Kéraban-le-Têtu/Deuxième partie/16

Hetzel (tome 2p. 295-308).

X V I

OÙ IL EST DÉMONTRÉ UNE FOIS DE PLUS QU’IL N’Y A RIEN DE TEL QUE LE HASARD POUR ARRANGER LES CHOSES.

Si Scutari était en fête, si, sur les quais, depuis le port jusqu’au delà du Kiosque du sultan, il y avait foule, la foule n’était pas moins considérable de l’autre côté du détroit, à Constantinople, sur les quais de Galata, depuis le premier pont de bateaux jusqu’aux casernes de la place de Top-Hané. Aussi bien les eaux douces d’Europe, qui forment le port de la Corne-d’Or, que les eaux amères du Bosphore, disparaissaient sous la flottille de caïques, d’embarcations pavoisées, de chaloupes à vapeur, chargées de Turcs, d’Albanais, de Grecs, d’Européens ou d’Asiatiques, qui faisaient un incessant va-et-vient entre les rives des deux continents.

Très certainement, ce devait être un attrayant et peu ordinaire spectacle que celui qui pouvait attirer un tel concours de populaire.

Donc, lorsque Ahmet et Sélim, Amasia et Nedjeb, après avoir payé la nouvelle taxe, débarquèrent à l’échelle de Top-Hané, se trouvèrent-ils transportés dans un brouhaha de plaisirs, auquel ils étaient peu d’humeur à prendre part.

Mais, puisque le spectacle, quel qu’il fût, avait eu le privilège d’attirer une telle foule, il était naturel que le seigneur Van Mitten, — il l’était bien, maintenant, et seigneur kurde, encore ! — sa fiancée, la noble Saraboul, et son beau-frère, le seigneur Yanar, suivis de l’obéissant Bruno, fussent au nombre des curieux.

Aussi, Ahmet, trouva-t-il sur le quai ses anciens compagnons de voyage. Était-ce Van Mitten qui promenait sa nouvelle famille, ou n’était-il pas plutôt promené par elle ? Ce dernier cas paraît infiniment plus probable.

Quoi qu’il en fût, au moment où Ahmet les rencontra, Saraboul disait à son fiancé :

« Oui, seigneur Van Mitten, nous avons des fêtes encore plus belles au Kurdistan ! »

Et Van Mitten répondait d’un ton résigné :

« Je suis tout disposé à le croire, belle Saraboul. »

Ce qui lui valut de Yanar cette très sèche réponse :

« Et vous faites bien ! »

Cependant, quelques cris, — on eût même dit des cris qui dénotaient une certaine impatience, — se faisaient entendre parfois dans cette foule ; mais Ahmet et Amasia n’y prêtaient guère attention.

« Non, chère Amasia, disait Ahmet, je connaissais bien mon oncle, et cependant je ne l’aurais jamais cru capable de pousser l’entêtement jusqu’à une telle dureté de cœur !

— Alors, dit Nedjeb, tant qu’il faudra payer cet impôt, il ne reviendra jamais à Constantinople ?

— Lui ?… jamais ! répondit Ahmet.

— Si je regrette cette fortune que le seigneur Kéraban va nous faire perdre, dit Amasia, ce n’est pas pour moi, c’est pour vous, mon cher Ahmet, pour vous seul !

— Oublions tout cela… répondit Ahmet, et, pour le mieux oublier, pour rompre avec cet oncle intraitable, en qui j’avais vu un père jusqu’ici, nous quitterons Constantinople pour retourner à Odessa !

— Ah ! ce Kéraban ! s’écria Sélim qui était outré. Il serait digne du dernier supplice !

— Oui, répondit Nedjeb, comme, par exemple, d’être le mari de cette Kurde ! Pourquoi n’est-ce pas lui qui l’a épousée ? »

Il va sans dire que Saraboul, tout entière au fiancé qu’elle venait de reconquérir, n’entendit pas cette désobligeante réflexion de Nedjeb, ni la réponse de Sélim, disant :

« Lui ?… il aurait fini par la dompter… comme, à force d’entêtement, il dompterait des bêtes féroces !

— Peut-être bien ! murmura mélancoliquement Bruno. Mais, en attendant, c’est mon pauvre maître qui est entré dans la cage ! »

Cependant, Ahmet et ses compagnons ne prenaient qu’un fort médiocre intérêt à tout ce qui se passait sur les quais de Péra et de la Corne-d’Or. Dans la disposition d’esprit où ils se trouvaient, cela les intéressait peu, et c’est à peine s’ils entendirent un Turc dire à un autre Turc :

« Un homme vraiment audacieux, ce Storchi ! Oser traverser le Bosphore… d’une façon…

— Oui, répondit l’autre en riant, d’une façon que n’ont point prévue les collecteurs chargés de percevoir la nouvelle taxe des caïques ! »

Mais, si Ahmet ne chercha même pas à se rendre compte de ce que se disaient ces deux Turcs, il lui fallut bien répondre, quand il s’entendit interpeller directement par ces mots :

« Eh ! voilà le seigneur Ahmet ! »

C’était le chef de police, — celui-là même dont le défi avait lancé le seigneur Kéraban dans ce voyage autour de la mer Noire, — qui lui adressait la parole.

« Ah ! c’est vous, monsieur ? répondit Ahmet.

— Oui… et tous nos compliments, en vérité ! Je viens d’apprendre que le seigneur Kéraban a réussi à tenir sa promesse ! Il vient d’arriver à Scutari, sans avoir traversé le Bosphore !

— En effet ! répliqua Ahmet d’un ton assez sec.

— C’est héroïque ! Pour ne pas payer dix paras, il lui en aura coûté quelques milliers de livres !

— Comme vous dites !

— Eh ! le voilà bien avancé, le seigneur Kéraban ! répondit ironiquement le chef de police. La taxe existe toujours, et, pour peu qu’il persiste encore dans son entêtement, il sera forcé de reprendre le même chemin pour revenir à Constantinople !

— Si cela lui plaît, il le fera ! riposta Ahmet, qui, tout furieux qu’il fût contre son oncle, n’était pas d’humeur à écouter, sans y répondre, les moqueuses observations du chef de police.

— Bah ! il finira par céder, reprit celui-ci, et il traversera le Bosphore !… Mais les préposés guettent les caïques et l’attendent au débarquement !… Et, à moins qu’il ne passe à la nage… ou en volant…

— Pourquoi pas, si cela lui convient ?… » répliqua très sèchement Ahmet.

En ce moment, un vif mouvement de curiosité agita la foule. Un murmure plus accentué se fit entendre. Tous les bras se tendirent vers le Bosphore, en convergeant vers Scutari. Toutes les têtes étaient en l’air.

« Le voilà !… Storchi !… Storchi ! »

Des cris retentirent bientôt de toutes parts.

Ahmet et Amasia, Sélim et Nedjeb, Saraboul, Van Mitten et Yanar, Bruno et Nizib se trouvaient alors à l’angle que fait le quai de la Corne-d’Or, près de l’échelle de Top-Hané, et ils purent voir quel émouvant spectacle était offert à la curiosité publique.

Du côté de Scutari, hors des eaux du Bosphore, environ à six cents pieds de la rive, s’élève une tour qui est improprement appelée Tour de Léandre. En effet, c’est l’Hellespont, c’est-à-dire le détroit actuel des Dardanelles, que ce célèbre nageur traversa entre Sestos et Abydos pour aller rejoindre Héro, la charmante prêtresse de Vénus, — exploit qui fut renouvelé, il y a quelque soixante ans, par lord Byron, fier comme peut l’être un Anglais d’avoir franchi en une heure dix minutes les douze cents mètres qui séparent les deux rives.

Est-ce que ce haut fait allait être renouvelé, à travers le Bosphore, par quelque amateur, jaloux du héros mythologique et de l’auteur du Corsaire ? Non.

Une longue corde était tendue entre les rives de Scutari et la tour de Léandre, dont le nom moderne est Keuz-Koulessi, — ce qui signifie Tour de la Vierge. De là, cette corde, après avoir repris un point d’appui solide, traversait tout le détroit sur une longueur de treize cents mètres, et venait se rattacher à un pylône de bois, dressé à l’angle du quai de Galata et de la place de Top-Hané.

Or, c’était sur cette corde qu’un célèbre acrobate, le fameux Storchi, — un émule du non moins fameux Blondin, — allait tenter de franchir le Bosphore. Il est vrai que, si Blondin, en traversant ainsi le Niagara, eût absolument risqué sa vie dans une chute de près de cent cinquante pieds au milieu des irrésistibles rapides de la rivière, ici, dans ces eaux tranquilles, Storchi, en cas d’accident, devait en être quitte pour un plongeon dont il se retirerait sans grand mal.

Mais, de même que Blondin avait accompli sa traversée du Niagara en portant un très confiant ami sur ses épaules, de même Storchi allait suivre cette route aérienne avec un de ses confrères en gymnastique. Seulement, s’il ne le portait pas sur son dos, il allait le véhiculer dans une brouette, dont la roue, creusée en gorge à sa jante, devait mordre plus solidement tout le long de la corde tendue.

On en conviendra, c’était là un curieux spectacle : treize cents mètres au lieu des neuf cents pieds du Niagara ! Chemin long et propice à plus d’une chute !

Cependant, Storchi avait paru sur la première partie de la corde, qui réunissait la rive asiatique à la Tour de la Vierge. Il poussait son compagnon devant lui, dans la brouette, et il arriva, sans accidents, au phare placé au sommet de Keuz-Koulessi.

De nombreux hurrahs saluèrent ce premier succès.

On vit alors le gymnaste redescendre adroitement la corde qui, si fortement qu’on l’eût tendue, se courbait en son milieu presque à toucher les eaux du Bosphore. Il brouettait toujours son confrère, s’avançant d’un pied sûr, et conservant son équilibre avec une imperturbable adresse. C’était vraiment superbe !

Lorsque Storchi eut atteint le milieu du trajet, les difficultés devinrent plus grandes, car il s’agissait alors de remonter la pente pour arriver au sommet du pylône. Mais les muscles de l’acrobate étaient vigoureux, ses bras et ses jambes fonctionnaient merveilleusement, et il poussait toujours la brouette, où se tenait son compagnon immobile, impassible, aussi exposé et aussi brave que lui, à coup sûr, et qui ne se permettait pas un seul mouvement de nature à compromettre la stabilité du véhicule.

Enfin, un concert d’admiration et un cri de soulagement éclatèrent !

Storchi était arrivé, sain et sauf, à la partie supérieure du pylône, et il en descendait, ainsi que son confrère, par une échelle qui aboutissait à l’angle du quai, où Ahmet et les siens se trouvaient placés.

L’audacieuse entreprise avait donc pleinement réussi, mais, on en conviendra, celui que Storchi venait de brouetter de la sorte avait bien droit à la moitié des bravos que l’Asie, en leur honneur, envoyait à l’Europe.

Mais, quel cri fut alors poussé par Ahmet ! Devait-il, pouvait-il en croire ses yeux ? Ce compagnon du célèbre acrobate, après avoir serré la main de Storchi, s’était arrêté devant lui et le regardait en souriant.

« Kéraban, mon oncle Kéraban !… » s’écria Ahmet, pendant que les deux jeunes filles, Saraboul, Van Mitten, Yanar, Sélim, Bruno, tous se pressaient à ses côtés.

C’était le seigneur Kéraban en personne !

« Moi-même, mes amis, répondit-il avec l’accent du triomphe, moi-même qui ai trouvé ce brave gymnaste prêt à partir, moi qui ai pris la place de son compagnon, moi qui ai passé le Bosphore !… non !… par-dessus le Bosphore, pour venir signer à ton contrat, neveu Ahmet !

— Ah ! seigneur Kéraban !… mon oncle ! s’écriait Amasia. Je savais bien que vous ne nous abandonneriez pas !

— C’est bien, cela ! répétait Nedjeb en battant des mains.

— Quel homme ! dit Van Mitten ! On ne trouverait pas son pareil dans toute la Hollande !

— C’est mon avis ! répondit assez sèchement Saraboul.

— Oui ! j’ai passé, et sans payer, reprit Kéraban en s’adressant cette fois au chef de police, oui ! sans payer…, si ce n’est deux mille piastres que m’a coûté ma place dans la brouette et les huit cent mille dépensées pendant le voyage !

— Tous mes compliments, » répondit le chef de police, qui n’avait pas autre chose à faire qu’à s’incliner devant un entêtement pareil.

Les cris d’acclamation retentirent alors de toutes parts en l’honneur du seigneur Kéraban, pendant que ce bienfaisant têtu embrassait de bon cœur sa fille Amasia et son fils Ahmet.

Mais il n’était point homme à perdre son temps, — même dans l’enivrement du triomphe.

« Et maintenant, allons chez le juge de Constantinople ! dit-il.

— Oui, mon oncle, chez le juge, répondit Ahmet. Ah ! vous êtes bien le meilleur des hommes !

— Et, quoi que vous en disiez, répliqua le seigneur Kéraban, pas entêté du tout… à moins qu’on ne me contrarie ! »

Il est inutile d’insister sur ce qui se passa ensuite. Ce jour même, dans l’après-midi, le juge recevait le contrat, puis, l’iman disait une prière à la mosquée, puis, on rentrait à la maison de Galata, et, avant que le minuit du 30 de ce mois fût sonné, Ahmet était marié, bien marié, à sa chère Amasia, à la richissime fille du banquier Sélim.

Le soir même, Van Mitten, anéanti, se préparait à partir pour le Kurdistan en compagnie du seigneur Yanar, son beau-frère, et de la noble Saraboul, dont une dernière cérémonie, en ce pays lointain, allait faire définitivement sa femme.

Au moment des adieux, en présence d’Ahmet, d’Amasia, de Nedjeb, de Bruno, il ne put s’empêcher de dire avec un doux reproche à son ami :

« Quand je pense, Kéraban, que c’est pour n’avoir pas voulu vous contrarier que me voilà marié… marié une seconde fois !

— Mon pauvre Van Mitten, répondit le seigneur Kéraban, si ce mariage devient autre chose qu’un rêve, je ne me le pardonnerai jamais !

— Un rêve !… reprit Van Mitten ! Est-ce que cela a l’air d’un rêve ! Ah ! sans cette dépêche !… »

Et, en parlant ainsi, il tirait de sa poche la dépêche froissée, et il la parcourait machinalement.

— Oui !… Cette dépêche… « Madame Van Mitten, depuis cinq semaines, décédée… à rejoindre…

— Décédée à rejoindre ?… s’écria Kéraban. Qu’est-ce que cela signifie ? » Puis, lui arrachant la dépêche des mains, il lisait :

« Madame Van Mitten, depuis cinq semaines, décidée à rejoindre son mari, est partie pour Constantinople. » Décidée !… pas décédée !

— Il n’est pas veuf ! »

Ces mots s’échappaient de toutes les bouches, pendant que Kéraban s’écriait, non sans raison cette fois :

« Encore une erreur de ce stupide télégraphe !… Il n’en fait jamais d’autres !

— Non ! pas veuf !… pas veuf !… répétait Van Mitten, et trop heureux de revenir à ma première femme… par peur de la seconde ! »

Quand le seigneur Yanar et la noble Saraboul apprirent ce qui s’était passé, il y eut une explosion terrible. Mais enfin il fallut bien se rendre. Van Mitten était marié, et, le jour même, il retrouvait sa première, son unique femme, qui lui apportait, en guise de réconciliation, un magnifique oignon de Valentia.

« Nous aurons mieux, ma sœur, dit Yanar pour consoler l’inconsolable veuve, mieux que…

— Que ce glaçon de Hollande !… répondit la noble Saraboul, et ce ne sera pas difficile ! »

Et ils repartirent tous deux pour le Kurdistan, mais il est probable qu’une généreuse indemnité de déplacement, offerte par le riche ami de Van Mitten, contribua à leur rendre moins pénible leur retour en ce pays lointain.

Mais enfin, le seigneur Kéraban ne pouvait avoir toujours une corde tendue de Constantinople à Scutari pour passer le Bosphore. Renonça-t-il donc à le jamais traverser ?

Non ! Pendant quelque temps, il tint bon et ne bougea pas. Mais, un jour, il alla tout simplement offrir au gouvernement de lui racheter ce droit sur les caïques. L’offre fut acceptée. Cela lui coûta gros sans doute, mais il devint plus populaire encore, et les étrangers ne manquent jamais de rendre maintenant visite à Kéraban-le-Têtu, comme à l’une des plus étonnantes curiosités de la capitale de l’Empire Ottoman.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.