rattachement national qui sont controversées, il faut avoir l’état d’esprit qui convient, il faut faire régner entre les nations le sentiment qui convient.


Tel est le premier commandement de la Paix. Voici le second qui en découle : les nations doivent être considérées comme égaler en droit, c’est-à-dire indépendantes.

Cette indépendance est précisément une des conditions nécessaires de la paix kantienne.


L’idée de droit international, écrit le philosophe, suppose la séparation de nombreux états voisins et indépendans les uns des autres, et bien qu’un tel état de choses constitue déjà en soi un état de guerre (si une union fédérative de ces États ne pare pas à l’explosion des hostilités), cet état de guerre est plus conforme à l’idée de Raison que l’absorption des États par une Puissance qui les dépasserait et se transformerait en une monarchie universelle. (Paix perpétuelle, 2e sect., 1er sup., 2, p. 367.)


La nature exige cette indépendance ; elle empêche même la fusion des peuples et les sépare les uns des autres par leur langue et leur religion. La diversité des nations allume, il est vrai, des haines réciproques et provoque la guerre ; mais, dit Kant, « la culture grandissant et les peuples se rapprochant peu à peu les uns des autres, elle les conduit à unifier davantage leurs principes et à s’entendre dans une paix que fait naître et que garantit l’équilibre et la vive émulation des forces. » (Paix perpétuelle, 2e sect. 1er sup. 2, p. 367.)

M. Wilson admet cette thèse comme évidente ; il fait, lui aussi, de l’égalité des États non un dogme abstrait de morale mondiale, mais une garantie de paix durable. On lit dans le message :

L’égalité des nations, sur laquelle la paix doit être fondée, si elle est faite pour durer, sera nécessairement une égalité de droit. Les garanties qu’on échangera ne devront reconnaître ni impliquer de différence entre les grandes et les petites nations, entre celles qui sont puissantes et celles qui sont faibles. Le droit doit être fondé sur la force commune, non sur la force individuelle des nations dont l’accord formera la paix. Bien entendu, il ne saurait y avoir d’égalité entre les territoires, ni entre les ressources, pas plus qu’il ne saurait y avoir aucune autre sorte d’égalité qui ne soit gagnée par le développement normal, pacifique et légitime des peuples eux-mêmes. Mais personne ne réclame ni n’attend quelque chose de plus qu’une égalité de droits. L’humanité désire actuellement une vie libre et non un jeu de contrepoids entre puissances.


Kant a tiré d’autres conséquences encore du principe que le respect de l’indépendance des États était une garantie de la paix ; celle-ci par exemple :


Aucun État indépendant (petit ou grand peu importe) ne doit être acquis par un autre État par héritage, échange, vente ou donation.

Un État, en effet, n’est pas (comme le sol sur lequel il repose) un bien (patrimonium). C’est une société d’hommes auxquels personne, sauf l’État lui-même, n’a le droit d’ordonner et dont personne ne peut disposer. Incorporer un État, qui a lui-même en tant que tronc ses propres racines, comme une greffe dans un autre État, cela signifie supprimer son existence de personne morale, et faire de cette personne morale une chose, ce qui est contraire à l’idée du contrat primitif, sans lequel ne se conçoit pas de droit sur un-peuple. (Paix perpétuelle, 1re sect. 2, p. 344.)


M. Wilson reproduit cette théorie :


Aucune paix ne peut durer, ni ne devrait durer, si elle ne reconnaît et n’accepte le principe que les gouvernemens dérivent tous leurs pouvoirs légitimes du consentement de ceux qui sont gouvernés et que nul n’a le droit de transférer les peuples d’un potentat à l’autre, comme s’ils étaient une propriété. Toute paix qui ne reconnaîtra et n’acceptera pas le principe auquel je fuis allusion sera inévitablement rompue.


Toujours dans cet ordre d’idées, Kant a dit :


Aucun État ne doit s’immiscer par la force dans la constitution et le gouvernement d’un autre État.

Par quoi peut-il en effet y être autorisé ? Serait-ce par le scandale que cet État donne aux sujets d’un autre État ? Nullement : bien au contraire l’exemple des grands maux qu’un peuple s’est attirés par son absence de règles peut servir de leçon, et en général le mauvais exemple que donne une personne libre à une autre personne (en tant que scandalum acceptum ne lèse pas celle-ci. (Paix perpétuelle 1re sect., 1, 5, p. 346.)


M. Wilson de son côté propose :

Que les diverses nations adoptent, d’accord, la doctrine du Président Monroe comme la doctrine du monde : qu’aucune nation ne cherche à imposer sa politique à aucun autre pays, mais que chaque peuple soit laissé libre de fixer lui-même sa politique personnelle, de choisit sa voie propre vers son développement, et cela sans que rien le gêne, le moleste ou l’effraie, et de façon que l’on voie le petit marcher côte à côte avec le grand et le puissant.


Il propose encore :


Que dorénavant toutes les nations évitent les complications d’alliances qui pourraient les entraîner à des rivalités de pouvoir, les envelopper dans un filet d’intrigues et de compétitions égoïstes et, par des influences venues de l’extérieur, les détourner de leurs propres affaires.


Kant avait également rangé les alliances parmi les puissances mauvaises qui conduisent l’homme à la guerre :


Des trois puissances, l’armée, les alliances et l’argent, c’est la dernière qu’il faudrait considérer comme l’instrument qui doit le plus sûrement conduire à la guerre. (Paix perpétuelle, 1re sect., 3, p. 345.)


Enfin, dernière analogie : pour Kant comme pour M. Wilson, la maxime si vis pacem, para bellum, est fausse. Ce sont les armemens qui engendrent la guerre ; " il faut les réduire pour atteindre la paix. Kant écrit :


Les armées permanentes (miles perpetuus) doivent avec le temps disparaître complètement.

Car elles menacent constamment de guerre les autres États, par le souci de paraître toujours prêt à la faire ; elles excitent les États à se surpasser les uns les autres par la masse de leurs soldats, masse qui ne connaît plus de limites. (Paix perpétuelle, 1re sect., 3, p. 345.)


M. Wilson ne dit pas autre chose :


La question de limiter les armemens navals pose celle, plus large et peut-être plus difficile, qui consiste à limiter les armées et tous les programmes de préparation militaire… Il ne peut y avoir aucun sens de sécurité et d’égalité entre les peuples si de lourds arméniens doivent continuer dorénavant à faire sentir leur prépondérance, si l’on doit persister à en exécuter et à en maintenir.


Le message traite encore de la liberté des mers ; c’est le seul point sur lequel aucune comparaison n’est possible avec la Paix perpétuelle ; Kant n’aborde pas ce sujet.


Cette collation de textes était nécessaire pour montrer, dans un jour que les gloses sommaires ont essayé de ne pas obscurcir, le rapport de filiation qui existe entre la pensée de Kant et celle de M. Wilson.

Quelle conclusion peut-on tirer d’une telle analogie ? L’expérience a démontré combien il serait injuste d’en inférer que la pensée de M. Wilson est une pensée allemande. Au reste la philosophie kantienne tend à l’universel ; il s’y mêle des élémens venus de partout, de nos philosophes du XVIIIe siècle notamment. Kant n’a pas été fait à l’image de l’Allemagne ; c’est elle qui jadis s’est façonnée à son image. Elle a évolué depuis. Fichte et Hegel sont devenus ses maîtres.

Les Allemands ont beau protester qu’ils admirent les idées du message et y donnent leur adhésion, les faits se chargent déjà de démentir cette prétention. Les peuples de l’Entente au contraire, s’ils n’admettent pas sans réserve toutes les théories de M. Wilson, adhèrent cependant à la majorité des principes qu’il adopte ; et, la paix conclue, ce n’est pas en vain qu’il invoquera leur esprit de concorde et leur amour de la liberté, Que l’on se contente donc de constater que M. Wilson est un homme d’Etat doublé d’un lettré. La pensée est son domaine autant que les affaires. Il nous a conviés cette fois à la discussion sur le terrain des pures idées. Nous n’avons pas pu l’y suivie. Engagés dans la lutte, nous ne saurions faire abstraction des faits aussi facilement que M. Wilson, mais nous devons lui être reconnaissans de nous avoir soumis avec toute la bonne foi d’un honnête homme le système de paix idéale qui a conquis ses préférences. L’heure a sonné pour M. Wilson de quitter les pures théories pour entrer en contact avec les réalités. En réponse à l’insolente dénonciation du blocus germaniqué, il a pris, sans hésiter, les mesures énergiques que commandait la dignité nationale. Devra-t-il aller plus loin ? Les événemens le conduiront-ils à franchir le pas décisif comme il se déclare prêt à le faire si l’honneur des Etats-Unis l’exige ? C’est le secret de demain. Les idées généreuses de M. Wilson philosophe assignent dès à présent sa place à M. Wilson homme d’Etat dans le parti du droit et de la justice.


CESAR CHABRUN.

  1. Les pages indiquées aux références sont celles du tome VIII de l’édition allemande des œuvres de Kant publiées par l’Académie des Sciences de Berlin (Berlin, 1912).
  2. Non souligné dans la note.
  3. Non souligné dans le texte.
  4. Non souligné dans le texte.