K.Z.W.R.13/Sur le « Gladiateur »

Imprimerie Financière et Commerciale (p. 39-68).

Chapitre VI

SUR LE « GLADIATEUR »


Depuis le 3 août 1492, date du jour où Christophe Colomb partit d’Espagne, à bord de la caravelle Santa Maria, les navires qui font la route d’Europe en Amérique ont plutôt changé d’aspect, et le grand navigateur — il ne s’étonnait pourtant pas de grand chose — qui mit quatre mois, exactement cent vingt-sept jours, pour accomplir sa première traversée de Palos à Cuba, serait certes surpris de voir les progrès réalisés de nos jours tant au point de vue du confort qu’à celui de la vitesse des bateaux.

On va maintenant à Yew-York du Havre en sept jours, de Queenstown en cent vingt heures, et deux semaines suffisent pour la traversée de Lisbonne à Rio de Janeiro. Quant à l’aménagement des bateaux modernes, il dépasse comme luxe, depuis ces dernières années surtout, tout ce que l’on peut rêver de plus inouï.

Sans être comparable aux paquebots actuels, dont certains jaugent de 45000 à 55000 tonnes, sans avoir les mobiliers somptueux, les huit et dix étages des grands transatlantiques, le Gladiateur pouvait cependant passer pour un modèle de confort et d’élégance.

Parti de Saint-Nazaire, la veille au soir, le navire marchait à bonne allure par un temps radieux, quand deux voyageurs parurent sur le pont-promenade.

Ces deux personnes formaient un couple charmant : l’homme, grand, brun, élégant ; la femme, blonde, mince de taille, avec des yeux noirs pleins de feu, se regardaient amoureusement et semblaient de jeunes mariés en voyage de noces.

À leur apparition, le capitaine qui, du haut de la passerelle où il était avec son second, les avait vus venir, se précipita à leur rencontre et s’inclinant devant la jeune femme, avec la politesse proverbiale des marins français :

— Comment avez-vous passé cette première nuit, Madame ?

— Admirablement, capitaine.

— Et vous, Monsieur Boulard ?

— Je n’ai jamais passé de nuit plus agréable.

— Il n’y a rien de tel, n’est-ce pas, qu’un peu de roulis pour donner des rêves délicieux…

— Et vous venez sans doute respirer un peu d’air salin pour prendre de l’appétit ?

— Vous nous avez devinés, capitaine, répondit la jeune femme qui n’était autre que Ketty, je disais précisément à mon fiancé que l’heure du déjeuner tardait à sonner.

— En ce cas, vous êtes servis à souhait, car voilà la cloche du déjeuner qui se fait entendre.

Et le galant capitaine offrit son bras à Ketty pour la conduire à la salle à manger. Il la fit asseoir à sa droite, tandis que Marius se plaçait de l’autre côté.

Vaucaire avait admirablement fait les choses : par dépêche envoyée du ministère, il avait chaudement recommandé son ami au capitaine Maugard, commandant le Gladiateur et celui-ci avait immédiatement fait préparer des cabines de luxe, et y avait fait conduire, dès leur arrivée sur le bateau, le « chargé de mission du Ministère de l’Intérieur » et sa fiancée.

Ketty ne s’était jamais trouvée à pareille fête. Elle qui, dans ses précédents voyages, avait voyagé tout au plus en seconde, dans la promiscuité souvent gênante des autres artistes de la tournée, elle ne se sentait pas de joie !

Quel chic de voyager, quand on est du gouvernement, s’écriait-elle, à tout propos.

Marius, alors, la faisait taire.

Le déjeuner se passa admirablement, Les plats étaient abondants et variés, les vins choisis.

Les passagers invités à la table d’honneur, celle présidée par le capitaine étaient pour la plupart des Américains du sud. Leurs figures étaient sympathiques. Marius, bien qu’on les lui eut présentés, ne parvenait pas à se rappeler leurs noms aux consonnances bizarres, pour son oreille inexercée.

Cela lui fit songer à consulter la liste des passagers.

Tous les noms inscrits semblaient appartenir à des citoyens des Républiques Argentine et Brésilienne, à des Français et des Anglais. Seul un nom indiquait que son possesseur était un Américain du Nord.

« Edgar Stockton esq. » New-York, ainsi en était libellé l’orthographe.

Marius se souvint que ce devait être le nom d’un gentleman « en bois » qu’on lui avait présenté au déjeuner.

Il lui sembla bien que la figure de cet « Edgar Stockton » lui rappelait vaguement une physionomie déjà entrevue, mais, où ?

Au moment où il reposait le livre des passagers sur la table du fumoir, il aperçut le personnage, en levant les yeux, dont le nom ne lui disait rien qui vaille, qui le regardait en souriant, pour autant qu’on pouvait appeler sourire la grimace contrainte de ce visage fermé, aux lèvres minces, au regard inconsistant.

Machinalement, Marius salua d’un signe de tête poli, mais froid. L’autre lui rendit son salut et sortit du fumoir.

— Je ne sais pas si je le connais, mais ce bougre-là a une figure qui m’agace !

— Monsieur Boulard ?

— C’est moi, que voulez-vous à Monsieur Boulard ? demanda-t-il au marin qui l’interpellait.

— Le capitaine vous prie de vouloir bien venir le trouver dans sa cabine.

— Tiens ! qu’est-ce qu’il peut me vouloir ?

Et Marius se dirigea vers le logis de l’officier.

— Té, mon cher capitaine, vous m’avez fait demander ?

— Oui, mon cher Monsieur Boulard. Asseyez-vous, je vous en prie. Croyez bien que je n’aurais pas pris sur moi de vous déranger sans une raison grave.

Et le capitaine avançant un siège à Marius, le fit asseoir, puis, après avoir été mystérieusement voir à la porte si personne ne pouvait écouter, s’assit lui-même à son bureau.

— Voici, cher Monsieur, pourquoi je vous ai fait demander. Nous sommes, comme vous le savez certainement, sur le point de perdre de vue les côtes d’Europe, et je viens, en réponse au marconigramme, par lequel je signalais « Rien de nouveau », de recevoir celui-ci :

Et le captiaine Maugard tendait à Marius un papier sur lequel était écrit :

« Attention. Avez à bord chef bande internationale voleurs paquebot ».

— Naturellement, mon premier mouvement a été de vous prévenir. En votre qualité de détective, de haut policier chargé de mission par le gouvernement, vous devez avoir plus qu’un autre le flair indispensable pour la découverte et la chasse d’un pareil gibier !

— Sans doute, mais ne vous donne-t-on aucun autre renseignement ?

— Non. J’ai demandé le signalement de ce bandit de grande envergure, mais aucune réponse ne m’est parvenue.

— Vos soupçons se sont-ils arrêtés sur quelqu’un ?

— Je n’ai aucun soupçon.

— La première chose à faire, ce serait en consultant la liste des passagers, de voir ceux qui peuvent, sous un prétexte ou sous un autre, être mis en suspicion.

— En effet, c’est simple.

Le capitaine appuya sur un bouton électrique. Le stewart entra.

— Apportez-moi le livre des passagers et priez Monsieur le capitaine en second de venir me parler.

— J’ai, quant à moi, des soupçons, reprit Marius.

— Ah, vraiment ! Et qui ?

— Je vous le dirai quand nous aurons terminé notre examen du livre de bord. Je crois qu’il confirmera mes déductions.

À ce moment le second du navire, Monsieur Lartigue, entra dans la cabine, suivi du stewart, portant le livre des passagers.

— Vous m’avez fait demander, commandant ?

— Oui, Monsieur Lartigue. Vous connaissiez déjà Monsieur Marius Boulard ?

— Sans doute.

— Mais ce que vous ne savez pas, c’est que Monsieur Boulard est un haut fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur, recommandé tout spécialement par le ministre, et chargé par le gouvernement d’une mission de police a l’étranger : en ce moment aux États-Unis.

— Tous mes compliments. Monsieur. Tous mes compliments !

— Or, voici la dépêche que vient de me transmettre la télégraphie sans fil.

Et le capitaine tendit à son subordonné le papier qu’il avait déjà montré à Marius.

— Diable ! c’est ennuyeux, fit le capitaine en second. Et on n’a ajouté aucune autre recommandation ?

— Aucune.

— On ne vous donne pas l’ordre d’arrêter quelqu’un ?

— Non, et il me paraît évident que je ne dois sévir qu’au cas où des actes répréhensibles se produiraient pendant la traversée.

— S’en est-il produit déjà ?

— Aucun que je sache.

— Je disais au capitaine, intervint Marius, qui tenait à son idée, que la première chose à faire, selon moi, était de voir sur le livre du bord quels passagers pouvaient être suspectés.

— En effet, voyons.

— Et nous aurons à faire le même travail à propos du personnel, car qui nous dit que cet illustre voleur se trouve parmi les passagers ?

— Il est peu probable qu’il soit parmi le personnel.

— Vous croyez ?

— Tous nos gens sont choisis par les chefs de service : le maître d’hôtel se charge de tous les garçons de restaurant ; le chef cuisinier de tous ses subordonnés ; enfin, nous avons le premier valet de chambre qui répond de tout ce que nous appelons « domesticité du bord », hommes et femmes. Comme ils sont responsables, ils n’engagent que des gens munis de leurs certificats ; tous se connaissent entre eux, Du reste, pour cette enquête, monsieur Lartigue, voulez-vous les convoquer, de façon discrète, bien détendu, et les avertir d’exercer une active surveillance ?

— Entendu, commandant.

— Quant à l’équipage, inutile de s’en occuper. Comme matelots, nous n’avons que des inscrits maritimes, et je ne pense pas que notre mystérieux voleur ait pensé à se faire inscrire au moment de sa naissance !

— Il aurait commencé, son métier bien jeune.

— Pour les chauffeurs et équipiers des soutes, nous recrutons ces gens-là un peu partout, mais il leur est interdit de s’introduire dans les parties du navire où ils n’ont pas à faire. Leur métier, de plus, est tellement dur qu’on ne l’exerce pas quand on peut en faire un autre !

— Surtout aussi lucratif que celui qu’exerce notre homme, ajouta Marius en riant.

— Donc, continua Maugard, nous revenons aux passagers ; il y a en ce moment à bord cent soixante-trois de première classe, quatre-vingt-deux de seconde et cent quarante-sept de troisième.

— Nous pouvons ne pas nous occuper des passagers des troisièmes. Comme il leur est interdit de venir à l’arrière, que la présence de l’un d’eux serait immédiatement signalée, notre homme, qui connaît évidemment les règlements aussi bien que nous, n’irait pas « de son voyage » pour remporter un aussi maigre butin que celui qu’il pourrait se procurer parmi les voyageurs de cette classe.

— Évidemment !

— Quant à ceux de seconde, il y a doute. Ces voyageurs prennent leurs repas dans la grande salle à manger, mais ils descendent aux cabines de leur classe par un autre escalier que celui qui conduit aux chambres des premières. De plus, à l’entrée des couloirs de celles-ci, demeure nuit et jour un huissier dont le seul service consiste à avertir les passagers de seconde qu’ils se trompent, s’ils prenaient par là, Enfin, à côté des impossibilités pour les passagers de deuxième et troisième classes de circuler sans être vus dans les endroits réservés à ceux de première classe, nous avons des probabilités morales qui indiquent que notre homme, cherchant certainement à faire un riche butin — sous un volume facile à dissimuler — tentera plutôt de s’approprier l’une ou l’autre parure de pierre précieuses qu’emportent avec elles les jolie perruches qui voyagent sur notre perchoir.

— Charmant, mais surtout puissamment déduit.

— je crois donc, conclut Maugard, que toutes nos recherches doivent porter sur les passagers de première classe. Est-ce votre avis, monsieur ?

— Tout à fait, opina le second.

— Quant à moi, répondit Marius, je suis tellement de votre avis que je juge parfaitement inutile de consulter d’autres listes que celle des voyageurs de première.

— Nous disons donc, continua le capitaine, enchanté de l’approbation d’un si haut fonctionnaire, que nous circonscrirons nos recherches ; or, il y a sur le paquebot, comme je vous l’ai dit, cent soixante-trois passagers de première classe. Au nombre de ceux-ci, nous en connaissons, monsieur Lartigue et moi, à peu près une centaine qui font le voyage du Mexique en France et vice-versa, pour la quatrième ou cinquième fois, j’ai marqué les noms connus de moi d’une croix au crayon rouge. Voulez-vous vérifier et marquer du même signe ceux qui pourraient m’avoir échappé ?

Et le capitaine Maugard passait à son second le livre du bord, constellé de petites croix.

Monsieur Lartigue ajouta une quinzaine de signes.

— Il nous reste donc quarante-trois noms de passagers qui font la traversée pour la première fois. Nous effacerons tout de suite, parmi les noms restants, celui de Monsieur Boulard…

— Et celui de mademoiselle Ketty Trubbett, ma fiancée, de qui je réponds, interrompit Marius en riant.

— Naturellement. Du reste, des quarante et un noms qui nous restent, nous pouvons éliminer les femmes, et même les hommes accompagnés de leurs femmes. Il reste donc quatorze noms inconnus et par cela même suspects. Voyons-les :

Comte de Borchère E., Paris ;
Sir Maurice Quimby A., S., Londres ;
Lortal Alfred, négociant, Bordeaux ;
De La Paye Lucien, Nantes ;
Stockton Edgar, New-York ;
Boveredo Carlos, Buenos-Ayres ;
Matuoso Edmondo, Buenos-Ayres ;
Gorst Arthur, Liverpool ;
Rollo Felice, Rome ;
Fellandini Eduardo, Mexico ;
Ter Brach Léopold, Bruxelles ;
Gugenheim Armand, Paris ;
Vicomte de Malten Louis, Nantes ;
de Castignac André, Bordeaux.

— C’est sur ces quatorze noms que doivent porter nos investigations.

— Oh, nous aurons encore à procéder à des éliminations. Par exemple, Fellandini, Mexico. Comme nous avons à bord des citoyens de Mexico, nous saurons vite qui est ce monsieur. Il en va de même pour monsieur Lortal, c’est, je crois, un négociant en vins, il a fait, ou je me trompe fort, des expéditions par notre ligne. Il doit être connu de monsieur de Castignac, qui habite Bordeaux également. Monsieur Felice Rollo est le dessinateur italien dont tant de magazines ont reproduit les œuvres. Hier soir, il a fait de sa délicieuse voisine, Madame Roseti, un crayon tout à fait charmant.

— Notre homme ne dessinerait pas de cette façon, dit Marius.

— Messieurs de la Faye et de Malten sont de Nantes tous les deux et doivent fréquenter la même société. Messieurs Boveredo et Matuoso, tous deux de Buenos-Ayres doivent être connus de leurs compatriotes, nombreux sur le bateau. Tout ceci peut être facilement vérifié et nous pouvons mener nous-mêmes cette petite enquête.

— Il restera donc, dit Marius, le comte de Borchère, sir Maurice Quimby et Messieurs Stockton, Gorst, Ter Brach et Gugenheim.

— Nos soupçons peuvent donc ne porter que sur l’une de ces six personnes. Je vais moi-même donner des ordres aux domestiques chargés des cabines de ces passagers et une surveillance toute particulière sera exercée.

— De mon côté, dit Marius, je vais, sans attirer l’attention, me mêler au groupe des joueurs de whist, et surtout de poker — tout voleur est joueur — et comme il y a déjà des parties d’organisées dans le café, je crois avoir de grandes chances de trouver là notre homme.

— En tous cas, messieurs, la discrétion la plus absolue.

— Comptez sur nous.

Après s’être serré la main, ils se séparèrent, chacun tirant de son côté vers le poste de surveillance qu’il s’était assigné.

Marius se rendit tout d’abord au salon. La jolie Ketty s’y trouvait, il y avait déjà autour d’elle et de quelques autres dames, toute une cour assidue.

Mais cinq heures sonnant, une à une toutes les dames se retirèrent dans leurs cabines pour s’habiller : on dînait à sept heures et deux heures pour le moins étaient nécessaires pour cette grave et unique distraction.

Il est en effet inouï de voir le luxe déployé à bord des grands transatlantiques : dès six heures et demie, toutes les femmes sont en toilette de soirée, tous les hommes en smoking, beaucoup en habit.

Les compagnies, en augmentant le confort des installations, ont excité l’émulation chez les passagers, et il n’est pas rare de voir « les jolies perruches », comme les appelait le capitaine Maugard, porter avec les plus jolies toilettes confectionnées rue de la Paix, pour des centaines de mille francs de bijoux sur elles.

Quelle proie pour les voleurs !

Les malles des cabines ne permettant pas l’emmagasinage de robes nombreuses, il a fallu installer sur les navires des cales spéciales pour les bagages.

Alors qu’autrefois les passagers se contentaient des vêtements strictement nécessaires, et contenus dans les valises ou sacs de voyage, c’est maintenant le perpétuel va-et-vient des femmes de chambre au service des voyageuses qui vont dans la cale spéciale retirer des malles, étiquetées et numérotées, les robes précieuses et les corsages tumultueux !

Chaque voyageur peut aller puiser dans cette réserve le linge, les habits qui lui sont utiles pour les réunions du bord.

Généralement, ce sont surtout les femmes qui usent de cette faculté ; cependant Marius lui aussi descendait fréquemment à la « cale spéciale », demandait l’une de ses deux malles, l’ouvrait, y renfermait deux ou trois volumes et en reprenait d’autres.

Chaque fois, le préposé aux bagages faisait la grimace ! La malle d’où Marius tirait ces livres pesait en effet près de cent kilogs ! C’était toute une bibliothèque appropriée à son nouveau méfier qu’il avait emportée avec lui ; là voisinaient avec les meilleurs romans de Gaboriau, toutes les œuvres de Conan Doyle, de Leblond et de bien d’autres encore, qui fournissaient désormais les lectures ordinaires de l’envoyé du gouvernement français !

Aussi celui-il était-il documenté !

Ce jour-là, avant de passer aux tables de jeu, après avoir reconduit mystérieusement Ketty jusqu’à la porte de sa cabine et l’avoir saluée plus respectueusement encore que de coutume, il descendit à la cale des bagages, en tira de sa malle un volume intitulé « Rats et Souris d’Hôtels ». Il était convaincu, en effet, que le voleur opérerait de la façon commune à cette catégorie de fripons et voulait se documenter sur les trucs employés par eux.

Ils sont nombreux et varient suivant les individualités. Ils sont surtout facilement employés dans les cabines des navires.

Le Rat prend à la cire l’empreinte de la serrure d’un voyageur choisi parmi les plus riches, arrange des clefs préparées à l’avance et pénètre tranquillement à l’heure où les chambres sont à peu près désertes.

Si on le surprend, il dira : « Je me suis trompé de porte ».

Parfois, il se cache sous le lit d’une cabine occupée par un seul passager, pose sur le visage de celui-ci, quand il est endormi, un mouchoir imbibé de chloroforme et peut ensuite opérer en toute tranquillité.

Autre moyen : profitant du moment où son voisin de lit est sorti, au cas où le « rat » occupe une cabine à deux couchettes, il pratique dans la cloison un ou deux trous de petit diamètre qu’il bouche avec une petite boule de cire. Ces trous sont orientés de façon à arriver un peu au-dessus de la tête des dormeurs.

Puis il introduira, par les trous, débouchés, une longue et fine canule adaptée à un vaporisateur, ce qui lui permettra d’endormir sa victime en lui enveloppant la tête d’une atmosphère de vapeurs chloroformiques.

Marius arrêta là sa lecture : il voulait avant le dîner pousser jusqu’au café et jeter un coup d’œil sur les joueurs.

Chose bizarre, mais à laquelle il s’attendait : les six célibataires soupçonnés étaient autour des tables de jeu !

Tous ne jouaient pas. Seuls, le comte de Borchère, sir Maurice Quimby, Messieurs Ter Brach et Gugenheim se livraient aux douceurs d’un poker.

Les deux autres, Stockton et Gorst, regardaient silencieusement.

On sait qu’à ce jeu le moindre clignement d’œil, la moindre interjection est sévèrement interdite, aussi bien aux « ponteurs » qu’aux assistants.

La partie, n’était pas très animée. Les gains et les pertes se balançaient, les enjeux ne montaient guère.

D’autres passagers suivaient également la partie. Entre autres deux Américains du Sud, de Buenos-Ayres, qui devaient être excessivement riches, à en juger par les bouchons de carafe qui étoilaient les plastrons de leurs chemises.

Marius passa à la table d’écarté. Là la partie était très animée. De nombreux billets de banque jonchaient le tapis. Plusieurs milliers de dollars — enjeux et paris — étaient là étalés.

Comme tout méridional qui se respecte, Marius était joueur. À la reprise d’une partie, il jeta négligemment un billet de cent francs du côté de celui qui venait de perdre.

La chance le favorisa.

Il gagna, fit paroli, gagna encore, et laissant le tout sur le tapis, vit après la troisième partie gagnée, ses cinq louis se muer en huit cents francs !

Il hésitait sur ce qu’il allait faire, quand la première cloche du dîner sonna : il avait dix minutes pour aller passer son smoking ; il était temps de quitter la partie, qui languissait, du reste.

En relevant les yeux après avoir serré son gain dans son portefeuille, il aperçut Stockton qui le regardait, avec aux lèvres ce même sourire qu’il avait eu tantôt, dans le fumoir.

— Vous avez de la chance, monsieur, lui dit-il simplement.

Marius vit là un moyen d’entrer en conversation et d’affermir ses doutes : aussi, avec sa faconde du Midi :

— Peut-être est-ce votre présence qui m’a porté bonheur.

Mais l’autre s’inclina sans mot dire et se dirigea vers la salle à manger.

Marius, un peu vexé, rentra vivement dans sa cabine, et en toilette de soirée, fit une entrée modeste dans la luxueuse salle du restaurant, où il reprit sa place à la table du capitaine et aux côtés de Ketty.

Le dîner fut exquis et la conversation animée.

Les passagers commençaient à se connaître les uns les autres, et chaque table formait comme une petite société ; naturellement à celle du capitaine se carraient, pas médiocrement fiers, les personnages les plus importants parmi les passagers.

La blonde Ketty était tout heureuse des attentions dont elle était l’objet, et, sans le dire et sans le laisser voir, elle en reportait toute la reconnaissance sur Marius, qui grandissait à ses yeux de tout le prestige d’un envoyé gouvernemental.

Du reste, en plus de son intelligence très réelle, l’éducation première de la Piccallily Girl n’avait pas été négligée, et elle était très capable de tenir sa partie dans une conversation mondaine.

Le capitaine Maugard avait à sa gauche madame Roseti, de Buenos-Ayres : brune avec des yeux de feu, elle incarnait le type d’une beauté féminine absolument opposé à celui de Ketty.

Tout d’abord, madame Roseti avait regardé celle-ci d’un mauvais œil ! Dame, une rivale et si étrangement jolie !

Allait-elle être obligée de partager avec cette jeune fille la royauté impérieuse qu’elle avait l’habitude d’exercer partout où elle se trouvait ?

Elle fut bientôt rassurée. Loin de songer à lui ravir les hommages d’une cour empressée, Ketty s’attachait à ne donner aucun sujet de jalousie à Marius, et elle n’était coquette qu’avec lui. Elle se contentait donc d’être charmante, uniquement, et son teint de blonde, sa finesse de traits faisaient admirablement ressortir par contraste l’impériale splendeur de la belle Argentine.

Ketty s’habillait avec une grâce enjouée où perçait quelque chose de personnel et d’artiste, mais elle ne pouvait lutter avec les toilettes « up to date » et surtout les diamants et les perles de madame Roseti. Celle-ci s’était, puisqu’elle n’avait à redouter aucune rivalité de sa part, prise d’amitié pour la petite « Girl » et l’avait prise sous sa protection.

Le capitaine Maugard, en fin Bordelais, distillait de l’amabilité — il faut toujours qu’un Bordelais distille quelque chose — et trônait au milieu des deux « belles » du bord.

À la table du capitaine, vis-à-vis de lui, une aimable vieille, madame d’Espartoso, qui voyageait seule, et qui allait retrouver à Rio son fils, consul d’Espagne, avait à sa droite monsieur Roseti et à sa gauche le comte de Borchère, et les tenait sous le charme de sa conversation vive et spirituelle.

Faisant face à Marius, le personnage énigmatique qui répondait au nom de Edgar Stockton.

Répondait-il ? Fort peu. Il était impossible d’être mieux élevé, mais aussi plus calme et plus silencieusement correct.

Aux petits soins auprès de sa voisine, madame Roseti, il ne desserrait les dents que pour manger ou pour lancer au milieu de la conversation quelques aphorismes, ou plutôt quelques axiomes, qui, comme lui-même, semblaient s’échapper d’un livre de géométrie !

Lorsque la conversation s’animait, quand toute la table s’amusait des saillies du capitaine ou de Marius, des remarques toujours fines du comte de Borchère, il avait une façon de rire qui n’appartenait qu’à lui. Sa bouche aux lèvres minces s’entr’ouvrait, laissait échapper un petit grincement rappelant assez le bruit d’une porte mal huilée et se refermait progressivement pendant que le reste de sa physionomie restait imperturbablement immobile et glacé.

Quant à monsieur Roseti, c’était un mari dans toute l’acception du mot, et le comte de Borchère, le type du gentilhomme accompli, jusqu’au bout des ongles, comme le disait Marius.

En ceci, cependant, notre ami se trompait.

Grand, mince, de taille élancée et bien prise, les épaules larges d’un homme habitué à tous les sports, la figure distinguée, le comte avait, à l’examen, des mains inquiétantes, soignées, certes, mais, plutôt longues que fines, les doigts légèrement spatulés. Mauvais signe, aurait dit un émule de Bertillon, Mais personne, sans doute, ne faisait attention à ce détail.

Pour reprendre la définition de Marius et afin de définir avec précision le comte de Borchère, celui-ci était gentilhomme « jusqu’aux poignets ».

Comme on riait encore d’une réponse du capitaine à une plaisanterie de Marius, madame Roseti s’étonna de la différence d’esprit de ces deux « gens du Midi », tous deux si vivants, si spirituels.

— Ce qui m’amuse le plus, dit-elle, chez vous autres Français, c’est cet esprit de répartie, cette facilité dans la réponse qui fait que vous avez toujours quelque chose à dire à n’importe qui, sur n’importe quoi ! Et, ce qui m’étonne aussi, c’est cette différence dans l’esprit, Les Français de Bordeaux sont autres que ceux de Marseille, et les Parisiens diffèrent également des Français du nord ou de ceux de la Touraine.

— Sans doute, répondit Roseti, ces différents caractères s’apparentent-ils à la variété des produits du sol ?

— En tous cas, ce sol est partout fertile, intervint Stockton en s’inclinant poliment.

— Et tous les Français spirituels ! crut devoir appuyer Roseti.

— Mais, continua le comte de Borchère, la diversité de nos façons n’empêche pas que nous soyons tous enfants d’une mère commune.

— Vous sortez tous d’une mine de diamants, surenchérit la vieille madame d’Espartoso.

— Vous êtes trop gracieuse et vous me fournissez une comparaison trop facile. Notre esprit, peut-être, est pareil au diamant, à mille facettes, mais chez les uns — et il s’adressait au capitaine — il est taillé plus finement, et chez les autres — et le comte de Borchère se retournait vers Marius — il est plus brillant.

— Et chez les Parisiens plus poli, avec des arêtes plus coupantes, riposta Stockton.

— C’est pour cela que nous aimons tant nous trouver avec des Français, conclut madame Roseti en se levant et en acceptant le bras que le commandant du Gladiator lui offrait pour la mener hors de la salle à manger.

Pendant que les dames passaient au salon de conversation, où elles parleraient toilettes et chiffons, les hommes se dirigeaient vers le fumoir et le bar, celui-ci fréquenté plutôt par les joueurs.

— Une partie de poker ? demanda Borchère à Marius.

— Soit, je ne voudrais cependant pas jouer trop gros jeu.

— Que pensez-vous d’une cave de vingt-cinq louis ? Vous pouvez du reste toujours vous retirer.

— En ce cas, je suis des vôtres.

Et Marius, résolu à ne risquer que son gain de la journée, s’assit à la table, où avaient déjà pris place deux des joueurs de l’après-midi.

Les cartes étaient déjà donnéés pour le premier tour, lorsque Stockton parut et vint s’asseoir derrière Marius, vis-à-vis-du comte de Borchère, qui se trouvait entre Quinsby et Gugenheim.

— Vous n’entrez pas dans le jeu ?

— Merci, monsieur de Borchère, je me contenterai, si vous le voulez bien, de regarder ; je prendrai la place du premier de ces messieurs qui se lèvera. Le jeu est bien plus amusant à quatre.

— À votre aise.

Et le comte s’absorba dans la partie. Il abattit deux cartes : as et roi, alors que monsieur Gugenheim avait un brelan de neuf.

L’attention de chacun redoubla.

Marius jouait assez bien au poker. Même à Carcassonne, au Café des Remparts, il passait pour y être d’une jolie force. On racontait là-bas, à l’heure de la verte, des coups où il avait montré de l’estomac et tenu tête aux « bluffeurs » les plus endurcis ; mais le comte de Borchère jouait comme un maître. La chance, du reste, le favorisait, et petit à petit, l’argent de ses partenaires s’amoncelait devant lui.

Chose digne de remarque, c’était surtout lorsque venait son tour de donner que les cartes lui venaient. Puis comme Marius — les gens du Midi n’aiment pas de perdre — s’étonnait de cette chance persistante, la veine tourna.

Alors que le comte s’abstenait presque chaque fois, Marius releva des carrés, des falls, des brelans à tous les coups, mais ses adversaires n’ayant pas de jeu, ne tenaient rien ou presque rien.

Cependant, il refit sa cave, ou peu s’en faut. En relevant ses cartes à ce moment, il vit qu’il avait un carré de dames.

C’est un des plus beaux jeux que l’on puisse avoir, puisqu’on ne peut perdre que contre un carré de rois ou d’as, ou contre une séquence de même couleur, chose excessivement rare.

Pour mieux cacher ce qu’il allait faire, il refusa de nouvelles cartes, donnant ainsi à penser qu’il avait un piètre jeu.

Et le moment venu de passer aux enchères, il commença, tandis que l’émotion lui faisait un peu battre les tempes :

— Deux louis.

— Plus un, dit Gugenheim.

— Plus trois, continua Borchère.

— Je passe, dit à son tour sir Maurice Quimby.

Pour continuer à rester dans le jeu, Marins devait donc mettre au moins six louis, plus son enchère nouvelle. Il ponta, « plus quatre », ce qui faisait deux cents francs devant lui.

Gugenheim se retira. Le comte, sans ajouter mot, poussa sur le tapis tout ce qu’il avait devant lui, huit cents francs environ.

— Mon tout.

Marius ne pouvait tenir que jusqu’à concurrence de sa cave : il avait cinq cent quarante francs. Il les poussa et abattit son jeu.

— Vous avez perdu, dit Borchère en lui montrant quatre as.

Et comme il avançait sa main vers les enjeux :

— Pardon, dit Stockton, il y a une carte par verre à côté de vous, monsieur de Borchère.

La règle est formelle : le coup était nul

Sans aucune discussion, chacun reprit son enjeu, les deux autres joueurs plaignant Borchère de son mécompte.

Celui-ci était visiblement décontenancé par ce coup imprévu. À partir de ce moment, il parut privé de son sang-froid. Il joua nerveusement et perdit rapidement l’argent qu’il avait amassé. Comme on lui demandait s’il remettait la partie et tandis qu’il hésitait à répondre.

— Vous craignez la déveine ? demanda Marius.

— Peut-être est-ce moi qui vous porte guigne.

Et Stockton, se levant, ajouta : Je vais faire un tour au Salon, il me semble qu’on y fait de la musique. Bonne chance à tous et à tout à l’heure, dit-il au moment où il allait passer la porte.

Puis, remettant négligemment à ses lèvres une fine cigarette de tabac blond, il disparut.



Au salon de conversation, Ketty, accompagnée au piano par madame d’Espartoso, chantait avec un succès fou.

Après l’air des Bijoux, de Faust, susurré les yeux au plafond par une cantatrice mondaine, madame Roseti, dans la crainte de devoir subir une nouvelle fois un aussi piètre régal, avait demandé à Ketty de lui répéter une chansonnette qu’elle lui avait entendu fredonner le matin sur le pont. Ketty ne se fit pas prier et madame d’Espartoso ayant trouvé dans le casier à musique du bord des albums de vieilles chansons et obtenu le silence de l’auditoire, elle commença.

Tour à tour, Ketty chanta en anglais, en espagnol, en français. Son succès tint du délire, lorsque, confuse, elle annonça une imitation de ces danses chantées que font les « girls » dans les music-halls.

— Savez-vous que vous dansez mieux qu’une professionnelle ? déclara la vieille madame d’Espartoso.

— Je n’ai cependant jamais appris, déclama la jeune folle, rougissant jusqu’aux oreilles de s’être ainsi laissée reprendre par l’amour du métier.

On la complimentait encore, lorsque Stockton entra :

— Vous êtes seul ? Et ses yeux cherchaient Marius.

— Oui, ces messieurs font un poker acharné.

— Voulez-vous m’offrir votre bras pour aller chercher mon fiancé ?

— Mais ne vous dérangez pas, je retourne près de lui et je vous l’envoie.

La partie avait changé de face : décidément Stockton portait malheur à Borchère. Depuis son départ celui-ci abattait des jeux superbes et en quelques coups de cartes il avait décavé ses adversaires.

Marius allait remettre sa cave pour la seconde fois quand Stockton l’avertit que Ketty le demandait. Il se leva avec un peu de mauvaise humeur, comme tout joueur à qui on enlève la chance de se refaire, et comme il allait partir, au grand regret des autres…

— Voulez-vous, lui dit Stockton, que nous fassions une masse commune et que j’essaie de rattraper votre argent ?

— Si vous voulez, et Marius lui remit deux cent cinquante francs.

Stockton les prit avec le sourire agaçant dont il le poursuivait et s’assit en disant :

— Nous allons voir si le changement de joueur change la veine.

Marius aurait bien voulu rester pour assister aux premiers coups, mais il se rappela que Ketty tenait à ce qu’on lui obéisse, et il se résigna — de bonne grâce — à quitter la table de jeu.

En somme, sa perte était minime ; deux à trois cents francs, ce à quoi il fallait ajouter l’argent laissé à Stockton, cela constituai son gain de tout l’après-midi. Mais les méridionaux supportent difficilement la perte. Exubérants lorsqu’ils gagnent, blaguant alors volontiers leurs adversaires, ils sont profondément vexés lorsque la chance les abandonne, non pas tant à cause de l’argent perdu, mais surtout parce qu’ils ne peuvent admettre que la fortune leur soit adverse.

Aussi Marius, gai comme un pinson pendant le dîner, avait il, en arrivant au salon une figure longue d’une aune.

— Qu’est-ce que vous avez ? lui demanda Ketty.

— Rien.

— Ne mentez pas. Vous avez joué et vous avez perdu !

— Une bêtise.

— Une bêtise pour un homme du Midi, ça doit être assez considérable, avec votre manie d’exagérer dans l’un ou l’autre sens. Seriez-vous joueur ?

— Mais non.

— Je vous le conseille, car si vous êtes joueur, j’aime autant vous le dire, adieu tous nos beaux projets ! Jamais je n’épouserai un joueur, même si je l’aimais. Et vous savez, je suis une femme décidée.

— Je vous assure que je ne le suis pas. De temps en temps une petite partie de poker ou d’écarté, quelques parties de billard… une manille…

— Oui, vous le dites ! Cependant, aujourd’hui, vous n’avez pas quitté le bar et les cartes ! Méchant Marius, vous vous êtes mis à jouer, au lieu de venir m’entendre chanter ! Comme c’est gentil à vous !

— Vous avez raison, ma chère Ketty, je ne jouerai plus, et… vite, dit-il, en s’interrompant, dites-moi un chiffre ?

— Pourquoi ?

— Je vous le dirai ensuite, vite, je vous en prie ! Un chiffre ?

— Eh bien, 19. Mais pourquoi ?

— A, B, C… S. Stokton parle de moi, regardez l’heure, 10 heures et demie.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Voici. J’entends de temps à autre des bourdonnements, des tintements, si vous aimez mieux, dans les oreilles. C’est un signe assurément que quelqu’un parle en bien ou en mal de moi quelque part.

— Vous êtes fou.

— Mais non, je suis très sérieux. Vous en aurez la preuve, vous dis-je. Je vous ai demandé un chiffre. Ce chiffre, vous croyez que c’est le hasard qui vous l’a fait dire, erreur, c’est le destin.

— Le destin ?

— Oui, oui. Ce chiffre correspond à une lettre, lettre qui, écoutez-moi bien, est la première du nom de la personne qui parle de moi.

— Mais, mon petit Marius, encore une fois, vous êtes fou !

— Non, je vous assure. Vous verrez, vous verrez tout à l’heure que Stockton a parlé de moi, ou tout au moins prononcé mon nom à 10 h. 1/2.

— Je n’aime pas qu’on se moque de moi !

— Oh ! Ketty pouvez-vous croire…

— Ne cherchez pas à détourner la conversation.

— À détourner…

— Parfaitement, monsieur mon fiancé, mais je vous préviens que vous ne réussirez pas. J’y reviens, moi, à la conversation. Vous allez me jurer de ne plus jouer.

— Si ce n’est que ça !

— Un bon point, vous n’avez pas hésité ! Mais il ne me suffit pas que vous me le promettiez.

— Vous voulez un serment. Eh bien, je…

— Serment du Midi ! Je les connais ! Vous allez me donner la preuve que vous ne jouerez plus.

— Je veux bien, mais laquelle ?

— Donnez-moi votre portefeuille.

— Vous voulez…

— Oui, je veux, et quand j’ai dit, je veux !…

— Voilà, dit Marius en s’exécutant.

— Bien. Venez un peu par ici, dans le coin.

— J’obéis.

— Oui, vous croyez que c’est pour vous donner une récompense. Nenni, c’est…

— C’est ?

— Pour compter ce que vous avez. Cinq, six, huit, dix mille deux cents. J’ai à vous remettre dix mille deux cents francs.

La blonde enfant glissa le paquet de billets bleus dans son corsage et tendit à Marius le portefeuille, veuf de l’argent qu’il avait contenu.

— Mais, Ketty, laissez-moi au moins un peu d’argent.

— Vous n’en avez pas besoin. Reprenez votre portefeuille !

— Deux cents francs !

— Non !

— Cent francs ?

— Non.

— Cinquante, voyons !

— Je n’ai pas de monnaie !

— Donnez-moi cent francs, je vais en faire.

— Nous verrons demain ! Tenez, voici monsieur Stockton qui vous cherche.

— Ah ! eh bien, vous allez voir.

— Quoi ?

— Pour le bourdonnement. Vous me cherchez, dit-il en allant avec Ketty au-devant de l’Américain.

— En effet, cher monsieur Boulard ! je tiens à vous dire…

— Avant tout, dites-moi si, il y a à peine un quart d’heure, exactement à 10 heures 1/2, vous n’avez pas prononcé mon nom ?

— En effet ! Qui vous a dit ?

— Eh bien, Ketty, que pensez-vous de cela ?

— C’est un hasard !

— Vous niez l’évidence. Et qu’avez-vous dit en parlant de moi ?

— Mais je ne sais si je dois, devant miss Ketty…

— Je vous en prie, répétez exactement.

— Vous le voulez ?

— Je vous en prie derechef !

— Eh bien, voici : Ce bon monsieur Boulard a bien fait de me confier ses intérêts.

— Hein, fit Ketty.

— Hum, fit Marius, un peu inquiet.

— Nous gagnons, tout compte fait, chacun trois mille deux cents francs ?

— Comment ?

— Oui, monsieur Boulard et moi étions de moitié, et je jouais pendant qu’il était venu vous retrouver, pour lui et pour moi.

— Ainsi, monsieur Marius, il ne vous suffit pas de jouer vous-même, vous faites jouer les autres pour vous ?

— Je vais vous expliquer…

— Inutile. Monsieur Stockton, voulez-vous me remettre ces trois mille deux cents francs ?

— Mais, mademoiselle, je ne sais si je dois…

— Vous devez. N’est-ce pas, monsieur Boulard ?

— Évidemment, mais…

— Mais ? pas de mais ! Donnez…

— Donnez à mademoiselle, monsieur Stockton.

— Voilà, mademoiselle, trois mille francs en billets, et deux cents francs en or.

— Merci, monsieur Stockton. J’ai donc à vous treize mille trois cent quatre-vingt francs, car je suis gentille, voici vingt francs !

— Ah !

— Et quand vous les aurez dépensés, je les remplacerai !

— Toutes les semaines, comme au collège.

— Et remerciez monsieur Stockton. Il est heureux qu’il ait pris vos intérêts en mains, car joueur comme vous l’êtes…

— Peut-on dire !

— Vous auriez, vous, reperdu jusqu’à votre dernier centime !

Stockton s’amusait à voir la tournure que prenait la scène, un pâle sourire effleura ses lèvres, ce qui, chez lui, constituait une marque de gaîté folle.

— Monsieur Boulard, dit-il, je crois que pour ma peine, vous me devez bien une bouteille de Pommery-Grenot, grande marque !

— Je crois bien, dit Marius. Allons au café, mais…

— Mais quoi, qu’est-ce que vous avez à me regarder avec des yeux suppliants ?

— Miss Ketty, donnez-moi encore vingt francs. La bouteille de Pommery coûte vingt-quatre francs !

— Allons, tenez, mendiant, les voilà !

— Vous ne venez pas avec nous ?

— Non, il est — tard, je rentre dans ma cabine.

— Alors, bonsoir ?

— Bonsoir. Bonne nuit, monsieur Stockton !

— De doux rêves, miss Ketty !

— Merci. Ah ! vous savez, dit la jeune fille en revenant vers Marius.

— Quoi donc ?

— Eh bien, vous savez, vos bourdonnements, c’est extraordinaire ! J’y crois presque. Bonsoir !

Et Ketty s’en alla en riant.

— Votre fiancée est vraiment charmante.

— N’est-ce pas. Mais vous savez donc que nous sommes fiancés ?

— On me l’a déjà dit. Si vous voulez, nous boirons le champagne à sa santé.

— Allons, dit Marius, passez, je vous en prie !

Et tous deux se dirigèrent vers le café.

Le champagne l’excitant, Marius fut plein de verve. Quant à Stockton, il fut éblouissant et lança au moins une dizaine de paroles dans la conversation. Puis, la bouteille finie, tous deux se dirigèrent vers leurs cabines, car il faut de la mesure, même quand on s’amuse le plus ! expliqua Stockton, ils se souhaitèrent la bonne nuit et le Méridional pénétra dans la cabine de luxe qui lui servait de logement.

Il n’avait revu au café ni le comte de Borchère, ni les autres joueurs, rentrés chez eux la partie finie.

Marius se déshabilla ; en retirant de sa poche son portefeuille — vide hélas — il réfléchit qu’il ne pourrait le lendemain donner une revanche à ses adversaires et qu’il allait forcément « faire Charlemagne ». Cela l’ennuya un peu. Mais bah ! en somme c’était Stockton qui avait gagné ; et puis, demain, on verrait. Peut-être Ketty s’humaniserait-elle ! Tout en chantonnant, il ferma sa porte à clef et fit ensuite sa toilette de nuit.

Il se mit au lit, tourna quelques feuillets de « Rats et Souris d’Hôtel », bâilla, se détira, posa son livre à côté de sa montre, sur la planchette qui servait de table, éteignit l’électricité et s’endormit.

Bientôt les derniers bruits qu’on entendait encore dans les couloirs feutrés des cabines des premières s’éteignirent et sauf quelques ronflements discrets, le silence le plus profond régna dans cette partie du navire.

Cependant, vers deux heures du matin, une porte s’ouvrit avec précaution, et si le valet de chambre en faction au bout du couloir n’avait pas dormi du sommeil du juste, il aurait vu une ombre se glisser sans bruit jusqu’à la cabine de Marius. L’homme car c’en était un, resta appuyé contre la cloison pendant quelques secondes. On aurait pu entendre « un léger sifflement, puis poussant jusqu’à la porte, ouvrit celle-ci sans que la serrure laissât échapper le plus léger grincement.

L’homme entra dans la cabine, referma la porte, et sans craindre de réveiller Marius, tourna le bouton de l’électricité. La lumière se fit et éclaira un singulier spectacle :

Marius dormait profondément et son sommeil avait quelque chose d’inquiétant. Sa tête renversée sur l’oreiller du lit était pâle et son corps paraissait rigide.

Sans s’occuper de lui, l’homme donna un tour de clef à la serrure et s’enferma avec le dormeur. Le mystérieux visiteur était vêtu complètement de noir, on ne voyait ni ses mains gantées de soie, ni sa figure recouverte d’une espèce de cagoule : il fouilla vivement les poches des vêtements accrochés au porte-manteau, ouvrit la porte de l’armoire, le couvercle de la malle posée sur les tréteaux, visita tout. Laissant échapper un geste de désappointement, il se dirigeait vers la porte, quand il revint vers le lit.

Si Marius eut pu le voir, il eut certes tremblé devant les regards menaçants du fantôme. Celui-ci, tenant à la main droite une arme bizarre ressemblant à une courte et grosse aiguille, se pencha sur lui. Heureusement, le dormeur ne s’éveilla pas ! Alors l’effrayant visiteur passa son bras gauche sous le traversin du lit et ramena dans sa main le portefeuille de Marius.

Fébrilement il en visita les différents compartiments. Rien que des papiers ! Avec un geste de rage, il le rejeta sur le lit. Ses yeux tombèrent alors sur la tablette. Un porte-monnaie, une montre et un livre s’y trouvaient. Dans le porte-monnaie, rapidement visité, quelques francs. Quant au livre, ouvert à la seconde page, il présentait une gravure qui aurait pu passer pour la reproduction photographique du fantastique visiteur ! Était-ce une ironie ? Sans doute il le crut, car l’éclair menaçant reparut dans ses yeux ; il allait s’avancer encore vers le lit quand un bruit parut l’inquiéter : rapidement il éteignit l’électricité, ouvrit sans bruit la porte et disparut dans le couloir.

Quelques secondes plus tard, par la porte restée ouverte, Stockton entra, l’air terrible, un revolver au poing ! La veilleuse allumée dans le corridor donnait assez de clarté pour qu’on pût voir que la cabine était vide, ou du moins qu’elle ne renfermait plus que Marius endormi !

Comme le mystérieux visiteur, Stockton s’avança vers le lit et regarda vivement ; il ouvrit le hublot, et se penchant sur Marius, il écouta sa respiration.

Puis, prenant le livre resté ouvert, il s’en servit comme d’un éventail et fit avec le volume de vigoureux appels d’air sous le nez du dormeur.

Marius poussa un long soupir, ouvrit les yeux, et d’un geste machinal essaya de repousser la figure qui se baissait sur lui ! Reconnaissait-il Stockton ? Peut-être !! En tous cas, celui-ci se recula du côté de la porte, sortit et la refermant disparut lui aussi dans la demi-obscurité du corridor.

Vers huit heures du matin, Marius remua et réveillé sans doute par l’air vif qui pénétrait par le hublot resté grand ouvert, il ouvrit les yeux.

Il avait une migraine atroce, la bouche pateuse et une lassitude extrême dans tous ses membres. Il se leva pour aller fermer le hublot. En rejetant sa couverture, il fit tomber à terre son portefeuille, resté sur son lit. Il était cependant certain de l’avoir glissé sous son traversin, avant de se coucher. Que signifiait cela ?

Autre surprise ! Sa porte, certainement fermée à clef la veille au soir, n’était plus fermée qu’au loquet ! Quelqu’un était donc entré dans sa cabine pendant la nuit ?

Comme il respirait plus largement et qu’il s’était approché de la fenêtre — ou du moins de ce qui sert de fenêtre sur les navires — il sentit sa migraine se dissiper un peu. Il sonna le valet de chambre, et après lui avoir demandé du café noir très fort :

— Est-ce vous qui avez veillé cette nuit dans le corridor ?

— Oui, monsieur.

— Vous n’avez vu personne entrer dans ma cabine ?

— Non, monsieur, personne.

— Et je n’en suis pas sorti ?

Marius se fit la réflexion que peut-être il avait eu un accès de somnambulisme ; ce qui lui arrivait était incompréhensible.

— Je pourrais presque affirmer à monsieur que non. La seule personne que j’ai vue cette nuit dans le couloir est monsieur Stockton, sorti de sa cabine pendant quelques minutes à peine, dans un but que je ne me permettrais pas de dire à monsieur.

— Monsieur Stockton !

— Cela, j’en suis sûr, puisqu’en passant à côté de moi, il m’a recommandé de faire bonne garde.

— C’est bien ; allez me chercher du café.

Le brouillard qui embrumait le cerveau de Marius sembla disparaître petit à petit. Tout à coup il se frappa le front de la main, comme s’il se rappelait :

— Stockton ! s’écria-t-il, mais c’est lui qui est entré dans ma cabine cette nuit ! Je me rappelle l’avoir vu.

Et rapidement il fit l’inspection de ses effets, de son portefeuille où rien ne manquait. Il jeta les yeux sur la tablette près du lit ; tout était là, son livre, son porte-monnaie, sa montre.

— Il n’y avait du reste rien à me voler, car heureusement Ketty a mis le bon ordre dans ma caisse hier soir. Rien qui ait de la valeur, sauf ma montre ! Décidément elle a de la chance, car déjà une fois à l’Alcazar…

À ce moment, comme dans un éclair, il se revit au café-concert et se rappela les moindres détails de sa soirée, notamment la figure de son voisin de droite, Stockton ! qu’il avait croisé encore au moment où il entrait chez le commissaire de police qui lui avait rendu sa montre !

Était-ce donc lui son voleur ?

Le commissaire lui avait en effet dit que le filou avait pu s’échapper ! Tous les détails de cette soirée lui revenaient peu à peu : alors, Stockton serait donc un voleur, un cambrioleur, rat d’hôtel ou de paquebot, et grec par-dessus le marché, car le gain de la veille, gain assez élevé, qu’ils avaient partagé, était sans doute illicite et dû, non pas au hasard, mais à l’adresse de l’Américain.

Mais pourquoi l’avait-il pris comme associé ? Il lui était facile de jouer seul, de s’approprier la somme gagnée tout entière ! Peut-être pour détourner les soupçons ? Souvent, dans les cercles, les grecs s’associent avec des joueurs d’une réputation irréprochable, pour mieux ainsi duper leurs victimes !

Mais alors, pourquoi entrer la nuit dans sa cabine ? Ce ne pouvait être pour dérober la part remise à Marius, puisque Stockton savait que cet argent avait été confisqué par Ketty.

Tout à coup, un soupçon traversa son esprit : la lettre de crédit sur la banque Weld ? Vite, il ouvrit sa malle de cabine : tous ses effets avaient été bouleversés, la lettre de crédit n’était plus là !

— Ah ça, mais je deviens idiot ou fou. Je l’ai laissée par prudence dans ma grande malle, sachant qu’elle ne pourrait me servir qu’à Brownsville. Donc on ne m’a rien volé, et cependant tout a été bouleversé, dans ma malle, dans mon armoire ! Mon portefeuille a été visité. Dans quel but ?

À ce moment le garçon revint, apportant le café demandé. Comme il ouvrait la porte, Marius sentit dans son oreille, non pas un bourdonnement, mais comme un léger courant d’air : l’ouverture qui pouvait faire appel d’air se serait trouvée dans la cloison ! C’était peut-être une fente ou un trou !

Un trou !

Et se rappelant sa lecture de la veille, il en déduisit qu’on avait pu forer un trou dans la cloison au-dessus de son lit et l’endormir à l’aide d’inhalations de chloroforme.

La vérification était facile : il sortit de sa cabine, passa dans le corridor éclairé à l’électricité, éteignit celle-ci, et l’obscurité faite, vit en effet, grâce au grand jour éclairant sa cabine, un trou dans la cloison, imperceptible, tant que les lampes électriques fonctionnaient, mais par où filtrait un mince rayon de lumière quand les lampes étaient éteintes.

En regardant au pied de la cloison, il découvrit juste en-dessous du trou, une toute petite boulette de cire.

Sans doute, le rat d’hôtel, trop pressé, n’avait pas assez appuyé sur la cire, et celle-ci s’était détachée.

Inutile d’ajouter que le trou de deux ou trois millimètres à peine donnait de l’autre côté de la cloison, dans sa cabine, juste au-dessus de l’endroit où se trouvait sa tête quand il était sur son lit !

Tout s’expliquait. Il avait été anesthésié. Le malfaiteur l’avait endormi d’après le procédé raconté dans « Rats et Souris d’Hôtel ».

Pour le voler ?

Très probablement. Mais alors comment soupçonner Stockton, puisque ce dernier savait que son portefeuille était vide ? Or, sa visite nocturne était indéniable, puisque ses souvenirs concordaient avec la déposition du valet de chambre qui avait veillé et aperçu l’Américain dans le couloir.

Peut-être Stockton, voyant la facilité avec laquelle Marius avait remis son argent à Ketty, avait-il supposé que celui-ci devait avoir d’autres sommes en sa possession ? Le désordre de ses affaires semblait justifier cette hypothèse. On avait cherché partout.

Enfin, il fallait voir, et surtout raconter tout ce qui s’était passé au capitaine Maugard.

Marius acheva donc de s’habiller et monta sur le pont.

Le capitaine Maugard avait fait le quart de nuit et seul le capitaine en second était sur la passerelle.

Mis au courant, monsieur Lartigue jugea la chose assez grave pour prendre sur lui de réveiller le capitaine. Ils se rendirent donc tous deux dans sa cabine et celui-ci, mis au courant, les approuva de n’avoir pas hésité à troubler son sommeil.

— Résumons-nous et sérions les faits, dit-il à Marius ; premièrement, à Paris, à l’Alcazar d’Été, vous êtes volé : Stockton est là. Deuxièmement, après avoir perdu au poker, Stockton vous refait, même avec un assez gros bénéfice ; troisièmement, cette nuit, Stockton se trouve dans votre cabine, qui était fermée à clef. Sa présence est certaine, puisqu’il a été vu par vous et par le valet de garde. Toujours Stockton ! On ne vous a rien volé, c’est vrai, mais voici, j’imagine, la raison de ce qui s’est passé : par une indiscrétion toujours possible, il sait peut-être que vous faites partie de la haute police. Son offre d’association au jeu s’explique alors ; il veut vous circonvenir, se lier avec vous pour détourner vos soupçons. Comme son adresse de grec lui permet de gagner à coup sûr, il vous donne une part de son gain, certain de vous la rattraper soit au jeu, soit ailleurs. Il veut surtout savoir qui vous êtes et pourquoi vous êtes sur le bateau ; aussi hier soir, après le départ de mademoiselle Trubblett, vous entraîne-t-il à boire du champagne, comptant qu’après ce petit excès votre sommeil sera plus lourd. Vers une ou deux heures du matin il vous endort profondément en vous faisant respirer des vapeurs chloroformiques, grâce au trou de la cloison qu’il a percée au préalable, puis, avec son ouistiti ou tout autre outil de rat d’hôtel, il pince le canon de la clef qui ferme la porte en dedans ; il n’a plus qu’à tourner et à ouvrir la porte, à entrer, et tranquillement il cherche dans vos bagages, dans vos poches, pour trouver dans vos papiers ce qu’il a besoin de savoir.

— Pardon, commandant, interrompit monsieur Lartigue, le valet de garde l’aurait vu accomplissant tout ce manège.

— Laissez donc. Le garçon dormait sans doute, et comme il n’avouera jamais qu’il a manqué à son service, il soutiendra mordicus qu’il n’a pas fermé l’œil de la nuit.

— Vous avez raison.

— Après avoir tout bouleversé chez monsieur Boulard, au moment où il va s’en aller, il réfléchit que ce peut être dangereux de laisser sa victime endormie, il ouvre le hublot, le secoue et ne songe pas qu’en vous réveillant vous avez cette chance de le voir et de le reconnaître.

— Évidemment !

— Quand il s’aperçoit que vous reprenez connaissance, il a peur d’être surpris : il quitte vivement votre cabine, sans prendre le soin de cacher les traces de son passage, fait du bruit en refermant votre porte…

— Ce qui réveille le garçon.

— J’allais le dire. Et pour montrer à ce dernier qu’il n’a rien à se reprocher, il lui parle et lui fait une recommandation quelconque.

— Admirablement déduit.

— Puissamment raisonné.

— Maintenant, reprit le capitaine, qu’allons-nous faire ?

— L’arrêter, suggéra le second.

— D’abord, nous n’en avons pas le droit. Si nous avons des présomptions pour ainsi dire irréfutables, nous n’avons aucune preuve et si je me trompe…

— Vous ne vous trompez pas, assura Marius.

— Vous ne pouvez pas vous tromper, surenchérit monsieur Lartigue.

— Enfin, c’est une supposition. Admettons une minute que j’aie fait fausse route.

— Soit !

— Admettons-le, quoique…

— Enfin, admettons-le. Si je décide de prendre une mesure de rigueur, comme par exemple, de consigner ce monsieur dans sa cabine, je m’expose, en cas d’erreur, à des réclamations auprès de la compagnie et à des ennuis sans nombre.

— Sans compter les excuses que vous seriez obligé de faire.

— Certes. Puis, en somme, personne ne s’est plaint. Rien n’a été volé, rien n’a disparu du bord.

— Pas que je sache.

— Puis, interrompit Marius, j’ai eu un moment cette idée que j’avais pu avoir un accès de somnambulisme ! Quoique cela ne me soit jamais arrivé, ce serait dans les choses possibles.

— Vous oubliez, monsieur Boulard, la trace de la cloison et la boulette de cire !

— C’est vrai, la voici, du reste.

— Donc, éloignons toute idée de rêve ou de somnambulisme. Mais encore une fois, rien dans ce qui s’est passé ne nous autorise à sévir. Donc, voici ce que je propose.

— Voyons.

— Pendant le déjeuner, sûr que notre homme n’est pas dans sa cabine, vous voudrez bien, monsieur Lartigue, faire une petite perquisition dans ses bagages et voir s’ils ne contiennent pas des objets suspects ou des outils de cambrioleur.

— Entendu.

— Vous emmènerez avec vous le serrurier du bord. Soi disant la serrure de la porte fonctionnera mal, et comme l’ouvrier l’arrangera à l’intérieur, vous serez ainsi à l’abri de toute visite de notre homme.

— Parfait ! Sans compter que le serrurier pourra m’aider à ouvrir ses malles.

— Nous ferons du reste, monsieur Boulard et moi, en sorte que notre homme ne quitte pas la table.

— C’est facile.

— Cette visite faite, selon le résultat obtenu, nous aviserons. Est-ce votre avis, messieurs ?

— Absolument.

— Il n’y a pas autre chose à faire !

— Donc, attendons l’heure du déjeuner. Ah ! pendant que j’y pense, monsieur Lartigue, voulez-vous faire passer dans les chambres des passagers pour demander les noms de ceux qui voudront profiter de l’escale que nous faisons à Lisbonne pour visiter la ville ?

— Combien de passagers pourront débarquer ?

— Tous ceux qui le demanderont, les passagers de première, bien entendu. Rappelez aussi à ceux qui profiteront de cette promenade que nous partirons avec la marée, sans attendre personne, et que les retardataires seront impitoyablement laissés à terre et perdront le prix de leur passage : on n’attendra pas.

— Ce sera fait, commandant.

— Alors, messieurs, à tout à l’heure.

— Quand arriverons-nous à Lisbonne ? demanda Marius.

— Demain, tout au matin.

— Vous comptez aller à terre ?

— Si ma fiancée me le permet, répondit-il en riant.

Et Marius, saluant les deux officiers, se rendit sur le pont-promenade où il espérait rencontrer Ketty.

Son mal de tête l’avait quitté ; aussi fut-ce le sourire aux lèvres qu’il souhaita le bonjour à sa gentille fiancée.

— Mon Dieu, d’où venez-vous, on ne vous a pas aperçu de la matinée ? lui dit-elle.

— j’étais avec le capitaine ; mais, chut, fit-il, en voyant Stockton et Gugenheim s’avancer vers eux. Ne parlons pas de cela.

— Bonjour, veinard, dit Gugenheim en l’accostant. On dit que la fortune vient en dormant. Vous, vous gagnez pendant que vous faites votre cour à mademoiselle, c’est avoir tous les bonheurs à la fois.

— Vous voulez parler du poker d’hier soir ?

— Vous ne vous figurez pas la chance de monsieur Stockton. C’est surtout le comte de Borchère qui a écopé, comme nous disons dans le grand monde !

— Vraiment, dit Ketty.

— Oui ; Quimby et moi, nous avons perdu aussi, mais raisonnablement, le comte, lui, jouait vraiment comme un emballé. Du reste, continua Gugenheim en s’adressant à Stockton, vous aviez l’air de l’hypnotiser, vous ne le quittiez pas des yeux.

— Oui, répondu l’Américain, je regarde toujours en face les gens avec qui je joue. Bonjour, miss Ketty, mes souhaits de doux rêves se sont-ils réalisés ?

— Je n’ai pas rêvé, mais j’ai admirablement dormi.

— Et vous, monsieur Boulard ?

— J’ai dormi en tous cas profondément, répondit Marius.

— Pour moi, j’ai passé une nuit un peu agitée, mais je ne regrette pas d’avoir veillé assez tard.

Et Stockton regardait Marius en souriant.

Celui-ci ne pouvait s’empêcher de douter de ce qu’il avait vu : l’Américain montrait un tel flegme, une si belle assurance de soi que Marius se demandait si vraiment tout ce qui s’était passé n’était pas un rêve, et il avait besoin de tâter dans la poche de son gilet la petite boulette de cire pour s’affermir dans la certitude que les événements de la nuit étaient réels.

— Ah ! voici monsieur et madame Roseti.

La belle Argentine s’avançait, suivie de son mari. Après les compliments d’usage, tous s’installèrent sur les chaises en rotin, les pliants, les fauteuils à bascule qui offrent sur le pont-promenade, leur confort aux passagers.

Le temps continuait à être splendide. À peine si une légère brise donnait prétexte aux femmes de s’entourer de voiles de tulle, de jeter sur leurs épaules de légers mantelets de dentelles.

Du reste, abrités du vent par la cloison à laquelle tous étaient adossés, l’air un peu vif de la mer qui fouettait les visages était plutôt un surcroît de plaisir.

Le Gladiateur avait quitté depuis la veille le golfe de Gascogne, toujours redoutable par la fréquence de ses tempêtes, et contournait à bonne distance les côtes d’Espagne, qui s’estompaient dans les lointains ensoleillés.

— Si cela continue, nous aurons une traversée idéale.

— Le fait est que nous sommes favorisés.

— C’est une mer d’huile !

Et toutes les banalités courantes en pareil cas y passèrent.

L’arrivée de sir Maurice Quimby ramena la conversation.

— Monsieur de Borchère n’est pas encore sorti de sa cabine ?

— Non, et je ne crois pas qu’il la quittera aujourd’hui.

— Vraiment ?

— Serait-il malade ?

— Malade serait beaucoup dire, il est certainement souffrant.

— Le mal de mer ?

— Il y a un peu de cela.

— Le mal de mer par ce temps admirable !

— C’est prodigieux !

— Je ne dis pas que ce soit le mal de mer, mais ce matin quand nous nous sommes réveillés — vous savez que nous occupons la même cabine — nous avons éprouvé un malaise identique : lourdeur de tête, maux de cœur, grande lassitude. Au bout de quelques ablutions d’eau froide, j’ai retrouvé mon équilibre normal, mais rien n’a pu soulager monsieur de Borchère. Il s’est remis sur sa couchette, et je l’ai laissé reposer.

Marius allait parler, sans doute pour dite que lui aussi avait éprouvé ce même malaise, quand au moment où il ouvrait la bouche il s’aperçut que Stockton le regardait avec une fixité singulière. Les yeux bleus de l’Américain, ordinairement si éteints lançaient des regards expressifs et Marius eut l’intuition qu’il devait se taire. Il obéit — un peu malgré lui — subissant cette volonté étrangère.

— Pauvre monsieur de Borchère !

— Monsieur de Borchère est malade ? demanda le capitaine Maugard qui sortait à cet instant de sa cabine.

— Indisposé seulement.

— Un peu de repos, de diète, et ce soir, il sera tout à fait remis !

— De la diète aujourd’hui, c’est regrettable, continua le capitaine, le chef m’a communiqué le menu de ce matin et je vous annonce une bouillabaise dont vous me direz des nouvelles ! Elle est à l’ordinaire admirablement réussie, et c’est une réputation établie à bord que ce plat, fait par lui, chasse le mal de mer.

— Il vaut mieux le laisser dormir, objecta Stockton.

— En tous cas, mesdames, voici la cloche du déjeuner et si vous avez à passer dans vos cabines avant de vous mettre à table, je vous engage à vous presser. La bouillabaise réchauffée ne vaut rien.

Et comme les dames s’éloignaient, profitant de cet avertissement :

— Eh bien, dit Maugard tout bas à Marius.

— Rien de particulier. Stockton à son aise, comme à l’ordinaire.

— Personne n’a été volé à bord ?

— Pas que je sache… Mais sir Maurice Quinby, en nous donnant les symptômes de l’indisposition du comte, symptôme qu’il a éprouvés lui-même, mais à un degré moindre, a décrit exactement le malaise que je ressentis à mon réveil.

— Bon à savoir. Sans doute a-t-on essayé de les chloroformer. Rien n’a disparu chez eux ?

— Sir Maurice n’a rien dit de pareil, d’où je conclus qu’il y a eu tentative non suivie d’exécution.

— C’est probable,

— Attendons les événements.

— Et allons déjeuner. La bouillabaise n’attend pas.

Et Maugard et Marius suivirent les voyageurs qui descendaient à la salle à manger.

Sauf la « soupe de poisson » qui rallia tous les suffrages, la journée se passa sans incident notable.

Le comte de Borchère ne quitta pas sa cabine. Marius roda autour des tables de jeu — mais sans risquer un centime — et pour cause. Ketty, madame Roseti et madame d’Espartoso firent de la musique.

Quant à Stockton, il s’étonna que la serrure de sa porte, qui fonctionnait si bien le matin, se trouva détraquée après son départ. Il s’aperçut aussi qu’on était entré dans sa cabine, malgré que tout y eût été remis soigneusement en place par monsieur Lartigue.

La perquisition faite par celui-ci n’avait donné aucun résultat. Dans la malle de cabine on avait bien trouvé un coffret en fer de quarante centimètres carrés environ, mais la serrure du coffret avait résisté à toutes les tentatives faites pour l’ouvrir.

Ce n’était pas un indice. On ne peut faire un crime à un voyageur d’avoir avec lui un petit coffre-fort. Cependant il pouvait y avoir là dedans tout un attirail de rat d’hôtel. En secouant le coffre, on entendait comme un bruit — léger — de ferrailles se heurtant les uns contre les autres…

Ce n’était pas suffisant pour en exiger l’ouverture. Le capitaine Maugard se déclara impuissant à pousser les choses plus loin.

Il fallait attendre.

Le dîner réunit les mêmes personnes et les conversations habituelles allèrent leur train.

À un moment cependant, on parla de l’escale du lendemain, et de la visite de Lisbonne, projetée par quelques-uns.

MM et Mmes Roseti, Ketty, Marius, Stockton, s’étaient fait inscrire parmi les passagers désirant débarquer.

Le comte de Borchère, lui aussi, s’était fait porter sur la liste de ceux qui désiraient aller à terre. Il gardait toujours la chambre, indisposé, mais le médecin du bord l’avait visité, et avait rassuré sur sa santé, le capitaine et ceux qui l’interrogeaient.

— Rien de grave ; un peu de mal de mer. Le comte a des dispositions à l’asthme et peut-être vaudrait-il mieux le laisser seul dans sa cabine. Ce soir, il mangera deux œufs, boira une tasse de thé. La promenade à terre lui fera grand bien et à son retour de Lisbonne il sera complètement rétabli.

— En ce cas, répondit le capitaine Maugard, nous allons mettre Monsieur Quimby dans une cabine où il sera seul. Comme il gagnera au change il ne demandera pas mieux que de souscrire à cet arrangement. J’enverrai Monsieur de Borchère demain à terre dans le canot de la poste. De cette façon il sera à Lisbonne une heure ou deux avant tout le monde et pourra se soigner aussitôt. Espérons qu’il sera assez bien pour pouvoir se joindre aux autres voyageurs qui visiteront Lisbonne, ce sera plus agréable pour lui. Voyez-vous un avantage pour sa santé à cet arrangement, mon cher docteur ?

— Un très grand, et ce sera parfait ainsi. Décidément, commandant, vous êtes un père pour vos passagers ! je vais prévenir le comte, et aussi monsieur Quimby de tout de ce que vous avez décidé.

Comme les autres soirs, madame d’Espartoso, Ketty, madame Roseti firent de la musique au grand salon.

Cette fois, Marius fut là pour applaudir sa fiancée, celle-ci pour la circonstance avait arboré une délicieuse robe rose pâle : une audace pour une blonde.

Quant à madame Roseti, elle avait sorti tous ses diamants. « Une jolie vitrine de bijoutier » avait remarqué Stockton.

La soirée se termina assez tôt. Il fallait le lendemain être prêt de bon matin.

Peu à peu tout le monde se retira et tout s’endormit sur le navire.

La nuit fut calme.

Marius s’était cette fois soigneusement enfermé en poussant le verrou intérieur que, sur sa demande, le serrurier avait posé à sa porte. Même précaution avait été prise pour la cabine de Ketty.

Le capitaine Maugard s’était du reste promis de signaler à la Compagnie, cette amélioration à effectuer pour l’avenir, et comptait faire poser des verrous de sûreté à toutes les portes lors de son prochain voyage.

Le lendemain à cinq heures du matin, le canot de la poste était paré : le comte de Borchère y descendit. Très pâle encore et déprimé, il se traînait, plutôt qu’il ne marchait, pour aller prendre sa place dans le canot. Le docteur l’accompagna jusqu’à ce qu’il fut installé et lui prédit qu’aussitôt à terre, dans trois quarts d’heure à peine, il serait tout à fait remis de son indisposition.

Le capitaine, à la coupée, lui souhaita bon voyage et prompt retour !

Vers six heures et demie, Marius sortit de sa cabine, frais et pimpant. Cette fois il avait dormi — naturellement — et s’en trouvait bien.

Ketty, Stockton, Quimby, Gugenheim parurent à leur tour. Les autres passagers, ceux du moins qui désiraient débarquer, arrivaient à un à un.

Le premier canot était paré ; déjà Ketty y était descendue. Marius allait la suivre quand en regardant derrière lui, il n’aperçut point monsieur et madame Roseti, qui cependant, devaient les accompagner, et même les piloter dans Lisbonne, qu’ils avaient déjà visitée.

Il en fit la remarque à monsieur Lartigue, qui obligeamment envoya un marin frapper à la porte de leur cabine. Comme celui-ci tardait à revenir, Marius descendit lui-même.

Il trouva le marin à la porte, frappant fortement.

— On ne répond pas ?

— Et cependant on doit m’entendre, car voilà cinq minutes que je frappe.

Marius appela :

— Monsieur Roseti ! Monsieur Roseti !…

— Rien. Aucune réponse !

— Il est certainement arrivé quelque chose, et d’un vigoureux coup d’épaule, il enfonça la porte !

Monsieur et Madame Roseti, privés de connaissance, chacun dans sa couchette, dormaient de ce sommeil effrayant que donnent les vapeurs chloroformiques.

Une odeur « sui generis » régnait dans la cabine et Marius reconnut sans peine la cause de cet étrange sommeil. Il se précipita sur le hublot, qu’il ouvrit, puis se retournant vers le matelot, vers les domestiques accourus au bruit :

— Vite, le médecin. Vous, prévenez le capitaine et monsieur Lartigue. Dites à ce dernier qu’on arrête l’embarquement des passagers et qu’on fasse revenir les canots, au cas où l’un d’eux, ou plusieurs d’entre eux, seraient déjà en route pour Lisbonne. Vite ! et dites au capitaine ce que vous venez de voir !

Le médecin, prévenu aussitôt, arrivait. Il envoya chercher dans la pharmacie du bord ce qui était nécessaire et donna immédiatement aux deux malades les soins que réclamait leur état.

Marius, rassuré, était monté sur le pont : un seul canot était parti, mais obéissant aux ordres envoyés par les signaux, il revenait avant d’avoir touché terre.

En quelques mots, Marius mit au courant les deux officiers. Quelles mesures fallait-il prendre ?

En tous cas, le malfaiteur, quel qu’il fut, n’avait pu quitter le bord.

Pendant que le capitaine priait tous les passagers de passer dans leurs cabines, et que ceux-ci, étonnés, ne s’expliquaient pas la raison de cet ordre et se demandaient entre eux ce qui pouvait le motiver, le premier canot accosta, et les passagers et l’équipage regagnèrent leurs postes respectifs.

— Pourquoi n’avez-vous viré de bord qu’à mon second signal ? demanda le capitaine au patron du canot.

— Mon commandant, c’est parce que monsieur — et le patron désignait Stockton — voulait que nous continuions notre route, il me disait qu’il prenait tout sur lui et que vous m’approuveriez d’avoir suivi ses instructions ! Et si vous n’aviez pas réitéré le signal du retour, j’allais mettre monsieur à terre.

— Capitaine, et Stockton s’avançait…

— Monsieur, veuillez vous rendre dans votre cabine et n’en sortir qu’à mon appel.

— Mais, capitaine.

— Cet ordre ne vous est pas particulier. Tous les passagers s’y sont déjà conformés et je vous rappelle que mes décisions ne doivent pas être discutées.

Stockton s’inclina et se rendit à sa cabine.

— Monsieur Lartigue, continua le capitaine, veuillez faire placer un homme à chaque couloir des cabines, et qu’aucun passager ne puisse quitter sa chambre. Faites fermer les hublots du reste, ils donnent sur les ponts-promenade et il suffira de veiller à ce que personne ne puisse jeter par ces ouvertures aucun objet. Monsieur Gugenheim, vous partagez, je crois, la cabine de monsieur Stockton ?

— Oui, capitaine.

— Vous voudrez bien le surveiller discrètement et appeler si vous vous aperceviez de quoi que ce soit d’insolite.

— Parfaitement, capitaine.

— Monsieur Boulard, Monsieur Lartigue, voulez-vous me suivre ?

Et le capitaine se dirigea vers sa cabine, transformée pour la circonstance en cabinet de juge d’instruction.

— Eh bien, messieurs, leur dit-il quand tous trois furent entrés, que dites-vous de cela ?

— Cela devait arriver, dit Marius.

— Heureusement que notre filou n’était pas encore à terre, sans cela nous aurions pu courir après les bijoux de madame Roseti, car ceux-ci ont sûrement été volés, Mais on n’aura certainement pas eu le temps de les faire disparaître.

— Kerhouet, le patron du canot à qui j’ai demandé si Stockton avait jeté quelque chose à la mer, m’a affirmé que non. Et comme l’insistance du passager pour être débarqué l’avait mis en garde, il ne l’a pas quitté des yeux pendant le retour.

— Nous avons donc la chance de retrouver les bijoux, car c’est certainement le vol de ces admirables pierres qui était l’objectif du pick-pocket !

— Mais il faudrait s’assurer du fait, objecta Marius.

— C’est ce que nous allons faire, et tous trois se levaient pour descendre chez les Roseti, quand on frappa :

— Entrez ! Ah ! c’est le docteur, eh bien ?

— Eh bien, commandant, les malades ont retrouvé leur connaissance, mais ce qui n’est pas retrouvé, ce sont les bijoux de madame Roseti, et le portefeuille de monsieur.

— Que vous disais-je, messieurs.

— Le portefeuille contenait, seulement un peu plus de mille francs, et un carnet de chèques dont le voleur ne pourra pas se servir, tous les chèques étant barrés d’avance. Puis comme c’est sur une banque de Buenos-Aires, la banque sera prévenue en temps utile. Quant aux bijoux, vous en connaissez approximativement la valeur !

— Tout espoir de les retrouver n’est pas perdu. Et l’état des victimes ?

— Aussi bon que possible. Mais la dose aspirée était forte, et monsieur et madame Roseti ne reprendront l’usage complet de leurs facultés que dans quelques heures.

— Comment alors avez-vous pu vous rendre compte du vol ?

— La femme de chambre de madame Roseti, qui a déshabillé hier soir sa maîtresse, est certaine d’avoir rangé les bijoux dans leurs écrins. Or, ceux-ci sont vides. Elle a visité les vêtements de son maître. Le portefeuille devait se trouver sur la tablette près du lit ou sous le traversin. Or, nous n’avons rien trouvé. Je doute que les volés puissent nous donner d’autres détails, car ils ont dû être endormis de l’extérieur. Ils étaient faciles à voler du reste, toutes les clefs étaient sur les serrures des malles, et j’ai même ramassé sur le tapis ces deux clefs réunies par un anneau que la femme de chambre dit ne pas appartenir à ses patrons.

— Mes clefs ! s’écria Marius en les regardant.

— Vos clefs ?

— Sans doute, le voleur les avait prises dans le tiroir de la toilette, où je les laisse ordinairement, quand il m’a rendu visite la nuit passée, et il les aura perdues chez monsieur Roseti !

— Mais comment ne vous êtes-vous pas aperçu ?…

— Ce sont les clefs de mes deux malles laissées dans la cale spéciale aux bagages, je ne m’en sers que rarement, et hier justement je n’en ai pas eu besoin !

— Qu’y avait-il à voler dans vos malles ?

— Rien, sinon, ma lettre de crédit sur la Banque Weld, à Brownsville.

— Rassurez-vous. En admettant qu’elle ait été volée, elle vous sera restituée tout à l’heure.

— Au fait, dit Marius, que je suis bête, le voleur est toujours à bord.

— Vous soupçonnez quelqu’un ? demanda le docteur.

— Nous faisons plus que soupçonner, nous avons des preuves ou plutôt des commencements de preuves, mais indiscutables. Et si vous voulez vous asseoir, docteur, vous allez assister à l’interrogatoire du prévenu.

Le capitaine fit retentir la sonnerie : un matelot parut.

— Ah ! c’est vous, Perrot.

— Oui, mon capitaine, répondit un marin, espèce de géant.

— Eh bien, prenez avec vous un de vos camarades, descendez à la cabine de monsieur Stockton et amenez-le ici, poliment, mais sans le perdre de vue une minute. Empêchez-le surtout de se débarrasser de quelque paquet ou papier qu’il pourrait avoir sur lui. Allez.

— Vous permettez, mon capitaine, interrompit Lartigue : vous apporterez aussi sa malle de cabine. Je ne serai pas fâché de savoir ce que contient le coffret que nous n’avons pas pu ouvrir.

— Alors, dit le docteur, vous soupçonnez monsieur Stockton ?

— Nous faisons mieux que de le soupçonner ! Grâce à monsieur Boulard, nous sommes sûrs de sa culpabilité.

— Vraiment ?

— Sans hésitation.

— Eh bien, ce que vous me dites là ne me surprend pas, il m’a toujours fait mauvaise impression !

— C’est vrai, ce visage glacé.

— Ce mutisme voulu.

— Il est certain que sa physionomie ne prévient pas en sa faveur. Cependant, ajouta Marius, j’ai un certain faible pour lui !

— Parbleu, dit Lartigue, il vous a fait gagner plus de trois mille francs !

— C’est donc un grec aussi ?

— Sans doute.

— Ah ! sapristi, si j’avais su, continua le docteur.

— Quoi donc ?

— Eh bien, hier soir, il jouait à l’écarté… Si j’avais su…

— Si vous aviez su ?

— J’aurais parié pour lui !

À ce moment on frappait à la porte. C’était Stockton, amené par Perrot, qui apportait à la main la malle de l’Américain.

— Entrez, monsieur, et asseyez-vous. Posez là cette malle et retirez-vous. Restez tout près d’ici nous vous appellerons si nous avons besoin de vous, Perrot.

Après un moment de silence :

— Vous savez, probablement, commença le capitaine, pourquoi je vous ai fait demander, monsieur Stockton ?

— Je m’en doute, du moins, capitaine.

— Parbleu ! Nous recherchons l’individu qui, cette nuit, a volé les bijoux de madame Roseti, le portefeuille de monsieur, et qui, la nuit passée, a pénétré dans la cabine de monsieur Boulard dans un but encore mal éclairci.

— Et vous me demandez de vous aider dans vos recherches ?

— En effet, répondit le capitaine, étourdi de cet aplomb.

— Vous avez tout à fait raison, car si vous n’avez que des présomptions, j’ai, moi, des certitudes.

— Des certitudes, reprit Maugard en ricanant. Et vous voulez bien alors nous dire le nom du malfaiteur ?

— Je n’y vois aucun inconvénient.

— Et ce malfaiteur se nomme ?

— Monsieur le comte de Borchère, à qui vous avez donné ce matin la clef des champs, et qui doit, à l’heure qu’il est, avoir quitté Lisbonne, où vous avez eu l’amabilité de le faire conduire.

— Le comte de Borchère ! Allons donc, s’écria le capitaine, vous voulez rire !

— Je ris rarement et je vous prouverai tout à l’heure la vérité de ce que j’avance. Mais avant tout, capitaine, permettez-moi de me présenter à vous, car vous ne me connaissez qu’à moitié : Edgar Stockton, détective américain ; voici, au cas où vous seriez enclin à douter, des preuves irrécusables de ce que j’avance : mes papiers d’identité avec ma photographie et dans le coffret que vous avez tant désiré ouvrir, capitaine Lartigue, et que j’ouvre devant vous, ma médaille de policier, mon casse-tête et des menottes que j’espérais bien mettre aux poignets de monsieur le comte de Borchère, si j’avais pu le joindre et le prendre sur le fait ! Mais je suis arrivé trop tard !

Stockton aurait pu continuer longtemps : les officiers, le docteur, Marius, le regardaient complètement ahuris ! La foudre serait tombée à leurs pieds qu’ils n’auraient pas été plus sidérés ! Ils n’osaient pas se regarder.

— Votre méprise, monsieur Boulard, est excusable. Vous m’avez rencontré dans des circonstances qui ont dû laisser un doute dans votre esprit. À Paris, j’avais eu la chance d’arrêter le voleur de votre montre à l’Alcazar d’Été. Malheureusement, l’agent à qui j’avais confié votre pick-pocket, après lui avoir repris votre chronomètre, le laissa s’échapper. J’essayai de le rejoindre après avoir chargé le commissaire de service de vous restituer votre montre, mais je ne réussis point. En vous retrouvant à bord du Gladiateur, je n’ai pas voulu laisser à un grec le plaisir de vous dépouiller. Après avoir pris votre place, je lui montrai, en surveillant soigneusement ses mains, que je connaissais sa véritable façon de jouer. Cela le troubla, d’où sa déveine persistante. Comme je voulais le forcer à voler à bord, pour le prendre en flagrant délit, j’ai profité de ma veine pour le décaver. La nuit suivante, je le guettais : je suis arrivé deux minutes trop tard dans votre chambre et il a pu m’échapper. J’ai eu cependant la joie de voir qu’il n’avait pu rien vous prendre, et le plaisir de vous soigner immédiatement, ce qui vous a épargné d’être aussi malade que ces pauvres Roseti !

— C’est alors que je vous ai reconnu !

— Je ne pensais pas que vous m’aviez vu ! Cette nuit, car vous pensez bien que je n’étais pas la dupe de la maladie du comte, j’ai voulu exercer la même surveillance que la nuit précédente, mais en sortant de ma cabine, je me suis heurté à une sentinelle…

— C’est moi qui l’avais placée en lui recommandant de ne pas dormir !

— Sage recommandation ! J’ai donc été obligé de rentrer chez moi ; le brave valet de pied aurait fait scandale si j’avais poursuivi mes desseins. Je me consolais en pensant que si Borchère volait cette nuit, je le pincerais ce matin, car je n’ai connu les prévenances du capitaine pour sa précieuse santé que lorsque le patron Kérouët m’a appris que notre canot avait été précédé par celui qui conduisait à terre, avec la malle-poste, cet intéressant malade.

J’avais peut-être encore une chance de le rattraper, mais le retour par ordre, renouvelé, de notre canot vers le Gladiateur a mis tous mes projets à néant. Que voulez-vous, messieurs, je serai plus heureux une autre fois.

— Mais, sapristi, cria le capitaine Maugard, en retrouvant la parole, pourquoi ne nous avez-vous pas dit tout cela hier ?

— M’eussiez-vous cru ?

— Dame !

— Vous ne m’eussiez pas cru, et mon homme, prévenu, ne m’aurait pas donné barre sur lui. C’est un malin. Voilà trois ans que j’essaye de le pincer en flagrant délit et qu’il m’échappe. Et cependant il n’est pas sûr que ce soit moi qui le poursuis avec cette ténacité, voici seulement la première fois qu’il me voit à visage découvert. Enfin, c’est partie perdue.

— Je n’en reviens pas. Tout semblait cependant vous accuser !

Semblait, il faut se méfier des déductions et ne pas trop croire aux miracles accomplis par les Sherlock Holmes ou autres Lecocq, monsieur Boulard. Il n’y a qu’une chose qui compte : les faits. Rien que les faits ! Mais je m’aperçois que je vais vous faire un cours à l’usage du parfait policier et que je ne m’arrête pas de parler ; excusez-moi, je ne recommencerai plus.

Et avec son même sourire, son calme imperturbable, Stockton répara le désordre de ses affaires, ouvrit la porte et remettant sa malle à Perrot, le marin :

— Portez cette malle dans ma cabine, mon ami, ces messieurs n’en ont plus besoin !

— Avec tout cela, reprit Marius, ce Borchère a peut-être pris ma lettre de crédit.

— Une lettre de crédit ?

— Une lettre de crédit sur la banque G.-B. Weld, de Brownsville.

— Elle a été volée ?

— Je ne sais pas encore, elle se trouvait dans une de mes malles dans la cale des bagages.

— Eh bien, il est facile de nous assurer du fait.

Marius et Stockton descendirent à la cale. Le préposé aux bagages n’avait pas vu monsieur de Borchère, mais ni lui ni personne ne gardait les malles. La porte qui conduisait à la cale était alors soigneusement cadenassée et nul ne pouvait y pénétrer.

Marius ne s’arrêta pas à ces explications. Il n’eut de cesse avant d’avoir visité ses malles. Celles-ci avaient été fouillées, la lettre de crédit, ainsi que quelques papiers d’identité, avaient disparu.

Déjà Marius se voyait dépouillé ! Stockton le rassura.

— Nous allons télégraphier de Lisbonne à Brownsville, à la banque Weld, que vous avez été volé et que si quelqu’un se présente sous votre nom, on l’arrête.

— Mais n’arriverons-nous pas avant notre voleur ? Par quelle voie pourrait-il nous précéder ?

— Peut-être par New-York et l’Atlantic-Pacific Railroad, est-il possible de gagner un jour ou deux sur nous, mais la banque, prévenue, ne paiera pas. Allons demander au capitaine un canot pour aller à Lisbonne, il ne peut pas nous refuser cela.

Le capitaine fit mettre un canot à la mer.

— Vous donnerez ordre au canot de la malle-poste de revenir en même temps que vous. Mais ne prenez, je vous prie, que le temps d’aller et venir, car nous devons repartir dans quatre heures ! Au fait, si vous vous trompiez, et si Borchère allait revenir ?

— Soyez sans crainte à cet égard. Du reste, traitez-le s’il revenait comme vous aviez dessein de me traiter moi-même.

Et Stockton sauta dans le canot.

Arrivés à Lisbonne, Marius et lui passèrent tout d’abord au bureau du télégraphe, puis au bureau central de la police pour y donner, à tout hasard, le signalement du comte.

Comme ils revenaient vers le port, Marius demanda à son ami — car maintenant Stockton était son ami — pourquoi il ne poursuivait pas Borchère.

— C’est inutile ; s’il a pris votre lettre de crédit, c’est qu’il a l’intention d’aller à Brownsville. Je le retrouverai là.

— je vous y prends : une déduction.

— Oui, mais une déduction fondée sur un fait certain : le vol de votre lettre par un voleur connu.

— Je suis enchanté, du reste, puisqu’ainsi nous allons faire ensemble le reste de la traversée. Et puis…

— Et puis ?

— Je vais là-bas pour commencer une étude des procédés de la police américaine et faire une enquête quant au régime des maisons de détention et des pénitenciers de Long-Island. Je serais vraiment heureux si vous pouvez me piloter…

— C’est entendu. Comptez sur moi.

Les deux amis rencontrèrent au port le patron du canot de la malle.

— Vous rentrez à bord ?

— Oui, messieurs, en même temps que vous.

— Et votre passager de ce matin ?

— Monsieur de Borchère ? J’ai une lettre de lui pour le capitaine. Il se sentait vraiment trop malade pour reprendre la mer avec le Gladiateur, et il demande qu’on lui renvoie ses malles ici à la première occasion.

— Il compte donc rester à Lisbonne ?

Et Marius regardait Stockton.

— Je vous répondrai quand j’aurai vu ses malles, répliqua le détective.

Tous deux remontèrent dans leur canot.

Peu après ils abordaient le Gladiateur.

Le capitaine lut la lettre du comte ; puis :

— Au fait, voyons donc ses malles.

Celle de la cabine contenait un smoking et quelques chemises, une paire de souliers vernis, deux paires de chaussettes et quelques ustensiles de toilette.

Quant aux malles, descendues dans la cale, elles étaient remplies de vieux journaux et de pierres, pour donner du poids ! En redemandant ses malles, Borchère avait plastronné jusqu’au bout.

— Vous voyez, dit Stockton à Marius, voilà ma réponse.



Naturellement, tous les passagers ne s’entretenaient que du vol commis dans la cabine des Roseti.

Ceux-ci allaient de mieux en mieux et avaient confirmé ce qu’avait dit leur femme de chambre, mais au grand étonnement du capitaine, accouru pour apporter ses condoléances à propos de ce vol colossal, madame Roseti parut assez indifférente quant à la perte de ses diamants.

— Faut-il que vous soyez riche tout de même pour rester ainsi insensible à une perle pareille, ne put-il s’empêcher de dire à Roseti. Il y avait, pour autant que je m’y connaisse, au moins pour cinq cent mille francs de bijoux !

— Vous voulez dire deux à trois mille francs, mon cher capitaine !

— Deux à trois mille francs ?

— Mais oui ! Me croyez-vous assez bête pour permettre à ma femme de porter ses bijoux en voyage ? Ceux-ci étaient faux. Une admirable imitation, c’est vrai, mais une imitation et pas autre chose ! Les vrais sont dans mon coffre-fort à Buenos-Ayres.

— Mais alors, s’écria Marius, quand Stockton, mis au courant par le capitaine, lui raconta cela, le malheureux comte est affreusement volé : nous lui avons gagné six mille francs et tout son butin ne vaut pas la moitié de cette somme !

— Ce qui me confirme dans cette idée que nous le retrouverons aux environs de la banque Weld ! Vous verrez. Il aura besoin d’argent et ne résistera pas au désir de se refaire au moyen de votre lettre de crédit.

— Dieu veuille que ce soit vrai ! Mais vraiment, je le trouve à plaindre !

— Parce que vous êtes… bon, riposta Stockton avec un sourire.

Les jours suivants furent calmes.

Marius était de plus en plus épris de Ketty. La vie du bord se continuait monotone, mais agréable en somme.

Souvent Stockton venait se mettre en tiers avec les amoureux, pour se frotter à un peu de gaîté, disait-il.

Ketty, voyant que Marius tenait son serment de ne plus jouer, desserrait les cordons de la bourse et avait augmenté le montant des « semaines » de son fiancé.

Un jour, elle expliquait en riant à Stockton comment grâce au bourdonnement d’oreille de. Marius, elle avait mis à l’abri du rat d’hôtel l’argent qui lui avait été gagné.

Stockton qui, à l’époque, n’avait pas très bien compris, félicita Marius. À ce moment même, celui-ci se gratta vivement l’oreille.

— Un tintement ?

— Oui, mais vous n’y croyez pas ! Inutile de…

— Tenez, dit Ketty, je serai gentille, je vais vous dire un chiffre : 2 !

— Deux, répétait Marius. Un B, alors. Qui est-ce que je connais dont le nom commence par un B ?

— Mais, en admettant que ce soit son vrai nom, « Borchère », répondit Stockton.

— B, Borchère, c’est vrai ! Que diable peut-il dire de moi ?

— Ne cherchez pas à le savoir, mon ami, dit Ketty, ce ne doit pas être une chose agréable !