Kachmir et Tibet, étude d’ethnographie ancienne et moderne/04


UN DERNIER MOT À M.  DE UJFALVY



I

Répliquant à ma communication du 15 mars 1883, M. de Ujfalvy, avec un grand luxe de citations bien choisies, atteste l’aridité des roches nues du Tibet et l’absence de végétation sur les sommets neigeux de ses plus hautes montagnes, puis il ajoute :

« … Tous ces passages, que j’emprunte à Élisée Reclus, se rapportent au Tibet proprement dit, et non pas aux vallées du versant sud-oriental, situées beaucoup plus bas que les plateaux et recouvertes de forêts immenses. Mais ce n’est pas là que vous placez le peuple qui pratique la polyandrie. »

Évidemment M. de Ujfalvy bataille contre moi sans m’avoir lu ou entendu.

Qu’il veuille donc bien consulter le huitième paragraphe de mon premier mémoire, il y apprendra que, dès le début de notre discussion, j’ai eu soin d’indiquer la contrée où « je place la polyandrie », et que cette contrée relève « des vallées du versant sud-oriental du Tibet ».

C’est en effet à propos de la relation de l’ambassade de Samuel Turner au Tibet en 1783, et sur ce qu’il dit de la pratique de la polyandrie, que s’est engagée la discussion depuis tantôt quinze mois pendante entre M. de Ujfalvy et moi.

Or, Turner — faut-il que je l’apprenne à M. de Ujfalvy — venu au Tibet jusqu’à Teschou-Loumbou[1], résidence du Teschou-Lama, par Rungpur du Bahar et par le Boutan ; puis rentré au Bahar par le même chemin, n’a pu connaître du Tibet que la partie sud-orientale, partie nécessairement habitée par les populations tibétaines chez lesquelles Turner a constaté la pratique de la polyandrie, partie couverte de ces immenses forêts, que m’avait d’abord déniées M. de Ujfalvy.

Et, ce fait acquis, je me croirais complètement d’accord avec M. de Ujfalvy si je n’avais à relever chez lui une petite méprise au moyen de laquelle il met à ma charge une déclaration touchant la situation agraire du Tibet, déclaration absolument contraire à celle que j’ai faite.

Je constate en effet la stérilité qui règne au Tibet, et M. de Ujfalvy m’accuse d’y inventer de vastes espaces labourables pour les besoins de ma thèse : « Nulle trace, dit-il, de ces magnifiques forêts, de ces vastes espaces labourables auxquels M. Beauregard tient si particulièrement pour les besoins de sa thèse. »

Je regrette d’avoir à le faire remarquer à M. de Ujfalvy, mais il est bien certain que, contrairement à ce qu’il écrit, les besoins de ma thèse — pour parler comme lui — exigeaient des espaces stériles, précisément là où il prétend que je place de vastes espaces labourables pour les besoins de ma thèse, et, s’il veut bien se reporter au quatrième paragraphe de ma communication du 15 mars 1883, il y trouvera, après l’exposé des circonstances qui, à mon avis, motivent la stérilité des terres au Tibet, cette conclusion, bien faite pour lui faire regretter sa méprise. Je dis en effet :

« Où l’avenir manque, le travail languit et s’éteint.

« Ainsi s’expliquent, par l’imperfection de son régime économique, l’insuffisance de la culture des terres au Tibet ; par l’insuffisance de la culture, l’infertilité du sol ; par l’infertilité du sol, la disette ; par la disette, la pitoyable nécessité de la pratique de la polyandrie, qui fait la dépopulation systématique. »

Et il n’y a dans ces expressions de disette et de misère rien qui ressemble aux vastes espaces labourables dont M. de Ujfalvy me reproche de doter le Tibet par amour-propre d’auteur.

Ce compte de méprise désormais réglé avec M. de Ujfalvy, je passe à l’étude du compte nouveau que, dans sa libéralité, il veut bien m’ouvrir gratuitement chez lui.

II

M. de Ujfalvy qui me prodigue son attention a daigné, dans sa réponse imprimée, clore la série de ses observations par un conseil, dont je le remercie bien sincèrement, mais dont il eût pu s’épargner les frais.

« Je me permets aussi, dit en terminant M. de Ujfalvy, de recommander à M. Beauregard l’ouvrage de Lassen sur l’antiquité des Indes[2], ouvrage qui fait autorité en pareille matière. Il y verra, sur une carte dressée par les soins de M. Kiepert, au nord-ouest de l’Inde, le pays des Daradas, que Lassen et Kiepert considèrent comme faisant partie de l’antique Aryâvarta. »

Il y a beaucoup de bonne intention dans cette amicale invitation de M. Ujfalvy, je n’en doute pas, mais, comme sur d’autres points de sa réplique, il y a aussi quelque peu à reprendre. J’y trouve en effet : anachronisme et méprise.

L’anachronisme consiste ici à me venir en aide un peu trop tard.

Que M. de Ujfalvy veuille bien consulter mon premier mémoire et il y apprendra que, dès l’ouverture de notre discussion, j’ai identifié, comme descendance, les Dardis aux Daradas de l’antiquité sanscrite, et qu’il n’y a pas lieu, par conséquent, de me rappeler à l’ordre sur ce point. Puis, s’il lui convient de revoir mon second mémoire, il verra que sur cette question des Daradas-Dardis j’ai fait bien plus encore.

Je n’ai pas sans doute à faire savoir à M. de Ujfalvy que la contrée, où vivent aujourd’hui et depuis vingt-cinq siècles déjà les Dardis, arrière-petits-fils des Daradas, n’est pour cette antique famille qu’une terre d’adoption. Eh bien, j’ai cru que l’anthropologie avait quelque intérêt à connaître le pays d’origine des Daradas-Dardis, et j’ai tenté de déterminer historiquement la position de leur pays d’origine. Je crois avoir réussi, et je me permets à ce propos de recommander mon second mémoire à M. de Ujfalvy.

III

Mais le pays d’adoption des Daradas-Dardis, situé, comme nous le savons, sur les pentes septentrionales de ce massif de montagnes secondaires qui couvrent le Kachmir vers le nord, a-t-il été jamais compris dans les limites de l’Aryâvarta ?

M. de Ujfalvy avance « que Lassen et Kiépert considèrent le pays des Daradas comme faisant partie de l’antique Aryâvarta ».

Je crois qu’il y a méprise de la part de M. de Ujfalvy ; en tous cas, je n’hésite pas à affirmer que le pays des Daradas-Dardis n’a jamais fait partie de « l’antique Aryâvarta ».

Le mot sanscrit : Aryâvarta, est un composé qui signifie : contrée sainte, pays de noblesse ; il comporte l’idée de séjour de prédilection, et n’a jamais été appliqué qu’à l’ensemble des contrées hindoustaniques conquises par les Aryas sur les indigènes sauvages qu’ils refoulaient devant eux.

Les limites les plus étendues de cette terre de prédilection n’ont jamais dépassé, à l’est, la mer orientale, c’est-à-dire le golfe du Bengale ; au midi, les monts Vindhya ; à l’ouest, la mer occidentale, qui est la mer Arabique ou golfe d’Oman ; au nord, les crêtes de l’Himalaya[3].

Ces limites, que trace solennellement le livre de Manou, laissent le pays des Daradas-Dardis en dehors de l’Aryâvarta, et cette exclusion, topographiquement infligée aux Daradas, se complète au livre sacré par le soin qu’il prend de reléguer les Daradas parmi les étrangers, les Barbares (Mletchhas), et par l’étiquette de Dasyous (race maudite, voleurs) qu’il leur applique[4].

La position extra-himalayenne du pays des Daradas nous est d’ailleurs historiquement acquise et garantie. Je trouve dans la Râdjataranginî une double comparaison qui en témoigne d’une façon irrécusable.

« L. V, slo. 152 : Ce prince (Thakkiyra) se trouve entre le roi de Darat et celui de Turuchka, entre un lion et un sanglier, de même que le pays d’Aryâvarta (est situé) entre les montagnes de Himavat (Himalaya) et de Vindhya. »

Comme définition topographique, l’ensemble de ce texte, quant au pays des Daradas, ne laisse pas de place au doute. Le pays des Daradas y est stigmatisé et exclus de l’Aryâvarta.

Par quelle passe ignorée Lassen a-t-il pu faire entrer le pays des Daradas dans l’enceinte réservée de l’Aryâvarta[5] ? je n’en sais rien, mais je sais que M. de Ujfalvy se méprend quelquefois.


  1. C’est le sanctuaire lamaïque voisin de Djachi-H’Loumbo (carte de Klaproth, 1836).
  2. Le titre de l’ouvrage de Lassen est : Indishe Alterthumskunde, ce qui signifie : Archéologie indienne, et non pas Antiquité des Indes.
  3. Lois de manou, liv. II, 21, 22.
  4. Même ouvrage, l. X, 44, 45.
  5. Je ne connais pas l’ouvrage (en 4 vol. ) de Lassen que cite M. de Ujfalvy, mais dans son livre De Pentapotamia indica commentatio Geographica atque Historica, c. II, Lassen s’occupe des Daradas-Dardis et ne parle point d’en faire des Aryas. Voici du reste comment il s’en exprime : Daradi, ut hoc obiter moneam, gentis fuit nomen, fractum montanum Casmiræ ab occidente adjacentem inhabitantis ; hodie Dardi vocantur, nec nomine diversi sunt a Derdis, dequibus fabulatus est Megasthenes.

    Quant à Kiepert, sa carte : Orbis terrarum Antiquis notus, ne peut avoir, pour la haute Asie, que l’exactitude relative de toutes les cartes de même ordre. Cette carte ne constate d’ailleurs que l’état de choses au second siècle de l’ère moderne (altero post Christum a seculo) et ne fournit, comme toutes les cartes de la haute Asie, que des positions approximatives et toujours quelque peu vagues.