Kéraban-le-Têtu/Première partie/2

Hetzel (tome 1p. 24-36).

I I

OÙ L’INTENDANT SCARPANTE ET LE CAPITAINE YARHUD S’ENTRETIENNENT DE PROJETS QU’IL EST BON DE CONNAÎTRE.

Au moment où Van Mitten et Bruno suivaient le quai de Top-Hané, du côté de ce premier pont de bateaux de la Validèh-Sultane, qui met Galata en communication avec l’antique Stamboul à travers la Corne-d’Or, un Turc tournait rapidement le coin de la mosquée de Mahmoud et s’arrêtait sur la place.

Il était six heures alors. Pour la quatrième fois de la journée, les muezzins venaient de monter au balcon de ces minarets, dont le nombre n’est jamais inférieur à quatre pour les mosquées de fondation impériale. Leur voix avait lentement retenti au-dessus de la ville, appelant les fidèles à la prière, et lançant dans l’espace cette formule consacrée : « La Ilah il Allah vé Mohammed reçoul Allah ! (Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est le prophète de Dieu !)

Le Turc se retourna un instant, regarda les rares passants de la place, s’avança dans l’axe des diverses rues qui y aboutissent, cherchant à voir, non sans quelques symptômes d’impatience, s’il ne venait pas une personne qu’il attendait.

« Ce Yarhud n’arrivera donc pas ! murmura t-il. Il sait pourtant qu’il doit être ici à l’heure convenue ! »

Le Turc fit encore quelques tours sur la place, il s’avança même jusqu’à l’angle nord de la caserne de Top-Hané, regarda dans la direction de la fonderie de canons, frappa du pied en homme qui n’aime pas à attendre et revint devant le café, où Van Mitten et son valet avaient demandé vainement à se rafraîchir.

Alors le Turc alla se placer à une des tables désertes et s’assit, sans rien réclamer du cawadji ; scrupuleux observateur des jeûnes du Ramadan, il savait que l’heure n’était pas venue de débiter les boissons si variées des distilleries ottomanes.

Ce Turc n’était rien moins que Scarpante, l’intendant du seigneur Saffar, un riche Ottoman qui habitait Trébizonde, dans cette partie de la Turquie d’Asie, dont se forme le littoral sud de la mer Noire.

En ce moment, le seigneur Saffar voyageait à travers les provinces méridionales de la Russie ; puis, après avoir visité les districts du Caucase, il devait regagner Trébizonde, ne doutant pas que son intendant n’eût obtenu entier succès dans une entreprise dont il l’avait spécialement chargé. C’était en son palais, où s’étalait tout le faste d’une fortune orientale, au milieu de cette ville où ses équipages étaient cités pour leur luxe, que Scarpante devait le rejoindre, après avoir accompli sa mission. Le seigneur Saffar n’eût jamais admis qu’un homme à lui eût échoué, quand il lui avait ordonné de réussir. Il aimait à faire montre de la puissance que lui donnait l’argent. En tout et partout, il agissait avec une ostentation qui est assez dans les mœurs de ces nababs de l’Asie Mineure.

Cet intendant était un homme audacieux, propre à tous les coups de main, ne reculant devant aucun obstacle, décidé à satisfaire, per fas et nefas, les moindres désirs de son maître. C’est à ce propos qu’il venait d’arriver ce jour même à Constantinople, et qu’il attendait au rendez-vous convenu un certain capitaine maltais, lequel ne valait pas mieux que lui.

Ce capitaine, nommé Yarhud, commandait la tartane Guïdare, et faisait habituellement les voyages de la mer Noire. À son commerce de contrebande il joignait un autre commerce encore moins avouable d’esclaves noirs venus du Soudan, de l’Éthiopie ou de l’Égypte, et de Circassiennes ou de Géorgiennes, dont le marché se tient précisément dans ce quartier de Top-Hané, — marché sur lequel le gouvernement ferme trop volontiers les yeux.

Cependant, Scarpante attendait, et Yarhud n’arrivait pas. Bien que l’intendant restât impassible, que rien au dehors ne trahît ses pensées, une sorte de colère intérieure lui faisait bouillir le sang.

« Où est-il, ce chien ? murmurait-il. Lui est-il survenu quelque contre-temps ? Il a dû quitter Odessa avant-hier ! Il devrait être ici, sur cette place, à ce café, à cette heure, où je lui ai donné rendez-vous !… »

En ce moment, un marin maltais parut à l’angle du quai. C’était Yarhud. Il regarda à droite, à gauche, et aperçut Scarpante. Celui-ci se leva aussitôt, quitta le café, et vint rejoindre le capitaine de la Guïdare, tandis que quelques passants, plus nombreux mais toujours silencieux, allaient et venaient au fond de la place.

« Je n’ai pas l’habitude d’attendre, Yarhud ! dit Scarpante d’un ton auquel le Maltais ne pouvait se méprendre.

— Que Scarpante me pardonne, répondit Yarhud, mais j’ai fait toute la diligence possible pour être exact à ce rendez-vous.

— Tu arrives à l’instant ?

— À l’instant, par le chemin de fer de Ianboli à Andrinople, et, sans un retard du train…

— Quand as-tu quitté Odessa ?

— Avant-hier.

— Et ton navire ?

— Il m’attend à Odessa, dans le port.

— Ton équipage, tu en es sûr ?

— Absolument sûr ! Des Maltais, comme moi, dévoués à qui les paye généreusement.

— Ils t’obéiront ?…

— En cela, comme en tout.

— Bien ! Quelles nouvelles m’apportes-tu, Yarhud ?

— Des nouvelles à la fois bonnes et mauvaises, répondit le capitaine, en baissant un peu la voix.

— Quelles sont les mauvaises, d’abord ? demanda Scarpante.

— Les mauvaises, c’est que la jeune Amasia, la fille du banquier Sélim, d’Odessa, doit bientôt se marier ! C’est que son enlèvement présentera plus de difficultés et demandera plus de hâte que si son mariage n’était ni décidé ni prochain !

— Ce mariage ne se fera pas, Yarhud ! s’écria Scarpante un peu plus haut qu’il ne convenait. Non, par Mahomet, il ne se fera pas !

— Je n’ai pas dit qu’il se ferait, Scarpante, répondit Yarhud, j’ai dit qu’il devait se faire.

— Soit, répliqua l’intendant, mais avant trois jours, le seigneur Saffar entend que cette jeune fille soit embarquée pour Trébizonde ; et, si tu le jugeais impossible…

— Je n’ai pas dit que c’était impossible, Scarpante. Rien n’est impossible avec de l’audace et de l’argent. J’ai simplement dit que ce serait plus difficile, voilà tout.

— Difficile ! répondit Scarpante. Ce ne sera pas la première fois qu’une jeune fille turque ou russe aura disparu d’Odessa et manquera au logis paternel !

— Et ce ne sera pas la dernière, répondit Yarhud, ou le capitaine de la Guïdare ne saurait plus son métier !

— Quel est l’homme que doit prochainement épouser la jeune Amasia ? demanda Scarpante.

— Un jeune Turc, de même race qu’elle.

— Un Turc d’Odessa ?

— Non, de Constantinople.

— Et il se nomme ?…

— Ahmet.

— Qu’est-ce que cet Ahmet ?

— Le neveu et l’unique héritier d’un riche négociant de Galata, le seigneur Kéraban.

— Que fait ce Kéraban ?

— Le commerce des tabacs, dans lequel il a gagné une grande fortune. Il a pour correspondant à Odessa le banquier Sélim. Ils font ensemble d’importantes affaires et se rendent souvent visite. C’est dans ces circonstances qu’Ahmet a connu Amasia. C’est de cette façon que le mariage a été décidé entre le père de la jeune fille et l’oncle du jeune homme.

— Où le mariage doit-il se faire ? demanda Scarpante. Est-ce ici, à Constantinople ?

— Non, à Odessa.

— À quelle époque ?

— Je ne sais, mais il est à craindre que, sur les instances du jeune Ahmet, il ne se fasse d’un jour à l’autre.

— Il n’y a donc pas un instant à perdre ?

— Pas un !

— Où est maintenant cet Ahmet ?

— À Odessa.

— Et ce Kéraban ?

— À Constantinople.

— As-tu vu ce jeune homme, Yarhud, pendant le temps qui s’est écoulé entre ton arrivée à Odessa et ton départ ?

— J’avais intérêt à le voir, à le connaître, Scarpante… Je l’ai vu et je le connais.

— Comment est-il ?

— C’est un jeune homme fait pour plaire, et qui plaît à la fille du banquier Sélim.

— Est-il à redouter ?

— On le dit très brave, très résolu, et, dans cette affaire, il faudra compter avec lui !

— Est-il indépendant par sa position, par sa fortune ? demanda Scarpante, en insistant sur les divers traits du caractère de ce jeune Ahmet, qui ne laissait pas de l’inquiéter.

— Non, Scarpante, répondit Yarhud. Ahmet dépend de son oncle et tuteur, le seigneur Kéraban, qui l’aime comme un fils et qui, bientôt sans doute, doit se rendre à Odessa pour la conclusion de ce mariage.

— Ne pourrait-on retarder le départ de ce Kéraban ?

— Ce serait ce qu’il y aurait de mieux à faire, et cela nous donnerait plus de temps pour agir. Quant à la manière de s’y prendre ?…

— C’est à toi de l’imaginer, Yarhud, répondit Scarpante, mais il faut que les volontés du seigneur Saffar s’accomplissent et que la jeune Amasia soit transportée à Trébizonde. Ce ne sera pas la première fois que la tartane la Guïdare aura visité, pour son compte, le littoral de la mer Noire, et tu sais comment il paye les services…

— Je le sais, Scarpante.

— Or, le seigneur Saffar a vu cette jeune fille, rien qu’un instant, dans son habitation d’Odessa, sa beauté l’a séduit, et elle ne sera pas à plaindre d’avoir échangé la maison du banquier Sélim pour son palais de Trébizonde ! Amasia sera donc enlevée, et si ce n’est pas par toi, Yarhud, ce sera par un autre !

— Ce sera par moi, vous pouvez y compter ! répondit simplement le capitaine maltais. Je vous ai dit les nouvelles mauvaises, voici maintenant quelles sont les bonnes.

— Parle, répondit Scarpante, qui, après avoir fait quelques pas en réfléchissant, revint près de Yarhud.

— Si le mariage projeté, reprit le Maltais, rend plus difficile d’enlever la jeune fille, puisque Ahmet ne la quitte pas, il me fournit l’occasion de pénétrer dans la maison du banquier Sélim. En effet, je suis non seulement un capitaine, mais un trafiquant. La Guïdare a une riche cargaison, étoffes de soie de Brousse, pelisses de martre et de zibeline, brocarts diamantés, passementeries travaillées par les plus habiles trayeurs d’or de l’Asie Mineure, et cent objets qui peuvent exciter la convoitise d’une jeune fiancée. Au moment de son mariage, elle se laissera aisément tenter. Je pourrai sans doute l’attirer à bord, profiter d’un vent favorable et prendre la mer, avant qu’on ait eu connaissance de l’enlèvement.

— Cela me paraît bien imaginé, Yarhud, répondit Scarpante, et je ne doute pas que tu ne réussisses ! Mais aie bien soin que tout ceci se fasse dans le plus grand secret !

— Soyez sans inquiétude, Scarpante, répondit Yarhud.

— L’argent ne te manque pas ?

— Non, et il ne manquera jamais avec un seigneur aussi généreux que votre maître.

— Ne perds pas de temps ! Le mariage fait, Amasia est la femme d’Ahmet, répondit Scarpante, et ce n’est pas la femme d’Ahmet que le seigneur Saffar compte trouver à Trébizonde !

— Cela est compris.

— Ainsi donc, dès que la fille du banquier Sélim sera à bord de la Guïdare, tu feras route ?…

— Oui, car, avant d’agir, j’aurai eu soin d’attendre quelque brise d’ouest bien établie.

— Et combien de temps te faut-il, Yarhud, pour aller directement d’Odessa à Trébizonde ?

— En comptant avec les retards possibles, les calmes de l’été ou les vents qui changent fréquemment sur la mer Noire, la traversée peut durer trois semaines.

— Bien ! répondit Scarpante. Je serai de retour à Trébizonde vers cette époque, et mon maître ne tardera pas à y arriver.

— J’espère y être avant vous.

— Les ordres du seigneur Saffar sont formels et te prescrivent d’avoir tous les égards possibles pour cette jeune fille. Ni brutalité, ni violence, quand elle sera à ton bord !…

— Elle sera respectée comme le veut le seigneur Saffar, et comme il le serait lui-même !

— Je compte sur ton zèle, Yarhud !

— Il vous est tout acquis, Scarpante.

— Et sur ton adresse !

— En vérité, dit Yarhud, je serais plus certain de réussir si ce mariage était retardé, et il pourrait l’être au cas où quelque obstacle empêcherait le départ immédiat du seigneur Kéraban !…

— Le connais-tu, ce négociant ?

— Il faut toujours connaître ses ennemis, ou ceux qui doivent le devenir, répondit le Maltais. Aussi, mon premier soin, en arrivant ici, a-t-il été de me présenter à son comptoir de Galata sous prétexte d’affaires.

— Tu l’as vu ?…

— Un instant, mais cela a suffi, et… »

En ce moment, Yarhud se rapprocha vivement de Scarpante, et lui parlant à voix basse :

« Eh ! Scarpante, dit-il, voilà au moins un hasard singulier, et peut-être une heureuse rencontre !

— Qu’est-ce donc ?

— Ce gros homme qui descend la rue de Péra, en compagnie de son serviteur…

— Ce serait lui ?

— Lui-même, Scarpante, répondit le capitaine. Tenons-nous à l’écart, et ne le perdons pas de vue ! Je sais que, chaque soir, il retourne à son habitation de Scutari, et, s’il le faut, pour tacher de savoir s’il compte bientôt partir, je le suivrai de l’autre côté du Bosphore ! »

Scarpante et Yarhud, se mêlant aux passants, dont le nombre s’accroissait sur la place de Top-Hané, se tinrent donc à portée de voir et d’entendre, chose facile, car le « seigneur Kéraban », — ainsi l’appelait-on le plus communément dans le quartier de Galata, — parlait volontiers à haute voix et ne cherchait jamais à dissimuler son importante personne.