Juvénal Satire II (Traduction Raoul)

Satires
Traduction par Louis-Vincent Raoul.
Wouters, Raspoet et cie (p. 41-55).


SATIRE II.


Je fuirais volontiers dans le fond des déserts,
Sur les monts de la Thrace et par delà les mers,
Quand j’entends ces Scaurus, effrontés sycophantes,
Qui prêchent la pudeur et vivent en bacchantes :
Francs charlatans d’abord, malgré tous les portraits
Dans leur bibliothèque assemblés à grands frais ;
Car la perfection pour ces fiers personnages,
C’est d’avoir acheté les bustes des sept sages,
Et de pouvoir montrer un Chrysippe parlant,
Un Cléanthe archétype, un Bias ressemblant.
Que le front est trompeur, et que d’affreux mystères
Se cachent trop souvent sous des dehors austères !
Ô toi, le plus impur de l’obscène troupeau
Qui du divin Socrate endossa le manteau,
Est-ce à toi de tonner contre nos turpitudes ?
De ces membres velus les poils épais et rudes
Promettent, je l’avoue, une mâle vigueur ;
Mais pourquoi déguiser ta secrète langueur ?
Archigène, à l’aspect de cet ulcère immonde,
Rit, au lieu de te plaindre, en y plongeant la sonde.
Voyez-les, ces docteurs, rongés de noirs soucis :
Ils portent les cheveux plus courts que les sourcils :
Ils répondent à peine, et leur haute prudence
S’enferme obstinément dans un profond silence.
Névolus est plus franc : sa démarche, ses traits,
Tout dévoile son mal, tout trahit ses secrets :
C’est le sort qui l’entraîne en ce gouffre funeste.

Et l’on plaint ses pareils plus qu’on ne les déteste.
Mais combien, à mes yeux, il est plus criminel,
Celui qui, de nos mœurs détracteur éternel,
Du sein de la débauche, avec un air rigide,
Usurpe insolemment le langage d’Alcide !
Crois-tu m’intimider, hypocrite Albius,
S’écrie avec raison l’infâme Bæbius ?
Ai-je plus mérité que toi qu’on me flétrisse,
Et ne sommes-nous pas souillés du même vice ?
Que le géant altier insulte au faible nain,
L’homme droit au boiteux, le blanc à l’Africain,
Soit : mais qui pourrait voir, sans une horreur profonde,
Sans confondre l’enfer, le ciel, la terre et l’onde,
Catilina traiter Cimber d’ambitieux,
Les Gracques déclarer la guerre aux factieux,
Milon contre le meurtre exhaler sa colère,
Verrès blâmer le vol, Clodius l’adultère,
Et les trois conjurés, élèves de Sylla,
Pleurer les citoyens que leur maître immola ?
Tel naguère, invoquant la morale publique,
Ce prince encor souillé d’un inceste tragique,
Faisait, nouveau Caton, rappeler une loi
Dont Mars même et Vénus auraient pâli d’effroi,
Quand, d’un coupable amour plus coupable victime,
Julia, pour cacher la trace de son crime,
D’une main forcenée extirpait de ses flancs
Des lambeaux à son oncle encor trop ressemblants.
Faut-il donc s’étonner que les vices extrêmes
Contre ces faux Scaurus se soulèvent eux-mêmes,
Et que, mettant au jour leurs désordres secrets,
Sur eux de leur censure ils rejettent les traits ?

Romains, qu’avez-vous fait de cette loi sévère
Dont le premier César effraya l’adultère ?
Dort-elle, répétait l’un d’entre eux en criant ?
L’heureux siècle, répond Fabulla souriant,

Où l’on peut à nos mœurs opposer un grand homme !
Allons, que la pudeur reparaisse dans Rome :
Un troisième Caton nous est tombé des cieux.
Pourtant, homme de bien, les parfums précieux
Dont l’odeur vous trahit sous cette barbe épaisse,
Quel marchand les débite, et quelle est son adresse ?
On se plaint du sommeil de la loi Julia !
Mais celle qu’un tribun contre vous publia,
Devrait-elle dormir dans le siècle où nous sommes ?
Examinez d’abord, et scrutez bien les hommes ;
Ils sont pires que nous ; mais, des lois triomphant,
Quoiqu’ils en fassent plus, le nombre les défend,
Et tels qu’une phalange étroitement unie,
C’est la débauche entre eux qui produit l’harmonie.
Vous qui nous reprochez la honte de nos mœurs,
Parlez : nous voyez-vous imiter vos fureurs ?
Voyez-vous Catulla d’une odieuse flamme
Allumer les ardeurs au sein d’une autre femme ?
Comme Hippo qui, brûlant d’un exécrable amour,
Se livre à ses pareils qu’il outrage à son tour,
Et, tourmenté d’un mal qui consume sa vie,
Trahit par sa pâleur cette double infamie ?
Nous voyez-vous plaider, interpréter les lois,
Faire entendre au Forum de glapissantes voix ?
Peu de nous dans le cirque, émules indiscrète,
Vont se nourrir du pain que mangent les athlètes ;
Mais vous, de notre sexe efféminés rivaux,
Tournant mieux qu’Arachné le fil et les fuseaux,
Comme la concubine attachée à la chaîne,
Vous tenez la quenouille et travaillez la laine.
Hister, avant sa mort, fait présent sur présent
À la jeune moitié de l’ami complaisant
Qu’il a de tous ses biens nommé seul légataire.
On en sait la raison : celle qui peut se taire
Près d’un tiers en son lit entré pour son époux,

Voit bientôt son écrin se remplir de bijoux.
Et c’est sur nous, grands dieux, que la censure tombe !
On fait grâce au corbeau pour vexer la colombe.
Notre stoïcien à ces mots confondu
Ne dit rien et s’enfuit. Qu’aurait-il répondu ?
Mais que ne fera pas le citoyen vulgaire,
Quand tu viens, Créticus, d’une voix si sévère,
En manteau transparent, accuser Fabulla.
— Son désordre est public. — Eh bien ! accuse-la.
Accuse, si tu veux, Procula, Pollinée ;
Mais sache qu’elle-même en public condamnée,
Fabulla n’aurait pas cet excès d’impudeur.
— Je sue, et de juillet ne puis souffrir l’ardeur.
— Plaide nu ; on pardonne un accès de folie.
Qu’eussent dit, aux beaux jours de l’antique Italie,
Ces enfants généreux de Mars et de Cérés,
Tantôt pour le Forum désertant leurs guérets,
Tantôt couverts de sang, au sortir des batailles,
Les palmes à la main, rentrant dans nos murailles,
Si, pour flétrir le vice, ou venger la vertu,
Un censeur eût osé paraître ainsi vêtu ?
D’un juge, d’un témoin en toge diaphane,
Que ne dirais-tu point, toi, le sévère organe,
Le fier vengeur des lois ? et c’est toi cependant
Qui souilles nos regards de ce luxe impudent !
L’exemple t’a perdu : cette fatale peste
Bientôt de l’Italie infectera le reste,
Ainsi que trop souvent on voit d’un seul agneau
Le mal contagieux gâter tout le troupeau.

Mais ce goût insensé pour de molles parures
Bientôt va te conduire à des mœurs plus impures.
L’opprobre a ses degrés ; et, t’appelant chez eux,
Bientôt ils t’admettront à leurs banquets honteux,
Ces infâmes souillés de débauches secrètes,
Qui portent une mitre et de longues aigrettes,

Chargent leur cou du poids de colliers somptueux,
Dans un ample réseau rassemblent leurs cheveux,
Et pensent, par le sang d’un animal immonde,
Par le vin épanché d’une coupe profonde,
De la mère des dieux désarmer la fureur ;
Mais la mère des dieux a leur culte en horreur.
Par une loi contraire au rit de Bérécinthe,
Ils ont osé bannir les femmes de l’enceinte.
Elles viendraient en vain y réclamer leurs droits.
Profanes, loin d’ici, leur crie à haute voix,
L’infâme qui préside à ces fêtes hideuses ;
Le temple est interdit aux voix de vos chanteuses.
Tels, dans l’ombre des nuits, sous des lambris obscurs,
Fatiguant Cotytto de leurs plaisirs impurs,
Les Baptes, autrefois, dans les remparts d’Athènes,
Célébraient aux flambeaux, leurs mystères obscènes.
L’un, avec des pinceaux légèrement noircis,
Se frotte, en clignotant, les yeux et les sourcils :
L’autre étale aux regards une robe azurée,
Ou d’un léger manteau l’étoffe bigarrée :
Sa coupe est un priape, et le jeune échanson,
À son école instruit, jure aussi par Junon.
Cet autre tient d’Othon le miroir impudique ;
Ce miroir où, brûlant d’une ardeur héroïque,
Le cynique empereur, en costume guerrier,
Comme s’il eût d’Actor porté le bouclier,
Au moment de donner le signal des alarmes,
L’étendard déployé, s’admirait sous les armes.
Un miroir au milieu de l’attirail des camps !
Quel trait à consigner dans les fastes du temps !
Dignes soins en effet d’un chef né pour l’empire !
Teint du sang d’un vieillard, il se farde et se mire,
Et dans le même instant que du peuple romain
Il met dans Bédriac la dépouille en sa main,
Éternel monument d’un sublime courage,

D’une pâte liquide il enduit son visage !
Ce que tu ne fis point, noble Sémiramis,
Le carquois sur le dos, pressant tes ennemis,
Ni toi, voluptueuse et fière Cléopâtre,
Du revers d’Actium victime opiniâtre.
Dans l’ombre cependant un réduit clandestin
À l’infâme assemblée offre un impur festin ;
Là, d’obscènes discours on fait rougir Cybèle ;
Là, de ces débauchés le maître et le modèle,
Fanatique vieillard, au regard effronté,
Prêche l’intempérance et la lubricité.
Élèves monstrueux des prêtres de Phrygie,
Pour mettre enfin le comble à cette affreuse orgie,
Que n’abandonnez-vous au tranchant du couteau,
D’un sexe dégradé l’inutile fardeau ?

Gracchus épouse un mime et la dot est comptée.
On signe. Vers les dieux la prière est montée.
La pompe des festins consacre un nœud si doux,
Et l’épouse repose au sein de son époux.
Romains, pour expier ces détestables vices,
Est-ce un censeur qu’il faut, ou bien des aruspices ?
Si du sein d’une femme il naissait un taureau :
Si des flancs d’une louve il sortait un agneau :
Serait-ce un plus sinistre, un plus affreux présage ?
Quoi ! ce même Gracchus, ce noble personnage
Qui du temple de Mars descendant les degrés,
Suait sous le fardeau des boucliers sacrés,
C’est lui que nous voyons de l’épouse nouvelle,
Revêtir sans pudeur la robe criminelle !
Dieu d’un peuple berger, Dieu vengeur de nos murs,
Quel génie en nos cœurs souffla ces feux impurs ?
Un citoyen illustre, un magistrat de Rome,
Comme épouse à l’autel conduit par un autre homme !
Quoi ! redoutable Mars, ton peuple, à cet affront,
N’a point vu la fureur éclater sur ton front,

Ni ta lance frapper cette exécrable terre,
Ni ton bras invoquer les foudres de ton père !
Va, fuis loin de ce champ qui te fut consacré
Et qui perdit l’amour qu’il t’avait inspiré.
— Demain, aux premiers feux de l’aurore nouvelle,
Sur le mont Quirinal une affaire m’appelle.
— Une affaire ! quoi donc ? — Comment l’ignorez-vous ?
Devant quelques amis, Barrus prend un époux.
Je suis un des témoins. —Vivons, vivons encore,
Et bientôt ces hymens que la nature abhorre,
À la face des dieux, par les lois consacrés,
Dans les actes publics seront enregistrés !
Les monstres toutefois éprouvent un supplice.
En vain, de leur fureur rendant le ciel complice,
Ces épouses voudraient, par des gages chéris,
Dans ces nœuds criminels retenir leurs maris :
Le ciel n’obéit point à leurs vœux sacrilèges.
Ni l’épaisse Lydé, par ses noirs sortilèges,
Ni l’agile Luperque en frappant dans leur main,
Ne saurait féconder leur détestable hymen.

Mais un autre Gracchus, descendu dans l’arène,
N’a-t-il point, au mépris de la grandeur romaine,
Naguère surpassé ces prostitutions,
Quand, le trident en main, parmi des histrions,
Rome entière l’a vu, précipitant sa fuite,
De l’adroit Mirmillon éviter la poursuite,
Lui qui des plus puissants de nos patriciens,
Et des Fabricius et des Émiliens,
Et même de celui qui payait sa bassesse,
Ainsi que l’opulence, éclipsait la noblesse ?
Qu’il existe un Cocyte, un royaume des morts ;
Que d’immondes crapauds croassent sur ses bords ;
Que, pour en traverser les flots bourbeux et sombres,
Une barque suffise à tant de milliers d’ombres,
C’est ce qu’un enfant même aujourd’hui ne croit pas ;

Mais si l’homme en effet survit à son trépas,
Que pensent un Marcel, un Camille, un Valère,
Et les trois cents guerriers moissonnés à Crémère,
Et ceux que, dans un jour encore plus fatal,
Cannes vit succomber sous le fer d’Annibal,
Quand des lieux que jadis illustra leur grande âme,
Arrive devant eux le spectre d’un infâme ?
Sans doute, à cet aspect, pour se purifier,
Ils cherchent des flambeaux, du souffre et du laurier.
Voilà donc, malheureux, dans quel profond abîme,
Nous ont précipités la débauche et le crime !
Qu’importent désormais nos triomphes nouveaux,
Et les climats sans nuit où flottent nos drapeaux,
Et l’aigle des Césars franchissant l’Hybernie ?
Esclaves, mais chargés de moins d’ignominie,
Les vaincus, repoussant l’exemple des vainqueurs,
En acceptant nos fers, ont dédaigné nos mœurs.
Un seul digne de nous, l’Arménien Zalate,
Depuis peu dans nos murs arrivé d’Artaxate,
Et déjà surpassant nos jeunes sénateurs,
A, dit-on, d’un tribun assouvi les fureurs.
Funestes liaisons ! déplorable voyage !
Sur la foi des traités il venait en otage !
C’est chez nous qu’on se forme. Étrangers imprudents,
N’y laissez point vos fils séjourner trop longtemps ;
Car bientôt, oubliant leurs mâles exercices,
Leurs armes, leurs coursiers, ils y prendraient nos vices,
Et ne rapporteraient à leurs concitoyens,
Que la corruption de nos patriciens.