Justine, ou les Malheurs de la vertu/première partie-4

« en Hollande chez les Libraires associés » [Girouard, Paris] (p. 228-283).

Omphale finiſſait à peine ſon inſtruction que neuf heures ſonnerent ; la Doyenne nous appella bien vîte, le régent de jour parut en effet. C’était Antonin, nous nous rangeâmes en haie ſuivant l’uſage. Il jetta un léger coup-d’œil ſur l’enſemble, nous compta, puis s’aſſit ; alors nous allames l’une après l’autre relever nos jupes devant lui, d’un côté juſqu’au deſſus du nombril ; de l’autre juſqu’au milieu des reins. Antonin reçut cet hommage avec l’indifférence de la ſatiété, il ne s’en émut pas ; puis en me regardant, il me demanda comment je me trouvais de l’aventure ? Ne me voyant répondre que par des larmes… — Elle s’y fera, dit-il en riant ; il n’y a pas de maiſon en France où l’on forme mieux les filles que dans celle-ci. Il prit la liſte des coupables, des mains de la Doyenne, puis s’adreſſant encore à moi, il me fit frémir ; chaque geſte, chaque mouvement qui paraiſſait devoir me ſoumettre à ces libertins, était pour moi comme l’arrêt de la mort. Antonin m’ordonne de m’aſſeoir ſur le bord d’un lit, & dans cette attitude, il dit à la Doyenne de venir découvrir ma gorge, & relever mes jupes juſqu’au bas de mon ſein ; lui-même place mes jambes dans le plus grand écartement poſſible, il s’aſſeoit en face de cette perſpective, une de mes compagnes vient ſe poſer ſur moi dans la même attitude, en ſorte que c’eſt l’autel de la génération qui s’offre à Antonin au lieu de mon viſage, & que s’il jouit il aura ces attraits à hauteur de ſa bouche. Une troiſieme fille à genoux devant lui, vient l’exciter de la main, & une quatrieme, entierement nue lui montre avec les doigts, ſur mon corps, où il doit frapper. Inſenſiblement cette fille-ci m’excite moi-même, & ce qu’elle me fait, Antonin de chacune de ſes mains le fait également à droite & à gauche à deux autres filles. On n’imagine pas les mauvais propos, les diſcours obſcènes par leſquels ce débauché s’excite ; il eſt enfin dans l’état qu’il déſire, on le conduit à moi. Mais tout le ſuit, tout cherche à l’enflammer pendant qu’il va jouir, découvrant bien à nud toutes ſes parties poſtérieures. Omphale qui s’en empare n’omet rien pour les irriter : frottemens, baiſers, pollutions, elle employe tout ; Antonin en feu ſe précipite ſur moi… Je veux qu’elle ſoit groſſe de cette fois-ci, dit-il en fureur… Ces égaremens moraux déterminent le phyſique. Antonin dont l’uſage était de faire des cris terribles dans ce dernier inſtant de ſon ivreſſe, en pouſſe d’épouvantables ; tout l’entoure, tout le ſert, tout travaille à doubler ſon extaſe, & le libertin y arrive au milieu des épiſodes les plus bizarres de la luxure & de la dépravation.

Ces ſortes de groupes s’exécutaient ſouvent, il était de règle que quand un Moine jouiſſait de telle façon que ce pût être, toutes les filles l’entouraſſent alors, afin d’embraſer ſes ſens de toutes parts, & que la volupté pût, s’il eſt permis de s’exprimer ainſi, pénétrer plus ſûrement en lui par chacun de ſes pores.

Antonin ſortit, on apporta le déjeûner ; mes compagnes me forcerent à manger, je le fis pour leur plaire. À peine avions-nous fini que le Supérieur entra : nous voyant encore à table, il nous diſpenſa des cérémonies qui devaient être pour lui les mêmes que celles que nous venions d’exécuter pour Antonin ; il faut bien penſer à la vêtir, dit-il en me regardant ; en même temps il ouvre une armoire et jette ſur mon lit pluſieurs vêtemens de la couleur annexée à ma claſſe ; & quelques paquets de linges. — Eſſayez tout cela, me dit-il, & rendez-moi ce qui vous appartient. J’exécute, mais me doutant du fait, j’avais prudemment ôté mon argent pendant la nuit, & l’avais caché dans mes cheveux. À chaque vêtement que j’enleve, les yeux ardents de Sévérino ſe portent ſur l’attrait découvert, ſes mains s’y promenent auſſitôt. Enfin à moitié nue, le Moine me ſaiſit, il me met dans l’attitude utile à ſes plaiſirs, c’eſt-à-dire, dans la poſition abſolument contraire à celle où vient de me mettre Antonin ; je veux lui demander grace, mais voyant déjà la fureur dans ſes yeux, je crois que le plus ſûr eſt l’obéiſſance ; je me place, on l’environne, il ne voit plus autour de lui que cet autel obſcène qui le délecte ; ſes mains le preſſent, ſa bouche s’y colle, ſes regards le dévorent… il eſt au comble du plaiſir.

Si vous, le trouvez bon, Madame, dit la belle Théreſe, je vais me borner à vous expliquer ici l’hiſtoire abrégée du premier mois que je paſſai dans ce Couvent, c’eſt-à-dire les principales anecdotes de cet intervalle ; le reſte ſerait une répétition ; la monotonie de ce ſéjour en jetterait ſur mes récits, & je dois immédiatement après paſſer, ce me ſemble, à l’événement qui me ſortit enfin de ce cloaque impur.

Je n’étais pas du ſouper ce premier jour, on m’avait ſimplement nommée pour aller paſſer la nuit avec Dom Clément ; je me rendis ſuivant l’uſage dans ſa cellule quelques inſtans avant qu’il n’y dût rentrer, le frere geolier m’y conduiſit, & m’y enferma.

Il arrive auſſi échauffé de vin que de luxure, ſuivi de la fille de vingt-ſix ans qui ſe trouvait pour lors de garde auprès de lui ; inſtruite de ce que j’avais à faire, je me mets à genoux dès que je l’entends ; il vient à moi, me conſidere dans cette humiliation, puis m’ordonne de me relever, & de le baiſer ſur la bouche ; il ſavoure ce baiſer pluſieurs minutes & lui donne toute l’expreſſion… toute l’étendue qu’il eſt poſſible d’y concevoir. Pendant ce temps, Armande, c’était le nom de celle qui le ſervait, me déshabillait en détail ; quand la partie des reins, en bas, par laquelle elle avait commencé, eſt à découvert, elle ſe preſſe de me retourner, & d’expoſer à ſon oncle le côté chéri de ſes goûts. Clément l’examine, il le touche, puis s’aſſeyant dans un fauteuil, il m’ordonne de venir le lui faire baiſer ; Armande eſt à ſes genoux, elle l’excite avec ſa bouche, Clément place la ſienne au ſanctuaire du temple que je lui offre, & ſa langue s’égare dans le ſentier qu’on trouve au centre ; ſes mains preſſaient les mêmes autels chez Armande, mais comme les vêtemens que cette fille avait encore l’embarraſſaient, il lui ordonne de les quitter, ce qui fut bientôt fait, & cette docile créature vint reprendre près de ſon oncle une attitude par laquelle ne l’excitant plus qu’avec la main, elle ſe trouvait plus à la portée de celle de Clément. Le Moine impur toujours occupé de même avec moi, m’ordonne alors de donner dans ſa bouche le cours le plus libre aux vents dont pouvaient être affectées mes entrailles ; cette fantaiſie me parut révoltante, mais j’étais encore loin de connaître toutes les irrégularités de la débauche, j’obéis & me reſſens bientôt de l’effet de cette intempérance. Le Moine mieux excité devint plus ardent, il mord ſubitement en ſix endroits les globes de chair que je lui préſente ; je fais un cri & ſaute en avant, il ſe leve, s’avance à moi, la colere dans les yeux, & me demande ſi je ſçais ce que j’ai riſqué en le dérangeant,… je lui fais mille excuſes, il me ſaiſit par mon corſet encore ſur ma poitrine, & l’arrache ainſi que ma chemiſe en moins de temps que je n’en mets à vous le dire… Il empoigne ma gorge avec férocité, & l’invective en la comprimant ; Armande le déshabille, & nous voilà tous les trois nuds ; un inſtant Armande l’occupe, il lui applique de ſa main des claques furieuſes ; il la baiſe à la bouche, il lui mordille la langue & les lèvres, elle crie ; quelquefois la douleur arrache des yeux de cette fille des larmes involontaires ; il la fait monter ſur une chaiſe, & exige d’elle ce même épiſode qu’il a déſiré avec moi. Armande y ſatisfait, je l’excite d’une main ; pendant cette luxure, je le fouette légèrement de l’autre, il mord également Armande, mais elle ſe contient, & n’oſe bouger. Les dents de ce monſtre ſe ſont pourtant imprimées dans les chairs de cette belle fille. On les y voit en pluſieurs endroits ; ſe retournant enſuite bruſquement ; — Théreſe, me dit-il, vous allez cruellement ſouffrir : il n’avait pas beſoin de le dire, ſes yeux ne l’annonçaient que trop. Vous ſerez fuſtigée par-tout, me dit-il, je n’excepte rien ; & en diſant cela, il avait repris ma gorge qu’il maniait avec brutalité ; il en froiſſait les extrémités du bout de ſes doigts & m’occaſionnait des douleurs très-vives ; je n’oſais rien dire de peur de l’irriter encore plus, mais la ſueur couvrait mon front, & mes yeux malgré moi ſe rempliſſaient de pleurs ; il me retourne, me fait agenouiller ſur le bord d’une chaiſe dont mes mains doivent tenir le doſſier ſans ſe déranger une minute, ſous les peines les plus graves ; me voyant enfin là, bien à ſa portée, il ordonne à Armande de lui apporter des verges, elle lui en préſente une poignée mince & longue ; Clément les ſaiſit, & me recommandant de ne pas bouger, il débute par une vingtaine de coups ſur mes épaules & ſur le haut de mes reins ; il me quitte un inſtant, revient prendre Armande & la place à ſix pieds de moi, également à genoux, ſur le bord d’une chaiſe ; il nous déclare qu’il va nous fouetter toutes deux enſemble, & que la premiere des deux qui lâchera la chaiſe, pouſſera un cri, ou verſera une larme ſera ſur-le-champ ſoumiſe par lui à tel ſupplice que bon lui ſemblera : il donne à Armande le même nombre de coups qu’il vient de m’appliquer, & poſitivement ſur les mêmes endroits ; il me reprend, il baiſe tout ce qu’il vient de moleſter, & levant ſes verges, — tiens-toi bien, Coquine, me dit-il, tu vas être traitée comme la derniere des miſérables. Je reçois à ces mots cinquante coups, mais qui ne prennent que depuis le milieu des épaules juſqu’à la chute des reins incluſivement. Il vole à ma camarade & la traite de même : nous ne prononcions pas une parole, on n’entendait que quelques gémiſſemens ſourds & contenus, & nous avions aſſez de force pour retenir nos larmes. À quelque point que fuſſent enflammées les paſſions du Moine, on n’en appercevait pourtant aucun ſigne encore ; par intervalles il s’excitait fortement ſans que rien ſe levât. En ſe rapprochant de moi, il conſidere quelques minutes ces deux globes de chair encore intacte & qui allaient à leur tour endurer le ſupplice ; il les manie, il ne peut s’empêcher de les entr’ouvrir, de les chatouiller, de les baiſer mille fois encore. — Allons, dit-il, du courage… Une grêle de coups tombe à l’inſtant ſur ces maſſes, & les meurtrit juſques aux cuiſſes ; Extrémement animé des bonds, des haut-le-corps, des grincemens, des contorſions que la douleur m’arrache, les examinant, les ſaiſiſſant avec délices, il vient en exprimer, ſur ma bouche qu’il baiſe avec ardeur, les ſenſations dont il eſt agité… Cette fille me plaît, s’écrie-t-il, je n’en ai jamais fuſtigée qui m’ait autant donné de plaiſir ; & il retourne à ſa niéce qu’il traite avec la même barbarie ; il reſtait la partie inférieure depuis le haut des cuiſſes juſqu’aux molets, & ſur l’une & ſur l’autre il frappe avec la même ardeur. — Allons, dit-il encore, en me retournant, changeons de main, & viſitons ceci ; il me donne une vingtaine de coups depuis le milieu du ventre juſqu’au bas des cuiſſes, puis me les faiſant écarter, il frappa rudement dans l’intérieur de l’antre que je lui ouvrais par mon attitude. — Voilà, dit-il, l’oiſeau que je veux plumer : quelques cinglons ayant, par les précautions qu’il prenait, pénétré fort-avant, je ne pus retenir mes cris. — Ah ! ah ! dit le ſcélérat, j’ai donc trouvé l’endroit ſenſible ; bientôt, bientôt nous le viſiterons un peu mieux ; cependant ſa niéce eſt miſe dans la même poſture & traitée de la même maniere ; il l’atteint également ſur les endroits les plus délicats du corps d’une femme ; mais ſoit habitude, ſoit courage, ſoit la crainte d’encourir de plus rudes traitemens, elle a la force de ſe contenir & l’on n’aperçoit d’elle que des frémiſſemens & quelques contorſions involontaires. Il y avait pourtant un peu de changement dans l’état phyſique de ce libertin, & quoique les choſes euſſent encore bien peu de conſiſtance, à force de ſecouſſes elles en annonçaient inceſſamment. — Mettez-vous à genoux, me dit le Moine, je vais vous fouetter ſur la gorge. — Sur la gorge, mon pere ! — Oui, ſur ces deux maſſes lubriques qui ne m’exciterent jamais que pour cet uſage ; & il les ſerrait, il les comprimait violemment en diſant cela. — Oh, mon pere ! cette partie eſt ſi délicate, vous me ferez mourir. — Que m’importe, pourvu que je me ſatisfaſſe ; & il m’applique cinq ou ſix coups qu’heureuſement je pare de mes mains. Voyant cela, il les lie derriere mon dos ; je n’ai plus que les mouvemens de ma phyſionomie & mes larmes pour implorer ma grace, car il m’avait durement ordonné de me taire. Je tâche donc de l’attendrir… mais envain, il appuie fortement une douzaine de coups ſur mes deux ſeins que rien ne garantit plus ; d’affreux cinglons s’impriment auſſitôt en traits de ſang ; la douleur m’arrachait des larmes qui retombaient ſur les veſtiges de la rage de ce monſtre, & les rendaient, diſait-il, mille fois plus intéreſſans encore… il les baiſait, il les dévorait & revenait de tems en tems à ma bouche, à mes yeux inondés de pleurs qu’il ſuçait de même avec lubricité. Armande ſe place, ſes mains ſe lient, elle offre un ſein d’albatre & de la plus belle rondeur ; Clément fait ſemblant de le baiſer, mais c’eſt pour le mordre… Il frappe enfin, & ces belles chairs ſi blanches, ſi potelées ne préſentent bientôt plus aux yeux de leur bourreau que des meurtriſſures & des traces de ſang. — Un inſtant, dit le Moine en fureur, je veux fuſtiger à-la-fois le plus beau des derrieres & le plus doux des ſeins ; il me laiſſe à genoux, & plaçant Armande ſur moi, il lui fait écarter les jambes, en telle ſorte que ma bouche ſe trouve à hauteur de ſon bas ventre, & ma gorge entre ſes cuiſſes au bas de ſon derriere ; par ce moyen le Moine a ce qu’il veut à ſa portée, il a ſous le même point de vue les feſſes d’Armande & mes tétons ; il frappe l’un & l’autre avec acharnement, mais ma compagne pour m’épargner des coups qui deviennent bien plus dangereux pour moi que pour elle, a la complaiſance de ſe baiſſer & de me garantir ainſi, en recevant elle-même des cinglons qui m’euſſent inévitablement bleſſée. Clément s’aperçoit de la ruſe, il dérange l’attitude ; — elle n’y gagnera rien, dit-il en colere, & ſi je veux bien épargner cette partie-là aujourd’hui, ce ne ſera que pour en moleſter une autre pour le moins auſſi délicate ; en me relevant je vis alors que tant d’infamies n’étaient pas faites envain, le débauché ſe trouvait dans le plus brillant état ; il n’en eſt que plus furieux ; il change d’arme, il ouvre une armoire où ſe trouvent pluſieurs martinets, il en ſort un à pointes de fer, qui me fait frémir. — Tiens, Théreſe, me dit-il en me le montrant, vois comme il eſt délicieux de fouetter avec cela… Tu le ſentiras… tu le ſentiras, friponne, mais pour l’inſtant je veux bien n’employer que celui-ci… Il était de cordeletes nouées à douze branches ; au bas de chaque était un nœud plus fort que les autres & de la groſſeur d’un noyau de prune. — Allons, la cavalcade !… la cavalcade ! dit-il à ſa nièce. Celle-ci qui ſavait de quoi il était queſtion, ſe met tout de ſuite à quatre pattes, les reins élevés le plus poſſible, en me diſant de l’imiter ; je le fais. Clément ſe met à cheval ſur mes reins, ſa tête du côté de ma croupe ; Armande, la ſienne préſentée ſe trouve en face de lui : le ſcélérat nous voyant alors toutes les deux bien à ſa portée, nous lance des coups furieux ſur les charmes que nous lui offrons ; mais comme par cette poſture, nous ouvrons dans le plus grand écart poſſible cette délicate partie qui diſtingue notre ſexe de celui des hommes, le barbare y dirige ſes coups, les branches longues & flexibles du fouet dont il ſe ſert, pénétrant dans l’intérieur avec bien plus de facilité que les brins de verges, y laiſſent des traces profondes de ſa rage, tantôt il frappe ſur l’une, tantôt ſes coups ſe lancent ſur l’autre : auſſi bon cavalier que fuſtigateur intrépide, il change pluſieurs fois de monture, nous ſommes excédées, & les titillations de la douleur ſont d’une telle violence qu’il n’eſt preſque plus poſſible de les ſupporter. — Levez-vous, nous dit-il alors en reprenant des verges, oui, levez-vous & craignez-moi : ſes yeux étincellent, il écume : également menacées ſur tout le corps, nous l’évitons,… nous courons comme des égarées dans toutes les parties de la chambre, il nous ſuit, frappant indifféremment & ſur l’une & ſur l’autre ; le ſcélérat nous met en ſang ; il nous rencogne à la fin toutes deux dans la ruelle du lit ; les coups redoublent : la malheureuſe Armande en reçoit un ſur le ſein qui la fait chanceler, cette derniere horreur détermine l’extaſe, & pendant que mon dos en reçoit les effets cruels, mes reins s’inondent des preuves d’un délire dont les réſultats ſont ſi dangereux.

Couchons-nous, me dit enfin Clément ; en voilà peut-être trop pour toi, Théreſe, & certainement pas aſſez pour moi ; on ne ſe laſſe point de cette manie quoiqu’elle ne ſoit qu’une très-imparfaite image de ce qu’on voudrait réellement faire ; ah ! chere fille, tu ne ſais pas juſqu’où nous entraîne cette dépravation, l’ivreſſe où elle nous jette, la commotion violente qui réſulte dans le fluide électrique de l’irritation produite par la douleur ſur l’objet qui ſert nos paſſions ; comme on eſt chatouillé de ſes maux ! Le déſir de les accroître… voilà l’écueil de cette fantaiſie, je le ſais, mais cet écueil eſt-il à craindre pour qui ſe moque de tout. Quoique l’eſprit de Clément fût encore dans l’enthouſiaſme, voyant néanmoins ſes ſens beaucoup plus calmes, j’oſai, répondant à ce qu’il venait de dire, lui reprocher la dépravation de ſes goûts, & la maniere dont ce libertin les juſtifia mérite, ce me ſemble, de trouver place dans les aveux que vous exigez de moi.

La choſe du monde la plus ridicule ſans doute, ma chere Théreſe, me dit Clément, eſt de vouloir diſputer ſur les goûts de l’homme, les contrarier, les blâmer, ou les punir, s’ils ne ſont pas conformes ſoit aux loix du pays qu’on habite, ſoit aux conventions ſociales. Eh, quoi ! Les hommes ne comprendront jamais qu’il n’eſt aucune ſorte de goûts, quelque bizarres, quelque criminels même qu’on puiſſe les ſuppoſer, qui ne dépende de la ſorte d’organiſation que nous avons reçue de la Nature ! Cela poſé, je le demande, de quel droit un homme oſera-t-il exiger d’un autre ou de réformer ſes goûts, ou de les modeler ſur l’ordre ſocial ? De quel droit même les loix qui ne ſont faites que pour le bonheur de l’homme, oſeront-elles ſévir contre celui qui ne peut ſe corriger, ou qui n’y parviendrait qu’aux dépens de ce bonheur que doivent lui conſerver les loix ? Mais déſirât-on même de changer de goûts, le peut-on ? Eſt-il en nous de nous refaire ? Pouvons-nous devenir autres que nous ne ſommes ? L’exigeriez-vous d’un homme contrefait, & cette inconformité de nos goûts eſt-elle autre choſe au moral, que ne l’eſt au phyſique l’imperfection de l’homme contrefait.

Entrons dans quelques détails, j’y conſens ; l’eſprit que je te reconnais, Théreſe, te met à portée de les entendre. Deux irrégularités, je le vois, t’ont déjà frappée parmi nous ; tu t’étonnes de la ſenſation piquante éprouvée par quelques-uns de nos confrères pour des choſes vulgairement reconnues pour fétides ou impures, & tu te ſurprends de même que nos facultés voluptueuſes puiſſent être ébranlées par des actions qui, ſelon toi, ne portent que l’emblême de la férocité ; analyſons l’un & l’autre de ces goûts, & tâchons, s’il ſe peut, de te convaincre qu’il n’eſt rien au monde de plus ſimple que les plaiſirs qui en réſultent.

Il eſt, prétends-tu, ſingulier que des choſes ſales & crapuleuſes puiſſent produire dans nos ſens l’irritation eſſentielle au complement de leur délire ; mais avant que de s’étonner de cela, il faudrait ſentir, chere Théreſe, que les objets n’ont de prix à nos yeux que celui qu’y met notre imagination ; il eſt donc très-poſſible, d’après cette vérité conſtante, que non-ſeulement les choſes les plus bizarres, mais même les plus viles & les plus affreuſes, puiſſent nous affecter très-ſenſiblement. L’imagination de l’homme eſt une faculté de ſon eſprit où vont, par l’organe des ſens, ſe peindre, ſe modifier les objets & ſe former enſuite ſes penſées, en raiſon du premier apperçu de ces objets. Mais cette imagination réſultative elle-même de l’eſpece d’organiſation dont eſt doué l’homme, n’adopte les objets reçus que de telle ou telle maniere, & ne crée enſuite les penſées que d’après les effets produits par le choc des objets apperçus : qu’une comparaiſon facilite à tes yeux ce que j’expoſe. N’as-tu pas vu, Théreſe, des miroirs de formes différentes, quelques-uns qui diminuent les objets, d’autres qui les groſſiſſent ; ceux-ci qui les rendent affreux ; ceux-là qui leur prêtent des charmes ; t’imagines-tu maintenant que ſi chacune de ces glaces uniſſait la faculté créatrice à la faculté objective, elle ne donnerait pas du même homme qui ſe ſerait regardé dans elle, un portrait tout-à-fait différent, & ce portrait ne ſerait-il pas en raiſon de la maniere dont elle aurait perçu l’objet ? Si aux deux facultés que nous venons de prêter à cette glace, elle joignait maintenant celle de la ſenſibilité, n’aurait-elle pas pour cet homme vû par elle, de telle ou telle maniere, l’eſpece de ſentiment qu’il lui ſerait poſſible de concevoir pour la ſorte d’être qu’elle aurait aperçu ? La glace qui l’aurait vû beau, l’aimerait, celle qui l’aurait vû affreux, le haïrait, & ce ſerait pourtant toujours le même individu.

Telle eſt l’imagination de l’homme, Théreſe ; le même objet s’y repréſente ſous autant de formes qu’elle a de différens modes, & d’après l’effet reçu ſur cette imagination par l’objet, quel qu’il ſoit, elle ſe détermine à l’aimer ou à le haïr ; ſi le choc de l’objet aperçu la frappe d’une maniere agréable, elle l’aime, elle le préfere, bien que cet objet n’ait en lui aucun agrément réel ; & ſi cet objet, quoique d’un prix certain aux yeux d’un autre, n’a frappé l’imagination dont il s’agit que d’une maniere déſagréable, elle s’en éloignera, parce qu’aucun de nos ſentimens ne ſe forme, ne ſe réaliſe qu’en raiſon du produit des différent objets ſur l’imagination ; rien d’étonnant d’après cela que ce qui plaît vivement aux uns, puiſſe déplaire aux autres, & reverſiblement, que la choſe la plus extraordinaire trouve pourtant des ſectateurs… L’homme contrefait trouve auſſi des miroirs qui le rendent beau.

Or, ſi nous avouons que la jouiſſance des ſens ſoit toujours dépendante de l’imagination, toujours réglée par l’imagination, il ne faudra plus s’étonner des variations nombreuſes que l’imagination ſuggérera dans ces jouiſſances, de la multitude infinie de goûts & de paſſions différentes qu’enfanteront les différens écarts de cette imagination. Ces goûts quoique luxurieux, ne devront pas frapper davantage que ceux d’un genre ſimple ; il n’y a aucune raiſon pour trouver une fantaiſie de table moins extraordinaire qu’une fantaiſie de lit ; & dans l’un ou l’autre genre, il n’eſt pas plus étonnant d’idolâtrer une choſe que le commun des hommes trouve déteſtable, qu’il ne l’eſt d’en aimer une généralement reconnue pour bonne. L’unanimité prouve de la conformité dans les organes, mais rien en faveur de la choſe aimée. Les trois quarts de l’univers peuvent trouver délicieuſe l’odeur d’une roſe, ſans que cela puiſſe ſervir de preuve, ni pour condamner le quart qui pourrait la trouver mauvaiſe, ni pour démontrer que cette odeur ſoit véritablement agréable.

Si donc, il exiſte des êtres dans le monde dont les goûts choquent tous les préjugés admis, non-ſeulement il ne faut point s’étonner d’eux, non-ſeulement il ne faut ni les ſermoner, ni les punir ; mais il faut les ſervir, les contenter, anéantir tous les freins qui les gênent, & leur donner, ſi vous voulez être juſte, tous les moyens de ſe ſatisfaire ſans riſque ; parcequ’il n’a pas plus dépendu d’eux d’avoir ce goût bizarre, qu’il n’a dépendu de vous d’être ſpirituel, ou bête, d’être bien fait ou d’être boſſu. C’eſt dans le ſein de la mere que ſe fabriquent les organes qui doivent nous rendre ſuſceptibles de telle ou telle fantaiſie, les premiers objets préſentés, les premiers diſcours entendus achèvent de déterminer le reſſort ; les goûts ſe forment, & rien au monde ne peut plus les détruire. L’éducation a beau faire, elle ne change plus rien, & celui qui doit être un ſcélérat, le devient tout auſſi ſûrement, quelque bonne que ſoit l’éducation qui lui a été donnée, que vole ſûrement à la vertu celui dont les organes ſe trouvent diſpoſés au bien quoique l’inſtituteur l’ait manqué. Tous deux ont agi d’après leur organiſation, d’après les impreſſions qu’ils avaient reçues de la Nature, & l’un n’eſt pas plus digne de punition que l’autre ne l’eſt de récompenſe.

Ce qu’il y a de bien ſingulier, c’eſt que tant qu’il n’eſt queſtion que de choſes futiles, nous ne nous étonnons pas de la différence des goûts ; mais ſitôt qu’il s’agit de la luxure, voilà tout en rumeur, les femmes toujours ſurveillantes à leurs droits, les femmes que leur faibleſſe & leur peu de valeur engagent à ne rien perdre, frémiſſent à chaque inſtant qu’on ne leur enleve quelque choſe, & ſi malheureuſement on met en uſage dans la jouiſſance des procédés qui choquent leur culte, voilà des crimes dignes de l’échafaud. Et cependant quelle injuſtice ! Le plaiſir des ſens doit-il donc rendre un homme meilleur que les autres plaiſirs de la vie ? Le temple de la génération, en un mot, doit-il mieux fixer nos penchans, plus ſûrement éveiller nos déſirs, que la partie du corps ou la plus contraire, ou la plus éloignée de lui, que l’émanation de ce corps ou la plus fétide, & la plus dégoûtante ? Il ne doit pas, ce me ſemble, paraître plus étonnant de voir un homme porter la ſingularité dans les plaiſirs du libertinage, qu’il ne doit l’être de la lui voir employer dans les autres fonctions de la vie ! Encore une fois dans l’un & dans l’autre cas, la ſingularité eſt le réſultat de ſes organes : eſt-ce ſa faute, ſi ce qui vous affecte eſt nul pour lui, ou s’il n’eſt ému que de ce qui vous répugne ? Quel eſt l’homme qui ne réformerait pas à l’inſtant ſes goûts, ſes affections, ſes penchans ſur le plan général, & qui n’aimerait pas mieux être comme tout le monde, que de ſe ſingulariſer s’il en était le maître ? Il y a l’intolérance la plus ſtupide & la plus barbare à vouloir ſévir contre un tel homme ; il n’eſt pas plus coupable envers la ſociété, quels que ſoient ſes égaremens, que ne l’eſt, comme je viens de le dire, celui qui ſerait venu au monde borgne ou boiteux ! Et il eſt auſſi injuſte de punir ou de ſe moquer de celui-ci, qu’il le ſerait d’affliger l’autre ou de le perſiffler. L’homme doué de goûts ſinguliers eſt un malade, c’eſt ſi vous le voulez une femme à vapeurs hiſtériques. Nous eſt-il jamais venu dans l’idée de punir ou de contrarier l’un ou l’autre ; ſoyons également juſtes pour l’homme dont les caprices nous ſurprennent ; parfaitement ſemblable au malade ou à la vaporeuſe, il eſt comme eux à plaindre & non pas à blâmer ; telle eſt au moral l’excuſe des gens dont il s’agit ; on la trouverait au phyſique avec la même facilité ſans doute, & quand l’anatomie ſera perfectionnée on démontrera facilement par elle, le rapport de l’organiſation de l’homme, aux goûts qui l’auront affecté. Pédans, bourreaux, guichetiers, légiſlateurs, racaille tonſurée, que ferez-vous quand nous en ſerons là ? Que deviendront vos loix, votre morale, votre religion, vos potences, votre paradis, vos Dieux, votre enfer, quand il ſera démontré que tel ou tel cours de liqueurs, telle ſorte de fibres, tel degré d’âcreté dans le ſang ou dans les eſprits animaux ſuffiſent à faire d’un homme l’objet de vos peines ou de vos récompenſes. Pourſuivons ; les goûts cruels t’étonnent !

Quel eſt l’objet de l’homme qui jouit, n’eſt-il pas de donner à ſes ſens toute l’irritation dont ils ſont ſuſceptibles, afin d’arriver mieux & plus chaudement, au moyen de cela, à la derniere criſe… criſe précieuſe qui caractériſe la jouiſſance de bonne ou mauvaiſe, en raiſon du plus ou moins d’activité dont s’eſt trouvée cette criſe ? Or, n’eſt-ce pas un ſophiſme inſoutenable que d’oſer dire qu’il eſt néceſſaire, pour l’améliorer, qu’elle ſoit partagée de la femme ? N’eſt-il donc pas viſible que la femme ne peut rien partager avec nous ſans nous prendre, & que tout ce qu’elle nous dérobe doit néceſſairement être à nos dépens ? Et de quelle néceſſité eſt-il donc, je le demande, qu’une femme jouiſſe quand nous jouiſſons ; y a-t-il dans ce procédé un autre ſentiment que l’orgueil qui puiſſe être flatté ? Et ne retrouvez-vous pas d’une maniere bien plus piquante la ſenſation de ce ſentiment orgueilleux, en contraignant au contraire avec dureté cette femme à ceſſer de jouir afin de vous faire jouir ſeul, afin que rien ne l’empêche de s’occuper de votre jouiſſance. La tyrannie ne flatte-t-elle pas l’orgueil d’une maniere bien plus vive que la bienfaiſance ? Celui qui impoſe en un mot, n’eſt-il pas le maître bien plus ſûrement que celui qui partage ? Mais comment put-il venir dans la tête d’un homme raiſonnable que la délicateſſe eût quelque prix en jouiſſance ! Il eſt abſurde de vouloir ſoutenir qu’elle y ſoit néceſſaire ; elle n’ajoute jamais rien au plaiſir des ſens, je dis plus, elle y nuit ; c’eſt une choſe très-différente que d’aimer ou que de jouir ; la preuve en eſt qu’on aime tous les jours ſans jouir, & qu’on jouit encore plus ſouvent ſans aimer. Tout ce qu’on mêle de délicateſſe dans les voluptés dont il s’agit, ne peut être donné à la jouiſſance de la femme qu’aux dépens de celle de l’homme, & tant que celui-ci s’occupe de faire jouir, aſſurément il ne jouit pas, ou ſa jouiſſance n’eſt plus qu’intellectuelle, c’eſt-à-dire chimérique & bien inférieure à celle des ſens. Non, Théreſe, non, je ne ceſſerai de le répéter, il eſt parfaitement inutile qu’une jouiſſance ſoit partagée pour être vive ; & pour rendre cette ſorte de plaiſir auſſi piquant qu’il eſt ſuſceptible de l’être ; il eſt au contraire très-eſſentiel que l’homme ne jouiſſe qu’aux dépens de la femme, qu’il prenne d’elle (quelque ſenſation qu’elle en éprouve) tout ce qui peut donner de l’accroiſſement à la volupté dont il veut jouir, ſans le plus léger égard aux effets qui peuvent en réſulter pour la femme, car ces égards le troubleront ; ou il voudra que la femme partage, alors il ne jouit plus, ou il craindra qu’elle ne ſouffre, & le voilà dérangé. Si l’égoïſme eſt la premiere loi de la Nature, c’eſt bien ſûrement plus qu’ailleurs dans les plaiſirs de la lubricité, que cette céleſte Mere déſire qu’il ſoit notre ſeul mobile ; c’eſt un très-petit malheur que, pour l’accroiſſement de la volupté de l’homme, il lui faille ou négliger, ou troubler celle de la femme ; car ſi ce trouble lui fait gagner quelque choſe, ce que perd l’objet qui le ſert, ne le touche en rien, il doit lui être indifférent que cet objet ſoit heureux ou malheureux, pourvu que lui ſoit délecté ; il n’y a véritablement aucune ſorte de rapports entre cet objet & lui. Il ſerait donc fou de s’occuper des ſenſations de cet objet aux dépens des ſiennes ; abſolument imbécille, ſi pour modifier ces ſenſations étrangères il renonce à l’amélioration des ſiennes. Cela poſé, ſi l’individu dont il eſt queſtion, eſt malheureuſement organiſé de maniere à n’être ému qu’en produiſant, dans l’objet qui lui ſert, de douloureuſes ſenſations, vous avouerez qu’il doit s’y livrer ſans remords, puiſqu’il eſt là pour jouir, abſtraction faite de tout ce qui peut en réſulter pour cet objet… Nous y reviendrons : continuons de marcher par ordre.

Les jouiſſances iſolées ont donc des charmes, elles peuvent donc en avoir plus que toutes autres ; eh ! s’il n’en était pas ainſi, comment jouiraient tant de vieillards, tant de gens ou contrefaits ou pleins de défauts ; ils ſont bien sûrs qu’on ne les aime pas ; bien certains qu’il eſt impoſſible qu’on partage ce qu’ils éprouvent, en ont-ils moins de volupté ? Déſirent-ils ſeulement l’illuſion ? Entierement égoïſtes dans leurs plaiſirs, vous ne les voyez occupés que d’en prendre, tout ſacrifier pour en recevoir, & ne ſoupçonner jamais dans l’objet qui leur ſert, d’autres propriétés, que des propriétés paſſives. Il n’eſt donc nullement néceſſaire de donner des plaiſirs pour en recevoir, la ſituation heureuſe ou malheureuſe de la victime de notre débauche, eſt donc abſolument égale à la ſatisfaction de nos ſens, il n’eſt nullement queſtion de l’état où peut être ſon cœur & ſon eſprit ; cet objet peut indifféremment ſe plaire ou ſouffrir à ce que vous lui faites, vous aimer ou vous déteſter : toutes ces conſidérations ſont nulles dès qu’il ne s’agit que des ſens. Les femmes, j’en conviens, peuvent établir des maximes contraires, mais les femmes qui ne ſont que les machines de la volupté, qui ne doivent en être que les plaſtrons, ſont récuſables toutes les fois qu’il faut établir un ſyſtême réel ſur cette ſorte de plaiſir. Y a-t-il un ſeul homme raiſonnable qui ſoit envieux de faire partager ſa jouiſſance à des filles de joie ? Et n’y a-t-il pas des millions d’hommes qui prennent pourtant de grands plaiſirs avec ces créatures ? Ce ſont donc autant d’individus perſuadés de ce que j’établis, qui le mettent en pratique, ſans s’en douter, & qui blâment ridiculement ceux qui légitiment leurs actions par de bons principes, & cela, parce que l’univers eſt plein de ſtatues organiſées qui vont, qui viennent, qui agiſſent, qui mangent, qui digerent, ſans jamais ſe rendre compte de rien.

Les plaiſirs iſolés, démontrés auſſi délicieux que les autres, & beaucoup plus aſſurément, il devient donc tout ſimple alors que cette jouiſſance priſe indépendamment de l’objet qui nous ſert, ſoit non-ſeulement très-éloignée de ce qui peut lui plaire, mais même ſe trouve contraire à ſes plaiſirs : je vais plus loin, elle peut devenir une douleur impoſée, une vexation, un ſupplice, ſans qu’il y ait rien d’extraordinaire, ſans qu’il en réſulte autre choſe qu’un accroiſſement de plaiſir bien plus sûr pour le deſpote qui tourmente ou qui vexe ; eſſayons de le démontrer.

L’émotion de la volupté n’eſt autre ſur notre ame qu’une eſpece de vibration produite, au moyen des ſecouſſes que l’imagination enflammée par le ſouvenir d’un objet lubrique, fait éprouver à nos ſens, ou au moyen de la préſence de cet objet, ou mieux encore par l’irritation que reſſent cet objet dans le genre qui nous émeut le plus fortement ; ainſi notre volupté, ce chatouillement inexprimable qui nous égare, qui nous tranſporte au plus haut point de bonheur où puiſſe arriver l’homme, ne s’allumera jamais que par deux cauſes, ou qu’en apercevant réellement ou fictivement dans l’objet qui nous ſert, l’eſpece de beauté qui nous flatte le plus, ou qu’en voyant éprouver à cet objet la plus forte ſenſation poſſible ; or, il n’eſt aucune ſorte de ſenſation qui ſoit plus vive que celle de la douleur ; ſes impreſſions ſont ſûres, elles ne trompent point comme celles du plaiſir, perpétuellement jouées par les femmes & preſque jamais reſſenties par elles ; que d’amour-propre d’ailleurs, que de jeuneſſe, de force, de ſanté ne faut-il pas pour être ſûr de produire dans une femme cette douteuſe & peu ſatisfaiſante impreſſion du plaiſir. Celle de la douleur au contraire, n’exige pas la moindre choſe : plus un homme a de défauts, plus il eſt vieux, moins il eſt aimable, mieux il réuſſira. À l’égard du but, il ſera bien plus ſûrement atteint puiſque nous établiſſons qu’on ne le touche, je veux dire, qu’on n’irrite jamais mieux ſes ſens que lorſqu’on a produit dans l’objet qui nous ſert la plus grande impreſſion poſſible, n’importe par quelle voie ; celui qui fera donc naître dans une femme l’impreſſion la plus tumultueuſe, celui qui bouleverſera le mieux toute l’organiſation de cette femme, aura décidément réuſſi à ſe procurer la plus grande doſe de volupté poſſible, parce que le choc réſultatif des impreſſions des autres ſur nous, devant être en raiſon de l’impreſſion produite, ſera néceſſairement plus actif, ſi cette impreſſion des autres a été pénible, que ſi elle n’a été que douce ou moëleuſe ; d’après cela, le voluptueux égoïſte qui eſt perſuadé que ſes plaiſirs ne ſeront vifs qu’autant qu’ils ſeront entiers, impoſera donc, quand il en ſera le maître, la plus forte doſe poſſible de douleur à l’objet qui lui ſert, bien certain que ce qu’il retirera de volupté ne ſera qu’en raiſon de la plus vive impreſſion qu’il aura produite. — Ces ſyſtêmes ſont épouvantables, mon pere, dis-je à Clément, ils conduiſent à des goûts cruels, à des goûts horribles. — Et qu’importe, répondit le barbare ; encore une fois ſommes-nous les maîtres de nos goûts ? Ne devons-nous pas céder à l’empire de ceux que nous avons reçus de la Nature, comme la tête orgueilleuſe du chêne plie ſous l’orage qui le ballotte ? Si la Nature était offenſée de ces goûts, elle ne nous les inſpirerait pas ; il eſt impoſſible que nous puiſſions recevoir d’elle un ſentiment fait pour l’outrager, & dans cette extrême certitude, nous pouvons nous livrer à nos paſſions de quelque genre, de quelque violence qu’elles puiſſent-être, bien certains que tous les inconvéniens qu’entraîne leur choc ne ſont que des deſſeins de la Nature dont nous ſommes les organes involontaires. Et que nous font les ſuites de ces paſſions ? Lorſque l’on veut ſe délecter par une action quelconque, il ne s’agit nullement des ſuites. — Je ne vous parle pas des ſuites, interrompis-je bruſquement, il eſt queſtion de la choſe même ; aſſurément ſi vous êtes le plus fort, & que par d’atroces principes de cruauté vous n’aimiez à jouir que par la douleur, dans la vue d’augmenter vos ſenſations, vous arriverez inſenſiblement à les produire ſur l’objet qui vous ſert, au degré de violence capable de lui ravir le jour. — Soit ; c’eſt-à-dire que par des goûts donnés par la Nature, j’aurai ſervi les deſſeins de la Nature qui n’opérant ſes créations que par des deſtructions, ne m’inſpire jamais l’idée de celle-ci que quand elle a beſoin des autres ; c’eſt-à-dire que d’une portion de matiere oblongue j’en aurai formé trois ou quatre mille rondes ou quarrées. Oh ! Théreſe, ſont-ce là des crimes ? Peut-on nommer ainſi ce qui ſert la Nature ? L’homme a-t-il le pouvoir de commettre des crimes ? Et lorſque préférant ſon bonheur à celui des autres, il renverſe ou détruit tout ce qu’il trouve dans ſon paſſage, a-t-il fait autre choſe que ſervir la Nature dont les premieres & les plus ſûres inſpirations lui dictent de ſe rendre heureux, n’importe aux dépens de qui ? Le ſyſtêmes de l’amour du prochain eſt une chimere que nous devons au chriſtianiſme & non pas à la Nature ; le ſectateur du Nazaréen, tourmenté, malheureux & par conſéquent dans l’état de faibleſſe qui devait faire crier à la tolérance, à l’humanité, dut néceſſairement établir ce rapport fabuleux d’un être à un autre ; il préſervait ſa vie en le faiſant réuſſir. Mais le philoſophe n’admet pas ces rapports giganteſques ; ne voyant, ne conſidérant que lui ſeul dans l’univers, c’eſt à lui ſeul qu’il rapporte tout. S’il ménage ou careſſe un inſtant les autres, ce n’eſt jamais que relativement au profit qu’il croit en tirer ; n’a-t-il plus beſoin d’eux, prédomine-t-il par ſa force, il abjure alors à jamais tous ces beaux ſyſtêmes d’humanité & de bienfaiſance auxquels il ne ſe ſoumettait que par politique ; il ne craint plus de rendre tout à lui, d’y ramener tout ce qui l’entoure, & quelque choſe que puiſſe coûter ſes jouiſſances aux autres, il les aſſouvit ſans examen, comme ſans remords. — Mais l’homme dont vous parlez eſt un monſtre. — L’homme dont je parle eſt celui de la Nature. — C’eſt une bête féroce. — Eh bien, le tigre, le léopard dont cet homme eſt, ſi tu veux, l’image, n’eſt-il pas comme lui créé par la Nature & créé pour remplir les intentions de la Nature ? Le loup qui dévore l’agneau accomplit les vues de cette mere commune, comme le malfaiteur qui détruit l’objet de ſa vengeance ou de ſa lubricité. — Oh ! vous aurez beau dire, mon pere ; je n’admettrai jamais cette lubricité deſtructive. — Parce que tu crains d’en devenir l’objet, voilà l’égoïſme ; changeons de rôle tu la concevras ; interroge l’agneau, il n’entendra pas non plus que le loup puiſſe le dévorer ; demande au loup à quoi ſert l’agneau : à me nourrir, répondra-t-il. Des loups qui mangent des agneaux, des agneaux dévorés par les loups, le fort qui ſacrifie le faible, le faible la victime du fort, voilà la Nature, voilà ſes vues, voilà ſes plans ; une action & une réaction perpétuelles, une foule de vices & de vertus, un parfait équilibre en un mot réſultant de l’égalité du bien & du mal ſur la terre ; équilibre eſſentiel au maintien des aſtres, à la végétation, & ſans lequel tout ſerait à l’inſtant détruit. Ô Théreſe, elle ſerait bien étonnée cette Nature, ſi elle pouvait un inſtant raiſonner avec nous, & que nous lui diſions que ces crimes qui la ſervent, que ces forfaits qu’elle exige & qu’elle nous inſpire, ſont punis par des loix qu’on nous aſſure être l’image des ſiennes. Imbécilles, nous répondrait-elle, dors, bois, mange & commets ſans peur de tels crimes quand bon te ſemblera : toutes ces prétendues infamies me plaiſent, & je les veux puiſque je te les inſpire. Il t’appartient bien de régler ce qui m’irrite, ou ce qui me délecte ; apprends que tu n’as rien dans toi qui ne m’appartienne, rien que je n’y ai placé par des raiſons qu’il ne te convient pas de connaître ; que la plus abominable de tes actions, n’eſt comme la plus vertueuſe d’un autre, qu’une des manieres de me ſervir. Ne te contiens donc point, nargue tes loix, tes conventions ſociales & tes Dieux ; n’écoute que moi ſeule, & crois que s’il exiſte un crime à mes regards, c’eſt l’oppoſition que tu mettrais à ce que je t’inſpire, par ta réſiſtance ou par tes ſophiſmes. — O, juſte Ciel, m’écriai-je, vous me faites frémir. S’il n’y avait pas des crimes contre la Nature d’où nous viendrait donc cette répugnance invincible que nous éprouvons pour de certains délits ? — Cette répugnance n’eſt pas dictée par la Nature, répondit vivement ce ſcélérat ; elle n’a ſa ſource que dans le défaut d’habitude ; n’en eſt-il pas de même pour de certains mets ? Quoiqu’excellens, n’y répugnons-nous pas ſeulement par défaut d’habitude ; oſerait-on dire d’après cela que ces mets ne ſont pas bons ? Tâchons de nous vaincre, & nous conviendrons bientôt de leur ſaveur ; nous répugnons aux médicamens, quoiqu’ils nous ſoient pourtant ſalutaires ; accoutumons-nous de même au mal, nous n’y trouverons bientôt plus que des charmes ; cette répugnance momentanée eſt bien plutôt une adreſſe, une coquetterie de la Nature, qu’un avertiſſement que la choſe l’outrage : elle nous prépare ainſi les plaiſirs du triomphe ; elle en augmente ceux de l’action même : il y a mieux, Théreſe, il y a mieux ; c’eſt que plus l’action nous ſemble épouvantable, plus elle contrarie nos uſages & nos mœurs, plus elle briſe de freins, plus elle choque toutes nos conventions ſociales, plus elle bleſſe ce que nous croyons être les loix de la Nature, & plus au contraire elle eſt utile à cette même Nature. Ce n’eſt jamais que par les crimes qu’elle rentre dans les droits que la Vertu lui ravit ſans ceſſe. Si le crime eſt léger en différant moins de la vertu, il établira plus lentement l’équilibre indiſpenſable à la Nature ; mais plus il eſt capital, plus il égaliſe les poids, plus il balance l’empire de la Vertu qui détruirait tout ſans cela. Qu’il ceſſe donc de s’effrayer celui qui médite un forfait, ou celui qui vient de le commettre, plus ſon crime aura d’étendue, mieux il aura ſervi la Nature.

Ces épouvantables ſyſtêmes ramenerent bientôt mes idées aux ſentimens d’Omphale ſur la maniere dont nous ſortions de cette affreuſe maiſon. Ce fut donc dès-lors que j’adoptai les projets que vous me verrez exécuter dans la ſuite. Néanmoins pour achever de m’éclaircir, je ne pus m’empêcher de faire encore quelques queſtions au pere Clément ; au moins, lui dis-je, vous ne gardez pas éternellement les malheureuſes victimes de vos paſſions, vous les renvoyez ſans doute quand vous en êtes las. — Aſſurément, Théreſe, me répondit le Moine, tu n’es entrée dans cette maiſon que pour en ſortir, quand nous ſerons convenus tous les quatre de t’accorder ta retraite. Tu l’auras très-certainement. — Mais ne craignez-vous pas, continuai-je, que des filles plus jeunes & moins diſcretes n’aillent quelquefois révéler ce qui s’eſt fait chez vous ? — C’eſt impoſſible. — Impoſſible ? — Abſolument. — Pourriez-vous m’expliquer…? — Non c’eſt là notre ſecret, mais tout ce dont je puis t’aſſurer, c’eſt que diſcrete ou non, il te ſera parfaitement impoſſible de jamais dire, quand tu ſeras hors d’ici, un ſeul mot de ce qui s’y fait. Auſſi tu le vois, Théreſe, je ne te recommande aucune diſcrétion, une politique contrainte n’enchaîne nullement mes déſirs… & le Moine s’endormit à ces mots. Dès cet inſtant il ne me fut plus poſſible de ne pas voir que les partis les plus violens ſe prenaient contre les malheureuſes réformées, & que cette terrible ſécurité dont on ſe vantait, n’était le fruit que de leur mort. Je ne m’affermis que mieux dans ma réſolution ; nous en verrons bientôt l’effet.

Dès que Clément fut endormi, Armande s’approcha de moi, — il va ſe réveiller bientôt comme un furieux, me dit-elle, la Nature n’endort ſes ſens que pour leur prêter, après un peu de repos, une bien plus grande énergie ; encore une ſcène, & nous ſerons tranquilles juſqu’à demain. — Mais toi, dis-je à ma compagne, que ne dors-tu quelques inſtans ? — Le puis-je, me répondit Armande, ſi je ne veillais pas debout autour de ſon lit, & que ma négligence fût aperçue, il ſerait homme à me poignarder. — Oh ! Ciel, dis-je, eh, quoi ! même en dormant, ce ſcélérat veut que ce qui l’environne ſoit dans un état de ſouffrance ? — Oui, me répondit ma compagne, c’eſt la barbarie de cette idée qui lui procure ce réveil furieux que tu vas lui voir, il eſt ſur cela comme ces écrivains pervers, dont la corruption eſt ſi dangereuſe, ſi active qu’ils n’ont pour but en imprimant leurs affreux ſyſtêmes, que d’étendre au-delà de leur vie la ſomme de leurs crimes ; ils n’en peuvent plus faire, mais leurs maudits écrits en feront commettre, & cette douce idée qu’ils emportent au tombeau les conſole de l’obligation, où les met la mort de renoncer au mal. — Les monſtres, m’écriai-je !… Armande qui était une créature fort-douce me baiſa en verſant quelques larmes, puis ſe remit à battre l’eſtrade autour du lit de ce roué.

Au bout de deux heures, le Moine ſe réveilla effectivement, dans une prodigieuſe agitation, & me prit avec tant de force que je crus qu’il allait m’étouffer ; ſa reſpiration était vive & preſſée ; ſes yeux étincellaient, il prononçait des paroles ſans ſuite, qui n’étaient autres que des blaſphêmes ou des mots de libertinage ; il appelle Armande, il lui demande des verges, & recommence à nous fuſtiger toutes deux, mais d’une maniere encore plus vigoureuſe qu’il ne l’avait fait avant de s’endormir. C’eſt par moi qu’il a l’air de vouloir terminer ; je jette les hauts cris ; pour abréger mes peines, Armande l’excite violemment, il s’égare, & le monſtre à la fin décidé par les plus violentes ſenſations perd avec les flots embraſés de ſa ſemence & ſon ardeur & ſes déſirs.

Tout fut calme le reſte de la nuit ; en ſe levant le Moine ſe contenta de nous toucher & de nous examiner toutes les deux ; & comme il allait dire ſa Meſſe, nous rentrames au ſérail. La Doyenne ne put s’empêcher de me déſirer dans l’état d’inflammation où elle prétendait que je devais être ; anéantie comme je l’étais, pouvais-je me défendre ? Elle fit ce qu’elle voulut, aſſez pour me convaincre qu’une femme même, à pareille école, perdant bientôt toute la délicateſſe & toute la retenue de ſon ſexe, ne pouvait, à l’exemple de ſes tyrans, devenir qu’obſcene ou cruelle.

Deux nuits après je couchai chez Jérôme ; je ne vous peindrai point ſes horreurs, elles furent plus effrayantes encore. Quelle école, grand Dieu ! enfin au bout d’une ſemaine toutes mes tournées furent faites. Alors Omphale me demanda s’il n’était pas vrai que de tous, Clément fût celui dont j’euſſe le plus à me plaindre. — Hélas ! répondis-je, au milieu d’une foule d’horreurs & de ſaletés qui tantôt dégoûtent & tantôt révoltent, il eſt bien difficile que je prononce ſur le plus odieux de ces ſcélérats ; je ſuis excédée de tous, & je voudrais déjà me voir dehors quel que ſoit le deſtin qui m’attende. — Il ſerait poſſible que tu fuſſes bientôt ſatisfaite, me répondit ma compagne ; nous touchons à l’époque de la fête : rarement cette circonſtance a lieu ſans leur rapporter des victimes ; ou ils ſéduiſent de jeunes filles par le moyen de la confeſſion, ou ils en eſcamotent, s’ils le peuvent ; autant de nouvelles recrues qui ſuppoſent toujours des réformes.

Elle arriva cette fameuſe fête… pourrez-vous croire, Madame, à quelle impiété monſtrueuſe ſe porterent les Moines à cet événement ! Ils imaginerent qu’un miracle viſible doublerait l’éclat de leur réputation ; en conſéquence ils revêtirent Florette, la plus jeune des filles, de tous les ornemens de la Vierge ; par des cordons qui ne ſe voyaient pas, ils la lierent au mur de la niche, & lui ordonnerent de lever tout-à-coup les bras avec componction vers le Ciel, quand on y éleverait l’hoſtie. Comme cette petite créature était menacée des plus cruels châtimens, ſi elle venait à dire un ſeul mot, ou à manquer ſon rôle, elle s’en tira à merveille, & la fraude eut tout le ſuccès qu’on pouvait en attendre. Le peuple cria au miracle, laiſſa de riches offrandes à la Vierge, & s’en retourna plus convaincu que jamais de l’efficacité des grâces de cette mere céleſte. Nos libertins voulurent, pour doubler leurs impiétés, que Florette parût aux orgies du ſoir dans les mêmes vêtemens qui lui avaient attiré tant d’hommages, & chacun d’eux enflamma ſes odieux déſirs à la ſoumettre, ſous ce coſtume, à l’irrégularité de ſes caprices. Irrités de ce premier crime les ſacriléges ne s’en tiennent point là : ils font mettre nue cet enfant, ils la couchent à plat-ventre ſur une grande table ; ils allument des cierges, ils placent l’image de notre Sauveur au milieu des reins de la jeune fille & oſent conſommer ſur ſes feſſes le plus redoutable de nos myſteres. Je m’évanouis à ce ſpectacle horrible, il me fut impoſſible de le ſoutenir. Sévérino me voyant en cet état, dit que pour m’y apprivoiſer il fallait que je ſerviſſe d’autel à mon tour. On me ſaiſit ; on me place au même lieu que Florette ; le ſacrifice ſe conſomme, & l’hoſtie… ce ſymbole ſacré de notre auguſte Religion… Sévérino s’en ſaiſit, il l’enfonce au local obſcène de ſes ſodomites jouiſſances… la foule avec injure… la preſſe avec ignominie ſous les coups redoublés de ſon dard monſtrueux, & lance, en blaſphémant, ſur le corps même de ſon Sauveur, les flots impurs du torrent de ſa lubricité… !

On me retira ſans mouvement de ſes mains ; il fallut me porter dans ma chambre où je pleurai huit jours de ſuite le crime horrible auquel j’avais ſervi malgré moi. Ce ſouvenir briſe encore mon ame, je n’y penſe pas ſans frémir… La Religion eſt en moi l’effet du ſentiment, tout ce qui l’offenſe, ou l’outrage fait jaillir le ſang de mon cœur.

L’époque du renouvellement du mois allait arriver, lorſque Sévérino entre un matin, vers les neuf heures, dans notre chambre ; il paraiſſait très-enflammé ; une ſorte d’égarement ſe peignait dans ſes yeux ; il nous examine, nous place tour-à-tour dans ſon attitude chérie, & s’arrête particulierement à Omphale ; il reſte pluſieurs minutes à la contempler dans cette poſture, il s’excite ſourdement, il baiſe ce qu’on lui préſente, fait voir qu’il eſt en état de conſommer, & ne conſomme rien ; la faiſant enſuite relever, il lance ſur elle des regards où ſe peignent la rage & la méchanceté ; puis lui appliquant à tour de reins un vigoureux coup de pied dans le bas-ventre, il l’envoie tomber à vingt pas de là. — La ſociété te réforme, Catin, lui-dit-il, elle eſt laſſe de toi, ſois prête à l’entrée de la nuit, je viendrai te chercher moi-même, & il ſort.

Dès qu’il eſt parti, Omphale ſe releve, elle ſe jette en pleurs dans mes bras, — eh, bien ! me dit-elle, à l’infamie, à la cruauté des préliminaires, peux-tu t’aveugler encore ſur les ſuites ? Que vais-je devenir, grand Dieu ! — Tranquilliſe-toi, dis-je à cette malheureuſe, je ſuis maintenant décidée à tout ; je n’attends que l’occaſion ; peut-être ſe préſentera-t-elle plutôt que tu ne penſes ; je divulguerai ces horreurs ; s’il eſt vrai que leurs procédés ſoient auſſi cruels que nous avons lieu de le croire, tâche d’obtenir quelques délais, & je t’arracherai de leurs mains. Dans le cas où Omphale ſerait relâchée, elle jura de même de me ſervir, & nous pleurâmes toutes deux. La journée ſe paſſa ſans événemens ; vers les cinq heures Sévérino remonta lui-même. — Allons, dit-il bruſquement à Omphale, es-tu prête ? — Oui, mon pere, répondit-elle en ſanglottant ; permettez que j’embraſſe mes compagnes. — Cela eſt inutile, dit le Moine ; nous n’avons pas le temps de faire une ſcène de pleurs ; on nous attend, partons. Alors elle demanda s’il fallait qu’elle emportât ſes hardes. — Non, dit le Supérieur, tout n’eſt-il pas de la maiſon ? Vous n’avez plus beſoin de cela ; puis ſe reprenant, comme quelqu’un qui en a trop dit : — ces hardes vous deviennent inutiles, vous en ferez faire ſur votre taille, qui vous iront mieux ; contentez-vous donc d’emporter ſeulement ce que vous avez ſur vous. Je demandai au Moine s’il voulait me permettre d’accompagner Omphale ſeulement juſqu’à la porte de la maiſon,… il me répondit par un regard qui me fit reculer d’effroi… Omphale ſort, elle jette ſur nous des yeux remplis d’inquiétude & de larmes, & dès qu’elle eſt dehors, je me précipite ſur mon lit, au déſeſpoir.

Accoutumées à ces événemens, ou s’aveuglant ſur leurs ſuites, mes compagnes y prirent moins de part que moi, & le Supérieur rentra au bout d’une heure ; il venait prendre celles du ſouper, j’en étais, il ne devait y avoir que quatre femmes, la fille de douze ans, celle de ſeize, celle de vingt-trois & moi. Tout ſe paſſa à-peu-près comme les autres jours ; je remarquai ſeulement que les filles de garde ne s’y trouverent pas, que les Moines ſe parlerent ſouvent à l’oreille, qu’ils burent beaucoup, qu’ils, s’en tinrent à exciter violemment leurs déſirs, ſans jamais ſe permettre de les conſommer, & qu’ils nous renvoyerent de beaucoup meilleure heure, ſans en garder aucune à coucher… Quelles inductions tirer de ces remarques, je les fis parce qu’on prend garde à tout dans de ſemblables circonſtances, mais qu’augurer delà ? Ah ! ma perplexité était telle qu’aucune idée ne ſe préſentait à mon eſprit, qu’elle ne fût auſſitôt combattue par une autre : en me rappellant les propos de Clément je devais tout craindre ſans doute, & puis, l’eſpoir… ce trompeur eſpoir qui nous conſole, qui nous aveugle & nous fait ainſi preſqu’autant de bien que de mal, l’eſpoir enfin venait me raſſurer… Tant d’horreurs étaient ſi loin de moi, qu’il m’était impoſſible de les ſuppoſer ! Je me couchai dans ce terrible état ; tantôt perſuadée qu’Omphale ne manquerait pas au ſerment ; convaincue l’inſtant d’après que les cruels moyens qu’on prendrait vis-à-vis d’elle lui ôteraient tout pouvoir de nous être utile, & telle fut ma derniere opinion quand je vis finir le troiſieme jour ſans avoir encore entendu parler de rien.

Le quatrieme je me trouvais encore du ſouper ; il était nombreux & choiſi. Ce jour-là, les huit plus belles femmes s’y trouvaient ; on m’avait fait la grace de m’y comprendre ; les filles de garde y étaient auſſi. Dès en entrant nous vimes notre nouvelle compagne. — Voilà celle que la ſociété deſtine à remplacer Omphale, Meſdemoiſelles, nous dit Sévérino, & en diſant cela, il arracha du buſte de cette fille les mantelets, les gazes dont elle était couverte, & nous vimes une jeune perſonne de quinze ans, de la figure la plus agréable & la plus délicate : elle leva ſes beaux yeux avec grace ſur chacune de nous ; ils étaient encore humides de larmes, mais de l’intérêt le plus vif ; ſa taille était ſouple & légère, ſa peau d’une blancheur, éblouiſſante, les plus beaux cheveux du monde, & quelque choſe de ſi ſéduiſant dans l’enſemble, qu’il était impoſſible de la voir ſans ſe ſentir involontairement entraîné vers elle. On la nommait Octavie. Nous ſçumes bientôt qu’elle était fille de la premiere qualité, née à Paris & ſortant du Couvent pour venir épouſer le Comte de *** : elle avait été enlevée dans ſa voiture avec deux gouvernantes & trois laquais ; elle ignorait ce qu’était devenue ſa ſuite ; on l’avait priſe ſeule vers l’entrée de la nuit, & après lui avoir bandé les yeux, on l’avait conduite où nous la voyions ſans qu’il lui fût devenu poſſible d’en ſavoir davantage.

Perſonne ne lui avait encore dit un mot. Nos quatre libertins un inſtant en extaſe devant autant de charmes n’eurent la force que de les admirer. L’empire de la beauté contraint au reſpect ; le ſcélérat le plus corrompu lui rend malgré ſon cœur une eſpece de culte qu’il n’enfreint jamais ſans remords ; mais des monſtres tels que ceux auxquels nous avions à faire, languiſſent peu ſous de tels freins. — Allons, bel enfant, dit le Supérieur en l’attirant avec impudence vers le fauteuil ſur lequel il était aſſis, allons, faites-nous voir ſi le reſte de vos charmes répond à ceux que la Nature a placés avec tant de profuſion ſur votre phyſionomie. Et comme cette belle fille ſe troublait, comme elle rougiſſait, & qu’elle cherchait à s’éloigner, Sévérino la ſaiſiſſant bruſquement au travers du corps, — comprenez, lui dit-il, petite Agnès, comprenez donc, que ce qu’on veut vous dire eſt de vous mettre à l’inſtant toute nue ; & le libertin à ces mots, lui gliſſe une main ſous les jupes en la contenant de l’autre ; Clément s’approche, il releve juſqu’au deſſus des reins les vêtemens d’Octavie, & expoſe, au moyen de cette manœuvre, les attraits les plus doux, les plus appétiſſans qu’il ſoit poſſible de voir ; Sévérino qui touche, mais qui n’aperçoit pas, ſe courbe pour regarder, & les voilà tous quatre à convenir qu’ils n’ont jamais rien vu d’auſſi beau. Cependant la modeſte Octavie peu faite à de pareils outrages, répand des larmes & ſe défend. — Déshabillons, déshabillons, dit Antonin, on ne peut rien voir comme cela ; il aide à Sévérino, & dans l’inſtant les attraits de la jeune fille paraiſſent à nos yeux ſans voile. Il n’y eut jamais ſans doute une peau plus blanche, jamais des formes plus heureuſes… Dieu, quel crime !… Tant de beautés, tant de fraîcheur, tant d’innocence & de délicateſſe devaient-elles devenir la proie de ces barbares ! Octavie honteuſe ne ſçait où fuir pour dérober ſes charmes, par-tout elle ne trouve que des yeux qui les dévorent, que des mains brutales qui les ſouillent ; le cercle ſe forme autour d’elle, & ainſi que je l’avais fait, elle le parcourt en tous les ſens ; le brutal Antonin n’a pas la force de réſiſter ; un cruel attentat détermine l’hommage, & l’encens fume aux pieds du Dieu. Jérôme la compare à notre jeune camarade de ſeize ans, la plus-jolie du ſérail ſans doute ; il place auprès l’un de l’autre les deux autels de ſon culte. — Ah ! que de blancheur & de graces, dit-il, en touchant Octavie, mais que : de gentilleſſe & de fraîcheur ſe trouvent également dans celle-ci : en vérité pourſuit le Moine en feu, je ſuis incertain : puis imprimant ſa bouche ſur les attraits que ſes yeux confrontent, Octavie, s’écrie-t-il, tu auras la pomme ; il ne tient qu’à toi, donne-moi le fruit précieux de cet arbre adoré de mon cœur… Oh ! oui, oui, donne-m’en l’une ou l’autre, & j’aſſure à jamais le prix de la beauté à qui m’aura ſervi plutôt ; Sévérino voit qu’il eſt temps de ſonger à des choſes plus ſérieuſes ; abſolument hors d’état d’attendre, il s’empare de cette infortunée, il la place ſuivant ſes déſirs ; ne s’en rapportant pas encore aſſez à ſes ſoins, il appelle Clément à ſon aide. Octavie pleure & n’eſt pas entendue ; le feu brille dans les regards du Moine impudique, maître de la place, on dirait qu’il n’en conſidere les avenues que pour l’attaquer plus ſûrement ; aucunes ruſes, aucuns préparatifs ne s’employant ; cueillerait-il les roſes avec tant de charmes, s’il en écartait les épines ? Quelque énorme diſproportion qui ſe trouve entre la conquête & l’aſſaillant, celui-ci n’entreprend pas moins le combat ; un cri perçant annonce la victoire, mais rien n’attendrit l’ennemi ; plus la captive implore ſa grace, plus on la preſſe avec vigueur, & la malheureuſe a beau ſe débattre, elle eſt bientôt ſacrifiée. — Jamais laurier ne fut plus difficile, dit Sévérino en ſe retirant, j’ai cru que pour la premiere fois de ma vie j’échouerais près du port… Ah ! que d’étroit & que de chaleur ; c’eſt le ganimede des Dieux.

Il faut que je la ramène au ſexe que tu viens de ſouiller, dit Antonin, la ſaiſiſſant delà, & ſans vouloir la laiſſer relever : il eſt plus d’une breche au rempart, dit-il : & s’approchant avec fierté, en un inſtant il eſt au ſanctuaire. De nouveaux cris ſe font entendre : Dieu ſoit loué, dit le malhonnête homme, j’aurais douté de mes ſuccès ſans les gémiſſemens de la victime, mais mon triomphe eſt aſſuré, car voilà du ſang & des pleurs.

— En vérité, dit Clément s’avançant, les verges en main, je ne dérangerai pas non plus cette douce attitude, elle favoriſe trop mes déſirs. La fille de garde de Jérôme & celle de trente ans contenaient Octavie : Clément conſidere, il touche ; la jeune fille effrayée l’implore & ne l’attendrit pas. — Oh, mes amis, dit le Moine exalté, comment ne pas fuſtiger l’écoliere qui nous montre un auſſi beau cul ! L’air retentit auſſitôt du ſifflement des verges & du bruit ſourd de leurs cinglons ſur ces belles chairs ; les cris d’Octavie s’y mêlent, les blaſphêmes du Moine y répondent : quelle ſcène pour ces libertins livrés, au milieu de nous toutes, à mille obſcénités ! Ils l’applaudiſſent, ils l’encouragent, cependant la peau d’Octavie change de couleur, les teintes de l’incarnat le plus vif ſe joignent à l’éclat des lis ; mais ce qui divertirait peut-être un inſtant l’Amour, ſi la modération dirigeait le ſacrifice, devient à force de rigueur un crime affreux envers ſes loix ; rien n’arrête le perfide Moine, plus la jeune éléve ſe plaint, plus éclate la ſévérité du Régent ; depuis le milieu des reins juſqu’au bas des cuiſſes, tout eſt traité de la même maniere, & c’eſt enfin ſur les veſtiges ſanglans de ſes barbares plaiſirs, que le perfide appaiſe ſes feux. — Je ſerai moins ſauvage que tout cela, dit Jérôme en prenant la belle & s’adaptant à ſes levres de corail : voilà le temple où je vais ſacrifier… & dans cette bouche enchantereſſe… je me tais… C’eſt le reptile impur flétriſſant une roſe, ma comparaiſon vous dit tout.

Le reſte de la ſoirée devint ſemblable à tout ce que vous ſavez, ſi ce n’eſt que la beauté, l’âge touchant de cette jeune fille, enflammant encore mieux ces ſcélérats, toutes, leurs infamies redoublerent, & la ſatiété bien plus que la commiſération, en renvoyant cette malheureuſe dans ſa chambre, lui rendit au moins pour quelques heures le calme dont elle avait beſoin,

J’aurais bien déſiré pouvoir la conſoler cette premiere nuit, mais obligée de la paſſer avec Sévérino ç’eût été moi-même au contraire qui me fuſſe trouvée dans le cas d’avoir grand beſoin de ſecours ; j’avais eu le malheur, non pas de plaire, le mot ne ſerait pas convenable, mais d’exciter plus vivement qu’une autre, les infâmes déſirs de ce ſodomiſte ; il me déſirait maintenant preſque toutes les nuits ; épuiſé de celle-ci, il eut beſoin de recherches ; craignant ſans doute de ne pas me faire encore aſſez de mal avec le glaive affreux dont il était doué, il imagina cette fois de me perforer avec un de ces meubles de Religieuſes que la décence ne permet pas de nommer & qui était d’une groſſeur démeſurée ; il fallut ſe prêter à tout. Lui-même faiſait pénétrer l’arme en ſon temple chéri ; à force de ſecouſſes elle entra fort-avant ; je jette des cris ; le Moine s’en amuſe, après quelques allées & venues, tout-à-coup il retire l’inſtrument avec violence & s’engloutit lui-même au gouffre qu’il vient d’entr’ouvrir… Quel caprice ! N’eſt-ce pas là poſitivement le contraire de tout ce que les hommes peuvent déſirer ! Mais qui peut définir l’ame d’un libertin ? Il y a long-temps que l’on ſait que c’eſt là l’énigme de la Nature, elle ne nous en a pas encore donné le mot.

Le matin, ſe trouvant un peu rafraîchi, il voulut eſſayer d’un autre ſupplice, il me fit voir une machine encore bien plus groſſe : celle-ci était creuſe & garnie d’un piſton lançant l’eau avec une incroyable roideur par une ouverture qui donnait au jet plus de trois pouces de circonférence ; cet énorme inſtrument en avait lui-même neuf de tour ſur douze de long. Sévérino le fit remplir d’eau très-chaude & voulut me l’enfoncer par devant ; effrayée d’un pareil projet, je me jette à ſes genoux pour lui demander grace, mais il eſt dans une de ces maudites ſituations où la pitié ne s’entend plus, où les paſſions bien plus éloquentes, mettent à ſa place, en l’étouffant, une cruauté ſouvent bien dangereuſe. Le Moine me menace de toute ſa colere, ſi je ne me prête pas ; il faut obéir. La perfide machine pénétra des deux tiers, & le déchirement qu’elle m’occaſionne joint à l’extrême chaleur dont elle eſt, ſont prêts à m’ôter l’uſage de mes ſens ; pendant ce temps, le Supérieur ne ceſſant d’invectiver les parties qu’il moleſte ſe fait exciter par ſa ſuivante ; après un quart d’heure de ce frottement qui me lacere, il lâche le piſton qui fait jaillir l’eau brûlante au plus profond de la matrice… Je m’évanouis. Sévérino s’extaſiait… Il était dans un délire au moins égal à ma douleur. — Ce n’eſt rien que cela, dit le traître, quand j’eus repris mes ſens, nous traitons ces attraits-là, bien plus durement quelquefois ici… Une ſalade d’épines, morbleu ! bien poivrée, bien vinaigrée, enfoncée dedans avec la pointe d’un couteau, voilà ce qui leur convient pour les ragaillardir ; à la premiere faute que tu feras je t’y condamne, dit le ſcélérat en maniant encore l’objet unique de ſon culte ; mars deux ou trois hommages, après les débauches de la veille, l’avaient mis ſur les dents, je fus congédiée.

Je retrouvai, en rentrant, ma nouvelle compagne dans les pleurs, je fis ce que je pus pour la calmer, mais il n’eſt pas aiſé de prendre facilement ſon parti ſur un changement de ſituation auſſi affreux ; cette jeune fille avait d’ailleurs un grand fonds de religion, de vertu & de ſenſibilité ; ſon état ne lui en parut que plus terrible. Omphale avait eu raiſon de me dire que l’ancienneté n’influait en rien ſur les réformes ; que ſimplement dictées par la fantaiſie des Moines, ou par leur crainte de quelques recherches ultérieures, on pouvait la ſubir au bout de huit jours, comme au bout de vingt ans. Il n’y avait pas quatre mois qu’Octavie était avec nous quand Jérôme vint lui annoncer ſon départ ; quoique ce fût lui, qui eût le plus joui d’elle pendant ſon ſéjour au Couvent, qui eût paru la chérir, & la rechercher davantage, la pauvre enfant partit, nous faiſant les mêmes promeſſes qu’Omphale ; elle les tint tout auſſi peu.

Je ne m’occupai plus dès-lors, que du projet que j’avais conçu depuis le départ d’Omphale ; décidée à tout pour fuir ce repaire ſauvage, rien ne m’effraya pour y réuſſir. Que pouvais-je appréhender en exécutant ce deſſein ? La mort ! De quoi étais-je ſûre en reſtant ? De la mort. Et en réuſſiſſant, je me ſauvais ; il n’y avait donc point à balancer, mais il fallait avant cette entrepriſe que les funeſtes exemples du vice récompenſé, ſe réproduiſiſſent encore ſous mes yeux ; il était écrit ſur le grand livre des deſtins, ſur ce livre obſcur dont nul mortel n’a l’intelligence, il y était gravé, dis-je, que tous ceux qui m’avaient tourmentée, humiliée, tenue dans les fers, recevraient ſans ceſſe à mes regards le prix de leurs forfaits, comme ſi la Providence eût pris à tâche de me montrer l’inutilité de la vertu… Funeſtes leçons qui ne me corrigerent pourtant point, & qui, duſſé-je échapper encore au glaive ſuſpendu ſur ma tête, ne m’empêcheront pas d’être toujours l’eſclave de cette Divinité de mon cœur.

Un matin, ſans que nous nous y attendiſſions, Antonin parut dans notre chambre & nous annonça que le Révérend Pere Sévérino parent & protégé du Pape, venait d’être nommé, par ſa Sainteté, général de l’Ordre des Bénédictins. Dès le jour ſuivant ce Religieux partit effectivement ſans nous voir : on en attendait, nous dit-on, un autre bien ſupérieur pour la débauche à tous ceux qui reſtaient ; nouveaux motifs de preſſer mes démarches.

Le lendemain du départ de Sévérino, les Moines s’étaient décidés à réformer encore une de mes compagnes ; je choiſis pour mon évaſion le jour même où l’on vint annoncer l’arrêt de cette miſérable, afin que les Moines plus occupés priſſent à moi moins d’attention.

Nous étions au commencement du Printems ; la longueur des nuits favoriſait encore un peu mes démarches : depuis deux mois je les préparais ſans qu’on s’en fût douté ; je ſciais peu-à-peu avec un mauvais ciſeau que j’avais trouvé, les grilles de mon cabinet ; déjà ma tête y paſſait aiſément, & des linges qui me ſervaient j’avais compoſé une corde plus que ſuffiſante à franchir les vingt ou vingt-cinq pieds d’élévation qu’Omphale m’avait dit qu’avait le bâtiment. Lorsqu’on avait pris mes hardes, j’avais eu ſoin, comme je vous l’ai dit, d’en retirer ma petite fortune ſe montant à près de ſix louis, je l’avais toujours ſoigneuſement cachée ; en partant je la remis dans mes cheveux, & preſque toute notre chambre ſe trouvant du ſouper ce ſoir-là, ſeule avec une de mes compagnes qui ſe coucha dès que les autres furent deſcendues, je paſſai dans mon cabinet ; là, dégageant le trou que j’avais ſoin de boucher tous les jours, je liai ma corde à l’un des barreaux qui n’était point endommagé, puis me laiſſant gliſſer par ce moyen, j’eus bientôt touché terre. Ce n’était pas ce qui m’avait embarraſſée : les ſix enceintes de murs ou de haies vives dont m’avait parlé ma compagne m’intriguaient bien différemment.

Une fois là, je reconnus que chaque eſpace ou allée circulaire laiſſée d’une haie à l’autre n’avait pas plus de huit pieds de large, & c’eſt cette proximité qui faiſait imaginer au coup-d’œil, que tout ce qui ſe trouvait dans cette partie, n’était qu’un maſſif de bois. La nuit était fort-ſombre ; en tournant cette premiere allée circulaire pour reconnaître ſi je ne trouverais pas d’ouverture à la haie, je paſſai au-deſſous de la ſalle des ſoupers, on n’y était plus ; mon inquiétude en redoubla ; je continuai pourtant mes recherches, je parvins ainſi à la hauteur de la fenêtre de la grande ſalle ſouterraine qui ſe trouvait au-deſſous de celle des orgies ordinaires. J’y aperçus beaucoup de lumiere ; je fus aſſez hardie pour m’en approcher, par ma poſition je plongeais. Ma malheureuſe compagne était étendue ſur un chevalet, les cheveux épars & deſtinée ſans doute à quelqu’effrayant ſupplice où elle allait trouver, pour liberté, l’éternelle fin de ſes malheurs… Je frémis, mais ce que mes regards acheverent de ſurprendre m’étonna bientôt davantage : Omphale, ou n’avait pas tout ſçu, ou n’avait pas tout dit ; j’aperçus quatre filles nues dans ce ſouterrain, qui me parurent fort-belles & fort-jeunes, & qui certainement n’étaient pas des nôtres ; il y avait donc dans cet affreux aſyle d’autres victimes de la lubricité de ces monſtres… d’autres malheureuſes inconnues de nous… Je me hâtai de fuir, & continuai de tourner juſqu’à ce que je fuſſe à l’oppoſé du ſouterrain : n’ayant pas encore trouvé de bréche, je réſolus d’en faire une ; je m’étais, ſans qu’on s’en fût aperçu, munie d’un long couteau ; je travaillai ; malgré mes gands, mes mains furent bientôt déchirées, rien ne m’arrêta ; la haie avait plus de deux pieds d’épaiſſeur, je l’entr’ouvris, & me voilà dans la ſeconde allée ; là, je fus étonnée de ne ſentir à mes pieds qu’une terre molle & flexible dans laquelle j’enfonçais juſqu’à la cheville : plus j’avançais dans ces taillis fourrés, plus l’obſcurité devenait profonde. Curieuſe de ſavoir d’où provenait le changement du ſol, je tâte avec mes mains… Ô juſte Ciel ! je ſaiſis la tête d’un cadavre ! Grand Dieu ! penſai-je épouvantée, tel eſt ici ſans doute, on me l’avait bien dit, le cimetiere où ces bourreaux jettent leurs victimes ; à peine prennent-ils le ſoin de les couvrir de terre !… Ce crâne eſt peut-être celui de ma chere Omphale, ou celui de cette malheureuſe Octavie, ſi belle, ſi douce, ſi bonne, & qui n’a paru ſur la terre que comme les roſes dont ſes attraits étaient l’image ! Moi-même, hélas ! c’eût été là ma place, pourquoi ne pas ſubir mon ſort ? Que gagnerai-je à aller chercher de nouveaux revers ? N’y ai-je pas commis aſſez de mal ? N’y ſuis-je pas devenue le motif d’un aſſez grand nombre de crimes ? Ah ! rempliſſons ma deſtinée ! Ô terre entr’ouvre-toi pour m’engloutir ! C’eſt bien quand on eſt auſſi délaiſſée, auſſi pauvre, auſſi abandonnée que moi, qu’il faut ſe donner tant de peines pour végéter quelques inſtans de plus, parmi des monſtres !… Mais non, je dois venger la Vertu dans les fers… Elle l’attend de mon courage… Ne nous laiſſons point abattre… avançons : il eſt eſſentiel que l’univers ſoit débarraſſé de ſcélérats auſſi dangereux que ceux-ci. Dois-je craindre de perdre trois ou quatre hommes pour ſauver des millions d’individus que leur politique ou leur férocité ſacrifie.

Je perce donc la haie où je me trouve ; celle-ci était plus épaiſſe que l’autre : plus j’avançais, plus je les trouvais fortes. Le trou ſe fait pourtant, mais un ſol ferme au-delà… plus rien qui m’annonçât les mêmes horreurs que je venais de rencontrer ; je parviens ainſi au bord du foſſé, ſans avoir trouvé la muraille que m’avait annoncée Omphale ; il n’y en avait ſûrement point, & il eſt vraiſemblable que les Moines ne le diſaient que pour nous effrayer davantage. Moins enfermée au-delà de cette ſextuple enceinte, je diſtinguai mieux les objets ; l’égliſe & le corps-de-logis qui s’y trouvaient adoſſés ſe préſenterent auſſitôt à mes regards ; le foſſé bordait l’un & l’autre ; je me gardai bien de chercher à le franchir de ce côté ; je longeai les bords, & me voyant enfin en face d’une des routes de la forêt, je réſolus de le traverſer là & de me jetter dans cette route quand j’aurais remonté l’autre bord. Ce foſſé était très-profond, mais ſec pour mon bonheur ; comme le revêtiſſement était de brique, il n’y avait nul moyen d’y gliſſer, je me précipitai donc : un peu étourdie de ma chute, je fus quelques inſtans avant de me relever… Je pourſuis, j’atteins l’autre bord ſans obſtacle, mais comment le gravir ? À force de chercher un endroit commode, j’en trouve un à la fin où quelques briques démolies me donnaient à la fois & la facilité de me ſervir des autres comme d’échelons, & celle d’enfoncer, pour me ſoutenir, la pointe de mon pied dans la terre ; j’étais déjà preſque ſur la crête, lorſque tout s’éboulant par mon poids, je retombai dans le foſſé ſous les débris que j’avais entraînés ; je me crus morte ; cette chute-ci, faite involontairement, avait été plus rude que l’autre ; j’étais d’ailleurs entierement couverte des matériaux qui m’avaient ſuivie ; quelques-uns m’ayant frappé la tête, je me trouvais toute fracaſſée… Ô Dieu ! me dis-je au déſeſpoir, n’allons pas plus avant ; reſtons là ; c’eſt un avertiſſement du Ciel ; il ne veut pas que je pourſuive : mes idées me trompent ſans doute ; le mal eſt peut-être utile ſur la terre, & quand la main de Dieu le déſire, peut-être eſt-ce un tort de s’y oppoſer ! Mais, bientôt révoltée d’un ſyſtême, trop malheureux fruit de la corruption qui m’avait entourée, je me débarraſſe des débris dont je ſuis couverte, & trouvant plus d’aiſance à remonter par la bréche que je viens de faire, à cauſe des nouveaux trous qui s’y ſont formés, j’eſſaie encore, je m’encourage, je me trouve en un inſtant ſur la crête. Tout cela m’avait écarté du ſentier que j’avais aperçu ; mais l’ayant bien remarqué, je le regagne, & me mets à fuir à grands pas. Avant la fin du jour, je me trouvai hors de la forêt, & bientôt ſur cette monticule de laquelle, il y avait ſix mois, j’avais, pour mon malheur, aperçu cet affreux Couvent ; je m’y repoſe quelques minutes, j’étais en nage ; mon premier ſoin eſt de me précipiter à genoux & de demander à Dieu de nouveaux pardons des fautes involontaires que j’avais commiſes dans ce réceptacle odieux du crime & de l’impureté ; des larmes de regrets coulerent bientôt de mes yeux. Hélas ! me dis-je, j’étais bien moins criminelle, quand je quittai l’année derniere ce meme ſentier, guidée par un principe de dévotion ſi funeſtement trompé ! Ô Dieu ! dans quel état puis-je me contempler maintenant ! Ces funeſtes réflexions un peu calmées par le plaiſir de me voir libre, je pourſuivis ma route vers Dijon, m’imaginant que ce ne pouvait être que dans cette Capitale où mes plaintes devaient être légitimement reçues…


Ici Madame de Lorſange voulut engager Théreſe à reprendre haleine, au moins quelques minutes ; elle en avait beſoin ; la chaleur qu’elle mettait à ſa narration, les plaies que ces funeſtes récits r’ouvraient dans ſon ame, tout enfin l’obligeait à quelques momens de tréve. M. de Corville fit apporter des rafraîchiſſemens, & après un peu de repos, notre Héroïne pourſuivit, comme on va le voir, le détail de ſes déplorables aventures.


Fin du Tome Premier.