Kant - Fragments (trad. Tissot 1865)/De la Philosophie en général - 1794











DE


LA PHILOSOPHIE


EN GÉNÉRAL


1794






DE


LA PHILOSOPHIE EN GÉNÉRAL (1)[1]


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Il y a trop de désaccord sur la question de savoir ce qu’il convient d’entendre par le mot pratique, et ce désaccord est en même temps trop préjudiciable à la constitution de la science, pour que ce mot puisse être introduit dans une philosophie pratique. On a cru pouvoir ranger dans cette philosophie la science du gouvernement et l’économie politique, les règles de l’économie domestique et celles de la conversation, les préceptes de l’hygiène et du régime à suivre tant pour l’âme que pour le corps (pourquoi pas aussi tous les métiers et tous les arts ?) ; et cela parce que tous ces arts contiennent une certaine quantité de propositions pratiques. Mais si des propositions pratiques diffèrent des théoriques par le mode de représentation, elles n’en diffèrent pas par la matière. Les propositions théoriques contiennent la possibilité des choses et leurs déterminations, mais celles-là seulement qui concernent la liberté soumise à des lois. Toutes les autres ensemble ne sont rien de plus que la théorie de ce qui appartient à la nature des choses, appliquée seulement à la manière dont elles peuvent êtres produites par nous suivant un principe ; c’est-à-dire à leur possibilité conçue par le moyen d’un acte libre (qui, à d’autres égards, est du domaine de la physique). Ainsi la solution de ce problème de mécanique : Etant donnée une puissance qui doit faire équilibre à un poids donné, trouver en conséquence le rapport des bras de levier, — est exprimée, à’la vérité, comme formule pratique, mais elle ne contient rien que cette proposition théorique : que la longueur des bras de levier est dans un rapport inverse à la puissance quand il y a équilibre. Seulement, ce rapport, quant à sa réalisation possible, est conçu relativement à une cause dont le principe de détermination est la représentation de ce rapport (notre libre arbitre). 11 en est absolument i de même pour toutes les propositions pratiques qui concernent simplement la production des objets. Si des préceptes nous sont donnés pour nous procurer le bonheur, et que, par exemple, il ne soit question que de ce qu’il y a à faire à l’égard de notre propre personne pour être capable de bonheur, alors il n’y a de représenté que les conditions internes de la possibilité de ce bonheur en tant qu’elles dépendent de la nature du sujet (comme de modérer les penchants pour qu’ils ne deviennent point des passions, etc.), et en même temps la manière de produire cet équilibre comme effet, possible de la part de nous-mêmes ; toutes choses qui sont conçues comme des conséquences immédiates de la connaissance théorique de l’objet par rapport à la connaissance théorique de notre propre nature (nous-mêmes comme cause). Si donc le précepte pratique diffère du précepte théorique pour la forme, il n’en diffère pas pour la matière. On n’a donc pas besoin d’une espèce particulière de philosophie pour saisir cette liaison des principes avec leurs conséquences, En un mot, toutes les propositions pratiques qui font dériver de la volonté comme cause ce que. la nature peut contenir, appartiennent toutes à la philosophie théorique comme connaissance de la nature ; celles-là seules qui prescrivent une loi à la liberté en diffèrent spécifiquement par leur matière. On peut dire des premières qu’elles forment la partie pratique d’une philosophie de la nature, et des autres qu’elles fondent seule une philosophie pratique particulière.

Il est très important de déterminer exactement la philosophie d’après ses parties, et de ne pas faire entrer comme membre de division dans cette science j considérée comme un tout systématique, ce qui n’est qu’une conséquence ou une application de ces parties à un cas donné, sans qu’on ait besoin à cet effet de principes particuliers. Des propositions pratiques sont différentes des propositions théoriques, ou par rapport aux principes ou par rapport aux conséquences. Dans le dernier cas elles ne constituent point une partie spéciale de la science ; elles appartiennent au contraire à la partie théorique, en ce sens qu’elles en sont une espèce particulière de conséquences. Or la possibilité des choses suivant des lois physiques est essentiellement différente de la possibilité suivant des lois de la liberté réglée par ses propres principes. Mais cette différence ne se fonde pas sur ce que, dans la dernière, la cause réside dans une volonté, et que dans la première elle tient aux choses mêmes et se trouve en dehors de la volonté. En effet si la volonté ne suit d’autres principes que ceux qui servent à faire voir à l’entendement que l’objet est possible suivant ces principes et suivant de simples lois physiques, alors la proposition qui contient la possibilité de l’objet par le fait de la volonté peut toujours s’appeler une proposition pratique ; mais elle n’est pourtant, quant au principe, nullement différente des propositions théoriques qui concernent la nature des choses ; elle doit au contraire emprunter de cette nature le principe qui lui sert à exposer en réalité la représentation d’un objet.

Ainsi les propositions pratiques qui, par rapport à leur contenu, ne concernent que la possibilité d’un objet représenté (par un acte libre) ne sont que des applications d’une connaissance théorique complète, et ne peuvent former aucune partie spéciale d’une science. Une géométrie pratique, comme science distincte, est une chimère, quoique la géométrie pure contienne encore beaucoup de propositions pratiques dont la plupart, comme problèmes, ne peuvent être résolues qu’à l’aide d’une instruction spéciale. Le problème : Étant donnés une ligne et un angle droit, construire un carré, est une proposition pratique, mais une pure conséquence de la théorie. Aussi l’arpentage (agrimensoria) ne peut-il en aucune façon s’arroger le nom de géométrie pratique, et s’appeler une partie distincte de la géométrie en général. Il appartient aux scolies de la géométrie, à savoir, à l’usage de cette science dans les affaires[2].

Dans une science de la nature même, entant qu’elle repose sur des principes empiriques, c’est-à-dire dans la physique proprement dite, les opérations pratiques par lesquelles on essaie de découvrir les lois cachées de la nature, sous le nom de physique expérimentale, ne peuvent nullement autoriser à reconnaître une physique pratique (qui est également une chimère) comme formant une partie de la philosophie de la nature ; car les principes d’après lesquels nous faisons des expériences doivent toujours être dérivés de la connaissance de la nature, par conséquent de la théorie. Il en est absolument de même des préceptes pratiques qui concernent la production volontaire d’un certain état de l’âme (v. g., celui du mouvement désordonné ou de la retenue de l’imagination, celui de la satisfaction ou de la modération des désirs). 11 n’y a point de psychologie pratique comme partie spéciale de la philosophie sur la nature humaine ; car les principes de la possibilité d’un état interne au moyen de l’art, doivent être dérivés de ceux de la possibilité de notre détermination en partant de la nature humaine ; et quoique les premiers consistent dans des propositions pratiques, ils ne constituent cependant pas une partie pratique de la psychologie empirique, parce qu’ils n ont pas de principes particuliers, mais qu’ils sont de simples scolies de cette psychologie.

En général, les propositions pratiques (qu’elles soient purement a priori, ou qu’elles soient empiriques), si elles expriment immédiatement la possibilité j d’un objet par notre volonté, appartiennent toujours à la connaissance de la nature et à la partie théorique | de la philosophie. Celles-là seules qui présentent directement comme nécessaire la détermination d’une action par la représentation de sa forme (d’après des lois en général), sans égard au moyen de l’objet à réaliser par là, celles-là seules, disons-nous, peuvent et doivent avoir leurs principes propres (dans l’Idée de la liberté). Et quoiqu’elles fondent sur ces mêmes principes la notion d’un objet de la volonté (le souverain bien), ce n’est cependant que d’une manière indirecte, et par suite de l’injonction pratique (qui s’appelle plutôt morale). Aussi la possibilité de cet objet ne peut-elle être aperçue par la connaissance de la nature (par la théorie). Ces propositions seules forment donc une partie spéciale d’un système de la connaissance rationnelle, sous le nom de philosophie pratique.

Afin d’éviter toute équivoque, on peut appeler les autres propositions de la pratique, quelle que soit la science à laquelle on puisse toujours les rapporter, non pas : propositions pratiques, mais : propositions techniques ; car elles appartiennent à l’art de produire ce qu’on désire réaliser, art qui, dans une théorie, est toujours un simple corollaire, et non une partie réelle, spéciale, et indépendante de quelque espèce d’enseignement. De cette manière tous les préceptes de l’habileté appartiennent à la technique, et par conséquent à la connaissance théorique de ïa nature, comme autant de conséquences. Mais à l’avenir nous nous servirons aussi de l’expression de : technique, pour les cas où les objets de la nature sont simplement jugés comme si leur possibilité se fondait sur l’art. Dans ces sortes de cas les jugements ne sont ni théoriques ni pratiques (dans le sens indiqué en dernier lieu), puisqu’ils ne décident rien sur la qualité de l’objet, ni sur la manière de le produire, mais qu’ils prononcent au contraire sur la nature elle-même, simplement par analogie avec un art, et même au point de vue subjectif sur notre faculté de connaître, mais non au point de vue objectif sur les objets. Ce ne sont pas, il est vrai, les jugements mêmes que nous nommerons techniques, mais bien plutôt la faculté de juger dont les lois sont la base des jugements, ainsi que la nature qui se trouve d’accord avec elle. Mais cette technique ne renfermant pas de propositions objectivement déterminantes, ne constitue pas non plus une partie de la philosophie dogmatique, elle n’est qu’une partie de la critique de notre faculté de connaître.




Du système de toutes les facultés de l’âme humaine.


Nous pouvons réduire toutes les facultés de l’âme humaine, sans exception, à trois : la faculté de connaître, le sentiment du plaisir et de la peine, et la faculté appétitive. À la vérité, des philosophes, dignes d’ailleurs, par la profondeur de leurs pensées, de toutes sortes d’éloges, ont tenté de démontrer que la différence de ces facultés n’était qu’apparente, et de les ramener toutes à la seule faculté de connaître. Mais il est très facile de prouver, et depuis quelque temps on Ta déjà remarqué, que cette tentative, quoique entreprise dans l’esprit vraiment philosophique de mettre de l’unité dans la diversité des facultés, est vaine, car il y a toujours une grande différence entre des représentations considérées comme faisant partie d’une connaissance rapportée simplement à l’objet, et à l’unité de conscience, comme aussi entre le rapport objectif de ces représentations (lorsque, considérées en même temps comme causes de la réalisation de l’objet, elles sont comptées parmi les facultés appétitives) et leur rapport purement subjectif (lorsqu’elles sont pour elles-mêmes de simples raisons d’y maintenir leur propre existence), et des représentations considérées par rapport au sentiment du plaisir, sentiment qui n’est pas du tout une connaissance et n’en produit aucune, quoiqu’il puisse du reste présupposer un principe de détermination.

La liaison entre la connaissance d’un objet et le sentiment de plaisir et de peine dépendant de son existence, ou la détermination de l’appétit à le produire, est sans doute assez connaissable empiriquement ; mais comme cette connexion n’est fondée sur aucun principe a priori, les facultés de l’âme ne forment sous ce rapport qu’un agrégat et pas de système. On parvient bien à établir a priori une liaison entre le sentiment de plaisir et les deux autres facultés, en rattachant une connaissance a priori, c’est-à-dire la notion rationnelle de liberté, à l’appétit comme à son principe de détermination, afin de trouver subjectivement aussi, dans cette détermination objective, un sentiment de plaisir contenu dans la détermination de la volonté. Mais la faculté de connaître n’est point liée de cette manière, à l’aide du plaisir ou de la peine, à la faculté appétitive. En effet, le plaisir et la peine ne précèdent pas l’appétit ; au contraire, ou ils en suivent immédiatement la détermination, ou ils ne sont peut-être pas autre chose que le sentiment de cette détermination possible de la volonté par la raison même, et par conséquent ne sont point un sentiment spécial, une susceptibilité particulière qui exige, dans un traité des facultés de l’âme, une section séparée, Mais comme, dans l’analyse des facultés de l’âme en général, se trouve incontestablement un sentiment de plaisir qui, loin de dépendre de l’appétit, peut au contraire en donner un principe de détermination, et comme il est nécessaire pour l’union de l’appétit avec les deux autres facultés en un même système, qu’il repose, comme les deux autres facultés, non pas simplement sur des principes purement empiriques, mais aussi sur des principes a priori, une critique (quoique pas une doctrine) des sentiments de plaisir et de peine, en tant que cette critique n’a pas de raisons empiriques, est donc nécessaire à l’idée de la philosophie comme système.

Or, la faculté de connaître par notions ayant ses principes a priori dans l’entendement pur (dans sa notion de la nature), et l’appétit ayant les siens dans la raison pure (dans sa notion de la liberté), il y a de plus, parmi les aptitudes de l’âme en général, une faculté ou capacité intermédiaire, à savoir, le sentiment de plaisir et de peine, qui occupe comme le milieu entre les facultés supérieures de connaître ; c’est le jugement. Quoi donc de plus naturel que de conjecturer que le jugement contiendra pour la faculté de sentir des principes a priori ?

Sans rien prononcer encore sur la possibilité de cette liaison, déjà cependant se présente ici une certaine conformité du jugement avec le sentiment de plaisir, conformité qui peut servir de principe de détermination au sentiment, ou aider à le trouver en ce point : c’est qu’il est impossible de méconnaître que si, dans la division des facultés de connaître par notions, l’entendement et la raison rapportent leurs représentations à des objets pour en avoir des notions, le jugement se rapporte uniquement au sujet et ne produit par lui seul aucune notion des objets. De même, si, dans la division des facultés de l’âme en général, les facultés de connaître, aussi bien que celles de l’appétit, contiennent un rapport objectif des représentations, le sentiment de plaisir et de peine n’est au contraire que la susceptibilité d’une détermination du sujet, en sorte que si le jugement doit partout déterminer quelque chose par lui seul, ce ne peut être autre chose que le sentiment de plaisir, et que si, réciproquement, le sentiment doit avoir partout un principe a priori, ce principe ne se rencontrera que dans le jugement.


De l’expérience, comme un système pour le jugement.


Le jugement, qui a pour objet de ramener les lois particulières mêmes, en ce qu’elles ont de différent, à des lois naturelles plus"élevées, quoique toujours empiriques, doit avoir pour base de son procédé un principe transcendantal ; car le tâtonnement à travers des formes naturelles pour arriver par leur accord à des lois empiriques communes mais supérieures, — accord que-le jugement regarderait néanmoins comme tout à fait contingent, — serait encore plus fortuit si des perceptions particulières étaient tout à coup converties (sich qualificirten) heureusement en une loi empirique. Il faut au contraire que des lois empiriques diverses forment, dans leur complet enchaînement, une unité systématique de la connaissance de la nature dans une expérience possible, sans présupposer par un principe a priori une telle forme dans la nature.


Du jugement réflexif


Le jugement peut être considéré : ou comme simple faculté de réfléchir suivant un principe déterminé, sur une détermination donnée, en considération d’une notion devenue par là possible, ou comme une faculté de déterminer par une représentation empirique donnée une notion fondamentale. Dans le premier cas, le jugement est réflexif, dans le second il est déterminatif Mais réfléchir c’est rapprocher et mettre en rapport des représentations données, soit avec d’autres représentations soit avec la faculté de connaître par rapport à une notion possible par cette opération. Le jugement réflexif est celui que l’on nomme encore critique (facultas dijudicandi). L’acte de réflexion (qui se retrouve même chez les animaux, quoiqu’à l’état de pur instinct, c’est-à-dire non par rapport à une notion à obtenir par cette réflexion, mais qui précède sans doute un penchant à déterminer par là), atout aussi besoin pour nous-mêmes d’un principe que l’acte de détermination dans lequel la notion de l’objet mise en principe prescrit la règle du jugement, et tient par conséquent lieu du principe.

Le principe de la réflexion sur des objets donnés de la nature, consiste en ce que des notions empiriquement déterminées soient trouvées pour toutes les choses physiques (1)[3] ; ce qui revient à dire qu’on peut toujours présupposer aux productions de la nature une forme possible d’après des lois universelles susceptibles d’être connues par nous ; car si nous ne pouvions pas faire cette supposition, et que notre manière de traiter les représentations empiriques n’eût point ce principe pour base, toute notre réflexion serait faite à l’aventure et aveuglément, par conséquent sans attente fondée de l’accord de cette réflexion avec la nature.

Par rapport aux notions physiques universelles, parmi lesquelles une notion expérimentale en général (sans détermination empirique particulière) est d’abord possible, la réflexion a déjà son indication dans la notion d’une nature en général, c’est-à-dire dans l’entendement ; et le jugement ne requiert aucun principe spécial de la réflexion ; il la schématise au contraire a priori, et en applique les schèmes à toute synthèse empirique, sans laquelle il n’y a point de jugement expérimental possible. La faculté de juger est ici en même temps déterminante dans sa réflexion même, et son schématisme transcendantal lui sert aussi d’une règle sous laquelle elle subsume les intuitions empiriques données.

Mais pour les notions qui doivent servir tout d’abord à des intuitions empiriques données, et qui présupposent une loi physique particulière d’après laquelle seulement une expérience particulière est possible, le jugement a besoin pour sa réflexion d’un principe propre, et en quelque façon transcendantal, et l’on ne peut pas le renvoyer encore à des lois empiriques déjà connues, et convertir la réflexion en une simple comparaison avec des formes empiriques pour lesquelles on a déjà des notions ; car il s’agit de savoir comment on peut espérer parvenir par la comparaison des observations à des notions empiriques de ce qui est commun aux différentes formes physiques, si la nature (comme on peut pourtant l’imaginer) avait mis dans ses formes, à cause de la grande diversité de ses lois empiriques, une si grande hétérogénéité que toutes les comparaisons, ou du moins le plus grand nombre fussent inutiles pour produire entre elles unité et subordination de genres et d’espèces. Toute comparaison de représentations empiriques, pour connaître dans les choses de la nature des lois empiriques, et des formes spécifiques qui soient d’accord avec ces lois, puis, par la comparaison de ces formes spécifiques avec d’autres, des formes qui s’accordent génêriquement, suppose cependant que la nature aussi, par rapport à ses lois empiriques, a observé une certaine économie conforme à notre jugement et une uniformité saisissable par nous ; et cette supposition doit précéder, comme principe du jugement a priori, toute comparaison.

Le jugement réflexif procède donc, à l’égard des phénomènes donnés, pour les soumettre à des notions empiriques de choses naturelles déterminées, non point schématiquement mais techniquement, non pas pour ainsi dire tout mécaniquement, comme un instrument sous la conduite de l’entendement et des sens, mais artiellement, suivant le principe, général sans doute mais indéterminé, d’un arrangement final et systématique de la nature. Cet ordre est comme établi en faveur de notre jugement, par la conformité de ses lois particulières (sur lesquelles l’entendement ne dit rien) à la possibilité de l’expérience comme système. Sans cette supposition nous ne pouvons pas espérer de nous retrouver dans le labyrinthe de la diversité des lois particulières possibles. Ainsi, le jugement se donne lui-même a priori pour principe de sa réflexion, la technique de la nature, sans cependant pouvoir définir cette nature ni la mieux déterminer, c’est-à-dire sans avoir pour cela un principe objectif de détermination des notions physiques générales (prises d’une connaissance des choses en elles-mêmes), mais seulement pour pouvoir réfléchir d’après sa propre loi subjective suivant ces besoins, quoique cependant de manière à se trouver en harmonie avec les lois physiques.

Mais le principe du jugement réflexif, par lequel la nature est conçue comme système suivant des lois empiriques, est simplement un principe de l’usage logique du jugement, principe transcendantal quant à son origine, il est vrai, mais propre seulement à montrer a priori que la nature se prête à un système logique de sa diversité sous des lois empiriques.

La forme logique d’un système consiste uniquement dans la division de notions générales données (telle, ici, que la notion d’une nature en général) en concevant suivant un principe déterminé le particulier (ici, l’empirique) avec sa diversité, comme contenu sous le général. C’est ce qui arrive quand on procède empiriquement, et qu’on va du particulier au général ; on obtient une classification du divers, c’est-à-dire, une comparaison de plusieurs classes dont chacune est soumise à une notion déterminée ; et si les classes sont complètes quant au caractère commun, leur subsomption à des classes plus élevées (genres) s’élève à la notion qui contient en soi le principe de la classification entière (et qui constitue le genre le plus élevé). Si l’on commence, au contraire, par la notion générale pour descendre à la notion particulière par une division complète, ce procédé s’appelle la spécification du multiple sous une notion donnée, puisqu’on va du genre suprême aux genres inférieurs (sous-genres ou espèces), et des espèces aux sous-espèces. On s’exprimerait plus justement si, au lieu de dire, comme dans le langage vulgaire, qu’il faut spécifier le particulier soumis au général, on disait plutôt qu’il faut spécifier la notion générale, puisqu’on lui soumet le divers ; car le genre (logiquement considéré) est pour ainsi dire la matière ou le substratum brut que la nature, au moyen de plusieurs déterminations, convertit en espèces et en sous-espèces particulières ; en sorte qu’on peut dire que la nature se spécifie elle-même, d’après une certaine notion (ou d’après l’idée d’un système), suivant l’analogie de l’usage de ce mot chez les jurisconsultes lorsqu’ils parlent de la spécification de certaines matières brutes.

Il est clair maintenant que le jugement réflexif ne peut entreprendre de classer toute la nature d’après ses différences, qu’autant qu’il suppose que la nature elle-même spécifie ses lois transcendantales, suivant quelque principe. Mais ce principe ne peut être que celui de la conformité à la faculté même de juger, afin de rencontrer dans l’immense multiplicité des choses, selon les lois empiriques possibles, une suffisante affinité entre elles, et de les ranger sous des notions empiriques (classes), et celles-ci sous des lois plus générales (genres plus élevés), et arriver ainsi à un système empirique de la nature. — Mais de même qu’une telle classification n’est pas une commune connaissance expérimentale, mais bien une connaissance artielle, de, même la nature, en tant qu’elle est conçue se spécifiant, d’après un pareil principe, est aussi considérée comme un art, et de cette manière le jugement emporte nécessairement a priori un principe de la technique de la nature, technique qui est différente de la nomothètique de la nature, d’après les lois transcendantales de T’entendement, en ce que la nomothètique peut faire valoir son principe comme loi, tandis que celle-là ne peut faire passer le sien que pour une présomption nécessaire.

Le principe caractéristique du jugement est ainsi conçu : La nature a spécifié ses lois universelles en les rendant expérimentales, suivant la forme d’un système logique en faveur du jugement.

De là l’origine de la notion d’une finalité de la nature, comme notion propre du jugement réflexif, et non de la raison, attendu que la fin n’est pas placée dans-l’objet, mais seulement dans le sujet, et même dans la seule faculté de réfléchir du sujet ; car nous nommons final ce dont l’existence paraît supposer une représentation de la même chose. Or, des lois physiques qui sont faites et enchaînées l’une à l’autre, comme si le jugement les avait soumises à son propre usage, ont une ressemblance avec la possibilité des choses, ressemblance qui présuppose une représentation de ces choses comme leur principe. Le jugement conçoit donc par son principe une finalité de la nature dans la spécification de ses formes par des lois empiriques.

Mais ce ne sont pas les formes mêmes qui sont regardées par là comme finales, c’est seulement leur rapport respectif, et la convenance de leur grande diversité à un système logique des notions empiriques. — Si donc la nature ne nous montrait rien de plus que cette finalité logique, nous aurions déjà une raison d’en être étonnés, puisque nous ne pourrions l’expliquer* par les lois générales de l’entendement ; mais il serait difficile qu’un autre qu’un philosophe transcendantal fût capable de cet étonnement ; et encore ne pourrait-il pas indiquer un seul cas particulier où cette finalité se démontre in concreto ; il ne pourrait la concevoir qu’en général.


De l’esthétique du jugement.


L’expression de mode de représentation esthétique est sans équivoque, si l’on entend par là le rapport de la représentation à un objet comme phénomène, pour la connaissance de son objet ; car alors l’expression d’esthétique signifie que la forme de la sensibilité (la manière dont le sujet est affecté) tient nécessairement à une telle représentation, et que cette forme est inévitablement transportée à l’objet (mais seulement comme phénomène). Il pourrait donc y avoir une esthétique transcendantale comme science appartenant à la faculté de connaître. Mais depuis longtemps on a pris l’habitude d’appeler une certaine représentation : esthétique, c’est-à-dire sensible, dans le sens aussi de : rapport d’une représentation non à la faculté de connaître, mais au sentiment de plaisir ou de peine. Quoique nous ayons coutume d’appeler encore cette manière d’être affecté (en conséquence de cette dénomination) un sentiment (une modification de notre état), parce qu’une autre expression nous manque, ce n’est pourtant point un sentiment objectif, destiné à contribuer à la connaissance d’un objet (car voir, ou autrement connaître quelque chose, avec plaisir, n’est point un pur rapport de la représentation à l’objet, c’est une susceptibilité du sujet) ; il n’y aide en rien. C’est précisément parce que toutes les déterminations du sentiment n’ont qu’une valeur subjective, qu’il ne peut y avoir une esthétique du sentiment comme science, à peu près comme il y a une esthétique de la faculté de connaître. Il reste donc toujours une équivoque inévitable dans l’expression de mode de représentation esthétique, si l’on entend par là, tantôt la représentation qui excite le sentiment de plaisir et de peine, tantôt celle qui concerne seulement la faculté de connaître, en tant qu’elle contient l’intuition sensible qui nous fait connaître les objets seulement comme phénomènes.

Cependant cette équivoque peut être levée si l’on n’emploie pas l’expression : esthétique pour signifier l’intuition et encore moins des représentations de l’entendement, et qu’elle ne serve qu’à indiquer les actes du jugement. Un jugement esthétique, si on voulait lui donner un caractère objectif, serait si évidemment contradictoire qu’on est suffisamment prémuni contre la fausse interprétation de cette expression ; car des intuitions peuvent bien être sensibles, mais le jugement n’appartient absolument qu’à l’entendement (pris dans le sens large), et juger esthétiquement ou sensiblement, en tant que le jugement doit être une connaissance d’un objet, est même alors une contradiction si la sensibilité s’immisce dans l’affaire de l’entendement, et (par un vitium subreptionis) donne à cette faculté une fausse direction. Le jugement objectif au contraire n’est jamais porté que par l’entendement, et peut, comme tel, s’appeler esthétique. Par conséquent notre esthétique transcendantale de la faculté de connaître peut bien traiter des intuitions sensibles, mais jamais des jugements esthétiques, parce que, comme elle n’a affaire qu’aux jugements de connaissance qui déterminent l’objet, les jugements doivent tous être logiques. Par la dénomination de jugement esthétique sur un objet, il est donc démontré qu’une représentation donnée a bien rapport à un objet, mais la détermination du sujet et de son sentiment, et non celle de l’objet, ne sera pas comprise dans le jugement ; car dans la faculté de juger, l’entendement et l’imagination sont considérés l’un par rapport à l’autre, et ce rapport peut bien être pris en considération, objectivement d’abord comme appartenant à la connaissance (c’est ce qui a lieu dans le schématisme transcendantal du jugement), mais on peut aussi considérer ce rapport des deux facultés de connaître d’une manière purement subjective, en ce que l’une favorise ou entrave l’autre dans la même représentation, et affecte ainsi l’état de l’âme. Ce rapport est par conséquent sensible (ce qui n’a jamais lieu dans l’usage isolé d’aucune autre faculté de connaître). Mais quoique cette sensation ne soit point une représentation sensible d’un objet, elle peut pourtant (puisqu’elle est subjectivement liée à l’acte de rendre sensibles les notions de l’entendement par le jugement, comme représentation sensible de l’état du sujet affecté par un acte de cette faculté) être rapportée à la sensibilité, et être appelée un jugement esthétique, c’est-à-dire sensible (quant à l’effet subjectif et non quant au principe de détermination), quoique le jugement (objectif, s’entend), ou un acte de l’entendement (comme faculté supérieure en général) et non de la sensibilité.

Tout jugement déterminatif est logique parce que son prédicat est une notion objective donnée. Mais un simple jugement réflexif sur un objet particulier donné peut être esthétique si (avant toute comparaison de cet objet avec d’autres) le jugement qui n’a pas de notion toute prête pour l’intuition donnée, compare l’imagination (dans la simple action de saisir l’objet) avec l’entendement (dans l’exposition d’une notion en général), et aperçoit un rapport des deux facultés, lequel constitue en général la condition subjective purement sensible de l’usage objectif du jugement (c’est-à-dire de l’accord réciproque de ces deux facultés). Mais un jugement esthétique des sens (Sinnenurtheil) est possible aussi, lorsque le prédicat du jugement ne peut être une notion d’un objet, puisqu’il n’appartient à aucune faculté de connaître, v. g., le vin est agréable ; car alors le prédicat exprime le rapport immédiat d’une représentation au sentiment de plaisir et non à fa faculté de connaître.

Un jugement esthétique en général peut donc être défini : un jugement dont le prédicat ne peut jamais être une connaissance (notion d’un objet), quoiqu’il puisse contenir les conditions subjectives d’une connaissance en général. Dans un pareil jugement le principe de détermination est la sensation. Or il n’y a qu’une sensation particulière, comme telle, qui ne puisse jamais être notion d’un objet, et cette sensation est le sentiment de plaisir et de peine. Elle est purement subjective, à l’inverse de toute autre sensation qui peut servir pour la connaissance. Par conséquent un jugement esthétique est celui dont le principe de détermination consiste dans une sensation qui est immédiatement unie au sentiment de plaisir ou de peine. Dans le jugement esthétique de sentiment, la sensation est immédiatement produite par l’intuition empirique de l’objet ; mais dans le jugement esthétique de réflexion elle est le produit du jeu harmonique des deux facultés de connaître du jugement dans le sujet, l’imagination et l’entendement, puisque, dans la représentation donnée, la faculté de compréhension de Tune et la faculté d’exposition de l’autre sont réciproquement nécessaires. Ce rapport produit alors, par cette simple forme, une sensation qui est le principe de détermination d’un jugement qui, par cette raison, s’appelle esthétique, et qui, comme finalité subjective (sans notion) est lié avec le sentiment déplaisir.

Le jugement esthétique de sentiment contient une finalité matérielle, et le jugement esthétique de réflexion contient une finalité formelle. Et comme le premier ne se rapporte pas à la faculté de connaître, mais immédiatement par le sens au sentiment de plaisir, ce dernier seul doit être considéré comme fondé sur des principes propres du jugement. En effet lorsque la réflexion sur une représentation donnée précède le sentiment de plaisir (comme principe de détermination du jugement), la finalité subjective est conçue avant qu’elle soit sentie dans son effet, et le jugement esthétique appartient, à ce titre, c’est-à-dire quant à ses principes, aux facultés supérieures de connaître, et même au jugement, sous les conditions subjectives et cependant générales duquel la représentation de l’objet est subsumée. Mais comme une condition purement subjective d’un jugement n’occasionne aucune notion déterminée du principe de détermination de ce jugement, ce principe ne peut être donné que dans le sentiment de plaisir, de telle sorte cependant que le jugement esthétique soit toujours un jugement de réflexion, tandis qu’un jugement qui ne suppose aucune comparaison de la représentation avec les facultés de connaître qui agissent simultanément dans le jugement, est un jugement esthétique de sensibilité, qui rapporte aussi une représentation donnée (mais pas au moyen du jugement et de son principe) au sentiment du plaisir, Mais le caractère ou signe qui sert à prononcer sur cette différence ne peut être donné que dans un traité, et consiste dans la prétention du jugement à une totalité et à une nécessité universelles : car si le jugement esthétique emporte avec soi l’un et l’autre caractères, il prétend aussi à ce que son principe de détermination soit placé non seulement dans le sentiment de plaisir et de peine pour soi seul, mais en même temps dans une règle de la faculté supérieure de connaître, et ici particulièrement dans celle du jugement qui est par conséquent législatrice a priori par rapport aux conditions de la réflexion, et prouve Y autonomie. Mais cette autonomie n’est pas (comme celle de l’entendement par rapportaux lois théoriques de la natureoude la raison dans des lois pratiques de la liberté) objective, c’est-à-dire qu’elle n’apas lieu par des notions de choses ou d’actes possibles, mais qu’elle est simplement subjective, valable pour le jugement de sentiment, qui, s’il peut prétendre à une valeur universelle, prouve que son origine est fondée sur des principes a priori. On devrait nommer proprement heautonomie cette législation, puisque le jugement donne des lois non à la nature ni à la liberté, mais à lui-même, et qu’il n’est point une faculté de produire des notions d’objets, mais seulement de comparer avec ceux qui lui sont donnés ultérieurement les cas qui se présentent, et d’établir a priori les conditions subjectives de la possibilité de cette liaison.

On comprend aussi par là pourquoi l’autonomie dans une action qu’elle pratique pour elle-même (sans avoir pour fondement une notion de l’objet) comme jugement purement réflexif, au lieu d’un rapport de la représentation donnée à sa propre règle avec conscience de cette représentation, ne rapporte (ce qui n’arrive pour aucune autre faculté supérieure de connaître) immédiatement la réflexion qu’à la sensation qui, comme toutes les sensations, est toujours accompagnée de plaisir et de peine ; la raison en est que la règle même n’est que subjective, et que l’accord avec la règle ne peut être connu que par ce qui exprime également le simple rapport au sujet, à savoir la sensation, comme caractère et principe de détermination du jugement. Ce jugement s’appelle donc aussi esthétique, et tous nos jugements d’après l’ordre des facultés supérieures de connaître, peuvent en conséquence être divisés en théoriques, esthétiques et pratiques. Par jugements esthétiques il ne faut entendre que les jugements de réflexion qui ne se rapportent qu’à un principe de la faculté de juger, comme faculté supérieure de connaître, tandis que les jugements esthétiques de sensibilité n’ont immédiatement affaire qu’au rapport des représentations avec le sens interne, en tant que sentiment. Mais c’est ici qu’il est sut tout nécessaire d’expliquer la définition du plaisir comme représentation sensible delà perfection d’un objet. D’après cette définition, un jugement esthétique de sens ou de réflexion serait toujours un jugement de connaissance d’un objet ; car la perfection est une détermination qui suppose une notion de l’objet ; en quoi par conséquent le jugement qui attribue la perfection à l’objet n’est pas différent des autres jugements logiques, ainsi qu’on le prétend sous prétexte qu’une certaine confusion s’attache à la notion (confusion qu’on est convenu d’appeler sensibilité, mais qui ne peut constituer absolument aucune différence spécifique des jugements ; car autrement une foule innombrable non seulement de jugements d’entendement, mais encore de jugements de raison, devraient aussi être appelés esthétiques parce qu’ils portent sur un objet déterminé par une notion qui est confuse : tel est, par exemple, le jugement sur le juste et l’injuste. Combien peu d’hommes en effet ont une notion claire de ce qui est juste ! La représentation sensible de la perfection est une contradiction formelle, et si la réduction du divers à l’unité doit être appelée perfection, elle doit être représentée par une notion, autrement elle ne peut porter le nom de perfection. Si l’on soutient que le plaisir et la peine ne doivent être que de simples connaissances-des choses par l’entendement (qui seulement n’aurait pas conscience de sa notion) et qu’ils nous semblent seulement n’être que de pures sensations, 011 devrait alors appeler le jugement des choses par le plaisir et la peine, non pas esthétique (sensible), mais plutôt intellectuel, et les sens ne seraient au fond qu’un entendement qui jugerait (quoique sans conscience suffisante de ses propres actes). Le mode esthétique de représentation ne serait pas distingué spécifiquement du mode logique. Et, comme on ne peut tracer nettement les limites de l’une et de l’autre, cette différence de détermination serait ainsi tout à fait inutile. Quant à cette représentation mystique des choses du monde, qui n’admet aucune intuition sensible distincte des notions en général, en conséquence de laquelle il ne resterait alors comme mode de représentation qu’un entendement intuitif, ce n’est pas ici le lieu d’en parler.

On pourrait encore demander si notre notion de la finalité de la nature n’est pas la même chose que la notion de la perfection, et si par conséquent la conscience empirique de la finalité subjective, ou le sentiment de plaisir à l’occasion de certains objets, n’est pas l’intuition sensible d’une perfection ? C’est ainsi du moins que quelques-uns prétendent expliquer le plaisir en général.

Je réponds : la perfection comme simple plénitude, intégralité du multiple, en tant qu’il constitue quelque chose dans l’ensemble de ses parties, est une notion ontologique, identique à celle de la totalité d’un composé (par la coordination du divers en un seul agrégat, ou dans sa subordination comme principes et conséquences dans une série), et qui n’a rien de commun avec le sentiment de plaisir et de peine. La perfection d’une chose dans le rapport de sa diversité à une notion de cette chose, est purement formelle. Mais si je parle d’une seule perfection (il peut y en avoir plusieurs dans une chose sous la même notion), la notion de quelque chose comme fin est toujours comme un fondement auquel la notion ontologique de l’accord du divers en une seule chose est appliquée. Mais cette fin ne peut pas toujours être une fin pratique qui suppose ou renferme un plaisir à l’occasion de l’existence de l’objet ; elle peut aussi appartenir à la technique, et alors elle concerne la simple possibilité des choses. En ce cas elle est la légitimité d’une liaison en soi contingente du divers dans le divers même. On peut prendre pour exemple la finalité que l’on croit nécessaire à la possibilité d’un hexagone régulier, puisqu’il est tout à fait contingent que six lignes égales forment sur un plan des angles parfaitement égaux ; car cette liaison régulière suppose à titre de principe une notion qui le rend possible. Une telle finalité objective, considérée dans les choses de la nature (surtout dans les êtres organisés), est donc conçue comme objective et matérielle, et emporte nécessairement avec elle la notion d’une fin de la nature (d’une fin réelle ou fictive) par laquelle nous attribuons encore aux choses la perfection. Cette espèce de jugement s’appelle téléologique et n’emporte en soi aucun sentiment deplaisir, de même que ce plaisir en général ne peut être recherché dans le jugement sur la simple liaison de causalité.

La notion de perfection comme finalité objectivent donc rien à démêler avec le sentiment de plaisir, et ce sentiment rien avec cette notion. Le jugement de la perfection comprend nécessairement une notion d’objet, notion dont il n’a pas besoin lorsqu’il est porté par le plaisir, une simple intuition empirique pouvant l’occasionner. Au contraire, la représentation d’une finalité subjective d’un objet ne fait qu’un avec le sentiment de plaisir (mais sans notion abstraite d’un rapport final), et entre cette représentation et ce plaisir est un abîme immense ; car pour savoir si ce qui est subjectivement conforme à une fin l’est aussi objectivement, il faut une connaissance fort étendue, non seulement de la philosophie pratique, mais encore de la technique, que cette technique soit celle de la nature ou celle de l’art. En d’autres termes : pour trouver la perfection en une chose, il faut la raison pour y reconnaître l’admissibilité {Annemlichkeit), le simple sens, pour y reconnaître la beauté, la simple réflexion (sans aucune notion), appliquée à une représentation donnée y suffit.

La réflexion esthétique ne juge donc que delà finalité subjective (non de la perfection) de l’objet ; et l’on se demande si c’est seulement au moyen (vermittelst) du plaisir et de la peine que fait éprouver cet objet, ou bien encore sur (über) ce plaisir et cette peine, de telle façon que le jugement décide en même temps que le plaisir ou la peine doit être liée à la représentation de l’objet ?

Cette question, comme il a déjà été dit plus haut, ne peut pas encore être ici résolue d’une manière décisive. Il faut décider avant tout, d’après l’exposition de cette espèce de jugements dans un traité spécial qui fait partie de la Critique du jugement, s’ils contiennent en soi une universalité et une nécessité qui les rendent propres à la dérivation d’un principe de détermination a priori. Dans ce cas, le jugement déterminerait sans doute quelque chose a priori par la faculté de connaître (surtout par celle de juger) au moyen de la sensation de plaisir et de peine, mais en même temps aussi sur la généralité de la règle pour la rattacher à une représentation donnée. Si au contraire le jugement ne devait contenir que le rapport de la sensation au sentiment (sans l’intermédiaire d’un principe de connaissance) comme il arrive dans le cas des jugements esthétiques de sentiment (ce qui n’est ni un jugement de connaissance ni un jugement de réflexion), tous les jugements esthétiques sériaient alors purement empiriques.

Il faut remarquer encore préalablement que de la connaissance au sentiment de plaisir et de peine il n’y a aucun passage possible par des notions d’objets (en tant que ces notions doivent être en rapport avec ce sentiment), et que l’on ne peut par conséquent pas espérer de déterminer a priori l’influence qu’une représentation donnée exerce sur l’âme. C’est ainsi que nous avons précédemment remarqué, dans la Critique de la raison pratique, que la représentation d’une t égalité universelle de vouloir, qui est en même temps déterminante de la volonté, et qui doit sans doute exciter aussi par là le sentiment du respect, comme une loi contenue, même a priori, dans notre jugement moral, mais que nous n’avons cependant pas pu dériver ce sentiment de notions. De même le jugement de la réflexion esthétique nous montrera par son analyse la notion y contenue de la finalité formelle mais subjective des objets, reposant sur un principe a priori, notion qui est identique au fond avec le sentiment de plaisir, mais qui ne peut être dérivé d’aucunes notions, à la possibilité desquelles en général la faculté représentative a néanmoins rapport lorsqu’elle affecte l’âme dans la réflexion sur un objet.

Une définition de ce sentiment, considéré en général, sans distinguer s’il accompagne l’impression du sens ou la réflexion, ou la détermination de la volonté, doit être transcendantale, Elle peut s’énoncer ainsi : le plaisir est un état dans lequel une représentation s’accorde avec elle-même, comme principe, ou pour le conserver (ce principe) purement et simplement (car l’état de facultés de l’âme qui se supposent les unes les autres et celui d’une représentation, se conserve lui-même), ou pour produire son objet. Dans le premier cas, le jugement sur une représentation donnée est un jugement esthétique de réflexion. Mais dans le second, c’est un jugement esthético-pathologique, ou esthétiquement pratique. On voit facilement ici que le plaisir ou la peine, n’étant point des espèces de connaissances, ne peuvent être définis en eux-mêmes, qu’ils veulent être sentis et non perçus ; qu’on ne les peut par conséquent définir imparfaitement que par l’influence qu’une représentation exerce au moyen de ce sentiment sur l’activité des facultés de l’âme.

De la recherche d’un principe du jugement technique.


S’il s’agit seulement de trouver le principe d’explication de ce qui arrive, ce principe peut être ou un principe empirique, ou un principe a priori, ou même un principe qui participe de tous deux, comme on peut le voir dans les explications physico-mécaniques des événements dans le monde corporel, lesquels trouvent leurs principes en partie dans la science générale de la nature (matérielle), en partie dans celle des lois empiriques du mouvement. Quand on recherche des principes psychologiques de définition de ce qui se passe dans notre âme, c’est encore la même chose, à cette différence près, que les principes de tout ce dont j’ai conscience sont tous empiriques, un seul excepté, à savoir, celui de la continuité {Staetïgkeit) de tous les changements (parce que le temps, qui n’a qu’une dimension, est la condition formelle de l’intuition interne), lequel sert de fondement a priori à ces perceptions ; mais on n’en peut à peu près rien tirer pour l’explication, parce que la théorie générale du temps, à la différence de celle de l’espace (géométrie), ne fournit pas une matière suffisante pour une science entière.

Si donc il s’agissait d’expliquer comment ce que nous appelons le goût a originellement pris naissance parmi les hommes, d’où vient que certains objets ont beaucoup plus occupé que d’autres ; comment il a provoqué le jugement en matière de beauté dans telles ou telles circonstances locales ou sociales ; par quelle cause il a pu s’élever jusqu’au luxe, etc. : les principes d’une telle explication devraient être cherchés en grande partie dans la psychologie (et par psychologie on entend toujours en pareil cas la psychologie expérimentale seulement). C’est ainsi que les moralistes désirent expliquer avec le secours des psychologues l’étrange phénomène de l’avarice, qui met un prix absolu dans la simple possession des moyens de réaliser le bien-être (ou tout autre dessein) avec l’intention cependant de n’en jamais faire usage, ou le désir d’un honneur qu’on croit trouver dans la simple renommée sans autre but, afin de pouvoir établir en conséquence des règles, non de la loi morale, mais de l’aplanissement des obstacles qui s’opposent à son influence. Explications psychologiques misérables, il faut l’avouer, si on les compare aux explications, physiques, parce qu’elles consistent dans des hypothèses sans fin, et qu’on peut ajouter très facilement aux trois différents principes d’explication un quatrième tout aussi vraisemblable. Aussi une foule de ces prétendus psychologues qui savent mettre en scène, par des représentations pratiques, les causes de chaque passion ou mouvement de l’âme, excité par des objets de la nature, appellent aussi philosophie l’esprit qu’ils déploient dans ce genre de travail. Pour définir scientifiquement le phénomène le plus ordinaire de la nature dans le monde corporel, il> n’est pas, nécessaire d’avoir quelque connaissance, ni peut-être même la capacité d’en acquérir. Observer psychologiquement (comme Burke dans son écrit sur le beau et le sublime), par conséquent réunir les matériaux pour établir ultérieurement et d’une manière systématique des règles de l’expérience, sans vouloir pourtant les comprendre, est bien la seule fonction véritable de la psychologie empirique, qui ne peut prétendre que bien difficilement au rang d’une science philosophique.

Mais si un jugement se donne pour universellement valable, et élève par conséquent des prétentions à la nécessité dans son affirmation, que cette prétendue nécessité repose sur des notions d’un objet a priori, ou sur des conditions subjectives de notions qui servent de principes a priori, il serait absurde, si l’on reconnaissait la prétention d’un tel jugement, de la justifier en expliquant psychologiquement l’origine du jugement, car on agirait contrairement à ses vues ; et si l’explication tentée réussissait parfaitement, elle prouverait que le jugement ne peut élever absolument aucune prétention à la nécessité, par la raison précisément qu’on en peut démontrer l’origine empirique.

Or les jugements esthétiques de réflexion (que nous analyserons plus tard sous le nom de jugements de goût) sont précisément de cette espèce. Ils ont des prétentions à la nécessité ; et ne disent pas que chacun juge de telle manière, parce qu’ils deviendraient alors une question à résoudre pour la psychologie empirique ; mais ils disent qu’on doit juger ainsi, ce qui revient à dire qu’ils ont pour eux un principe a priori ; si le rapport à un principe de cette nature n’était pas contenu dans de semblables jugements, il faudrait, puisqu’ils prétendent à la nécessité, admettre la possibilité d’affirmer d’un jugement qu’il doit réellement valoir universellement, parce que l’observation prouve que telle est en effet sa valeur, et réciproquement que, de ce que chacun juge d’une certaine façon, il suit que chacun doit effectivement juger ainsi ; ce qui est une manifeste absurdité.

Les jugements esthétiques de réflexion renferment à la vérité la difficulté de n’être absolument pas fondés sur des notions, et de ne pouvoir être déduits d’aucun principe déterminé, parce que autrement ils seraient des jugements logiques. Mais la représentation subjective de finalité ne doit pas être du tout une notion de quelque fin. Cependant le rapport à un principe a priori peut et doit toujours avoir lieu encore lorsque le jugement prétend à la nécessité. Ce n’est que d’un semblable jugement et de la possibilité d’un tel droit qu’il est ici question. Cette prétention occasionne néanmoins une critique rationnelle qui consiste à rechercher le principe fondamental même quoiqu’indéterminé. Elle peut parvenir à le trouver et à le reconnaître comme un principe qui est subjectivement et a priori la base du jugement, quoiqu’il ne puisse jamais créer une notion déterminée de l’objet.

Il faut avouer aussi que le jugement téléologique se fonde sur un principe a priori et qu’il est impossible sans lui, quoique nous trouvions seulement par l’expérience la fin de la nature dans ces sortes de jugements, et que nous ne puissions pas reconnaître, sans l’expérience encore que les choses de cette espèce sont seulement possibles. Car le jugement téléologique, quoiqu’il rattache une notion déterminée d’une fin qu’il donne pour fondement à la possibilité de certains produits de la nature, à la représentation de l’objet (ce qui n’a pas lieu dans le jugement esthétique), n’est pourtant toujours qu’un jugement de réflexion, ainsi que le précédent. Il ne prétend pas affirmer que dans cette finalité objective, la nature (ou un autre être par elle) procède en fait avec intention, ou qu’en elle ou dans sa cause, la pensée d’une fin détermine la causalité, mais bien que nous ne devons faire usage que d’après cette analogie (les rapports des causes aux effets) des lois mécaniques de la nature pour reconnaître la possibilité de tels, objets, et en acquérir une notion capable de leur donner un enchaînement dans une expérience à établir systématiquement.

Un jugement téléologique compare la notion d’un produit de la nature, en le considérant comme il est par rapport a ce qu’il doit être. Le jugement critique de sa possibilité est alors une notion (de fin) mise en principe, et qui précède a priori. La possibilité des produits de l’art peut très bien se représenter ainsi : mais penser d’un produit de la nature qu’il a dû être telle chose, et juger en conséquence s’il est réellement ainsi, c’est déjà supposer un principe qui n’a pu être tiré de l’expérience (laquelle n’apprend que ce que sont les choses).

Nous constatons immédiatement que nous pouvons voir par l’œil, comme nous observons la structure extérieure et intérieure de cet organe, deux choses qui sont les conditions de son usage possible, et par conséquent la causalité suivant des lois mécaniques. Mais je puis me servir aussi d’une pierre pour rompre quelque chose dessus ou pour y édifier, etc. ; et ces effets peuvent aussi être rapportés comme fin à leurs causes ; mais je ne puis pas dire pour cela que la pierre a dû servira bâtir. Je juge de mon œil seulement qu’il a dû être organisé pour voir ; et quoique la figure de cet organe, la propriété et l’arrangement de toutes ses parties soient jugées suivant des lois purement mécaniques, ce qui est tout à fait contingent pour mon jugement, je conçois pourtant par rapport à sa forme et à sa construction, la nécessité qu’il ait été fait d’une certaine manière, c’est-à-dire qu’il a dû être fait d’après une notion antérieure aux causes formatrices de cet organe, sans lesquelles la possibilité de ce produit de la nature n’est compréhensible pour moi selon aucune loi naturelle mécanique (ce qui n’est point le cas d’une pierre). Cette obligation contient donc une nécessité qui se distingue clairement des lois physico-mécaniques suivant lesquelles une chose est possible d’après les simples lois des causes actives ou efficientes (sans idée préalable de cette chose) et ne peut pas plus être déterminée par des lois purement physiques (empiriques) que la nécessité du jugement esthétique ne peut l’être par des lois psychologiques. Elle exige au contraire un principe propre a priori dans le jugement réflexif, principe auquel le jugement téléologique est soumis, et d’après lequel la valeur et la sphère de ce jugement doivent être déterminées. Ainsi, tous les jugements sur la finalité de la nature qu’ils soient esthétiques ou téléologiques, sont Soumis à des principes a priori qui appartiennent proprement et exclusivement au jugement, parce qu’ils sont des jugements simplement réflexifs et non déterminatif$. Aussi se rapportent-ils à la critique de la raison pure (prise dans son acception la plus générale), dont les derniers ont besoin plus que les premiers, puisque, laissés à eux-mêmes, ils poussent la raison à des conclusions qui se peuvent perdre dans le chimérique (Ueberschwangliche), au lieu que les premiers exigent une recherche pénible, pour empêcher seulement qu’ils ne se restreignent eux-mêmes, d’après leur principe, uniquement à ce qui est empirique, et ne détruisent ainsi leurs prétentions à une valeur nécessaire pour tout le monde.


Introduction encyclopédique à la critique du jugement dans le système de la critique de la raison pure.


Toute introduction d’un traité consiste ou dans une théorie préliminaire, ou dans l’introduction à la théorie même, réduite en un système dont elle fait partie. La première espèce d’introduction précède lâ doctrine, la seconde n’en doit être que la conclusion, pour lui assigner, suivant des principes fondamentaux, sa place dans l’ensemble des théories auxquelles elle se rapporte en vertu des principes communs. La première est une introduction propédeutique, la seconde une introduction encyclopédique. Les introductions propédeutiques sont les introductions ordinaires ; elle préparent à une théorie qu’on doit exposer, en tirant d’autres théories ou des sciences déjà exposées, la connaissance préalable nécessaire à l’intelligence de l’exposition de la nouvelle théorie pour rendre la transition possible. Mais si l’on destine les introductions à distinguer soigneusement les principes propres (domestica :) d’une science nouvellement introduite, de ceux qui appartiennent à une autre (peregrinis), elles servent à la détermination des limites des sciences ; précaution qui ne saurait être trop recommandée, parce que sans elle point de fondamentalité, surtout en matière de philosophie.

Mais une introduction encyclopédique ne suppose point une théorie analogue et qui prépare à la théorie nouvelle ; elle suppose l’idée d’un système à la perfection duquel elle est nécessaire. Or, comme un tel système ne consiste pas à rassembler et à coordonner les divers matériaux que l’on a rencontrés, chemin faisant, dans l’investigation de la nature, mais qu’il n’est possible au contraire qu’autant que l’on est en mesure d’exposer pleinement les sources subjectives et objectives d’une certaine espèce de connaissances au moyen de la notion formelle d’un tout qui contient en soi et a priori le principe d’une division complète, alors on comprend facilement pourquoi les introductions encyclopédiques, si utiles qu’elles soient, sont si peu communes.

Comme la faculté dont le principe propre doit être ici recherché et expliqué (le jugement), est d’une espèce si particulière qu’elle ne produit d’elle-même aucune connaissance (ni théoritique ni pratique) et que, malgré son principe a priori, elle ne constitue pourtant pas une partie de la philosophie transcendantale comme science objective, mais forme seulement le lien entre deux autres facultés de connaître (l’entendement et la raison) ; il m’est permis alors, dans la détermination des principes d’une faculté qui, comme celle-ci, n’est point susceptible d’une théorie, mais seulement d’une critique, de m’écarter de l’ordre partout ailleurs nécessaire, et de la faire précéder d’une courte introduction encyclopédique, non pas au point de vue du système des sciences de la raison, mais seulement pour la critique de toutes les facultés de l’âme déterminables a priori, en tant qu’elles forment dans leur ensemble un système dans l’esprit, et d’Unir de cette façon l’introduction propédeutique à l’introduction encyclopédique.

L’introduction du jugement dans le système des facultés pures de connaître par notions repose tout entière sur son principe transcendantal propre, à savoir, que la nature, dans la spécification des lois transcendantales de l’entendement (dans les principes de sa possibilité comme nature en général), c’est-à-dire dans la diversité de ces lois empiriques, procède suivant l’idée d’un svstème de la division de ses lois, dans l’intérêt de la possibilité de l’expérience comme système empirique. — Ce procédé fournit d’abord la notion d’une légalité objectivement contingente, mais subjectivement nécessaire (pour notre faculté de connaître), c’est-à-dire la notion d’une finalité de la nature, et même a priori. Or quoique ce principe ne décide rien par rapport aux formes physiques particulières, et que la finalité de ces formes doive toujours être donnée empiriquement, le jugement acquiert cependant sur ces formes un droit à l’universalité et à la nécessité, comme jugement purement réflexif, par le rapport de la finalité subjective de sa représentation donnée au jugement avec ce principe a priori du jugement touchant la finalité de la nature dans sa légalité empirique en général. De cette manière un jugement réflexif esthétique pourra sembler reposer sur un principe a priori (quoique cë principe ne soit pas déterminant), et la faculté de juger alors aura droit à une place dans la critique des facultés pures de connaître, dont il a été parlé plus haut.

Mais comme la notion d’une finalité de la nature (en tant que finalité technique, qui se distingue essentiellement de la finalité pratique, s’il n’est pas une pure substitution de ce que nous faisons cette finalité à ce qu’elle est, est une notion abstraite de toute la philosophie dogmatique (théorique et pratique), notion qui se fonde uniquement sur le principe du jugement qui précède les lois empiriques et rend seul possible leur réduction à l’unité de système ; il est clair par conséquent que des deux espèces de jugements réflexifs (le jugement esthétique et le jugement téléologique) celle qui précède toute notion d’objet, par conséquent le jugement réflexif esthétique, a seul son principe de détermination dans le jugement, sans mélange d’ aucune autre faculté de connaître ; qu’au contraire le jugement téléologique, quoique la notion d’une fin de la nature ne serve dans le jugement même que comme principe du jugement réflexif et non du jugement déterminatif, ne peut cependant pas être porté autrement que par l’union de la raison avec des notions empiriques. La possibilité d’un jugement téléologique sur la nature est facile à montrer d’après cela, sans qu’il soit nécessaire de donner pour base à ce jugement un principe particulier de la faculté de juger : car cette faculté suit simplement le principe de la raison. Au contraire la possibilité d’un jugement esthétique de pure réflexion, et cependant fondé sur un principe a priori, c’est-à-dire, d’un jugement dégoût, s’il est possible de démontrer qu’un pareil jugement peut réellement prétendre à une valeur universelle, ne peut se passer à cet effet d’une critique du jugement comme faculté de principes transcendantaux particuliers (comme l’entendement et la raison) ; et ce n’est même que par là qu’il est susceptible d’entrer dans le système des facultés cognitives pures. La raison en est que le jugement esthétique, sans supposer une notion de son objet, lui attribue pourtant une finalité et même une valeur universelle. 11 doit donc avoir sa raison dans la faculté même de juger, quand au contraire le jugement téléologique suppose une notion de l’objet, notion que la raison soumet au principe de la liaison des fins seulement ; cette notion d’une fin de la nature n’est employée par la faculté de juger que dans le jugement réflexif, et non dans le jugement déterminatif. Il n’y a donc proprement que le goût, et même par rapport aux objets de la nature, dans lequel la faculté de juger se montre comme une faculté qui a son principe propre, et par cette raison élève une prétention fondée à une place dans la critique générale des facultés supérieures de connaître, prétention dont on lui a peut-être contesté la légitimité. Mais si la faculté qu’a le jugement de se poser des principes a priori est une fois reconnue, il est aussi nécessaire d’en déterminer l’étendue ; et il faut, pour cette intégralité de la critique, que la faculté esthétique soit reconnue avec la faculté téléologique comme contenue dans une seule faculté, et reposant sur un même principe* Car le jugement téléologique, même en matière de choses naturelles, n’appartient pas moins que le jugement esthétique au jugement réflexif (non au jugement déterminatif).

Or la critique du goût, qui ne sert d’ailleurs qu’à l’amélioration et à l’affermissement du goût lui-même, ouvre, si on la traite sous un point de vue transcendantal parce qu’elle remplit une lacune dans le système de nos facultés cognitives, une perspective frappante et féconde, à ce qu’il me semble, dans le système complet de toutes les facultés de l’âme, en tant qu’elles se rapportent dans leur destination, non seulement au sensible mais encore au sursensible, sans pourtant renverser les bornes qu’une critique sans quartier à posées à ce dernier usage (sursensible) des facultés intellectuelles, Peut-être sera-t-il utile au lecteur, pour saisir plus facilement la liaison des recherches suivantes, que je donne dès maintenant de cette liaison systématique un aperçu qui ne devait proprement, comme tout cet article, avoir sa place qu’à la fin du traité.

Toutes les facultés de l’âme se rapportent aux trois suivantes :

Faculté, de connaître,

Sentiment de plaisir et de peine,

Appétit.

Mais l’exercice de chacune de ces facultés suppose toujours la faculté de connaître, quoiqu’il n’y ait pas toujours connaissance (car une représentation appartenant à la faculté de connaître peut aussi être une intuition pure ou empirique, sans notion). Les facultés supérieures suivantes, s’il s’agit de facultés de connaître d’après des principes, doivent avoir leur place auprès des facultés de lame en général.

Faculté de connaître. — Entendement.

Sentiment de plaisir et de peine. — Jugement.

Appétit. — Raison.

Il se trouve que l’entendement contient des principes propres a priori pour la faculté de connaître, que le jugement n’en contient que pour le sentiment de plaisir et de peine, et la raison pour l’appétit seulement. Ces principes formels établissent une nécessité en partie objective, en partie subjective, et qui, d’un « autre côté, parce qu’elle est subjective, est en même temps d’une valeur objective, puisqu’ils déterminent au moyen des facultés supérieures qui s’y rapportent les facultés correspondantes de l'âme qui suivent :

Faculté de connaître. — Entendement. — Légitimité.

Sentiment de plaisir et de peine. — Jugement. — Finalité.

Appétit. — Raison. — Finalité qui est en même temps une loi. (Obligation).

Enfin s’associent aux principes a priori précédents de la possibilité des formes, les suivants qui en sont les produits :

Facultés de l'âme

Faculté de connaître.
Sentiment de plaisir et de peine.
Appétit.

Facultés supérieures de connaître :

Entendement.
Jugement.
Raison.

Principes a priori :

Légitimité.
Finalité.
Obligation.

Produits :

Nature.
Art.
Mœurs.

La nature fonde donc sa légitimité sur des principes a priori de l’entendement comme faculté de connaître. L’art se dirige dans sa finalité a priori d’après le jugement par rapport au sentiment du plaisir et de la peine. Enfin les mœurs (comme produit de la liberté) sont soumises à l’idée.d’une forme de la finalité qui se qualifie de loi universelle, comme principe de détermination de la raison par rapport à l’appétit. Les jugements qui résultent ainsi de principes a priori propres aux facultés fondamentales de l’âme, sont des jugements théoriques, esthétiques et pratiques.

Tel est le système des facultés de l’âme dans ses rapports avec la nature et la liberté, deux choses dont chacune a ses principes a priori déterminants propres, et qui réunies constituent par cette raison les deux parties de la philosophie (la partie théorique et la partie pratique) comme parties d’un système doctrinal ; telle est en même temps la transition ménagée par le jugement, qui lie par un principe propre deux parties en passant du substratum sensible de la première philosophie au substratum intelligible de la seconde, par la critique d’une faculté (le jugement) qui sert uniquement de lien et ne peut par conséquent produire d’elle-même aucune connaissance, ni fournir matière è la doctrine, mais dont les jugements que l’on nomme jugements esthétiques (dont les principes sont purement subjectifs), en se distinguant de tous ceux dont les principes sont objectifs (qu’ils soient du reste théoriques ou pratiques) et qu’on a appelés jugements logiques, sont d’une espèce si particulière qu’ils tent les intuitions sensibles à une idée de la nature, dont la finalité ne peut être comprise indépendamment de leur rapport à un substratum sursensible. Ce qui sera prouvé dans le traité même[4].





FIN.





Notes modifier

  1. (1) En donnant ici ce dernier fragment, j’aurai réuni dans ce volume tous les écrits de Kant qui se rapportent directement à la Critique de la raison pure, et qui furent composés par l’auteur depuis la première édition de cet ouvrage. M* Rosenkranz en fait cet historique : « Le professeur Sigism. Beck, qui enseigna en dernier lieu à Rostock, donna de 179S à 1794, à Riga, un abrégé explicatif de la philosophie critique de Kant en deux volumes in-8o. (De 1794 à 1796 il fit paraître deux autres volumes, destinés à justifier le criticisme contre les objections de Reinhold). Kant lui avait adressé pour cette publication une introduction, mais si longue que Beck dut la remanier pour l’abréger. C’est ce travail que nous reproduisons sous le titre ci-dessus. Il avait déjà été recueilli par Starke dans ses Mélanges, p. 293-262 ; nous ne pouvions donc pas l’omettre. La marche du traité est, à quelques modifications près, la même dans Starke que dans la préface à la Critique du Jugement, qui parut en 1790 ; mais l’exécution présente naturellement de grandes différences, et il est intéressant de voir comment Kant savait varier un seul et même-sujet. » Nous n’avons qu’un mot à ajouter à cela ; c’est que le remaniement de Beck n’a pas dû contribuer à rendre la pensée de Kant plus lucide, et que cette retouche serait encore regrettable à ce point de vue, alors même que la doctrine du maître n’en aurait pas souffert, — T.
  2. Cette science pure, et par conséquent sublime, paraît ignorer quelque chose de sa dignité, quand elle avoue que, comme géométrie élémentaire, elle se sert pour la construction de ses notions d’instruments, quoique de deux seulement, du compas et de la règle. Cette construction s’appelle seulement géométrique, par opposition à la construction mécanique, qui est celle de la géométrie supérieure, et qui exige pour la construction des notions de cette géométrie, des machines compliquées. Il est vrai qu’on entend aussi par règle et compas, non pas les instruments réels, qui ne pourraient tracer ces figures avec une précision mathématique, mais les modes les plus simples des représentations de l’imagination a priori qu’aucun instrument ne peut réaliser.
  3. (1) Ce principe n’a pas, au premier aspect, l’air d’une proposition synthétique et transcendantale ; il paraît plutôt tautologique et appartenir exclusivement à la logique. La logique., en effet, apprend la manière de comparer une représentation donnée avec une autre ; elle enseigne par conséquent que l’on peut se faire une notion de ce que telle représentation a de commun avec d’autres représentations diverses, comme d’un caractère d’un usage général. Mais, quant à la question de savoir si la nature offre encore beaucoup d’autres termes de comparaison pour chaque objet, ayant avec lui plusieurs points communs dans la forme, la logique n’apprend rien là-dessus. Cette condition de la possibilité de l’application de la logique à la nature est plutôt un principe de jugement servant à la représentation de la nature comme système, ou la diversité divisée par genres et par espèces, permet de ramener, au moyen de la comparaison, toutes les formes physiques à des notions (d’une généralité plus ou moins étendue). Or l’entendement pur apprend déjà (mais par des propositions synthétiques) à concevoir toutes les choses de la nature comme formant un système transcendantal suivant des notions a priori (les catégories). Mais le jugement (réflexif) qui cherche aussi des notions pour des représentations empiriques, comme telles, doit encore admettre à cet effet que la nature, dans sa diversité sans borne, a atteint une telle division de cette diversité en, genres et en espèces, qu’il devient possible à notre jugement de rencontrer l’harmonie des formes de la nature dans leur comparaison, et d’arriver à des notions empiriques et à la subordination dès uns aux autres pour s’élever ainsi aux notions empiriques les plus générales. C’est-à-dire que le jugement présuppose aussi un système de la nature selon des lois empiriques, et qu’il le fait a priori 9 par conséquent en vertu d’un principe transcendantal.
  4. Dans la Critique du jugement - T..