K.Z.W.R.13/Au « Carlton Brownsville Bar »

Imprimerie Financière et Commerciale (p. 149-176).

QUATRIÈME PARTIE

Une vieille connaissance


Chapitre Ier

AU « CARLTON BROWNSVILLE BAR »


Le « Carlton Brownsville Bar » a l’immémoriale réputation d’être l’endroit le plus gai de Brownsville. C’est incontestablement un établissement de grande allure. Quand on en a dépassé la porte monumentale qui s’ouvre sur New Road, la plus belle avenue de la ville nouvelle, on traverse un vestibule entièrement en marbres de couleurs différentes, venus à grands frais d’Italie ou d’Espagne. Les constructeurs du Brownsville Bar avaient sacrifié à leur goût du colossal et du somptueux, goût bien américain du reste, en élevant le luxueux palais où la belle compagnie de Brownsville se réunissait pour sabler joyeusement le champagne. Des salons splendidement décorés, un jardin d’hiver rempli des plantes les plus rares, une magnifique salle de fêtes, une salle de restaurant, digne d’un monarque et un nombre considérable de petits salons meublés avec un goût parfait, en composent l’intérieur.

C’est au rez-de-chaussée que se trouve le « Bar », ou plutôt que se trouvent les Bars, car il y en a plusieurs, où se pressent dans la journée les consommateurs des races les plus diverses.

Des comptoirs d’un marbre pareil à celui qui décore les murs et le sol de chaque salle sont desservis par des barmen en veste blanche, habiles à préparer les cocktails les plus variés et les breuvages les plus violents : tous savent la science difficile et méticuleuse de doser les différents ingrédients qui composent ces apéritifs ou ces digestifs chers aux gosiers éprouvés d’une clientèle entre toutes exigeante, aimant doser l’absinthe, le bitter, le wisky, le cognac, le genièvre, parfois le champagne en mélanges savants.

En Amérique, le barman qui invente un cocktail nouveau est célèbre du jour au lendemain à la façon d’un boxeur fameux ou d’un champion de quelque chose, aussi ramasse-t-il en pourboires, une petite fortune en quelques jours.

Les barmen du « Brownsville Bar » étaient fameux dans toute la ville. La clientèle la plus diverse fréquente cet établissement où chaque classe de la société a sa salle spéciale.

Jamais un nègre ou un homme de couleur ne se hasarderait dans la salle de « marbre campan vert », réservée à la « société blanche » et les indigènes mexicains se garderaient de fréquenter le salon en « brèche violette » où se pressent les Américains du nord immigrés à Brownsville.

Est-ce parce que leur teint foncé ressort mieux sur le rouge que les nègres affectionnent le bar en marbre griotte ? Mystère ! Quant aux Indiens qui dépensent souvent en une journée le gain de plusieurs mois de travail de leurs squaws, habiles à tisser des couvertures agréablement polychromes, ils s’assemblent dans la salle magnifique aux panneaux de Brocatelle d’Espagne, où les tons jaunes, verts et violets se mélangent de si harmonieuse façon.

Au fond du vestibule, un majestueux escalier dont les marches sont couvertes d’un épais tapis rouge moëlleux aux pieds, conduit dans les salons du premier.

Ceux-ci sont uniformément décorés en blanc et or. Des glaces immenses placées en vis-à-vis, font paraître illimitée la profondeur des pièces, et l’on y a la joie — ou la gêne — d’y voir se refléter à l’infini des gestes les moins gracieux en mangeant un beefsteack aux pommes.

Pour être riche (!) le décor est riche ! Il serait de mauvais goût si les salles n’avaient pas des proportions aussi vaste. Leurs dimensions « colossales » font accepter le luxe trop criard. Quant à l’ameublement, il est copié sur les plus riches modèles des siècles passés. Il y a des mobiliers Louis XIV, Louis XV, Louis XVI et Empire ; chaque époque a son salon, et le tout a coûté un prix fou.

Le Carlton Brownsville Bar a été construit en vue de remplacer par un superbe casino les modestes salles de jeux des « salons » qui émaillaient, il y a quelques années, ce quartier à cette époque assez mal fréquenté.

L’industriel qui avait eu l’idée de loger ses tapis verts dans un palais fit fortune en deux ans.

C’était un Mexicain avisé qui connaissait la passion furieuse de ses compatriotes pour le jeu. Il savait du reste l’art délicat de corriger le sort lorsque celui-ci lui était défavorable, mais comme il le disait avec une déconcertante bonhomie, quand il se levait du tapis vert, après avoir, dans une banque « razoir » raflé l’argent des malheureux pontes :

« On dit que je triche. C’est exagéré ! Je ne triche que quand j’ai perdu, pour me rattraper. Quand je gagne, je joue loyalement ! »

Talent particulier, si l’on veut et loyauté toute spéciale.

Tant que le Texas ne fut pas régi par les lois américaines, le jeu fut libre et les casinos pullulèrent, mais quand ces établissements, où s’engloutissaient des fortunes au profit de quelques particuliers, furent fermés au nom de la loi, le « Carlton Brownsville’s Club » fut transformé en «  Carlton Brownsville’s Bar », et si la morale y gagna, la santé publique y perdit, car le Bar devint rapidement à la mode, et tous les habitants de Brownsville et de Matamoros, la ville mexicaine, passèrent dans ses salons.

Les bars du rez-de-chaussée ferment à huit heures du soir, et seuls, les salons du restaurant restent ouverts à partir de ce moment jusqu’à deux ou trois heures du matin, souvent même plus tard.

Mais la clientèle de cet endroit spécial ne commence guère à arriver que vers onze heures ou minuit. Alors c’est dans ces immenses salles une fête continuelle. Tandis que les uns soupent, les autres dansent au son des orchestres de nègres qui remplacent, là-bas, les tziganes des restaurants de la vieille Europe.

Mais si lorsque règne cette frénétique animation, les salons sont bruyamment gais, on peut se rendre compte de la tristesse que dégage l’immensité de ces énormes pièces quand elles sont vides de consommateurs.

Or Marius en demandant à Weld de lui indiquer un endroit gai à Brownsville avait omis de lui dire que c’était pour y dîner !

Il fut donc un peu étonné, en arrivant à 8 heures moins vingt minutes environ, de voir que dans les quatre immenses salles du restaurant, il y avait tout juste une table occupée par un personnage en qui, au premier abord, il reconnut un Mexicain.

Cheveux crépus, d’un noir de cirage, moustache et barbe de même couleur, peau basanée ; plutôt gras et petit, l’unique dîneur attirait l’attention par la richesse de ses bijoux, un peu ridicules dans une toilette masculine.

À part ce défaut de goût, sa mise était irréprochable et depuis la pointe de ses escarpins vernis jusqu’à sa cravate, il était habillé à la dernière mode.

Il était presque comique de voir un monde de garçons — huit et dix par salle — graves et dignes, regardant d’un œil intéressé dîner le Mexicain, très à l’aise, au milieu de tous ces regards fixés sur lui.

Marius était venu aussitôt qu’il l’avait pu, et avant l’heure fixée à Ketty, pour préparer la petite fête, c’est-à-dire pour commander le dîner et retenir une table.

Retenir une table, c’était superflu : sauf une, celle occupée par le Mexicain, elles étaient toutes libres.

Restait à commander le dîner.

Marius s’adressa donc à un des garçons qui attendaient ses ordres, et demanda la carte.

— Je vais sonner le maître d’hôtel.

Et avec un jonc terminé par un tampon en forme de boule, il frappa avec force sur un petit gong.

Puis, il salua et disparut.

Marius avait tressauté !

La retentissante vibration s’était répercutée dans l’immensité vide des salons, produisant sur ses nerfs déjà surexcités une trépidante impression.

Le Mexicain leva la tête et parut s’apercevoir seulement de la présence du Méridional. Il le regarda et sourit.

Ce fut du reste le seul résultat appréciable du coup de gong.

Personne ne se dérangea.

Dans une salle voisine pourtant, un grave personnage, au visage glabre, se leva du siège sur lequel il était assis, vint jusqu’à la porte jeter un coup d’œil, puis, à pas comptés, retourna d’où il venait.

Marius, en désespoir de cause, allait s’adresser à un autre garçon, quand le Mexicain, après un second sourire, lui désigna, près de la cheminée, un immense fauteuil Louis XIV dont lui, Marius, ne pouvait, de sa place, voir que l’envers du dossier.

Il fit le tour du fauteuil — tel le comte Almaviva à la recherche de Chérubin — et découvrit dans ses profondeurs un personnage en habit, la tête enfouie dans les mains, les yeux fermés et paraissant se soucier comme de Colin Tampon du restaurant et des éventuels clients

Avant de le déranger dans sa méditation, Boulard renvoya au dîneur un des sourires que celui-ci lui avait si généreusement octroyés et s’inclinant :

— Mille fois merci, lui dit-il.

— Il n’y a pas de quoi, vraiment, monsieur, répondit celui-ci.

— Je vous demande pardon, j’étais fort embarrassé, ne sachant à qui m’adresser.

— Trop heureux d’avoir pu vous tirer de peine !

Marius allait taper sur l’épaule du maître d’hôtel, quand un garçon qu’il n’avait pas vu s’approcher, lui dit :

— Monsieur Marius Boulard ?

— C’est moi.

— On demande monsieur au téléphone.

La personne paraît pressée.

— J’y vais. Veuillez me montrer le chemin.

Au moment où il entrait dans la cabine téléphonique, ou plutôt dans la pièce où se trouvaient les postes de réception, il fut tout à fait étonné de se trouver en face de Stockton.

— Vous, s’écria-t-il.

— Moi-même, mon cher ami.

— Est-ce vous qui m’avez fait demander ?

— C’est moi.

— Pourquoi ce mystère ?

— Parce que j’ai des raisons pour ne pas me montrer, tel que je suis au dîneur avec qui vous causiez si aimablement quand je suis entré dans le salon du restaurant. Heureusement, il ne m’a pas vu.

— Comment, ce consommateur si aimable ?

— Est une de mes vieilles connaissances, et une des vôtres aussi.

— Vous voulez rire, je ne l’ai jamais vu.

— Vraiment ?

— Quant à cela, j’en suis sûr.

— Ce n’est pas la reconnaissance qui vous étouffe ! Comment, voilà un homme, grâce à l’argent de qui vous vivez en grand seigneur, car c’est lui ou du moins son argent qui va payer le dîner que nous allons faire, et vous n’avez gardé aucun souvenir de ce généreux gentleman !

— Je ne comprends pas un traître mot à ce que vous dites !

— Voyons, voyons, mon cher Boulard, rappelez-vous…

— Mais quoi ?

— Le joueur à qui j’ai gagné les quelques centaines de louis que nous avons partagés…

— Borchère !

— Lui-même.

— Impossible.

— Absolument certain, au contraire !

— Mais Borchère était grand.

— Oui.

— Celui-ci est de taille moyenne.

— Sa taille véritable.

— C’est vrai, le jeu de cartes !

— Il a dû le retirer de ses souliers, et ses talons doivent avoir un bon centimètre de moins que ceux des chaussures qu’il portait à bord.

— Mais alors, ses cheveux, une perruque ?

— Il est trop malin pour mettre une perruque, mais ses cheveux sont teints et il a laissé pousser, depuis notre séparation à Lisbonne, de petits favoris, teints également, qui lui élargissent la figure.

— Son teint ?

— Bistré par une préparation bien connue. Il a épaissi sa taille, et quand il se lèvera, vous verrez qu’il se tiendra un peu voûté pour mieux déguiser son allure habituelle.

— Prodigieux ! Mais c’est un véritable artiste, car il est maquillé de façon admirable.

— Il a changé jusqu’à ses mains, si reconnaissables cependant ! Il les a lavées dans une teinture qui les a légèrement bistrées, et ses ongles taillés autrefois en « fer de lance », sont coupés carrés maintenant.

— Et vous avez vu tout cela d’un coup d’œil ?

— Que non pas. Mais grâce à ces glaces où je pouvais l’étudier à mon aise, sans être vu moi-même, j’ai fini par le reconnaître. À première vue, je me suis défié, il est impossible d’être aussi Mexicain que cela ! C’est la perfection de son type qui a attiré mon attention sur lui !

— Mais vous croyiez qu’il était sans argent quand il a quitté le bateau à Lisbonne ?

— Eh bien ?

— Ces bijoux dont il est couvert ? Même s’ils sont en imitation…

— Vous oubliez, mon cher Boulard, les diamants faux de Madame Roseti ?

— C’est vrai, ils avaient une certaine valeur.

— Les montures étaient en or, si les pierres étaient fausses. Il a dû, à Lisbonne, vendre le tout à quelque juif. Puis, sans doute, a-t-il reçu de quelqu’un de sa bande les subsides nécessaires. Plus simplement encore, car avec des individus de cet acabit il ne faut pas chercher loin, il a peut-être fait quelque dupe nouvelle depuis que nous l’avons perdu de vue.

— Comment se fait-il, en ce cas, qu’il ne s’est pas présenté à la banque Weld pour essayer de toucher le montant de ma lettre de crédit ?

— Borchère est un voleur d’une autre envergure. Il n’est pas assez bête pour se faire prendre ainsi la main dans le sac. Il a dû attendre justement, prêt à toutes les éventualités, le jour de votre arrivée. Admettons qu’un accident vous fût arrivé — hypothèse possible — il se serait peut-être fait passer pour vous. Peut-être avait-il chargé un complice de faire naître cet accident. Mais nous pourrions faire des suppositions à l’infini, bornons-nous à constater la présence du monsieur et à savoir le motif de sa présence dans ce restaurant. Pourquoi est-il venu ici ? En somme, avant de nous avoir rencontrés, il venait à Brownsville. Qu’y vient-il faire ?

— Mais n’allez-vous pas l’arrêter ?

— Je n’aurais plus alors aucune chance de découvrir ses projets. Je n’en ai pas le droit.

— Mais vous savez que c’est un voleur ?

— Certes, mais je n’ai aucun mandat d’arrestation, car Roseti n’a pas porté plainte, et je ne puis le saisir qu’en flagrant délit.

— Et s’il allait partir…

— Quant à cela, soyez sans crainte. Il est surveillé.

— Comment cela ?

— Vous pensez bien que dans un lieu de plaisir comme celui-ci, la police a toujours un œil ouvert ! Cet œil consiste ici à avoir trois ou quatre policiers parmi le personnel. Et le soir cette surveillance est d’autant plus active que le nombre des agents est doublé.

— Pourquoi ce soir. Vous étiez donc au courant de la présence de Borchère, ici ?

— Non. Je viens de le voir seulement, mais rappelez-vous que Jeffries est maître d’hôtel au Carlton Brownsville’s Bar.

— Jeffries, le sous-chef des huissiers de la banque Weld ?

— Lui-même. Or, il est en ce moment, par ordre du juge d’instruction, l’objet d’une surveillance que je vais rendre plus active encore.

— Vous le soupçonnez donc ?

— Allons, mon cher Boulard, vous allez encore essayer de me tirer les vers du nez, comme on dit vulgairement ! Mais c’est indigne de vous.

— Permettez, il me semblait que pour vous, la culpabilité de Weld ne faisait aucun doute. Vous avez donc changé d’idée ?

— Mais combien de fois faudra-t-il vous répéter que je n’ai aucune idée, aucune conviction. Je cherche à m’en faire une, c’est autre chose. Ce soir nous trouvons dans ce restaurant, où il n’est pas dans les habitudes de venir dîner, notre vieil ami Borchère. Que vient-il y faire, tout est là.

— Vous détournez la conversation. Mettons que Borchère soit d’accord avec Jeffries et ce complice supposé… possible…

— Là, là, là, vous est incorrigible, mon cher ami. Ne vous laissez pas aller ainsi à votre fantaisie. Attendez un peu, du diable, pour conclure quoi ce soit. Ayez un peu de méthode, mon cher. La méthode, tout est là. Quant à moi, je ne veux pas être reconnu, je vais me changer, l’affaire de vingt minutes. Restez ici et faites prendre patience à ces dames, si elles arrivent avant ce temps.

— Venez aussi vite que possible, car je voudrais être à dix heures exactement chez Weld.

— Pourquoi à dix heures ?

— Je voudrais assister à l’ouverture du coffre-fort. Je ne puis assez dire combien cette affaire me passionne.

— En ce cas vous avez le temps, car je doute qu’on puisse ouvrir facilement cette chambre forte. Je l’ai examinée, il faudra plusieurs heures, plusieurs jours peut-être pour que la porte tourne sur ses gonds. Occupez-vous donc de ces dames.

— C’est vrai, pendant que nous parlons, elles sont peut-être arrivées. Que vont-elles penser ?

— Qu’elles soient là ou non, peu m’importe. Il ne faut pas que je tarde. Les minutes sont précieuses. Rentrez dans les salons et retenez une table tout à côté de celle de Borchère. Commencez à dîner sans moi, et prévenez vos invitées que ce soir, leur ami Stockton sera remplacé par John A. Sullivan, de Liverpool.

— Vous allez changer votre physionomie ?

— Je vais essayer tout au moins.

— Voila qui sera amusant !

— Pour vous, sans doute. Ah ! tâchez de savoir dans quel salon sert Jeffries. Mais surtout ne le faites pas demander. Rencontrez-le par hasard.

— Bien, et si Borchère partait avant que vous fussiez revenu ?

— C’est peu probable, car maintenant qu’il vous a vu, et qu’il est certain de n’avoir pas été reconnu par vous, il va essayer de vous faire causer et de nouer avec vous des relations. Surtout, si vous parlez de moi avec ces dames, glissez dans la conversation que je suis retourné à New-York. Du reste, s’il sortait, il serait suivi, soyez tranquille.

— Entendu. Ah !

— Quoi donc ?

— Rien, un bourdonnement d’oreilles.

— Je vais être gentil pour vous : 11. Et là-dessus, au revoir.

Pendant que Stockton sortait de la pièce et descendait l’escalier monumental, Marius comptait sur ses doigts en disant :

— A B C D E F G H I J K — K ! j’en étais sûr, Ketty ! Elle doit parler de moi. Quelle heure est-il ? Huit heures moins cinq ; je lui demanderai si elle n’a pas prononcé mon nom à cette heure-là, exactement.

Marius rentra dans les salons. En passant il demanda au valet de pied si personne n’était venu le demander.

— Non, monsieur, personne.

Rassuré sur ce point, car il eut été très contrarié que Ketty ne le trouvât pas en arrivant, il retourna dans la salle où dînait le Mexicain.

Celui-ci était toujours là, impassible en apparence.

Il accueillit Boulard avec son éternel sourire ; mais prévenu cette fois, celui-ci reconnut son « rat de paquebot ». Il dut avouer que le déguisement était inouï de perfection. Même averti, par moments il doutait encore de l’identité du personnage. Comme il croyait deviner une interrogation dans ses yeux :

— Mes invitées qui me faisaient prévenir qu’elles seraient un peu en retard. Je vais donc commander le dîner.

Il se dirigea vers le maître d’hôtel qui, toujours perdu dans les profondeurs de son fauteuil, n’avait pas bougé. Arrivé près de lui, il lui tapa sur l’épaule :

— Excusez-moi de vous déranger…

L’étonnement lui coupa la parole. Jeffries était devant lui.

Ce pauvre Jeffries était à l’unisson de la gaieté momentanée de l’endroit !

Les yeux rouges, les traits tirés, il se raidissait pour garder la dignité froide, mais cependant aimablement prévenante, recommandée au personnel.

Il se dressa, impeccable en apparence :

— Monsieur désire ?…

— Je désire commander à dîner.

Et Marius, on le pense bien, tirait dans son esprit, de ce voisinage de Jeffries et de Borchère, des déductions à l’infini.

— Monsieur est seul ?

— Non, j’attends trois personnes.

— Alors, si monsieur veut prendre cette table ?

La table proposée n’était pas voisine de celle où le faux Mexicain était attablé, mais elle avait cet avantage d’être placée presque devant la porte. Il était donc impossible de sortir sans passer par là.

En insistant, Marius eut peur d’éveiller des soupçons possibles, et après s’être assuré qu’on était, à cet endroit, à l’abri des courants d’air :

— Soit, dit-il. Vous avez la carte ?

— Voici, monsieur.

— Jeffries tirait de sa poche, tout en parlant, la carte formant presque un petit livret : sur la première page, les plats recommandés, sur les cinq ou six suivantes, des menus tout composés, et sur les dernières la nomenclature des vins, des liqueurs qu’on pouvait demander, et le nombre en était majestueux, comme l’établissement. Le tout imprimé sur un papier glacé en lettres d’or… toujours !

Marius, prenant ses aises, ôta d’abord son pardessus, après avoir retiré des poches ses gants et son mouchoir et s’être assuré que celles-ci ne contenaient plus rien — le voisinage de Borchère le rendait prudent — il le tendit avec son chapeau à Jeffries.

— Portez cela au vestiaire, je vous prie, pendant que je consulte la carte.

Le désolé Jeffries, toujours digne, appuya sur un bouton de sonnette électrique, remit les effets au chasseur qui était accouru et revint, attendant les ordres.

Marius s’assit à la table choisie, ouvrit le livret et s’absorba dans la lecture des plats recommandés à la date du jour.

Jeffries, un papier et un crayon à la main, attendait, solennel, tout en poussant, de temps à autre, un profond soupir.

Marius dicta :

Orlys aux huîtres
Potages : à l’ivoire et mexicain
Darne de saumon au beurre de Laredo
Côtelettes de mouton, Tour d’Argent.

— C’est bon, cela, les côtelettes à la Tour d’Argent ?

— Exquis, monsieur.

— Quel goût a la sauce ?

— Excellent, monsieur. C’est comme si on mangeait du mauvais chevreuil.

— Ah ! Alors supprimez les côtelettes de mouton et remplacez-les par des « côtelettes de perdreau au jambon cuit, au vin de Madère.

— Bien, monsieur.

— Puis des quenelles de lapereaux à la Washington et du coq de bruyère à la Georges III. C’est de la conciliation ou je ne m’y connais pas.

— Monsieur m’a dit ? Après Georges III.

— Rien, c’est une paillette.

— Paillette ? C’est sur la carte ?

— Non, répondit le Méridional en s’esclaffant. Alors nous terminerons par une poularde truffée aux foies de volaille, servie avec de l’igname du Japon et une salade de chicorée et de tomates.

— Parfait, monsieur. Pour quelle heure ?

— Comment pour quelle heure, mais tout de suite.

— Mais, monsieur, tous les plats que demande monsieur ne seront prêts qu’après minuit.

— Alors, pourquoi les appelez-vous plats du jour, si vous ne les servez que le lendemain ?

— Mais, monsieur, la carte est datée de demain. Que monsieur regarde.

— Mais, sapristi, qu’est-ce que nous allons manger ?

— Je me permettrai de conseiller à monsieur de prendre un des deux dîners tout composés que monsieur trouvera à la page suivante.

— Voyons… Hein ?

Et Marius lut avec stupéfaction :

Menu à 5 dollars
Dîner offert à LL. MM. le Roi, la Reine et la famille royale
d’Espagne le 24 juillet 1849
par la Ville de Madrid.

— Que monsieur ne s’étonne pas. Notre chef a eu l’idée de rééditer chaque jour un menu offert à une tête couronnée par une ville ou une association pendant le siècle dernier. Vous pouvez choisir entre ce menu et le suivant, inspiré par le banquet offert le 7 mai 1867 à Sa Majesté Impériale Napoléon III, empereur des Français, à l’occasion de l’Exposition Universelle, par la ville de Paris.

— Voyons. On mangeait bien sous le second Empire. Cela me décide. Donnez-nous ce dîner-là.

— Pour combien de personnes ?

— Pour quatre personnes.

— On doit servir dans combien de temps ?

— Dans un quart d’heure environ, aussitôt que les dames que j’attends seront arrivées.

— Bien, monsieur.

Jeffries crayonna quelques mots, et sonnant trois coups, remit ce qu’il venait d’écrire au garçon qui était accouru.

— Vous enverrez le sommelier, ajouta-t-il.

— Au fait, voyons les vins, se dit Marius.

— Je conseillerai à monsieur un Magnum Rœderer sec frappé, à l’ordinaire. Comme vins de Bordeaux, le Haut-Brion, et comme vins de Bourgogne, le Vosne-Romanée, cuvée de 1890. C’est une bonne année ; les vins que je recommande à monsieur sont les meilleurs de notre cave.

— Eh bien, donnez-nous cela. Au fait, se dit Marius, voyons les prix. Je sais bien que c’est mon ami Borchère qui paie, mais si je fais des folies, Ketty criera !

Et le brave Méridional tourna les feuillets de la carte.

— Tiens, une lettre ?

— Ah ! dit Jeffries en se précipitant, la lettre de monsieur Jarvis…

Marius, qui déjà avait tendu la lettre au maître d’hôtel, la retira vivement.

— Comment, la lettre de monsieur Jarvis ?

— Oui, monsieur. Monsieur me rendra service en me la remettant. C’est une lettre que je dois mettre à la poste demain dimanche.

— Comment cela demain dimanche ?

— Monsieur Jarvis me l’a bien recommandé. La lettre se sera glissée dans les feuillets de mon livret-carte.

— Pardon, dit Marius, vous ne me reconnaissez pas ?

— Non, monsieur, dit Jeffries, élevant la voix, mais quel rapport ?

— Je suis l’un des détectives chargés d’instruire l’affaire du crime de la Banque Weld. D’abord, parlez bas.

— Ah ! je reconnais monsieur.

— Bien. Ayez l’air de prendre ma commande comme tout à l’heure, et répondez sincèrement à mes questions, si vous ne voulez pas être arrêté dans cinq minutes.

— Arrêté ! Il ne me manquerait que cela. J’ai déjà assez de chagrin de voir monsieur Georges soupçonné à cause de ma déposition.

— Vous aimez donc monsieur Weld ?

— Comme si c’était un de mes enfants ! Pensez, monsieur, que voilà vingt ans que je suis employé dans la famille. J’ai vu monsieur Georges quand il avait huit ans ! Ah ! je donnerais mon poing droit pour n’avoir pas remplacé Henderson à la banque aujourd’hui !

— Alors nous allons nous entendre, car moi aussi, je voudrais faire éclater l’innocence de monsieur Weld. Répondez donc franchement à mes questions. Cela vaudra mieux pour lui et pour vous.

— Bien, monsieur.

— Et à voix basse toujours.

— Bien, monsieur.

— Qu’est-ce donc au juste cette lettre ? Vous dites la tenir de monsieur Jarvis ? Cela me semble bien invraisemblable.

— Cela est, monsieur, je vous le jure.

— Et monsieur Jarvis vous a donné l’ordre de ne mettre cette lettre à la poste que demain ?

— Il me l’a dit, monsieur.

— C’est étrange.

— Monsieur Jarvis m’a remis cette lettre à trois heures moins quelques minutes, je m’en souviens exactement, c’était quelques instants avant que monsieur Georges Weld n’entrât dans le bureau.

— Vraiment ?

— À telles enseignes que je la tenais encore à la main, quand sur l’injonction de monsieur Jarvis, j’allai voir en haut de l’escalier des bureaux qui marchait dans le hall.

— Et vous vîtes monsieur Weld ?

— Oui, monsieur.

— Mais pourquoi cette lettre ne devait-elle être mise à la poste que demain ?

— Monsieur Jarvis me l’avait commandé ainsi, je n’avais pas à discuter son ordre.

— Bizarre ! Et à qui est-elle adressée ?

— Je n’y ai même pas fait attention. Je l’avais glissée dans la poche intérieure de mon habit. Rentré chez moi, j’ai passé un veston. Je l’avais sur moi lorsque le policeman est venu me chercher pour me conduire à la banque. Lorsque je suis rentré chez moi, j’ai passé à nouveau mon habit — il faut vous dire que je n’en ai qu’un — pour venir, comme je le fais chaque soir, reprendre mon service à sept heures au « Carlton ».

— Vous ne pensiez plus à cette lettre ? Vous auriez dû en parler au juge d’instruction.

— Certainement, monsieur, j’aurais dû, mais j’avais la tête perdue et j’ai oublié…

— C’est un oubli en somme assez naturel.

— Alors en mettant la carte dans ma poche, la lettre se sera glissée entre les feuillets.

— C’est donc la première fois que vous vous servez de la carte ?

— Oui, monsieur.

— Cependant pour ce dîneur.

— Oh, monsieur, c’est presque un habitué. Monsieur Cinque-Iglesias vient tous les jours ici depuis une semaine, et il ne demande que le dîner du jour, cuisine française.

— Il vient ici prendre tous ses repas ?

— Oui, monsieur.

— Et chaque fois dans le salon où vous servez ?

— Toujours, monsieur.

— Curieux !

— Ordinairement, il parle avec moi…

— Ah !

— Oui, mais aujourd’hui j’étais trop chagrin pour répondre à ses questions.

— Il vous questionne ?

— Oh, sur des choses vagues. Ce monsieur s’ennuie, je m’en aperçois bien.

— Sait-il que vous êtes employé à la banque Weld ?

— Depuis le premier jour, oui monsieur. Je le lui ai confié. Je crois qu’il a des fonds à déposer dans une banque, car il m’a demandé des renseignements à ce sujet…

— Tiens, tiens, se dit Marius, qu’est-ce que tout cela veut dire. En tous cas, conclut-il, laissez-moi cette lettre, elle appartient à l’instruction, et occupez-vous du dîner, cela est plus urgent. Nous verrons plus tard.

— Bien, monsieur ! Mais, dit Jeffries en revenant à lui, monsieur m’assure que c’est pour le bien de monsieur Weld ?

— Le croyez-vous innocent ?

— Oh ! certes, monsieur !

— Eh bien, comme c’est dans l’intérêt de la vérité que je garde cette lettre, c’est aussi dans l’intérêt de votre patron.

— Dieu vous entende, monsieur.

— Ah ! puisque je connais maintenant monsieur, je me permettrai de commander son dîner.

— Pourquoi ? le menu n’est donc pas ?…

— Oh ! monsieur, ces dîners pour têtes couronnées sont tous des falsifications, on les sert à n’importe qui. Je ne voudrais pas que monsieur et ses invités fussent incommodés en sortant d’ici. Que monsieur me laisse faire.

— Faites ! Et dépêchez-vous.

— Soyez tranquille.

Marius resté seul, regarda la suscription de la lettre de Jarvis ; elle portait :

W. G. b. 129 Bureau restant 17
Brownsville.

— Voilà qui est curieux. Que diable peut contenir cette lettre. Je donnerais gros pour savoir ce qu’il y a d’écrit là-dedans !

Et Marius tournait et retournait l’enveloppe entre ses doigts.

— Une lettre que Jarvis a remise quelques minutes avant sa mort, à Jeffries, avec injonction de ne la mettre à la poste que le surlendemain. Peut-être annonce-t-il là dedans l’intention de se suicider ! Qui sait, la preuve de l’innocence de Weld est peut-être là ! Cependant, je ne puis ouvrir cette lettre. Mes mains brûlent et ma foi…

Marius allait déchirer l’enveloppe.

— Non, pensa-t-il, ce serait une faute impardonnable. Cette lettre ne m’est pas adressée. Elle ne m’appartient pas ! Elle appartient à la justice ! Mon Dieu, que je suis bête, faillit-il dire tout haut ! Mais la justice, c’est moi.

Et disant adieu à tous ses scrupules, il ouvrit fébrilement l’enveloppe.

— Voyons, murmura-t-il, en dépliant soigneusement le papier.

C’était une feuille à l’entête commerciale de la banque sur laquelle se trouvaient écrits sur une seule ligne, les chiffres suivants :

11 — 26 — 23 — 18 — 13

Et rien d’autre ! Pas même de signature. Qu’est-ce que cela voulait dire ?

11 — 26 — 23 — 18 — 13

relisait-il en essayant vainement de comprendre ! Que signifiait cette énigme ?

C’était évidemment là un langage de convention. Un enfant l’aurait deviné et Marius eut le sourire de ce que l’idée lui en était venue tout de suite. Mais comment en percer le mystère ? Un langage de convention exige une clé et Marius ne l’avait pas.

Pourquoi, d’autre part, Jarvis avait-il écrit cela ?

À qui sa lettre mystérieuse était-elle adressée ?

Évidemment il suffisait de la remettre à la poste et de faire surveiller étroitement le bureau destinataire.

L’inconnu W. G. 129 se ferait assurément prendre. On pourrait lui demander quelques explications…

À ce moment, son attention fut attirée par une ombre qui s’interposait entre la lumière et le papier qu’il dévorait des yeux. Il leva vivement la tête, en mettant la main sur la mystérieuse lettre, pour la cacher. C’était le chasseur du restaurant.

— Pardon. Monsieur est monsieur Boulard ?

— Oui, qu’y a-t-il ?

— Une dame, mistress Trubblett vient de téléphoner pour savoir si monsieur est ici ?

— Eh bien ?

— Monsieur a sans doute oublié qu’il devait aller chercher cette dame ?

— Mais non, je lui avais fixé rendez-vous ici.

— En tous cas, cette dame attend monsieur chez elle.

— Sapristi ! et si Stockton arrive pendant ce temps-là ! Enfin il n’y a pas à hésiter. Donnez-moi mon paletot, dit-il au chasseur.

— Monsieur s’en va, dit Jeffries qui revenait.

— Dans dix minutes je serai de retour. Si un de mes amis venait pendant mon absence, monsieur John Sullivan, priez-le de m’attendre. Faites presser le dîner de manière à pouvoir servir dès mon retour.

Marius sortit vivement du salon, enfila les manches du paletot que lui présentait le chasseur, mit son chapeau, descendit l’escalier en trois bonds et sauta dans un des autos qui stationnaient devant le Carlton.

En cinq minutes il fut chez Ketty.

— Excusez-moi, ma chère Ketty, mais j’étais persuadé que nous avions rendez-vous au Carlton ?

— En effet, mais maman…

— Madame Trubblett ?…

— Vous pensez bien, monsieur Boulard, que deux femmes n’arrivent pas seules au Carlton Brownsville’s Bar. Quant à moi, je n’aurais pas permis à ma fille de s’y rendre sans cavalier !

— Excusez-moi. Je ne suis pas au courant des usages de Brownsville, puis, d’une part, je croyais que le Carlton était un restaurant d’excellente renommée, et de l’autre, je pensais que les jeunes filles américaines jouissaient d’une liberté illimitée et pouvaient aller partout.

— À l’étranger, c’est possible, mais pas ici. Et puis, moi, je ne suis plus une jeune fille et je dois songer à ma réputation…

Si mistress Trubblett n’était plus une jeune fille, elle avait du moins arboré une toilette d’un rose tendre, si rose et si tendre que sa fille l’aurait trouvée de couleur un peu jeunette pour elle.

Il faut avouer que cette audace lui réussissait, aux lumières du moins, car elle gagnait ainsi, ou perdait, comme on voudra, dix années au moins.

— Dépêchons-nous, dit Marius qui grillait d’impatience en songeant que Stockton devait l’attendre au restaurant et ne comprendrait rien à son absence.

— Vous êtes bien pressé, mon ami, s’étonna Ketty.

— Très pressé, si vous saviez tout ce qui m’est arrivé aujourd’hui ?

— Racontez !

— Pas maintenant. Tout à l’heure, au restaurant. Montez, je vous prie, chère madame Trubblett et il poussait presque sa future belle-mère dans l’auto. Là, maintenant, à votre tour ma chère Ketty. Au Carlton ! commanda-t-il au chauffeur, quand tous trois furent installés dans l’auto.

— Que vous est-il donc arrivé ?

— Des tas de choses. Ah ! j’en aurai long à vous raconter. Je préfère ne pas commencer, je ne m’arrêterais plus. Figurez-vous qu’à peine débarqué je suis mêlé à l’affaire la plus compliquée que la police américaine ait jamais eu à résoudre.

— Ah bah !

— J’ai déjà donné à mes illustres collègues d’ici quelques conseils qui ont été très appréciés.

— C’est bien ça.

— Autre nouvelle, je viens de rencontrer mon voleur, Borchère.

— Le comte ?

— Lui-même.

— Et vous ne l’avez pas arrêté ?

— Pourquoi faire ?

— Dame, puisqu’il vous a volé !

— Comme on voit que vous n’entendez rien aux choses de la police. On n’arrête pas un escroc parce qu’il a volé. On le laisse libre, on le surveille, puis, s’il cherche à recommencer, on le pince au bon moment.

— Moi, je l’aurais arrêté tout de suite.

— Erreur ! Profonde erreur. Du reste Borchère est devenu méconnaissable. Il est devenu Mexicain.

— Que racontez-vous là ?

— La vérité. Borchère s’est déguisé de façon admirable. Heureusement, nous autres, nous avons le flair. Stockton ne s’y est pas trompé une seconde. Vous allez voir. Cependant, n’ayez pas l’air de le reconnaître lorsque vous vous trouverez en face de lui.

— Nous allons nous trouver face à face avec un voleur ?

— Remets-toi, maman, il sera méconnaissable !

— Tout de même !

— Un conseil encore : ne reconnaissez pas non plus Stockton.

— Pourquoi ?

— Il est devenu John Sullivan…

— Mais pourquoi faire ?

— Pour surveiller Borchère… le Mexicain, veux-je dire !

Mistress Trubblett donnait des signes non équivoques d’inquiétude et considérait Marius avec un commencement de terreur…

On arrivait.

— Maintenant que je vous ai bien fait la leçon, n’est-ce pas, ne reconnaissez ni le Mexicain, ni Sullivan.

— Puisque je ne les connais pas !

— Enfin, ne faites semblant de rien, cela vaudra mieux, je vous le demande en grâce.

Puis pendant que Ketty et sa mère montaient majestueusement l’escalier, il paya le conducteur de l’auto et les suivit rapidement.

En haut de l’escalier, il se heurta à un gentleman, porteur d’une barbe de fleuve, cependant taillée irréprochablement, et blonde comme les blés. Un lorgnon, légèrement teinté, éteignait son regard vif, et légèrement railleur quand il rencontra celui de Marius.

— Eh ! mon cher, c’est comme cela que vous bousculez vos amis…

— Stockton !

— Chut ! John Sullivan, que vous oubliez de présenter à ces dames.

— Pardon, mille fois pardon. Mistress Trubblett, ma chère Ketty, voulez-vous me permettre de vous présenter monsieur John Sullivan, qui remplace notre ami Stockton, empêché au dernier moment de dîner avec nous. Mon cher John, miss Ketty, ma fiancée et sa charmante mère.

— Sa sœur, vous voulez dire, riposta le Sullivan de contrebande.

— Enchantée, monsieur, répliquait mistress Trubblett, en minaudant. Enfin, se dit-elle, voilà donc un gentleman, mais ce français !… Quand je pense que ma fille veut épouser cet écervelé !!

— Ces dames veulent-elles se débarrasser ?

C’était une femme de chambre qui ouvrait la porte du petit salon précédant le vestiaire, où les femmes pouvaient laisser leurs vêtements de dessus, manteaux et fichus de dentelles.

Tandis que Ketty et sa mère la suivaient, Stockton disait à Marius :

— Comment se fait-il que vous soyez sorti ?

— Ah, ça n’a pas été de mon plein gré, mais ces dames m’ont fait demander par téléphone, alors j’ai sauté dans un auto et j’ai été les chercher. Je vous réponds, que je n’ai pas perdu de temps, j’en ai chaud !

Tout en parlant sur le seuil du vestiaire des hommes, Marius sortait un mouchoir de la poche de son pardessus et s’épongeait le front, quand son ami, qui le regardait attentivement depuis un instant, poussa une sourde exclamation et lui saisissant la main :

— Avec quoi vous essuyez-vous le front ?

— Avec mon mouchoir.

— Avec votre mouchoir ! Regardez le donc !

Et Stockton le lui prenant des mains, lui montrait un mouchoir avec une bordure violette : vite, ils regardèrent le chiffre, ils virent ces deux lettres entrelacées et brodées en violet G. W.

Le mouchoir volé à Weld, s’écria Marius !

— Mais comment est-il entre vos mains

— Je ne sais. Il devait être dans la poche de mon pardessus. Mais ce pardessus n’est pas le mien !

En effet, la couleur de celui qu’il avait au dos était celle du vêtement de demi-saison qu’il avait remis au chasseur du Carlton, la coupe en était identique, les étoffes, tout en se ressemblant beaucoup, à première vue, différaient quelque peu.

Stockton, sans mot dire, entraîna Marius dans le vestiaire et là, notre policier-amateur reconnut, non sans surprise, son paletot encore accroché à une patère.

— Mais le voilà, mon pardessus ! Mais alors.

— Celui que vous avez au dos ?

— Oui.

— Vous ne devinez pas, voyons ce n’est pas bien difficile. Les clients ne sont pas nombreux au Carlton à cette heure-ci.

— Borchère ?

— Lui-même.

— Mais alors, c’est Borchère qui serait le voleur de Weld, l’assassin de Jarvis ?

— N’allons pas trop vite. Et d’abord ôtez ce pardessus et remettons bien en place, à la patère où se trouve déjà le chapeau de monsieur le comte… Attendez…

Et tout en parlant, Stockton débarrassait son ami et visitait consciencieusement les poches du vêtement.

— Rien d’autre !

— Je comprends ce qui a dû se passer. Le chasseur, lorsque je suis parti en coup de vent, tout à l’heure, a dû, par erreur, me tendre le paletot de Borchère, et, voyez le hasard, celui-ci contenait précisément le mouchoir volé à Weld dans l’une de ses poches.

N’est-ce pas miraculeux ?

— C’est bizarre, tout au plus.

— Vous ne concluez rien de ceci ?

— Laissez-moi le temps de la réflexion.

— Quant à moi, mon opinion est faite.

— N’allez pas si vite, mon cher, n’allez pas si vite.

— Voyons, la chose est claire, lumineuse et vous me voyez exulter de bonheur. Eh oui, Weld est innocent. Tout ce qu’il a déclaré à l’instruction se contrôle point par point. Vraie l’histoire du chauffeur, vraie la panne malencontreuse, vrai le vol des clefs et du mouchoir.

— Qu’en savez-vous ? On a retrouvé les clefs.

— Mais pas le mouchoir ! Pas le mouchoir ! Or, le voici, le mouchoir, je le tiens, je le palpe. Vous n’allez pas dire que j’ai rêvé.

— Mon Dieu, mon cher Boulard, un peu de calme et attendons d’avoir une certitude absolue. En tout cas, ce mouchoir, que je crois être celui de Weld, en effet, nous servira toujours à quelque chose, il nous permettra d’arrêter Borchère ; mais remettez où vous l’avez trouvé cet inestimable bout de chiffon !

— Comment, vous allez vous dessaisir de cette précieuse pièce à conviction ?

— Eh ! mon cher, qu’est-ce qui vous prouve que ce pardessus est au comte ? Le lui avez-vous vu sur lui, et encore, quand il l’aura endossé, serez-vous certain qu’il en est le propriétaire ?

— Cependant…

— Soyons logiques et ne faisons pas de sentiment. Si je vous avais fait arrêter quand vous l’aviez sur vous ?

— C’est vrai. Mais comment nous assurer ?

— Laissez-moi faire. Remettez d’abord les choses à leur place. Quand Borchère aura passé le pardessus, si, une fois qu’il l’aura sur lui, il ne proteste pas, et s’il le reconnaît ainsi pour le sien, il sera arrêté au moment où il quittera le Carlton. La loi ne me permet pas d’arrêter sans mandat un voleur reconnu, hors le cas de flagrant délit, mais elle m’autorise à saisir un individu portant dans ses poches un mouchoir qui ne lui appartient pas. Là, vous voilà convaincu. Tout est en ordre ? Allons retrouver ces dames, elles doivent s’impatienter.

Marius eut un moment d’humeur. Ah, s’il se fut écouté, il eût sauté à la gorge de Borchère et tout eût été fini. Certes il ne serait pas embarrassé de tant de considérations.

— Enfin ! se dit-il.

Il entra dans les salons au moment précis où Ketty et sa mère y pénétraient par une autre porte.

Les femmes ont toujours à se mettre un peu de poudre de riz sur le bout du nez, et heureusement pour la bonne renommée de galanterie du méridional, mistress Trublett avait passé quelques minutes dans le « Salon de Toilette » à réparer des ans l’irréparable outrage. Elle n’avait donc pas eu à attendre — sans cavalier — dans les salons du Carlton.

Stockton, ou plutôt Sullivan, les rejoignit après avoir échangé quelques mots avec le chasseur, préposé également au vestiaire. Il est probable qu’il venait de s’occuper tout spécialement du comte de Borchère, car le chasseur rentra dans la pièce où se trouvaient suspendus les paletots et les chapeaux des clients, et mit à part ceux appartenant au pseudo Mexicain.

Au moment où Stockton arriva auprès de ses amis, madame Trubblett était en train d’exiger un déménagement. Elle prétendait en effet que la table choisie par Marius était abominablement placée. Elle avait jeté son dévolu sur une autre — voisine de celle où mangeait Borchère — mais comme cette nouvelle table était de huit couverts, il fallait opérer un changement complet.

Ceci donna de l’occupation aux garçons, commandés par le toujours lugubre Jeffries !

Au moment où tous les préparatifs étaient enfin terminés, comme ces dames passaient pour prendre place devant la table du Mexicain, celui-ci se leva, salua le plus galamment du monde et se rassit.

Madame Trubblett, au grand étonnement de tous, lui adressa un gracieux sourire.

Ketty n’était pas la moins surprise.

— Tu connais ce monsieur, maman ? lui demanda-t-elle à voix basse.

— À proprement parler, je ne le connais pas, mais hier je m’étais arrêtée dans Laredostreet, tiens, un peu au-dessus de la banque Weld, quand j’aperçus cet étranger qui parlait avec le banquier…

— Il parlait avec le banquier Georges Weld, ne put s’empêcher de dire Marius.

— Mais oui : qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?

— Vous en êtes sûre ?

— Absolument sûre. Je connais bien monsieur Weld, je connaissais encore mieux son père, mais cela c’était il y a vingt ans, hélas !

— Et alors pour en revenir à notre voisin, interrompit Stockton, que l’histoire — on le pense bien — intéressait vivement.

— Alors, ce gentleman, en quittant monsieur Weld, fit quelques pas et comme il passait près de moi, me heurta bien involontairement ; dans le choc, mon sac à main m’échappa et comme je me baissais pour le ramasser, il se précipita, me le rendit en accompagnant cette restitution de gracieusetés qui me rendirent toute confuse.

— Ma chère ! lâcha Marius.

— Vous dites ?

— Je dis, ma chère Ketty, voulez-vous encore un peu de ce potage ? Il est exquis.

— Merci, mon ami, je viens de jeter un coup d’œil sur le menu, et je me réserve : il y a des plats dont je raffole.

— Je suis heureux d’avoir été si bien inspiré.

— Et à quelle heure avez-vous fait cette rencontre ? Vers trois heures, sans doute ? continua Stockton.

— Un peu avant. Mais comment le savez-vous ?

— Je passais par Laredostreet, et je vous avais remarquée : c’est obligatoire quand on vous rencontre, ajouta-t-il galamment.

— Maintenant on me remarque encore, mais autrefois on s’arrêtait…

— Maman…

— Laisse donc, ma fille ! Je n’ai plus de prétentions, quoique je ne sois pas tout à fait vieille encore… trente-six ans, hélas… car j’ai eu Ketty quand j’avais seize ans à peine !

— Un été splendide…

— Ah ! si vous m’aviez connue lors de mon printemps, quand je débarquai à Paris, arrivant à quatorze ans de Manchester…

— Vous êtes née à Manchester ?

— Non, je suis née à Preston, mais je suis venue toute jeune à Manchester, à l’école des Dancing Girls. J’avais cinq ans quand j’y suis entrée.

— Si jeune ?

— Mais c’est l’âge où on commence à apprendre la danse, ou plutôt la gymnastique, car on débute par là.

— Vraiment ?

— Vous croyez que pour être « Dancing girl » il suffit d’être jolie et de sourire sur la scène ! Détrompez-vous. Demandez du reste à Ketty.

— C’est un dur métier, quand on commence à l’apprendre !

— Pensez qu’on reste à l’école plusieurs années et que depuis l’âge de cinq ans jusqu’à treize ou quatorze, on passe par un entraînement sportif extrêmement rigoureux, gymnase, barre fixe, barres parallèles, exercices d’assouplissement.

— Pas possible !

— Ce n’est que lorsque l’on est devenue une véritable acrobate qu’on commence à vous enseigner la danse, approuva Ketty.

— Et si vous croyez que c’est facile de danser la gigue !

— Je n’ai jamais essayé, répondit Marius pour dire quelque chose, car son esprit était ailleurs. La rencontre que mistress Trubblett avait faite la veille, la lettre et son mystère, détournaient sa pensée et malgré lui, il ne pouvait s’empêcher d’écouter la conversation d’une oreille distraite.

— Il n’y a pas de danse où les pas soient plus compliqués, plus riches en variations et en fantaisies.

— Est-ce vrai ?

À ce moment précis, Marius réfléchissait que, bouleversé par la trouvaille du mouchoir à bordure violette, il avait oublié de parler à Stockton de la lettre de Jarvis. Et en lui-même, il répétait les chiffres fatidiques :

11 — 26 — 23 — 18 — 13

tout en écoutant, ou en paraissant écouter les bavardages de perruche de sa future belle-mère.

— Ah oui.

11 — 26 — 23 — 18 — 13

Quel était le mystère de ces chiffres ?

Quel était le secret de leur incompréhensible énigme ?

— Nous apprenons à fond le chant aussi. Mon apprentissage a duré huit ans, mais aussi j’étais directrice au bout de six mois de scène.

— Directrice ?

— C’est-à-dire, la plus habile du quadrille, et je vous réponds que malgré ma jeunesse toutes m’obéissaient dans la troupe des « Sherry gobler girls ».

— Et vous n’étiez pas la plus âgée ?

— Oh ! non. Maud et Jenny avaient l’une dix-sept ans et l’autre seize ans et demi, alors que je n’en avais que quinze. Mais j’étais très… formée déjà, et j’étais surtout la plus raisonnable en même temps que la plus habile.

— Raisonnable ?

— Mais oui ! Ce n’est pas une petite affaire que de régler les numéros de la troupe, de s’entendre avec les auteurs et les directeurs, d’arrêter ce qu’on fera dans le spectacle du soir, de garder et mettre en ordre les costumes, de répartir les salaires quand le manager n’est pas là.

— Vous faisiez tout cela ?

— Et bien d’autres choses encore ! De mon temps — je reprendrais volontiers du coq de bruyère… merci ! — De mon temps les girls se conduisaient comme des jeunes filles du monde, et si l’une d’entre nous était sur le point d’oublier qu’une Anglaise doit, surtout à l’étranger, conserver une parfaite respectabilité, il me suffisait de la menacer d’écrire à Manchester une lettre dénonçant sa conduite « improper » pour la faire rentrer dans le rang !

— Alors, défense de flirter.

— Oh non ! Le flirt est permis. Tant qu’on s’en tient aux œillades, aux sourires, cela va. Je permettais d’accepter les hommages, les cadeaux.

— Des cadeaux aussi ?

— Ne vous moquez pas, je vous jure qu’on n’accordait que le droit de faire des cadeaux.

— C’est déjà quelque chose.

— Je vous jure que c’était tout !

— Défense d’entrer dans la propriété privée ?

— Voulez-vous bien vous taire.

— Défense absolue ?

— Je vous l’affirme, nous étions sérieuses… Oui, oui, c’est ainsi. Le « Business », mon cher, avant tout.

— Le « Business » ?

— Mais oui, comment dites-vous en France… le travail… la situation si vous aimez mieux. De mon temps, il n’était pas rare qu’un gentleman, très bien… très « calé » dans ses affaires comme on dit chez vous, épousât une « Dancing girl ». Ce n’était pas pour eux un déshonneur, loin de là ! J’en ai connu deux ou trois, Evelyn Claire Wyckman et Evie. Patrick Campbell et la petite Gertie Mackay, qui ont épousé des baronnets ou des ducs d’Angleterre. Nombreuses sont celles qui sont devenues pairesses. Ici, chez nous en Amérique, ma bonne amie Doris Littleton est devenue la reine du papier mâché. Oui, oui, je me fais mal comprendre, son mari Eric Mathurin possède, à lui seul, toutes les fabriques de rails, de roues, de pipes, tout ce qui se fait en papier comprimé.

— Ah, diable !

— Et elle n’en est pas plus fière que ça, vous savez ! Du reste Eric Mathurin, il doit marcher au doigt et à l’œil. C’est du reste un conseil que je donnerai à Ketty, les hommes ont été créés pour obéir aux femmes !

— Oh, madame !

— Vous ne me donnez pas raison ?

— Si, si, se hâta de convenir Marius, sur un regard de Ketty.

— Je vous assure, monsieur, que pas une girl de mon époque n’aurait en aucun cas négligé de prendre l’avis de sa mère pour tout ce qui avait trait à un engagement et au reste.

— C’est pour moi que tu dis cela, maman ?

— Grand Dieu, non — je reprendrai volontiers de ces excellentes truffes au vin de Champagne, merci. — Dieu m’est témoin que je ne te fais aucun reproche. Tu as rencontré monsieur Boulard, il t’a plu…

— Certainement.

— Drôle de goût ! Enfin s’il t’épouse…

— Mais c’est entendu, maman.

— Ne mettez pas mes intentions en doute, madame.

— Si vous vous mariez, comme je l’espère, je vous souhaiterai tout le bonheur possible. — Ce pâté de poularde est exquis, je vous serais obligée de me donner un soupçon de blanc, merci… — Mais je doute que tu sois heureuse.

— Mais pourquoi, madame ?

— Épouser un Français, pour une « girl », c’est danser sur un volcan !

— Un volcan en ébullition, objecta Marius.

— Il vaudrait mieux qu’il fût à feu continu. L’amour des Français, c’est un feu de paille !

— C’est mon affaire de le faire durer.

— Vous n’aurez pas grand’peine à cela, ma chère Ketty.

— En tous cas, nous verrons ce que l’avenir nous réserve. Pour le présent, je reprendrai un tout petit morceau de ce homard en Belle-vue, là, là, assez, merci.

— Je ne sais pas ce que mon ami Boulard sera comme mari, mais c’est un maître dans l’art de commander un dîner… Tout ce que nous mangeons est excellent.

— Oui, les Français, un peuple de cuisiniers…

Eh là, chère madame.

— Enfin, Ketty vous aime comme cela ! tant mieux pour elle. À chaque instant elle parle de vous.

Marius s’inclina, mais malgré lui, les chiffres dansaient devant ses yeux, et tel Balthazar, il voyait, en traits de flamme sur le mur blanc et or, qui lui faisait face, les chiffres :

11 — 26 — 23 — 18 — 13

— Tout à l’heure encore, elle voulait venir dans ce restaurant avec moi, sans qu’un cavalier l’accompagnât !

— Mais oui, maman, car c’est toi qui m’as obligée à téléphoner pour que Marius vint nous chercher.

— Je t’ai obligée, moi !

— Mais il a même fallu que tu te fâches, et tu t’es fâchée toute rouge pour que je cède.

— Non, je me suis fâchée, et toute rouge !

— Rappelle-toi la façon dont tu traitais ce pauvre Marius !

— Moi !

— Je savais bien que vous aviez parlé de moi !

— Qui a pu vous dire ?

— Hé ! Hé ! Ceci est mon secret.

— Ah ! oui, elle a parlé de vous : Marius va nous attendre, Marius va s’impatienter : je suis sûr que Marius est déjà au Carlton ! etc., etc.

— À quelle heure, demanda curieusement le méridional ?

— À peu près vers huit heures.

— À huit heures moins cinq exactement, n’est-ce pas ?

— Oui, je me souviens. Huit heures ont sonné pendant notre discussion.

— Huit heures moins cinq ! Qu’en dites-vous St… Sullivan, mon cher Sullivan ?

— C’est extraordinaire, et je commence à croire que vos bouillonnements d’oreille ont quelque chose de providentiel !

— Quoi donc, demanda Ketty, vos tintements d’oreille vous ont repris ?

— Oui, à huit heures moins cinq, Sullivan est témoin : c’est lui qui m’a dit un nombre : 11.

— C’est exact.

— Le nombre onze ?

— Vous ne comprenez pas ! Comptez donc sur vos doigts… A, B… 11 c’est-à-dire K… K… Ketty.

— Voyez-vous ça !

— Ah, mon Dieu !

— Eh bien qu’y a-t-il, Marius ?… Qu’avez-vous ?

— Êtes-vous malade ?

— Pourquoi comptez-vous sur vos doigts ?

— 11, c’est K… Je me demande…

— Quoi donc ?

— Le coffre de Weld est commandé par une combinaison de lettres, Jarvis avant de mourir a changé celles-ci. Il… non, non.

— Mon cher ami, vous parlez par énigme.

— Non, non.

— Vous me semblez tout ému.

— Mon cher… Sullivan… ce n’est rien, une erreur.

— Le champagne vous monterait-il à la tête ? Vous semblez divaguer.

— Non, non… je vous parlerai tout à l’heure. N’ennuyons pas ces dames.

Et à ce moment même, intérieurement il se répétait : Idiot, je suis un idiot si, traduit de chiffres en lettres le message énigmatique de Jarvis donne 11 = K, le deuxième chiffre 26 ne correspond à rien, l’alphabet n’ayant que 25 lettres !

— Vous parliez de Jarvis, demanda mistress Trubblett. C’est le fondé de pouvoir de la banque Weld.

— C’est son nom que j’ai prononcé, en effet. Malgré moi, je ne puis pas penser à…

Marius s’arrêta, supposant que Stockton allait le rappeler à la discrétion, mais à son grand étonnement, celui-ci lui adressant flegmatiquement la parole :

— Est-ce qu’il ne lui est pas arrivé un accident, à ce Jarvis ?

— Oui… Non, en effet.

— On m’a raconté qu’il s’était suicidé ou bien qu’on l’avait tué.

— Tiens.

— Jarvis, se tuer, s’écria mistress Trubblett, impossible ! Je le connaissais un peu !

— Vraiment, vous connaissez donc tout le monde ?

— Brownsville est si petit.

— Et le monde si grand, n’est-ce pas, votre plaisanterie est méchante, mon cher ami.

Si Marius avait pu voir ce qui se passait derrière lui, il eut compris pourquoi Stockton avait aiguillé la conversation sur l’affaire mystérieuse de la banque Weld. Jusque-là Borchère, ou le Mexicain, comme on voudra l’appeler, avait écouté d’une oreille plutôt distraite les bribes de conversations qui parvenaient jusqu’à lui ; depuis que le nom de Jarvis avait frappé son oreille, son attitude avait changé.

Tout en affectant l’indifférence, il écoutait attentivement et buvait littéralement les paroles prononcées devant lui. Ceci n’avait pas échappé au détective qui s’était placé, comme par hasard, en face de lui, de façon à ne pas perdre de vue un seul de ses mouvements.

— Vous avez, je crois, assisté à l’instruction, n’est-il pas vrai ?

— En effet.

— Je vous en prie, mon cher Boulard racontez-nous cela.

— Vous l’exigez, mon cher Sullivan ?

— Je n’ai pas le droit d’exiger, mais je vous le demande instamment.

— Oh oui ! les crimes, c’est si intéressant, opina Ketty.

— Un crime ! alors monsieur Jarvis ? interrogea mistress Trubblett.

— Eh bien ! puisque vous le voulez tous, je vais vous dire ce qui s’est passé. Mais je crains de vous attrister, car mon histoire est loin d’être gaie… la mort de Jarvis…

— Alors, vraiment, ce pauvre Jarvis a été tué ?

— Vous le connaissiez, m’avez-vous dit, mistress Trubblett ?

— Je l’ai beaucoup connu, il y a une quinzaine d’années, vous voyez, cela remonte à loin. Jarvis menait alors la vie à grandes guides. Il était très lié avec…

— Avec vous ?

— Insolent, voulez-vous bien vous taire ?

— Je vous demande pardon.

— Jarvis était l’ami de mon mari, le père de Ketty. Ils ont même trafiqué, je ne sais quelles affaires ensemble. Depuis mon divorce je ne le voyais plus.

— Quel homme était-ce ?

— Un homme d’affaires avant tout. Je ne l’aimais pas. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Il ne m’a jamais été sympathique… Alors il est mort.

— On l’a trouvé, la gorge ouverte, dans son bureau, devant son coffre-fort.

— Aujourd’hui ?

— Tantôt, à quatre heures… la mort remontait à une heure à peine.

— Vous avez parlé de crime ?

— C’en est un, ou tout au moins nous le supposons.

— Il y a des preuves ?

— Des preuves formelles, non, des présomptions sérieuses, tout au plus.

— Et l’assassin, il s’est échappé ?

— Eh, ici ça devient difficile à dire… le secret professionnel.

— Oh, de vous à nous ?

— Qui soupçonne-t-on ? demanda Sullivan-Stockton.

— Comment, qui soupçonne-t-on, reprit Marius interloqué ?

— Oui.

— Vous tenez à le savoir ? Et si c’est un secret ?

— Dites toujours.

Et Stockton regardait fixement Marius, au fond des yeux.

— Eh bien voici. Les soupçons de la justice se sont portés sur monsieur Weld.

— Le banquier !

— Lui-même.

— Ce n’est pas possible.

— C’est comme je vous le dis.

— Il est arrêté ?

— Pas encore, il est tenu à la disposition de la justice et gardé à vue dans son bureau.

Devant l’insistance de Stockton à lui demander des détails qu’il connaissait aussi bien que lui, Marius comprenait bien que le détective avait un but.

Mais lequel ?

S’il avait à ce moment pu voir Borchère, il aurait eu, du coup, la clef de l’énigme. Le pseudo Mexicain frémissait véritablement et sans le ton bistre dont il avait, avec quel art, couvert son visage, on l’eût certes vu pâlir !

— Mais que nous apprenez-vous là ?

— La stricte vérité.

— Mais sur quelles preuves s’appuie-t-on pour soupçonner Georges Weld, demanda mistress Trublett ?

— Eh bien, il paraît prouvé qu’à l’heure exacte où le meurtre a été commis, Weld se trouvait avec Jarvis dans leur bureau ; ils s’y étaient enfermés.

— Alors ce crime a eu lieu après trois heures ?

— En effet.

— Ce serait impossible autrement, puisque j’ai vu monsieur Georges Weld presque à la porte de sa maison de banque, vers trois heures.

— C’est vrai, vous nous l’avez dit tout à l’heure…

— Du reste, il causait avec monsieur.

Et l’ancienne girl désignait le Mexicain.

— Vraiment, monsieur, dit Marius en profitant de cette occasion pour se retourner du côté de Borchère.

— En effet, répondit celui-ci — faisant, contre mauvaise fortune, bon cœur — j’ai rencontré monsieur Weld dans Laredo street, et je lui demandais à quelle heure je pourrais le rencontrer à sa banque, lundi.

— C’était donc avant qu’il montât dans l’auto qui devait le conduire à Kendall House ?

— Je ne pourrais vous le dire. Je n’ai même pas fait attention.

— Pourriez-vous me dire quelle heure il était exactement à ce moment. C’est d’une importance capitale.

— Mon Dieu, non, je le regrette beaucoup, mais je ne me rappelle plus.

— Ne pourriez-vous faire appel à vos souvenirs ?

— J’ai beau chercher, je ne me souviens pas.

— Madame Trubblett vient de nous affirmer qu’il était trois heures, affirma Stockton. En tout cas, continua-t-il en faisant signe à Marius, il serait peut-être intéressant pour l’instruction que monsieur fût entendu.

— Je crois bien, répondit celui-ci, comprenant où voulait en venir le détective, et si monsieur veut bien me donner son adresse, je le ferai citer demain chez le juge.

— Mon adresse ?

— Je pense que cela ne vous désoblige pas.

— Aucunement ; mais je ne sais à quelle heure je serai libre demain, car dans la matinée, je vais à Laredo.

— Peu importe. Je préviendrai le greffier pour que l’on vous fasse citer l’après-midi.

— Et si je suis retenu ?

— Mais, intervint Sullivan, ne venez-vous pas de nous dire, cher monsieur Boulard, que vous retourniez ce soir à la banque Weld ?

Ketty le regarda étonnée, car Marius n’avait pas soufflé mot de cela. Quant à mistress Trubblett, que ces émotions avaient creusée sans doute, elle reprenait un zéphyr de « crème panachée aux avelines » et n’apportait en ce moment aucune attention à ce qu’on disait.

— En effet, répondit Marius, saisissant la pensée de Stockton, et je puis emmener avec moi, monsieur ?…

— Cinque Iglesias.

— Monsieur Cinque Iglesias, que le juge d’instruction sera très heureux d’entendre.

— Tout à votre disposition, conclut le Mexicain, dissimulant assez mal son inquiétude et son ennui.

— Je ne dois me trouver à la banque que vers dix heures, mais si cela dérange, monsieur, vos projets pour ce soir, nous pouvons fort bien nous y rendre plus tôt. Le parquet y sera certainement dès neuf heures et demie.

— Comment, mon ami, vous allez nous quitter si vite. Ce n’est pas gentil.

— Que voulez-vous, ma chère Ketty, c’est le métier cela. Vous pensez bien, sinon, que pour rien au monde, je n’abrégerais des moments aussi doux. Vous serez la première à me conseiller, j’en suis sûr, de faire mon devoir, de sacrifier celui-ci à mon plaisir, même au plus grand plaisir que je puisse éprouver : celui de vous avoir près de moi.

— Flatteur !

— De mon temps, monsieur, mon fiancé ne m’aurait pas quittée pour rien au monde.

— Kiss, Kiss, ragea Marius.

— Et surtout au commencement d’un dîner.

— Au commencement… mais j’espère bien que nous arrivons au dessert, dit — en riant sous cape — Stockton qui avait constaté avec surprise l’appétit de mistress Trubblett. Nous avons vu défier devant nous un véritable repas de Gargantua, et pour ma part, j’y ai fait honneur.

— Mais je vois sur le menu que nous avons encore des fruits, des ananas, des glaces, avant le café et les liqueurs…

— Rassurez-vous, chère mistress Trubblett, il n’est pas encore neuf heures et demie et nous avons le temps de goûter à toutes ces bonnes choses.

— Ce pauvre Jarvis est mort !… Je n’en reviens pas.

— Je ne dirai pas que cela vous coupe l’appétit, railla Marius.

— Vous le connaissiez ? demanda Stockton.

— Comme je vous le disais tout à l’heure, je l’ai beaucoup connu autrefois, il avait quarante ans alors, et moi j’en avais vingt-cinq à peu près. Hélas !

— Mais quel âge avait donc actuellement Jarvis ?

— Cinquante-sept ans, je crois.

— Maman, tu viens de te trahir…

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

— Tu viens de nous avouer que tu avais vingt-cinq ans lorsque le pauvre garçon en avait quarante. Or, s’il y a dix-sept ans de cela… ajouta malicieusement Ketty.

— J’ai dit vingt-cinq, je me suis trompée, c’est vingt ans que je voulais dire, puisque maintenant j’ai trente-six ans. Oh ! je ne me rajeunis pas !

— Au contraire

— Vous dites, monsieur Boulard ?

— Je dis, chère madame, qu’on n’a que l’âge qu’on paraît, et que vous pourriez vous dire la sœur aînée de votre fille.

— La sœur jumelle, surenchérit Sullivan.

— La sœur cadette, conclut le Mexicain, qui petit à petit se rapprochait de la table et prenait de plus en plus part à la conversation.

— Vous êtes vraiment trop flatteurs, tous, remercia la blonde mistress Trubblett, car blonde elle l’était plus que jamais !

— Alors, vous avez beaucoup connu Jarvis à cette époque, repartit Stockton qui reprenait sans en avoir l’air la conduite de la conversation.

— Beaucoup. Dame, il faisait partie du monde où l’on s’amuse et, il y a dix-sept ans, à Brownsville, ce monde-là était beaucoup plus restreint que maintenant. Quel beau joueur c’était.

— Tiens, tiens, dit Sullivan, il était joueur ?

— Je l’ai vu, dans une seule soirée perdre et regagner une véritable fortune, et cela sans qu’il y parut seulement sur sa figure.

— Vraiment ?

— C’était peu de temps après que la loi américaine, sur les jeux, avait fait se fermer, les uns après les autres, les cercles, pour ainsi dire officiels, où l’on jouait. Ils avaient naturellement été remplacés par d’autres, clandestins, et dans plusieurs de ceux-ci, les femmes étaient admises !

— Tu as été joueuse, maman ?

— Comme les cartes, mon enfant.

— Oh ! l’horreur. Et tu oses l’avouer ?

— Maintenant que ce temps-là est passé, je peux bien le dire. Et puis ton père aimait jouer, et je ne voulais pas le quitter !

— Et pour en revenir à Jarvis, il ne jouait plus maintenant ?

— Peut-être allait-il encore en cachette à Matamoros, où il y a des tripots tolérés, mais c’est là une supposition toute gratuite, à Brownsville, il passait pour un homme impeccable. Pensez donc, avec la situation qu’il occupait à la banque Weld ! Il eut été perdu de réputation !

— En effet.

— Mais en causant, j’oublie de faire honneur à cette délicieuse glace aux pêches ! Je vous serais obligée de m’en servir une toute petite tranche. Oh, assez, assez…

— Laisse donc, maman, cela fait digérer.

— Un biscuit, chère madame ?

— Volontiers. Ah ! certes, il y a quinze ou seize ans encore, Jarvis menait la vie à grandes guides. Il était du reste beau garçon, et l’argent ne lui tenait pas aux mains. C’est lui, qui le jour anniversaire de son amie, lui envoya un cadeau à chaque heure du jour de midi à minuit.

— Quel fut celui de minuit ?

— Celui-là, il l’apporta lui-même : c’était un collier de perles qui vaudrait aujourd’hui des centaines de mille francs ! Ah ! il y a des femmes qui ont de la chance !

— Et il cessa cette vie brusquement ?

— Il y fut bien forcé. Tant va la cruche à l’eau… Une nuit il perdit près d’un million, dont une partie sur parole. Il était trop connu pour ne pas payer. Ce fut la ruine, que tous prévoyaient du reste. Il agit alors en gentleman. Il vendit tout ce qu’il avait, paya ses dettes de jeu, rubis sur l’ongle, grâce à l’appui du banquier Weld, le père de Georges, et disparut de la circulation pendant assez longtemps.

— Le père Weld était donc lié avec lui ?

— Ils étaient intimes, amis d’enfance.

— Et son amie, demanda Ketty.

Elle quitta Brownsville à cette époque et passa sur le continent. Elle pouvait vivre de ses rentes, car elle avait largement puisé dans la caisse de Jarvis. Il était si généreux ! Ce raisin muscat est véritablement exquis. Un doigt de Rœderer… Merci.

— Maître d’hôtel, vous nous donnerez le café et les liqueurs.

— Et comment Jarvis devint-il le fondé de pouvoir de la banque Weld ?

— Personne ne sut jamais l’histoire dans ses détails. Quand il revint à Brownsville après un an d’absence, il entra à la banque comme secrétaire général. Il rompit avec toutes ses anciennes habitudes et ne fréquenta plus aucune de ses relations accoutumées. Il afficha une vie austère, des mœurs impeccables et ne toucha plus une carte.

— Quel changement !

— Tout le monde pensait que cela ne durerait pas, mais cela dura si bien que lorsque le vieux Weld mourut, Jarvis était depuis plusieurs années le fondé de pouvoir de la banque. Pauvre Jarvis ! Ce que c’est que de nous. Non, merci, pas de fine champagne, je préfère de la chartreuse verte ; assez, assez, vous me versez un verre plein !

— Laisse donc, maman, tu adores la chartreuse.

— Quand elle est véritable, et celle-ci !… Maître d’hôtel, vous nous prenez pour des clients de passage, emportez ce poison, et donnez-nous de la vraie chartreuse, d’avant l’exposition des congrégations françaises.

— Mais, madame, je vous assure…

— Tiens, c’est Jeffries. Encore un qui a connu Jarvis dans son beau temps ! Ce n’est pas une raison pour nous donner une imitation de chartreuse. Donnez-nous de la véritable, j’en ai assez bu dans ma vie pour m’y connaître.

— Vieille toupie, marmotta Jeffries entre ses dents en remportant la bouteille méprisée.

— Qu’est-ce qu’il dit, demanda miss Trubblett qui avait vaguement entendu.

Marius détourna la conversation en tirant son fameux chronomètre.

— Quelle heure ? demanda Stockton.

— Neuf heures un quart, nous avons le temps.

Borchère avait écouté toute cette conversation d’un air assez distrait ; à la remarque de Marius, il tressaillit :

— Je réfléchis à l’instant qu’un de mes amis m’attend peut-être au café de mon hôtel, à deux pas d’ici. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’irai le prévenir de ne pas compter sur moi ce soir. C’est l’affaire d’un quart d’heure, je ne fais qu’aller et venir, et je vous reprends ici.

— Vous pourriez peut-être, pour ne pas inutilement nous retarder envoyer quelqu’un, commença Marius. Mais Stockton, discrètement, lui fit signe. Le méridional comprit. Au fait, dit-il, agissez à votre guise, je vous attends.

— J’espère que j’aurai le plaisir de revoir ces dames, reprit le pseudo Mexicain, je ne prendrai donc pas congé d’elles à présent, continua-t-il en s’inclinant.

— Monsieur s’en va, demanda Jeffries qui revenait porteur de la fameuse bouteille de chartreuse — ante Tarragone.

— Oui… mais je reviens dans quelques minutes. Préparez l’addition pendant mon absence.

Et Borchère faisait mine de se diriger vers la porte de la salle, quand Stockton le retint :

— Vous prendrez, avant votre départ, un verre de cette inestimable liqueur avec nous ; pendant ce temps, le maître d’hôtel ira chercher votre pardessus et votre chapeau.

— Certes, ajouta Marius, qui comprit le dessein du détective. Vous ne pouvez nous refuser de boire à la santé de mistress Trubblett, de sa liqueur préférée.

— Je vous en prie, minauda celle-ci.

— C’est donc pour vous obéir.

— Vous entendez, Jeffries, dites au chasseur d’apporter ici les vêtements de monsieur Cinque Iglesias.

— Bien, monsieur.

— Donc, madame, à votre chère santé, dit Borchère, en levant son verre et en regardant mistress Trublett.

— Mille grâces, monsieur.

— Alors, à tout à l’heure, et tout en parlant, il passait les manches du pardessus que le chasseur lui présentait. Je vous prie de m’attendre quelques minutes. À tout à l’heure.

Mais comme il faisait mine de partir, Stockton l’arrêta :

— Je crois que le chasseur s’est trompé, et qu’il vous a donné le paletot de monsieur Boulard.

— En effet, dit Marius, c’est mon pardessus ou je me trompe fort.

— Mais non, c’est le mien, riposta Borchère en mettant machinalement la main dans sa poche, et en regardant son vêtement.

— Vous êtes sûr ?

— Absolument sûr.

— Alors, dit Stockton, dirigeant sur lui le canon du revolver qu’il tenait tout armé dans sa main, alors, haut les mains ou je tire !

En même temps le chasseur et un garçon, qui s’étaient approchés sans bruit, sautèrent sur le Mexicain et une seconde après, celui-ci, blême de rage, impuissant, avait aux mains les menottes que le détective venait de lui passer.

— Me direz-vous ce que cela signifie, hurla-t-il en payant d’audace.

— Je vous le dirai si vous m’avouez d’où vous tenez ce mouchoir ?

Et Stockton plongeant la main dans la poche du pardessus, en retirait le mouchoir à la bordure et au chiffre violet et le mettait sous les yeux du pick-pocket.

— J’ai trouvé ce mouchoir aujourd’hui dans la rue.

— Vraiment, et me direz-vous pourquoi vous avez changé de teint, mon cher comte, repartit Stockton.

Et tout en parlant, il lui frottait, malgré lui, la figure avec une serviette mouillée : celle-ci devenait brune au fur et à mesure que le visage du faux Mexicain perdait son teint bistré !

Par malice, Stockton ne le débarbouilla qu’à moitié.

Le comte de Borchère, dit-il en désignant le côté droit ; le senor Cinque Iglesias, expliqua-t-il en montrant le côté gauche ; le tout fait une jolie canaille qui s’appelle, on le croit du moins, Georges Martin.

— Vous avez peut-être le droit de m’arrêter, mais non celui de m’insulter devant des dames.

— Tu as raison. J’ai du reste à m’excuser auprès d’elles d’avoir gâté la fin de cet excellent dîner. Et maintenant, continua Stockton en s’adressant aux agents qui maintenaient Borchère, emmenez-le d’abord au bureau de police. Nous verrons ensuite, après avoir visité ses poches, s’il est intéressant de le conduire à la banque Weld. Ne le perdez pas de vue et veillez surtout à ce qu’il ne puisse se débarrasser d’aucun papier. Du reste, avec ses mains attachées derrière le dos, cela lui serait difficile. Emmenez-le, conclut-il, je vous rejoins au bureau de police dans quelques instants.

Les agents entraînèrent le soi-disant comte, dont la gentilhommerie était comme lui, bien dédorée.

Stockton les accompagna jusqu’à l’escalier et entra ensuite dans le cabinet de toilette pour se débarrasser des accessoires du faux Sullivan.

Pendant ce temps, Ketty, d’abord muette d’étonnement, regardait Marius comme pour lui demander ce que tout cela signifiait. Mistress Trublett avait pris le parti d’avoir une attaque de nerfs, mais voyant que Marius, avec une serviette mouillée, allait lui bassiner la figure, elle eut sans doute des craintes pour la perfection de son maquillage et elle prit le parti de revenir graduellement à elle.

— C’était Borchère, s’écria Ketty.

— Mais ne vous avais-je pas expliqué…

— Je n’avais rien compris à vos explications.

— Je conviens qu’elles étaient plutôt vagues et décousues… Alors vous n’aviez pas reconnu Borchère ?

— Comment voulez-vous que je le reconnaisse !

— C’était cependant facile, je ne m’y suis pas trompé une minute.

À ce moment Stockton revenait du cabinet de toilette, avec son visage naturel et narquois.

— Comment, Stockton ! s’écria derechef la petite « girl ».

— Mais j’étais là pendant tout le dîner. Je ne vous ai pas quittée.

— Pas possible… Sullivan ?

— C’était moi !

— Mais je vous l’avais dit.

— Vous m’avez raconté un tas de choses incompréhensibles dans l’auto qui nous a amenés ici ; vous avez, c’est vrai, parlé de Borchère, de Mexicain, de Sullivan, mais si vous croyez qu’énervée par la discussion que je venais d’avoir avec maman, j’ai compris un traître mot à ce que vous m’avez dit…

— Alors je m’explique que vous soyez étonnée !

— Ah ! mes enfants, quelle histoire ! Je n’en reviens pas ! Un homme qui paraissait si distingué.

— C’est, en effet, un très distingué voleur.

— J’en suis tout étourdie. J’ai comme un poids sur le cœur qui m’empêche de respirer…

— C’est le homard, opina Stockton, mais avec un verre de chartreuse véritable, il n’y paraîtra plus.

— Peut-être !

Et languissamment la pauvre mistress Trubblett lampait son troisième petit verre :

— Ah ! cela va mieux.

— Alors, puisque me voilà rassuré sur le compte de votre santé et que j’ai repris ma figure accoutumée, je vais quitter ces dames, car il faut que je passe au bureau de police avant de vous retrouver à la banque. Je veux fouiller et interroger notre homme.

— Allez, mon ami, je me charge de reconduire mistress Trubblett et ma chère Ketty, puis j’irai immédiatement chez Weld où nous nous rejoindrons.

— Ne perdez pas de temps, car il est bientôt dix heures.

— Je règle l’addition et nous partons.

— Alors, dans une demi-heure à peu près.

— C’est entendu.

Le détective prit congé des deux femmes encore sous le coup des émotions de la soirée et quitta vivement le Carlton.

— Maître d’hôtel, donnez-moi l’addition.

— La voici, monsieur.

— Ajoutez trois verres de chartreuse. Je pense que vous me ferez raison, continua-t-il en se tournant vers les dames.

— Je veux bien, répondit Ketty.

— Quant à moi, j’en ai vraiment besoin.

— Et, demanda Jeffries en tirant Marius à part, cette arrestation fait-elle du bien ou du mal à monsieur Georges ?

— Ma foi, je n’en sais plus rien. Plus nous allons et plus cette affaire devient embrouillée. Est-il victime, coupable, complice, je n’y vois plus clair. Je suis toujours convaincu de son innocence, mais cette conviction n’est étayée par aucun fait. Sitôt que quelque chose semble en sa faveur, une autre chose paraît l’accabler !

— Quel malheur !

— Ainsi, ce Borchère que nous venons d’arrêter, j’ai cru d’abord que nous allions trouver en lui le coupable ou un complice, et il se trouve que quelques minutes avant le crime, il causait avec monsieur Weld et paraissait le connaître. Alors que croire ?

— Et la lettre ?

— Quelle lettre ?

— Celle que je vous ai remise.

— Ah ! sapristi, j’ai encore oublié d’en parler à Stockton. Eh bien, cette lettre, c’est comme le reste, je n’y comprends rien du tout !

— Dieu le sauve ! murmura Jeffries.

— Plus je réfléchis, et moins je comprends. La seule chose dont je sois sûr, continua Marius en quittant Jeffries après avoir payé l’addition, c’est que la clef de l’énigme est dans le coffre-fort. Et comment l’ouvrira-t-on !

Il continuait à monologuer en retournant près de Ketty.

— Enfin, vous voilà. Qu’est-ce que vous marmottez tout seul, lui demanda-t-elle ?

— Hein ? vous dites ?

— Voilà que vous devenez sourd ?

— Pardon, c’est que je viens d’avoir un tintement d’oreilles d’une violence !

— Si c’est une femme qui parle de vous, prenez garde !

— Oh ! une femme, je n’y pense pas…

— Vous êtes aimable…

— Je ne saurais penser à aucune femme quand je suis près de vous, dit Marius en se rattrapant, et si quelqu’un parle de moi, ce ne peut être qu’à la banque Weld où on doit s’étonner de ne pas me voir. Sans doute est-ce Stockton ou le juge Suttner qui a prononcé mon nom. Dites-moi un chiffre, pour voir. Vous verrez que ce sera S.

— Ah ! vous êtes agaçant. Tenez, 27 !

— Comme c’est malin ! 27, ça ne correspond à rien.

— Je le sais bien, j’ai dit 27 pour vous taquiner.

— Vous auriez pu aussi bien dire 26 !

— Mais non. Il y a 26 lettres à l’alphabet.

— Pas du tout, 25.

— Mais non, 26, et le double W ? dans l’alphabet américain…

Marius, cette fois, n’écoutait plus. Il tira de sa poche la lettre mystérieuse de Jarvis.

— 11 = K, cria-t-il tout haut et 26 = Z.

— Maman, fit Ketty.

— 23 = W ; 18 = K.

— Mon ami.

— K. Z. W. R. et 13 ?

— Qu’avez-vous ?

— 13, 13 ? Qu’est ce 13 de malheur ! Ah, j’y suis, le nombre de crans du cadran de la clef ! Eureka ! J’ai trouvé le mot, C’est le mot :

K. Z. W. R,
13

Et comme un fou, sans savoir ce qu’il faisait, il embrassa Ketty, ahurie, il embrassa madame Trubblett, épouvantée, but coup sur coup deux grands verres d’eau, fit deux pas de gigue, puis bousculant Jeffries, il descendit d’un bond l’escalier et s’élança au dehors.

— Au secours, criait mistress Trubblett.

— Il devient fou, gémit Ketty.

— Pourquoi se sauve-t-il, se demandait Jeffries, puisqu’il a payé.