Kéraban-le-Têtu/Deuxième partie/5

Hetzel (tome 2p. 88-109).

V

DE QUOI L’ON CAUSE ET CE QUE L’ON VOIT SUR LA ROUTE D’ATINA À TRÉBIZONDE.

S’ils étaient heureux de s’être retrouvés ainsi, ces deux fiancés, s’ils remercièrent Allah de ce providentiel hasard, qui avait conduit Ahmet à l’endroit même où la tempête allait jeter cette tartane, s’ils éprouvèrent une de ces émotions, mêlées de joie et d’épouvante, dont l’impression est ineffaçable, il est inutile d’y insister.

Mais, on le conçoit, ce qui s’était passé depuis leur départ d’Odessa, Ahmet, et non moins que lui, son oncle Kéraban, avaient une telle hâte de l’apprendre, qu’Amasia, aidée de Nedjeb, ne put tarder à en faire le récit dans tous ses détails.

Il va sans dire que des vêtements de rechange avaient été procurés aux deux jeunes filles, qu’Ahmet lui-même s’était vêtu d’un costume du pays, et que tous, maîtres et serviteurs, assis sur des escabeaux devant la flamme pétillante du foyer, n’avaient plus aucun souci de la tourmente qui déchaînait au dehors ses dernières violences.

Avec quelle émotion tous apprirent ce qui s’était passé à la villa Sélim, peu d’heures après que le seigneur Kéraban les eut entraînés sur les routes de la Chersonèse ! Non ! Ce n’était point pour vendre à la jeune fille des étoffes précieuses que Yarhud avait jeté l’ancre dans la petite baie, au pied même de l’habitation du banquier Sélim, c’était pour opérer un odieux rapt, et tout donnait à penser que l’affaire avait été préparée de longue main.

Les deux jeunes filles enlevées, la tartane avait immédiatement pris la mer. Mais ce que ni l’une ni l’autre ne put dire, ce qu’elles ignoraient encore, c’est que Sélim eût entendu leurs cris, c’est que ce malheureux père fût arrivé au moment où la Guïdare doublait les dernières roches de la petite baie, c’est que Sélim eût été atteint d’un coup de feu, tiré du pont de la tartane, et qu’il fût tombé, — mort peut-être ! — sans avoir pu se mettre ni mettre aucun de ses gens à la poursuite des ravisseurs.

Quant à l’existence qui fut faite à bord aux deux jeunes filles, Amasia n’eut que peu de choses à dire à ce sujet. Le capitaine et son équipage avaient eu pour Nedjeb et pour elle des égards évidemment dus à quelque recommandation puissante. La chambre la plus confortable du petit bâtiment leur avait été réservée. Elles y prenaient leurs repas, elles y reposaient. Elles pouvaient monter sur le pont toutes les fois qu’elles le désiraient ; mais elles se sentaient surveillées de près, pour le cas où, dans un moment de désespoir, elles eussent voulu se soustraire par la mort au sort qui les attendait.

Ahmet écoutait ce récit le cœur serré. Il se demandait si, dans cet enlèvement, le capitaine avait agi pour son propre compte, avec l’intention d’aller revendre ses prisonnières sur les marchés de l’Asie Mineure, — odieux trafic qui n’est pas rare, en effet ! — ou si c’était pour le compte de quelque riche seigneur de l’Anatolie que le crime avait été commis.

À cela, et bien que la question leur eût été directement posée, ni Amasia ni Nedjeb ne purent répondre. Toutes les fois que, dans leur désespoir, implorant ou pleurant, elles avaient interrogé là-dessus Yarhud, celui-ci s’était toujours refusé à s’expliquer. Elles ne savaient donc ni pour qui avait agi le capitaine de la tartane, ni, — ce qu’Ahmet eût désiré surtout apprendre, — où devait les conduire la Guïdare.

Quant à la traversée, elle avait d’abord été bonne, mais lente, à cause des calmes qui s’étaient maintenus pendant une période de plusieurs jours. Il n’avait été que trop visible combien ces retards contrariaient le capitaine, peu enclin à dissimuler son impatience. Les deux jeunes filles en avaient donc conclu — Ahmet et le seigneur Kéraban furent de cette opinion — que Yarhud s’était engagé à arriver dans un délai convenu… mais où ?… Cela, on l’ignorait, bien qu’il fût certain que c’était en quelque port de l’Asie Mineure que la Guïdare devait être attendue.

Enfin, les calmes cessèrent, et la tartane put reprendre sa marche vers l’est, ou, comme le dit Amasia, dans la direction du lever du soleil. Elle fit route ainsi pendant deux semaines, sans incidents ; plusieurs fois, elle croisa, soit des navires à voiles, bâtiments de guerre ou de commerce, soit de ces rapides steamers qui coupent de leurs itinéraires réguliers cette immense aire de la mer Noire ; mais alors, le capitaine Yarhud obligeait ses prisonnières à redescendre dans leur chambre, dans la crainte qu’elles ne fissent quelque signal de détresse qui aurait pu être aperçu.

Le temps devint peu à peu menaçant, puis mauvais, puis détestable. Deux jours avant le naufrage de la Guïdare, une violente tempête se déclara. Amasia et Nedjeb comprirent bien, à la colère du capitaine, qu’il était forcé de modifier sa route, et que la tourmente le poussait là où il ne voulait point aller. Et alors, ce fut avec une sorte de bonheur que les deux jeunes filles se sentirent emportées par cette tempête, puisqu’elle les éloignait du but que la Guïdare voulait atteindre.

« Oui, cher Ahmet, dit Amasia pour achever son récit, en pensant au sort qui m’était destiné, en me voyant séparée de vous, entraînée là où vous ne m’auriez jamais revue, ma résolution était bien prise !… Nedjeb le savait !… Elle n’aurait pu m’empêcher de l’accomplir !… Et avant que la tartane n’eût atteint ce rivage maudit… je me serais précipitée dans les flots !… Mais la tempête est venue !… Ce qui devait nous perdre nous a sauvées !… Mon Ahmet, vous m’êtes apparu au milieu des lames furieuses !… Non !… jamais je n’oublierai…

— Chère Amasia…, répondit Ahmet, Allah a voulu que vous fussiez sauvée… et sauvée par moi !… Mais, si je n’avais précédé mon oncle, c’était lui qui se jetait à votre secours !

— Par Mahomet, je le crois bien ! s’écria Kéraban.

— Et dire qu’un seigneur si entêté a si bon cœur ! ne put s’empêcher de murmurer Nedjeb.

— Ah ! cette petite qui me relance ! riposta Kéraban. Et pourtant, mes amis, avouez que mon entêtement a quelquefois du bon !

— Quelquefois ? demanda Van Mitten, très incrédule à ce sujet. Je voudrais bien savoir…

— Sans doute, ami Van Mitten ! Si j’avais cédé aux fantaisies d’Ahmet, si nous avions pris les railways de la Crimée et du Caucase, au lieu de suivre la côte, Ahmet se serait-il trouvé là, au moment du naufrage, pour sauver sa fiancée ?

— Non, sans doute, reprit Van Mitten ; mais, ami Kéraban, si vous ne l’aviez forcé à quitter Odessa, sans doute aussi l’enlèvement ne se fût pas accompli et…

— Ah ! c’est ainsi que vous raisonnez, Van Mitten ! Vous voulez discuter à ce sujet ?

— Non !… non !… répondit Ahmet, qui sentait bien que, dans une discussion présentée de la sorte, le Hollandais n’aurait pas le dessus. Il est un peu tard, d’ailleurs, pour raisonner et déraisonner sur le pour et le contre ! Mieux vaut prendre quelque repos…

— Afin de repartir demain ! dit Kéraban.

— Demain, mon oncle, demain ?… répondit Ahmet. Et ne faut-il pas qu’Amasia et Nedjeb…

— Oh ! je suis forte, Ahmet, et demain…

— Ah ! mon neveu, s’écria Kéraban, voilà que tu n’es plus si pressé, maintenant que ma petite Amasia est près de toi !… Et cependant, la fin du mois approche… la date fatale… et il y a là un intérêt qu’il ne faut pas négliger… et tu permettras à un vieux négociant d’être plus pratique que toi !… Donc, que chacun dorme de son mieux, et demain, lorsque nous aurons trouvé quelque moyen de transport, nous nous remettrons en route ! »

On s’installa donc du mieux qu’il fut possible dans la maison du pêcheur, et aussi bien, à coup sûr, que le seigneur Kéraban et ses compagnons l’eussent été dans une des auberges d’Atina. Tous, après tant d’émotions, furent heureux de se reposer pendant quelques heures, Van Mitten rêvant qu’il discutait encore avec son intraitable ami, celui-ci rêvant qu’il se trouvait face à face avec le seigneur Saffar, sur lequel il appelait toutes les malédictions d’Allah et de son prophète.

Seul, Ahmet ne put fermer l’œil un instant. De savoir dans quel but Amasia avait été enlevée par Yarhud, cela l’inquiétait, non plus pour le passé, mais pour l’avenir. Il se demandait si tout danger avait disparu avec le naufrage de la Guïdare. Certes, il avait lieu de croire que pas un des hommes de l’équipage n’avait survécu à la catastrophe, et il ignorait que le capitaine en fût sorti sain et sauf. Mais cette catastrophe serait bientôt connue dans ces parages. Celui pour le compte duquel agissait Yarhud, — quelque riche seigneur, sans doute, peut-être quelque pacha des provinces de l’Anatolie, — en serait rapidement instruit. Lui serait-il donc difficile de se remettre sur les traces de la jeune fille ? Entre Trébizonde et Scutari, à travers cette province, presque déserte, traversée par l’itinéraire, les périls ne pourraient-ils être accumulés, les pièges tendus, les embûches préparées ?

Ahmet prit donc la résolution de veiller avec le plus grand soin. Il ne se séparerait plus d’Amasia ; il prendrait la direction de la petite caravane et choisirait, au besoin, quelque guide sûr, qui pourrait le diriger par les plus courtes voies du littoral.

En même temps, Ahmet résolut de mettre le banquier Sélim, le père d’Amasia, au courant de ce qui s’était passé depuis l’enlèvement de sa fille. Il importait, avant tout, que Sélim apprît qu’Amasia était sauvée, et qu’il eût soin de se trouver à Scutari pour l’époque convenue, c’est-à-dire dans une quinzaine de jours. Mais une lettre, expédiée d’Atina ou de Trébizonde, eût mis trop de temps à parvenir à Odessa. Aussi, Ahmet se décida-t-il, sans en rien dire à son oncle, — que le mot télégramme eût fait bondir, — à envoyer une dépêche à Sélim par le fil de Trébizonde. Il se promit aussi de lui marquer que tout danger n’était pas écarté, peut-être, et que Sélim ne devait pas hésiter à se porter au-devant de la petite caravane.

Le lendemain, dès qu’Ahmet se retrouva avec la jeune fille, il lui fit connaître ses projets, en partie du moins, sans insister à propos des périls qu’elle pouvait courir encore. Amasia ne vit qu’une chose en tout cela : c’est que son père allait être rassuré et dans le plus bref délai. Aussi avait-elle hâte d’être arrivée à Trébizonde, d’où serait expédié ce télégramme à l’insu de l’oncle Kéraban.

Après quelques heures de sommeil, tous étaient sur pied, Kéraban plus impatient que jamais, Van Mitten résigné à tous les caprices de son ami, Bruno serrant ce qui lui restait de ventre dans ses vêtements trop larges et ne répondant plus à son maître que par des monosyllabes.

Tout d’abord, Ahmet avait fouillé Atina, bourgade sans importance, qui, — son nom l’indique, — fut jadis l’« Athènes » du Pont-Euxin. Aussi y voit-on encore quelques colonnes d’ordre dorique, restes d’un temple de Pallas. Mais si ces ruines intéressèrent Van Mitten, elles laissèrent fort indifférent Ahmet. Combien il eût préféré trouver quelque véhicule moins rude, moins rudimentaire que la charrette prise à la frontière turco-russe ! Mais il fallut en revenir à l’araba, qui fut spécialement réservée aux deux jeunes filles. De là, nécessité de se procurer d’autres montures, chevaux, ânes, mules ou mulets, afin que maîtres et serviteurs pussent atteindre Trébizonde.

Ah ! que de regrets éprouva le seigneur Kéraban en songeant à sa chaise de poste brisée au railway de Poti ! Et que de récriminations, avec invectives et menaces, il envoya à l’adresse de ce hautain Saffar, selon lui responsable de tout le mal !

Quant à Amasia et à Nedjeb, rien ne pouvait leur être plus agréable que de voyager en araba ! Oui ! c’était du nouveau, de l’imprévu ! Elles ne l’eussent pas changée, cette charrette, pour le plus beau carrosse du Padischah ! Comme elles seraient à l’aise sous la bâche imperméable, sur une fraîche litière qu’il était facile de renouveler à chaque relais ! Et, de temps en temps, elles offriraient une place près d’elles au seigneur Kéraban, au jeune Ahmet, à M. Van Mitten ! Et puis ces cavaliers qui les escorteraient comme des princesses !… Enfin, c’était charmant !

Il va sans dire que des réflexions de ce genre venaient de cette folle de Nedjeb, si portée à ne prendre les événements que par leurs bons côtés. Quant à Amasia, comment eût-elle eu la pensée de se plaindre, après tant d’épreuves, puisqu’Ahmet était près d’elle, puisque ce voyage allait s’achever dans des conditions si différentes et dans un délai si court ! Et on atteindrait enfin Scutari !… Scutari !

« Je suis certaine, répétait Nedjeb, qu’en se dressant sur la pointe des pieds, on pourrait déjà l’apercevoir ! »

En réalité, il n’y avait dans la petite troupe que deux hommes à se plaindre : le seigneur Kéraban, qui, faute d’un véhicule plus rapide, craignait quelque retard, et Bruno, qu’une étape de trente-cinq lieues, — trente-cinq lieues à dos de mule ! — séparait encore de Trébizonde.

Là, par exemple, ainsi que le lui répétait Nizib, on se procurerait certainement un moyen de transport plus approprié aux chemins des longues plaines de l’Anatolie.

Donc, ce jour-là, 15 septembre, toute la caravane quitta la petite bourgade d’Atina, vers onze heures du matin. La tempête avait été si violente que cette violence s’était faite aux dépens de sa durée. Aussi, un calme presque complet régnait-il dans l’atmosphère. Les nuages, reportés vers les hautes couches de l’air, se reposaient, presque immobiles, encore tout lacérés des coups de l’ouragan. Par intervalles, le soleil lançait quelques rayons qui animaient le paysage. Seule, la mer, sourdement agitée, venait battre avec fracas la base rocheuse des falaises.

C’étaient les routes du Lazistan occidental que le seigneur Kéraban et ses compagnons descendaient alors, et aussi rapidement que possible, de manière à pouvoir franchir, avant le soir, la frontière du pachalik de Trébizonde. Ces routes n’étaient point désertes. Il y passait des caravanes, où les chameaux se comptaient par centaines ; les oreilles étaient assourdies du son des grelots, des sonnettes, des cloches même qu’ils portaient au cou, en même temps que l’œil s’amusait aux couleurs violentes et variées de leurs pompons et de leurs tresses agrémentées de coquillages. Ces caravanes venaient de la Perse ou y retournaient.

Le littoral n’était pas plus désert que les routes. Toute une population de pêcheurs et chasseurs s’y était donné rendez-vous. Les pêcheurs, à la tombée de la nuit, avec leur barque dont l’arrière s’éclaire d’une résine enflammée, y prennent, par quantités considérables, cette espèce d’anchois, le « khamsi », dont il se fait une consommation prodigieuse sur toute la côte anatolienne, et jusque dans les provinces de l’Arménie centrale. Quant aux chasseurs, ils n’ont rien à envier aux pêcheurs de khamsi pour l’abondance du gibier qu’ils recherchent de préférence. Des milliers d’oiseaux de mer de l’espèce des grèbes, des « koukarinas », pullulent sur les rivages de cette portion de l’Asie Mineure. Aussi, est-ce par centaines de mille qu’ils fournissent des peaux fort recherchées, dont le prix assez élevé compense le déplacement, le temps, la fatigue, sans parler de ce que coûte la poudre employée à leur donner la chasse.

Vers trois heures après midi, la petite caravane fit halte à la bourgade de Mapavra, à l’embouchure de la rivière de ce nom, dont les eaux claires se mélangent au huileux liquide d’un courant de pétrole qui descend des sources voisines. À cette heure, il était un peu trop tôt pour dîner ; mais, comme on ne devait arriver que fort tard au campement du soir, il parut sage de prendre quelque nourriture. Ce fut du moins l’avis de Bruno, et l’avis de Bruno l’emporta, non sans raison.

S’il y eut abondance de khamsi sur la table de l’auberge où le seigneur Kéraban et les siens avaient pris place, cela va sans dire. C’est là, d’ailleurs, le mets préféré dans ces pachaliks de l’Asie Mineure. On servit ces anchois salés ou frais au goût des amateurs, mais il y eut aussi quelques plats plus sérieux, auxquels on fit bon accueil. Et puis, il régnait tant de gaieté parmi ces convives, tant de bonne humour ! N’est-ce pas le meilleur assaisonnement de toutes choses en ce monde ?

« Eh bien ! Van Mitten, disait Kéraban, regrettez-vous encore l’entêtement, — entêtement légitime, — de votre ami et correspondant, qui vous a forcé de le suivre en un pareil voyage ?

— Non, Kéraban, non ! répondait Van Mitten, et je le recommencerai, quand il vous plaira !

— Nous verrons, nous verrons, Van Mitten ! — Et toi, ma petite Amasia, que penses-tu de ce méchant oncle, qui t’avait enlevé ton Ahmet ?

— Qu’il est toujours ce que je savais bien, le meilleur des hommes ! répondit la jeune fille.

— Et le plus accommodant ! ajouta Nedjeb. Il me semble même que le seigneur Kéraban ne s’entête plus autant qu’autrefois !

— Bon ! voilà cette folle qui se moque de moi ! s’écria Kéraban en riant d’un bon rire.

— Mais non, seigneur, mais non !

— Mais si, petite !… Bah ! tu as raison !… Je ne discute plus !… Je ne m’entête plus !… L’ami Van Mitten, lui-même, ne parviendrait plus à me provoquer !

— Oh !… il faudrait voir cela !… répondit le Hollandais, en hochant la tête d’un air peu convaincu.

— C’est tout, vu Van Mitten !

— Si l’on vous mettait sur certains chapitres ?

— Vous vous trompez bien ! Je jure…

— Ne jurez pas !

— Mais si !… Je jurerai !… répondit Kéraban, qui commençait à s’animer quelque peu. Pourquoi ne jurerais-je pas ?

— Parce que c’est souvent chose difficile à tenir un serment !

— Moins difficile à tenir que sa langue, en tout cas, Van Mitten, car il est certain qu’en ce moment et pour le plaisir de me contredire…

— Moi, ami Kéraban ?

— Vous !… et quand je vous répète que je suis résolu à ne plus jamais m’entêter sur rien, je vous prie de ne point vous entêter, vous, à me soutenir le contraire !

— Allons, vous avez tort, monsieur Van Mitten, dit Ahmet, grand tort, cette fois !

— Absolument tort !… dit Amasia en souriant.

— Tout à fait tort ! » ajouta Nedjeb.

Et le digne Hollandais, voyant la majorité s’élever contre lui, jugea bon de se taire.

Au fond, malgré tout ce qui était arrivé, malgré les leçons qu’il avait reçues et plus particulièrement dans ce voyage, si imprudemment commencé, qui aurait pu si mal finir, le seigneur Kéraban était-il aussi corrigé qu’il voulait le prétendre ? on le verrait bien ; mais, en vérité, tous étaient certainement de l’avis de Van Mitten ! Que les bosses de l’entêtement fussent maintenant réduites sur cette tête de têtu, il était quelque peu permis d’en douter !

« En route ! dit Kéraban, lorsque le repas fut achevé. Voilà un dîner qui n’a point été mauvais, mais j’en sais un meilleur !

— Et lequel ? demanda Van Mitten.

— Celui qui nous attend à Scutari ! »

On repartit vers quatre heures, et à huit heures du soir, on arrivait, sans mésaventure, à la petite bourgade de Rize, toute semée d’écueils au delà de ses grèves.

Là, il fallut passer la nuit dans une sorte de khan assez peu confortable, — si peu même que les deux jeunes filles préférèrent demeurer sous la bâche de leur araba. L’important était que les chevaux et les mules pussent trouver à se refaire de leurs fatigues. Heureusement, la paille et l’orge ne manquaient point aux râteliers. Le seigneur Kéraban et les siens n’eurent à leur disposition qu’une litière, mais sèche et fraîche, et ils surent s’en contenter. La nuit prochaine, ne devaient-ils pas la passer à Trébizonde, et avec tout le confortable que devait leur offrir cette importante ville dans le meilleur de ses hôtels ?

Quant à Ahmet, que la couche fût bonne ou mauvaise, peu lui importait. Sous l’obsession de certaines idées il n’aurait pu dormir. Il craignait toujours pour la sûreté de la jeune fille, et se disait que tout péril n’avait peut-être pas cessé avec le naufrage de la Guïdare. Il veilla donc, bien armé, aux abords du khan.

Ahmet faisait bien : il avait raison de craindre.

En effet, Yarhud, pendant cette journée, n’avait point perdu de vue la petite caravane. Il marchait sur ses traces, mais de manière à ne jamais se laisser voir, étant connu d’Ahmet aussi bien que des deux jeunes filles. Puis, il épiait, il combinait des plans pour ressaisir la proie qui lui était échappée, — et, à tout hasard, il avait écrit à Scarpante. Cet intendant du seigneur Saffar, suivant ce qui avait été convenu à l’entrevue de Constantinople, devait être depuis quelque temps à Trébizonde. Aussi, fut-ce une lieue avant d’arriver à cette ville, au caravansérail de Rissar, que Yarhud lui avait donné rendez-vous pour le lendemain, sans lui rien dire du naufrage de la tartane ni de ses conséquences si funestes.

Donc, Ahmet n’avait que trop raison de veiller ; ses pressentiments ne le trompaient pas. Yarhud, pendant la nuit, put même s’approcher assez près du khan pour s’assurer que les jeunes filles dormaient dans leur araba. Très heureusement pour lui, il s’aperçut à temps qu’Ahmet faisait bonne garde et il parvint à s’éloigner sans avoir été vu.

Mais, cette fois, au lieu de rester sur les derrières de la caravane, le capitaine maltais se jeta vers l’ouest, sur la route de Trébizonde. Il lui importait de devancer le seigneur Kéraban et ses compagnons. Avant leur arrivée dans cette ville, il voulait avoir conféré avec Scarpante. Aussi, faisant faire un détour au cheval qu’il montait depuis son départ d’Atina, se dirigea-t-il rapidement vers le caravansérail de Rissar.

Allah est grand, soit ! mais, en vérité, il aurait dû faire plus grandement les choses, et ne pas laisser le capitaine Yarhud survivre à cet équipage de coquins, disparu dans le naufrage de la Guïdare !

Le lendemain, 16 septembre, dès l’aube, tout le monde était sur pied, de belle humeur, — sauf Bruno, qui se demandait combien de livres il perdrait encore avant son arrivée à Scutari.

« Ma petite Amasia, dit le seigneur Kéraban en se frottant les mains, viens que je t’embrasse !

— Volontiers, mon oncle, dit la jeune fille, si toutefois vous me permettez de vous donner déjà ce nom ?

— Si je te le permets, ma chère fille ! Tu peux même m’appeler ton père. Est-ce qu’Ahmet n’est pas mon fils ?

— Il l’est tellement, oncle Kéraban, dit Ahmet, qu’il vient vous donner un ordre, comme c’est le droit d’un fils envers son père !

— Et quel ordre ?

— Celui de partir à l’instant. Les chevaux sont prêts, et il faut que ce soir nous soyons à Trébizonde.

— Et nous y serons, s’écria Kéraban, et nous en repartirons le lendemain au soleil levant ! – Eh bien ! ami Van Mitten, il était donc écrit que vous verriez un jour Trébizonde !

— Oui ! Trébizonde !… Quel magnifique nom de ville ! répondit le Hollandais, Trébizonde et sa colline, où les Dix Mille célébrèrent des jeux et des combats gymniques sous la présidence de Dracontius, si j’en crois mon guide, qui me paraît fort bien rédigé ! En vérité, ami Kéraban, il ne me déplaît point de voir Trébizonde !

— Eh bien, de ce voyage, ami Van Mitten, avouez qu’il vous restera de fameux souvenirs !

— Ils auraient pu être plus complets !

— En somme, vous n’aurez pas eu lieu de vous plaindre !

— Ce n’est pas fini !… » murmura Bruno à l’oreille de son maître, comme un mauvais augure chargé de rappeler aux humains l’instabilité des choses humaines !

La caravane quitta le khan à sept heures du matin. Le temps s’améliorait de plus en plus, avec un beau ciel, mêlé de quelques brumes matinales que le soleil allait dissiper.

À midi, on s’arrêtait à la petite bourgade d’Of, sur l’Ophis des anciens, où se retrouve l’origine des grandes familles de la Grèce. On y déjeuna dans une modeste auberge, en utilisant les provisions que portait l’araba et qui touchaient à leur fin.

Au surplus, l’aubergiste n’avait guère la tête à lui, et, de s’occuper de ses clients, ce n’était point ce qui l’inquiétait alors. Non ! sa femme était gravement malade, à ce brave homme, et il n’y avait point de médecin dans le pays. Or, en faire venir un de Trébizonde, c’eût été bien cher pour un pauvre hôtelier !

Il s’ensuivit donc que le seigneur Kéraban, aidé en cela par son ami Van Mitten, crut devoir faire l’office de « hakim » ou docteur, et prescrivit quelques drogues très simples, qu’il serait facile de trouver à Trébizonde.

« Qu’Allah vous protège, seigneur ! répondit le regardant époux de l’hôtelière, mais, ces drogues, qu’est-ce qu’elles pourront bien me coûter ?

— Une vingtaine de piastres, répondit Kéraban.

— Une vingtaine de piastres ! s’écria l’hôtelier. Eh ! pour ce prix là, j’aurais de quoi m’acheter une autre femme ! »

Et il s’en alla, non sans remercier ses hôtes de leurs bons conseils, dont il entendait bien ne point profiter.

« Voilà un mari pratique ! dit Kéraban. Vous auriez dû vous marier dans ce pays-ci, ami Van Mitten !

— Peut-être ! » répondit le Hollandais.

À cinq heures du soir, les voyageurs faisaient halte pour dîner à la bourgade de Surmenèh. Ils en repartaient à six, dans l’intention d’atteindre Trébizonde avant la fin du crépuscule. Mais il y eut quelque retard : une des roues de l’araba vint à se rompre à deux lieues de la ville, vers les neuf heures du soir. Force fut donc d’aller passer la nuit dans un caravansérail, élevé sur la route, — caravansérail bien connu des voyageurs qui fréquentent cette partie de l’Asie Mineure.