Juvénal Satire IV (Traduction Raoul)

Traduction par Louis-Vincent Raoul.
Wouters, Raspoet et cie (p. 87-101).


SATIRE IV.


Le voilà ! c’est lui-même : oui, je le reconnais,
Et mes crayons souvent reproduiront ses traits ;
C’est Crispinus, ce monstre énervé de délices,
Dont aucune vertu ne rachète les vices.
Rongé d’un mal secret, d’adultères désirs
Réveillent seuls en lui l’aiguillon des plaisirs,
Et la veuve est sans charme à ses yeux impudiques.
Qu’importe qu’à l’abri de ses vastes portiques,
Qu’à l’ombre de ses bois façonnés en berceaux,
Sans sortir du Forum, il lasse ses chevaux ?
Le ciel pour le méchant n’a point de jour prospère :
Il n’en a point surtout pour un lâche adultère,
Pour un incestueux dont la coupable ardeur,
D’une vestale sainte outragea la pudeur,
Au risque de la voir, vierge déshonorée,
En sortant de ses bras toute vive enterrée.
Je l’accuse aujourd’hui d’un fait moins révoltant,
D’un fait dont néanmoins, s’il en eût fait autant,
Tout autre, un Séius même aurait porté la peine,
Mais que dans Crispinus on remarquait à peine.
Que faire, s’agit-il d’un trait plus monstrueux,
Lorsque le personnage est encor plus hideux ?
Il a d’un surmulet donné six grands sesterces.
Il est vrai, s’il faut croire aux histoires diverses
Où sur le merveilleux on va renchérissant,
Que c’était un poisson de six livres pesant.
Je ne le blâme point si, par ce sacrifice,

D’un vieillard sans enfants caressant l’avarice,
Et sur son testament s’inscrivant le premier,
Il a su du Crœsus supplanter l’héritier ;
Et, s’il l’a fait pour plaire à cette riche amie
Qu’en litière fermée on promène endormie,
Je le blâme encor moins ; mais rien de tout cela ;
Le mets est pour lui seul ; les Romains jusque-là,
N’avaient rien vu de tel ; et, près d’un pareil homme,
Ce pauvre Apicius fut vraiment économe.
Comment ! un misérable à Canope acheté,
Un gueux que l’on a vu sur nos bords transplanté,
D’un léger papyrus entrer vêtu dans Rome,
C’est lui qui d’une écaille offre une telle somme !
Il en eût coûté moins d’acheter le pêcheur :
Une terre en province aurait moins de valeur ;
Et, donnant à choisir dans ses plus riches plaines,
La Pouille, à meilleur compte, adjuge des domaines.
Des banquets de César quels étaient donc les frais,
Quand le plus impudent des bouffons du palais,
Ce Mécène, jadis revendeur de marée,
Qui courait, en criant, colporter sa denrée,
Aux moindres jours, parmi cent mets plus chers encor,
A souper dans un plat engloutissait tant d’or ?
Calliope… Mais non, ce n’est point d’une fable,
C’est d’un fait qu’il s’agit et d’un fait véritable :
Racontes-le, parlez, vierges de l’Hélicon ;
Vierges, vous me devez le prix d’un si beau nom.

 

Du monde épouvanté d’indignes funérailles,
Le dernier Flavien déchirait les entrailles,
Et ce chauve Néron tenait Rome en ses fers,
Lorsque, non loin d’Ancône où sur le bord des mers
Du temple de Vénus s’élève le portique,
Tout à coup un pécheur du golfe Adriatique,
Dans les lianes élargis de ses rets spacieux,
Sentit l’énorme poids d’un turbot monstrueux.

Vous qui par le repos engraissés sous la glace,
Tombez tout engourdis dans les mers de la Thrace,
Quand Phœbus vient du Nord dissoudre les frimas,
Turbots du Tanaïs, vous ne l’égalez pas.
Le pêcheur le destine au pontife suprême.
A qui le vendrait-il ? le rivage lui-même
N’était-il pas aussi tout plein de délateurs ?
Bientôt environné de mille inquisiteurs
Qui de le dépouiller se feraient une joie,
Il se verrait forcé de leur laisser sa proie.
Aux dépens de César, nourri depuis longtemps,
Ce turbot, diraient-ils, a fui de ses étangs,
Et les lois à son maître ordonnent de le rendre.
Quel autre que César oserait y prétendre ?
Armillatus l’a dit, et l’oracle est certain :
Tout ce que l’Océan renferme dans son sein
De plus beau, de plus rare, en quelque endroit qu’il nage,
Est au fisc, de plein droit, dévolu sans partage.
A qui contre le fisc iriez-vous recourir ?
De peur qu’on ne l’arrache, il faudra donc l’offrir.
C’était vers la saison où la riche Pomone,
A l’aspect de l’hiver, fuyant avec l’automne,
De la fièvre fidèle au quatrième jour,
Fait à plus d’un malade attendre le retour.
Les autans précurseurs de la triste froidure
Protégeaient du pêcheur la récente capture.
Il se hâte pourtant, comme si de l’Auster,
Au plus fort de l’été, le souffle embrasait l’air.
A peine des murs d’Albe il découvre les restes,
Et ce lac où Vesta, sous des lambris modestes,
Nourrit encor le feu de l’antique Ilion :
A l’aspect imprévu du superbe poisson,
Quelque temps en extase on s’arrête, on admire :
Bientôt avec respect la foule se retire ;
On ouvre ; et, s’avançant vers le chef de l’État,

Le turbot annoncé passe avant le sénat.
Alors le Picentin : Prince, agréez l’hommage
D’un poisson par les dieux réservé pour votre âge,
Et que, débarrassé de tout autre fardeau,
Votre estomac sacré lui serve de tombeau.
Trop rare, trop exquis pour un foyer vulgaire,
Il n’était destiné qu’au maître de la terre,
Et du ciel aujourd’hui remplissant les décrets,
Il s’est jeté lui-même en mes heureux filets.
Quelle dérision ! le despote crédule
En conçoit cependant un orgueil ridicule.
D’un grand, par ses flatteurs au rang des dieux placé,
Quel si grossier encens fut jamais repoussé ?
Mais, pour un tel poisson, il faut un vase immense :
Où le trouver ? ce point mérite qu’on y pense.
Au nom de l’Empereur, les grands sont assemblés,
Les grands qu’il détestait, et qui, pâles, troublés,
Sur un front inquiet où se peint la contrainte,
D’une illustre amitié laissent percer la crainte.
A ces mots du Liburne : Entrez, il est assis :
Pégasus le premier, dévoré de soucis,
Arrive en rajustant, d’une main empressée,
Les plis de sa tunique à la hâte endossée.
Nouveau fermier de Rome, (et quel nom en effet
Convenait mieux alors à l’emploi de préfet ?)
Bien qu’en ces jours de sang, sa prudente indulgence
Crût devoir de Thémis désarmer la vengeance,
Il n’en était pas moins son plus solide appui,
Et nul autre ne fut plus intègre que lui.
Crispus le suit, Crispus dont la vieillesse aimable
Respire une douceur à ses discours semblable.
Quel ami plus utile à celui dont vingt rois
Et la terre et les mers reconnaissaient les lois,
S’il eût été permis, sous une telle peste,
Sous ce fléau, ce monstre au genre humain funeste,

De blâmer les rigueurs d’un règne désastreux,
Et d’oser faire entendre un conseil généreux ?
Mais quoi de plus cruel, de plus inexorable
Que l’oreille d’un maître à tel point irritable,
Qu’il suffisait d’un mot sur la pluie ou l’hiver,
Pour lui faire immoler son ami le plus cher ?
Incapable d’aller, aux dépens de sa vie,
Défendre ouvertement la vérité trahie,
Crispus contre le flot ne roidit point les bras.
Voilà comme, au milieu de tant d’assassinats,
Tranquille et sans danger au bord des précipices,
Il parvint à compter quatre fois vingt solstices.
Egalement discret et d’un âge pareil,
Glabrion sur ses pas accourait au conseil :
Son fils l’accompagnait, son fils qui, jeune encore,
Quand de la vie à peine il voit briller l’aurore,
Sans doute se croit loin de son terme fatal ;
Mais sa tête est promise au glaive impérial.
Dans la noblesse alors on ne vieillissait guère,
Et j’eusse des géants aimé mieux être frère.
Infortuné jeune homme, hélas ! c’est donc en vain
Que dans l’arène d’Albe, une lance à la main,
Pour calmer du tyran la fureur homicide,
On t’a vu lutter seul contre un lion numide.
Cette feinte démence admirée autrefois,
Dans un siècle ignorant pouvait tromper les rois ;
Mais, Brutus, quel Tarquin, s’y méprenant de même,
Serait dupe aujourd’hui de ton vieux stratagème ?

 

Rubrius, quoique né dans le rang le plus bas,
D’un air non moins troublé, précipitait ses pas.
Coupable d’une offense ancienne et qu’il faut taire,
Il ne s’en montre pas un censeur moins austère ;
Tel naguère un tyran, monstre d’impureté,
Lançait contre nos mœurs un libelle effronté.
Montane entre à son tour et s’avance avec peine,

Chargé d’un embonpoint dont le fardeau le gène.
Puis paraît Crispinus, dès l’aube parfumé :
Vous diriez les odeurs d’un cadavre embaumé.
Ensuite vient Rufus dont la sourde imposture,
D’un mot qu’avec mystère à l’oreille il murmure,
Sait dans l’ombre et sans bruit égorger ses rivaux ;
Et ce Cornélius qui, loin de nos drapeaux,
Instruit dans sa campagne au grand art des batailles,
Sur l’Hémus aux vautours doit porter ses entrailles ;
Et l’adroit Véienton, et Catullus enfin,
Cet aveugle flatteur, ce perfide assassin,
Qui, dans la folle ardeur de son âme éperdue,
Adore une beauté que jamais il n’a vue,
Monstre insigne parmi tant de monstres divers,
Et remarquable même en ce siècle pervers.
D’ignoble mendiant il devint satellite,
Et le sort l’eût traité par delà son mérite,
Si d’Aricie encore, avec d’humbles regards,
De baisers gracieux il poursuivait les chars.
Personne plus que lui, ravi d’un tel spectacle,
N’affecte en ce moment de crier au miracle.
Le turbot est à droite, et, d’un air étonné,
A gauche justement Catullus est tourné.
C’est ainsi qu’autrefois, juge absurde et risible,
Au cirque et sur la scène à ses yeux invisible,
Il portait jusqu’aux cieux et le jeu de l’acteur
Et l’art du machiniste et les coups du lutteur.
Mais tel qu’un fanatique agité par Bellone,
A de plus grands transports Véienton s’abandonne.
Prince, écoutez, dit-il, les arrêts du destin.
Voici d’un grand triomphe un présage certain.
Le monstre n’est point né dans les mers d’Étrurie.
Voyez-vous de ses dards les pointes en furie,
Et cet aspect sauvage et ce dos hérissé ?
C’est du trône breton Arviragus chassé,

C’est quelque roi captif. — Bien, Véienton, courage !
Apprends-nous son pays, dis-nous encor son âge.
— Quel est donc votre avis ? sera-t-il dépecé ?
— Ah ! seigneur, est-ce vous qui l’avez prononcé ?
Loin de lui, dit Montane, un si sanglant outrage !
Qu’avec zèle plutôt on se mette à l’ouvrage,
Et que, pour l’enfermer dans ses minces parois,
Un immense bassin se creuse à votre voix :
C’est ici qu’il nous faut un nouveau Prométhée.
La roue est-elle prête, et l’argile apportée ?
Mais ordonnez, seigneur et que de nos Césars,
Des potiers désormais suivent les étendards.
Il dit : et cet avis, digne du personnage,
De l’auguste assemblée entraîne le suffrage.
Montane se souvient des banquets de la cour,
De ces nuits de débauche où, jusqu’au point du jour,
Transformant son palais en impure taverne,
Néron, gonflé de mets, écumant de Falerne,
Savait renouveler et sa soif et sa faim.
Quel autre de nos jours eut le goût aussi fin ?
De Rutupe ou Circée, irrécusable arbitre,
Au premier coup de dent, il reconnaissait l’huitre,
Et, sur la simple vue, à sa forme, à sa chair,
Disait le bord natal d’un hérisson de mer.
César quitte son siège, et chacun se retire.
Voilà ce qu’il voulait aux princes de l’empire ;
Voilà l’ordre important au salut de l’état,
Qui faisait en tumulte accourir le sénat,
Comme si tout à coup, sur ses rapides ailes,
Une lettre apportant de fâcheuses nouvelles,
L’empereur eût appris qu’au fond de leurs déserts,
Le Catte et le Sicambre avaient brisé leurs fers.
Que n’a-t-il consumé dans ces extravagances,
Un règne où, se livrant à d’horribles vengeances,
On le vit dans le sang des plus nobles Romains,

Tremper impunément ses parricides maies !
Il périt à son tour ; mais ce fut quand sa rage
Aux plus vils artisans eut donné de l’ombrage.
C’est là ce qui du trône, enfin le renversant,
Des Lamia sur lui fit retomber le sang.

SATIRE IV


1. (01) Quel est le motif de ce mépris de Crispinus pour les veuves ? Est-ce parce qu’elles ne lui offrent que des plaisirs trop faciles, ou bien parce que ces plaisirs ne seraient point criminels ? Il est probable que c’est pour l’une et pour l’autre cause.

2. (02) Les Romains, pendant les chaleurs de l’été, et dans les temps de pluie, se faisaient traîner sur des chars ou porter en litière par leurs esclaves, sous les immenses portiques qui servaient à l’ornement et à la commodité de leurs palais.

Les jardins des Romains, dans le temps de leur opulence, offraient en spectacle, au centre même de la ville, non seulement des terres labourables, des viviers, des vergers, des potagers, des parterres, mais encore de superbes palais et de magnifiques maisons de plaisance, faites pour s’y reposer agréablement du tumulte des affaires. Jam pridem hortorum nomine, in ipsa urbe, delicias, agros, villas que possident. Pline, lib. 29, cap. 4.

3. (03) Six grands sesterces, ou six mille sertercii nummi. Ce que les Romains appelaient mullus surmulet, était un poisson de mer dont ils étaient si friands qu’ils allaient le pêcher dans les pays les plus lointains. Un surmulet de six livres est évidemment une expression hyperbolique. Pline prétend qu’il n’y en a point qui excèdent deux livres. Horace, cependant, semble indiquer qu’il peut s’en trouver qui pèsent jusqu’à trois.

............ laudas, insane, trilibrem

Mullum, in singula quem minuas pulmenia necesse est.

Lib. 2, sat. 2, v. 23.

4. (04) La vie et la mort d’Apicius sont également héroïques. Après avoir dépensé, pour satisfaire sa gourmandise, environ cent millions de petits sesterces, il voulut enfin se faire rendre compte de sa fortune. Désespéré d’apprendre qu’il ne lui restait plus que le dixième de cette somme, il ne trouva d’autre ressource, pour ne pas mourir de faim, que de mettre un terme à ses jours, et il s’empoisonna.

5. (05) L’écorce du papyrus s’employait à plusieurs usages. Les Égyptiens en faisaient des voiles, des habillements, des couvertures de fils et des cordes. Markland change patria en pharia. Les raisons qu’il en donne sont spécieuses ; elles prouvent son érudition ; mais patria est une épithète fort juste en cet endroit, puisque Crispinus était sorti des bourbiers du Nil, comme dit Juvénal, et que le papyrus croît en Égypte.

6. (06) Le silurus était un poisson du Nil, très bien désigné par l’épithète municipes, puisque Crispinus était égyptien. Le fracta mercede, qu’on rejette mal à propos, exprime heureusement le commerce en détail qu’en faisait cet esclave.

7. (07) La famille des Flaviens fournit trois empereurs à Rome, Vespasien et ses deux fils Titus et Domitien. Ce dernier était chauve, et il en était si humilié que, s’il entendait reprocher ce défaut à un autre, il prenait l’injure pour lui, et ne manquait pas de s’en venger.

8. (08) Les Césars n’avaient pas manqué d’ajouter ce titre à celui d’empereur. C’était bien le moins, observe Cesarotti, que des princes qui devenaient dieux à leur mort, fussent pontifes pendant leur vie.

9. (09) Le lac au bord duquel était bâtie l’ancienne ville d’Albe. Le temple de Veste y existait encore du temps de Juvénal ; mais il était loin d’approcher de la magnificence de celui de Rome. Domitien avait sa maison de campagne sur la montagne d’Albe.

10. (10) Les Romains avaient improprement donné le nom d’ours aux premiers lions qui leur étaient arrivés de l’Afrique. On n’en trouve ni dans la Numidie, ni dans la Lybie, quoiqu’on lise dans Virgile, pelle Lybistidis ursae.

11. (11) On croit que ce Rubrius était gaulois. Quant à l’offense dont il était coupable envers Domitien, on n’en sait rien au juste. Il faut cependant qu’elle ait été bien honteuse pour Domitien, puisqu’il se crut obligé de la dissimuler.