Justine, ou les Malheurs de la vertu/première partie-2

« en Hollande chez les Libraires associés » [Girouard, Paris] (p. 75-142).

J’allais répondre encore à ces épouvantables blaſphêmes, lorſque le bruit d’un homme à cheval ſe fit entendre auprès de nous. Aux armes ! s’écria Cœur-de-fer plus envieux de mettre en action ſes ſyſtêmes que d’en conſolider les baſes. On vole… & au bout d’un inſtant on amène un infortuné voyageur dans le taillis où ſe trouvait notre camp.

Interrogé ſur le motif qui le faiſait voyager ſeul, & ſi matin dans une route écartée, ſur ſon age, ſur ſa profeſſion, le cavalier répondit qu’il ſe nommait Saint-Florent, un des premiers Négocians de Lyon, qu’il avait trente-ſix ans, qu’il revenait de Flandres pour des affaires relatives à ſon commerce, qu’il avait peu d’argent ſur lui, mais beaucoup de papiers. Il ajouta que ſon valet l’avait quitté la veille, & que pour éviter la chaleur, il marchait de nuit avec le deſſein d’arriver le même jour à Paris, où il reprendrait un nouveau domeſtique, & conclurait une partie de ſes affaires ; qu’au ſurplus s’il ſuivait un ſentier ſolitaire, il fallait apparemment qu’il ſe fût égaré en s’endormant ſur ſon cheval. Et cela dit, il demande la vie, offrant lui-même tout ce qu’il poſſédait. On examina ſon porte-feuille, on compta ſon argent, la priſe ne pouvait être meilleure. Saint-Florent avait près d’un demi-million payable à vue ſur la Capitale, quelques bijoux & environ cent louis… Ami, lui dit Cœur-de-fer, en lui préſentant le bout d’un piſtolet ſous le nez, vous comprenez qu’après un tel vol nous ne pouvons pas vous laiſſer la vie. — Oh, Monſieur, m’écriai-je en me jettant aux pieds de ce ſcélérat, je vous en conjure, ne me donnez pas, à ma réception dans votre troupe, l’horrible ſpectacle de la mort de ce malheureux ; laiſſez-lui la vie, ne me refuſez point la première grâce que je vous demande ; & recourant tout-de-ſuite à une ruſe aſſez ſingulière, afin de légitimer l’intérêt que je paraiſſais prendre à cet homme : le nom que vient de ſe donner Monſieur, ajoutai-je avec chaleur, me fait croire que je lui appartiens d’aſſez près. Ne vous étonnez pas, Monſieur, pourſuivis-je en m’adreſſant au voyageur, ne ſoyez point ſurpris de trouver une parente dans cette ſituation ; je vous expliquerai tout cela. À ces titres, repris-je en implorant de nouveau notre Chef, à ces titres, Monſieur, accordez-moi la vie de ce miſérable, je reconnaîtrai cette faveur par le dévouement le plus entier à tout ce qui pourra ſervir vos intérêts. — Vous ſavez à quelles conditions je puis vous accorder la grâce que vous me demandez, Théreſe, me répondit Cœur-de-fer, vous ſavez ce que j’exige de vous… — Eh ! bien, Monſieur, je ferai tout, m’écriai-je en me précipitant entre ce malheureux & notre Chef toujours prêt à l’égorger… Oui, je ferai tout, Monſieur, je ferai tout, ſauvez-le. — Qu’il vive, dit Cœur-de-fer, mais qu’il prenne parti parmi nous, cette derniere clauſe eſt indiſpenſable, je ne puis rien ſans elle, mes camarades s’y oppoſeraient.

Le négociant ſurpris, n’entendant rien à cette parenté que j’établissais, mais ſe voyant la vie ſauvée, s’il acquieſçait aux propoſitions, ne crut pas devoir balancer un moment. On le fait rafraîchir, & comme nos gens ne vouloient quitter cet endroit qu’au jour, Théreſe, me dit Cœur-de-fer, je vous ſomme de votre promeſſe, mais comme je ſuis excédé ce ſoir, repoſez tranquille près de la Dubois, je vous appellerai vers le point du jour, & la vie de ce faquin, ſi vous balancez, me vengera de votre fourberie. — Dormez, Monſieur, dormez, répondis-je, & croyez que celle que vous avez remplie de reconnaiſſance, n’a d’autre déſir que de s’acquitter. Il s’en fallait pourtant bien que ce fût là mon projet, mais ſi jamais je crus la feinte permiſe, c’était bien en cette occaſion. Nos fripons remplis d’une trop grande confiance, boivent encore & s’endorment, me laiſſant en pleine liberté, près de la Dubois qui, ivre comme le reſte, ferma bientôt également les yeux.

Saiſiſſant alors avec vivacité, le premier moment du ſommeil des ſcélérats qui nous entourent : — Monſieur, dis-je au jeune Lyonnais, la plus affreuſe cataſtrophe m’a jettée malgré moi parmi ces voleurs, je déteſte & eux & l’inſtant fatal qui m’a conduite dans leur troupe ; je n’ai vraiſemblablement pas l’honneur de vous appartenir ; je me ſuis ſervie de cette ruſe pour vous ſauver & m’échapper, ſi vous le trouvez bon, avec vous, des mains de ces miſérables ; le moment eſt propice, ajoutai-je, ſauvons-nous ; j’apperçois votre porte-feuille, reprenons-le, renonçons à l’argent comptant, il eſt dans leurs poches ; nous ne l’enleverions pas ſans danger : partons, Monſieur, partons ; vous voyez ce que je fais pour vous, je me remets en vos mains ; prenez pitié de mon ſort ; ne ſoyez pas ſur-tout plus cruel que ces gens-ci ; daignez reſpecter mon honneur, je vous le confie, c’eſt mon unique tréſor, laiſſez-le-moi, ils ne me l’ont point ravi.

On rendrait mal la prétendue reconnaiſſance de Saint-Florent. Il ne ſavait quels termes employer pour me la peindre ; mais nous n’avions pas le temps de parler ; il s’agiſſait de fuir. J’enleve adroitement le porte-feuille, je le lui rends, & franchiſſant leſtement le taillis, laiſſant le cheval, de peur que le bruit qu’il eût fait n’eût réveillé nos gens, nous gagnons, en toute diligence, le ſentier qui devait nous ſortir de la forêt. Nous fumes aſſez heureux pour en être dehors au point du jour, & ſans avoir été ſuivis de perſonne ; nous entrames avant dix heures du matin dans Luzarches, & là, hors de toute crainte, nous ne penſames plus qu’à nous repoſer.

Il y a des momens dans la vie où l’on ſe trouve fort riche ſans avoir pourtant de quoi vivre, c’était l’hiſtoire de Saint-Florent. Il avoit cinq cens mille francs dans ſon porte-feuille, & pas un écu dans ſa bourſe ; cette réflexion l’arrêta avant que d’entrer dans l’auberge. — Tranquilliſez-vous, Monſieur, lui dis-je en voyant ſon embarras, les voleurs que je quitte ne m’ont pas laiſſée ſans argent, voilà vingt louis, prenez-les, je vous conjure, uſez-en, donnez le reſte aux pauvres ; je ne voudrais, pour rien au monde, garder de l’or acquis par des meurtres.

Saint-Florent qui jouait la délicateſſe, mais qui était bien loin de celle que je devais lui ſuppoſer, ne voulut pas abſolument prendre ce que je lui offrais, il me demanda quels étaient mes deſſeins, me dit qu’il ſe ferait une loi de les remplir, & qu’il ne déſirait que de pouvoir s’acquitter envers moi : — c’eſt de vous que je tiens la fortune & la vie, Théreſe, ajouta-t-il, en me baiſant les mains, puis-je mieux faire que de vous offrir l’un & l’autre ; acceptez-les, je vous en conjure, & permettez au Dieu de l’hymen de reſſerrer les nœuds de l’amitié.

Je ne ſais, mais ſoit preſſentiment, ſoit froideur, j’étais ſi loin de croire que ce que j’avais fait pour ce jeune homme pût m’attirer de tels ſentimens de ſa part, que je lui laiſſai lire ſur ma phyſionomie, le refus que je n’oſais exprimer ; il le comprit, n’inſiſta plus, & s’en tint à me demander ſeulement ce qu’il pourrait faire pour moi. — Monſieur, lui dis-je, ſi réellement mon procédé n’eſt pas ſans mérite à vos yeux, je ne vous demande pour toute récompenſe que de me conduire avec vous à Lyon, & de m’y placer dans quelque maiſon honnête, où ma pudeur n’ait plus à ſouffrir. — Vous ne ſauriez mieux faire, me dit Saint-Florent, & perſonne n’eſt plus en état que moi de vous rendre ce ſervice ; j’ai vingt parens dans cette ville ; & le jeune Négociant me pria de lui raconter alors les raiſons qui m’engageaient à m’éloigner de Paris où je lui avais dit que j’étais née. Je le fis avec autant de confiance que d’ingénuité. Oh ! ſi ce n’eſt que cela, dit le jeune homme, je pourrai vous être utile avant d’être à Lyon ; ne craignez rien, Thérèſe, votre affaire eſt aſſoupie ; on ne vous recherchera point & moins qu’ailleurs aſſurément dans l’aſyle où je veux vous placer. J’ai une parente auprès de Bondi, elle habite une campagne charmante dans ces environs, elle ſe fera, j’en ſuis sûr, un plaiſir de vous avoir près d’elle ; je vous y préſente demain. Remplie de reconnaiſſance à mon tour, j’accepte un projet qui me convient autant ; nous nous repoſons le reſte du jour à Luzarches, & le lendemain nous nous propoſames de gagner Bondi, qui n’eſt qu’à ſix lieues de là. Il fait beau, me dit Saint-Florent, ſi vous me croyez, Théreſe, nous nous rendrons à pied au Château de ma parente, nous y raconterons notre aventure, & cette manière d’arriver jettera, ce me ſemble, encore plus d’intérêt ſur vous. Bien éloignée de ſoupçonner les deſſeins de ce monſtre & d’imaginer qu’il devait y avoir pour moi, moins de sûreté avec lui, que dans l’infâme compagnie que je quittais, j’accepte tout ſans crainte, comme ſans répugnance ; nous dînons, nous ſoupons enſemble ; il ne s’oppoſe nullement à ce que je prenne une chambre ſéparée de la ſienne pour la nuit, & après avoir laiſſé paſſer le grand chaud, sûr à ce qu’il dit, que quatre ou cinq heures ſuffiſent à nous rendre chez ſa parente, nous quittons Luzarches & nous nous acheminons à pied vers Bondi.

Il était environ cinq heures du ſoir lorſque nous entrâmes dans la forêt. Saint-Florent ne s’était pas encore un inſtant démenti, toujours même honnêteté, toujours même déſir de me prouver ſes ſentimens ; euſſé-je été avec mon père, je ne me ſerais pas crue plus en ſureté. Les ombres de la nuit commençaient à répandre dans la forêt, cette ſorte d’horreur religieuſe qui fait naître à-la-fois la crainte dans les ames timides, le projet du crime dans les cœurs féroces. Nous ne ſuivions que des ſentiers ; je marchais la premiere, je me retourne pour demander à Saint-Florent ſi ces routes écartées ſont réellement celles qu’il faut ſuivre, ſi par haſard il ne s’égare point, s’il croit enfin que nous devions arriver bientôt. — Nous y ſommes, Putin, me répondit ce ſcélérat, en me renverſant à terre d’un coup de canne ſur la tête, qui me fait tomber ſans connaiſſance…

Oh, Madame, je ne ſais plus ni ce que dit, ni ce que fit cet homme ; mais l’état dans lequel je me retrouvai, ne me laiſſa que trop connaître à quel point j’avais été ſa victime. Il était entièrement nuit quand je repris mes ſens ; j’étais au pied d’un arbre, hors de toutes les routes, froiſſée, enſanglantée… déshonorée, Madame ; telle avait été la récompenſe de tout ce que je venais de faire pour ce malheureux ; & portant l’infamie au dernier période, ce ſcélérat après avoir fait de moi tout ce qu’il avait voulu, après en avoir abuſé de toutes manières, de celle même qui outrage le plus la Nature, avait pris ma bourſe,… ce même argent que je lui avais ſi généreuſement offert. Il avait déchiré mes vêtemens, la plupart étaient en morceaux près de moi, j’étais preſque nue, & meurtrie en pluſieurs endroits de mon corps ; vous jugez de ma ſituation, au milieu des ténèbres, ſans reſſources, ſans honneur, ſans eſpoir, expoſée à tous les dangers, je voulus terminer mes jours : ſi une arme ſe fût offerte à moi, je la ſaiſiſſais, j’en abrégeais cette malheureuſe vie qui ne me préſentait que des fléaux… Le monſtre ! que lui ai-je donc fait, me diſais-je, pour avoir mérité de ſa part un auſſi cruel traitement ? Je lui ſauve la vie, je lui rends ſa fortune, il m’arrache ce que j’ai de plus cher ! Une bête féroce eût été moins cruelle ! Ô homme, te voilà donc quand tu n’écoutes que tes paſſions ! Des tigres au fond des plus ſauvages déſerts auraient horreur de tes forfaits… Quelques minutes d’abattement ſuccéderent à ces premiers élans de ma douleur ; mes yeux remplis de larmes ſe tournerent machinalement vers le ciel ; mon cœur s’élance aux pieds du Maître qui l’habite… Cette voûte pure & brillante… Ce ſilence impoſant de la nuit… Cette frayeur qui glaçait mes ſens… Cette image de la Nature en paix, près du bouleverſement de mon ame égarée, tout répand une ténébreuſe horreur en moi, d’où nait bientôt le beſoin de prier. Je me précipite aux genoux de ce Dieu puiſſant, nié par les impies, eſpoir du pauvre & de l’affligé.

« Être ſaint & majeſtueux, m’écriai-je en pleurs, toi qui daignes en ce moment affreux remplir mon ame d’une joie céleſte, qui m’as, ſans doute, empêché d’attenter à mes jours. Ô mon protecteur & mon guide, j’aſpire à tes bontés, j’implore ta clémence, vois ma miſere & mes tourmens, ma réſignation & mes vœux. Dieu puiſſant ! tu le ſais, je ſuis innocente & faible, je ſuis trahie & maltraitée ; j’ai voulu faire le bien à ton exemple, & ta volonté m’en punit ; qu’elle s’accompliſſe, ô mon Dieu ! tous ſes effets ſacrés me ſont chers, je les reſpecte & ceſſe de m’en plaindre ; mais ſi je ne dois pourtant trouver ici-bas que des ronces, eſt-ce t’offenſer, ô mon ſouverain Maître, que de ſupplier ta puiſſance de me rappeler vers toi, pour te prier ſans trouble, pour t’adorer loin de ces hommes pervers qui ne m’ont fait, hélas ! rencontrer que des maux, & dont les mains ſanguinaires & perfides, noyent à plaiſir mes triſtes jours dans le torrent des larmes & dans l’abîme des douleurs ».

La prière eſt la plus douce conſolation du malheureux ; il devient plus fort quand il a rempli ce devoir ; je me leve pleine de courage, je ramaſſe les haillons que le ſcélérat m’a laiſſés, & je m’enfonce dans un taillis pour y paſſer la nuit avec moins de riſque. La sûreté où je me croyais, la ſatisfaction que je venais de goûter en me rapprochant de mon Dieu, tout contribua à me faire repoſer quelques heures, & le ſoleil était déjà haut, quand mes yeux ſe r’ouvrirent : l’inſtant du réveil eſt affreux pour les infortunés ; l’imagination rafraîchie des douceurs du ſommeil ſe remplit bien plus vite & plus lugubrement des maux dont ces inſtans d’un repos trompeur lui ont fait perdre le ſouvenir.

Eh ! bien, me dis-je alors en m’examinant, il eſt donc vrai qu’il y a des créatures humaines, que la Nature ravale au même ſort que celui des bêtes féroces ! Cachée dans leur réduit, fuyant les hommes à leur exemple, quelle différence y a-t-il maintenant entre elles & moi ? Eſt-ce donc la peine de naître pour un ſort auſſi pitoyable ?… Et mes larmes coulerent avec abondance en faiſant ces triſtes réflexions ; je les finiſſais à peine lorſque j’entendis du bruit autour de moi ; peu-à-peu je diſtingue deux hommes. Je prête l’oreille ; — viens, cher ami, dit l’un d’eux, nous ſerons à merveille ici ; la cruelle & fatale préſence d’une tante que j’abhorre ne m’empêchera pas de goûter un moment avec toi les plaiſirs qui me ſont ſi doux. Ils s’approchent, ils ſe placent tellement en face de moi, qu’aucun de leurs propos, aucun de leurs mouvemens ne peut m’échapper, & je vois… Juſte Ciel, Madame, dit Théreſe en s’interrompant, eſt-il poſſible que le ſort ne m’ait jamais placée que dans des ſituations ſi critiques, qu’il devienne auſſi difficile à la vertu d’en entendre les récits, qu’à la pudeur de les peindre ! Ce crime horrible qui outrage également & la Nature & les conventions ſociales, ce forfait, en un mot, ſur lequel la main de Dieu s’eſt appeſantie ſi ſouvent, légitimé par Cœur-de-fer, propoſé par lui à la malheureuſe Théreſe, conſommé ſur elle involontairement, par le bourreau qui vient de l’immoler, cette exécration révoltante enfin, je la vis s’achever ſous mes yeux avec toutes les recherches impures, toutes les épiſodes affreuſes, que peut y mettre la dépravation la plus réfléchie. L’un de ces hommes, celui qui ſe prêtait, était âgé de vingt-quatre ans, aſſez bien mis pour faire croire à l’élévation de ſon rang, l’autre à peu près du même âge paraiſſait un de ſes domeſtiques. L’acte fut ſcandaleux & long. Appuyé ſur ſes mains à la crête d’une petite monticule en face du taillis où j’étais, le jeune maître expoſait à nud au compagnon de ſa débauche l’autel impie du ſacrifice, & celui-ci plein d’ardeur à ce ſpectacle en careſſait l’idole, tout prêt à l’immoler d’un poignard bien plus affreux & bien plus giganteſque que celui dont j’avais été menacée par le chef des brigands de Bondi ; mais le jeune maître nullement craintif, ſemble braver impunément le trait qu’on lui préſente ; il l’agace, il l’excite, le couvre de baiſers ; s’en ſaiſit, s’en pénétre lui-même, ſe délecte en l’engloutiſſant ; entouſiaſmé de ſes criminelles careſſes, l’infâme ſe débat ſous le fer & ſemble regretter qu’il ne ſoit pas plus effrayant encore ; il en brave les coups, il les prévient, il les repouſſe… Deux tendres & légitimes époux ſe careſſeraient avec moins d’ardeur… Leurs bouches ſe preſſent, leurs ſoupirs ſe confondent, leurs langues s’entrelacent, & je les vois tous deux enivrés de luxure, trouver au centre des délices le complément de leurs perfides horreurs. L’hommage ſe renouvelle, & pour en rallumer l’encens, rien n’eſt épargné par celui qui l’exige ; baiſers, attouchemens, pollutions, rafinemens de la plus inſigne débauche, tout s’emploie à rendre des forces qui s’éteignent, & tout réuſſit à les ranimer cinq fois de ſuite ; mais ſans qu’aucun des deux changeât de rôle. Le jeune maître fut toujours femme, & quoiqu’on pût découvrir en lui la poſſibilité d’être homme à ſon tour, il n’eut pas même l’apparence d’en concevoir un inſtant le déſir. S’il viſita l’autel ſemblable à celui où l’on ſacrifiait chez lui, ce fut au profit de l’autre idole, & jamais nulle attaque n’eut l’air de menacer celle-là.

Oh ! que ce temps me parut long ! Je n’oſais bouger de peur d’être apperçue ; enfin les criminels acteurs de cette ſcène indécente, raſſaſiés ſans doute, ſe leverent pour regagner le chemin qui devait les conduire chez eux, lorſque le maître s’approche du buiſſon qui me recèle ; mon bonnet me trahit… Il l’apperçoit… — Jaſmin, dit-il à ſon valet, nous ſommes découverts… Une fille a vu nos myſtères… Approche-toi, ſortons de-là cette Catin, & ſachons pourquoi elle y eſt.

Je ne leur donnai pas la peine de me tirer de mon aſyle ; m’en arrachant auſſitôt moi-même, & tombant à leurs pieds… Ô Meſſieurs ! m’écriai-je, en étendant les bras vers eux, daignez avoir pitié d’une malheureuſe dont le ſort eſt plus à plaindre que vous ne penſez ; il eſt bien peu de revers qui puiſſent égaler les miens ; que la ſituation où vous m’avez trouvée ne vous faſſe naître aucun ſoupçon ſur moi ; elle eſt la ſuite de ma misère, bien plutôt que de mes torts ; loin d’augmenter les maux qui m’accablent, veuillez les diminuer en me facilitant les moyens d’échapper aux fléaux qui me pourſuivent.


Le Comte de Bressac, (c’était le nom du jeune homme) entre les mains de qui je tombais, avec un grand fonds de méchanceté & de libertinage dans l’eſprit, n’était pas pourvu d’une doſe très-abondante de commiſération dans le cœur. Il n’eſt malheureuſement que trop commun de voir le libertinage éteindre la pitié dans l’homme ; ſon effet ordinaire eſt d’endurcir : ſoit que la plus grande partie de ſes écarts néceſſite l’apathie de l’ame, ſoit que la ſecouſſe violente que cette paſſion imprime à la maſſe des nerfs, diminue la force de leur action, toujours eſt-il qu’un libertin eſt rarement un homme ſenſible. Mais à cette dureté naturelle dans l’eſpece de gens dont j’eſquiſſe le caractere, il ſe joignait encore dans M. de Bressac, un dégoût ſi invétéré pour notre ſexe, une haine ſi forte pour tout ce qui le caractériſait, qu’il était bien difficile que je parvinſſe à placer dans ſon ame les ſentimens dont je voulais l’émouvoir.

Tourterelle des bois, me dit le Comte avec dureté, ſi tu cherches des dupes, adreſſe-toi mieux ; ni mon ami, ni moi ne ſacrifions jamais au temple impur de ton ſexe ; ſi c’eſt l’aumône que tu demandes, cherche des gens qui aiment les bonnes œuvres, nous n’en faiſons jamais de ce genre… Mais parle, miſérable, as-tu vu ce qui s’eſt paſſé entre Monſieur & moi ? — Je vous ai vus cauſer ſur l’herbe, répondis-je, rien de plus, Monſieur, je vous l’aſſure. Je veux le croire, dit le jeune Comte, & cela pour ton bien ; ſi j’imaginais que tu euſſes pu voir autre choſe, tu ne ſortirais jamais de ce buiſſon… Jaſmin, il eſt de bonne-heure, nous avons le temps d’ouïr les aventures de cette fille, & nous verrons après ce qu’il en faudra faire.

Ces jeunes gens s’aſſeyent, ils m’ordonnent de me placer près d’eux, & là je leur fais part avec ingénuité de tous les malheurs qui m’accablent depuis que je ſuis au monde. — Allons, Jaſmin, dit Monſieur de Bressac, en ſe levant, dès que j’eus fini, ſoyons juſtes une fois ; l’équitable Thémis a condamné cette créature, ne ſouffrons pas que les vues de la Déeſſe ſoient auſſi cruellement fruſtrées, faiſons ſubir à la délinquante l’arrêt de mort qu’elle aurait encouru : ce petit meurtre, bien loin d’être un crime, ne deviendra qu’une réparation dans l’ordre moral ; puiſque nous avons le malheur de le déranger quelquefois, rétabliſſons-le courageuſement du moins quand l’occaſion ſe préſente… Et les cruels m’ayant enlevée de ma place, me traînent déjà vers le bois, riant de mes pleurs & de mes cris ; lions-la par les quatre membres, à quatre arbres formant un quarré-long, dit Bressac, en me mettant nue. Puis au moyen de leurs cravates, de leurs mouchoirs & de leurs jarretieres, ils font des cordes dont je ſuis à l’inſtant liée, comme ils le projettent, c’eſt-à-dire, dans la plus cruelle & la plus douloureuſe attitude qu’il ſoit poſſible d’imaginer. On ne peut rendre ce que je ſouffris ; il ſemblait que l’on m’arrachât les membres, & que mon eſtomac qui portait à faux, dirigé par ſon poids vers la terre, dût s’entr’ouvrir à tous les inſtans ; la ſueur coulait de mon front, je n’exiſtais plus que par la violence de la douleur ; ſi elle eût ceſſé de comprimer mes nerfs, une angoiſſe mortelle m’eût ſaiſie : les ſcélérats s’amuſerent de cette poſture, ils m’y conſidéraient en s’applaudiſſant. En voilà aſſez, dit enfin Bressac, je conſens que pour cette fois elle en ſoit quitte pour la peur.

Théreſe, continue-t-il en lâchant mes liens & m’ordonnant de m’habiller, ſoyez diſcrete & ſuivez-nous : ſi vous vous attachez à moi, vous n’aurez pas lieu de vous en repentir. Il faut une ſeconde femme à ma tante, je vais vous préſenter à elle, ſur la foi de vos récits ; je vais lui répondre de votre conduite ; mais ſi vous abuſez de mes bontés, ſi vous trahirez ma confiance, ou que vous ne vous ſoumiſſiez pas à mes intentions, regardez ces quatre arbres, Théreſe, regardez le terrain qu’ils enceignent, & qui devoit vous ſervir de ſépulcre, ſouvenez-vous que ce funeſte endroit n’eſt qu’à une lieue du château où je vous conduis, & qu’à la plus légère faute, vous y ſerez auſſitôt ramenée.

À l’inſtant j’oublie mes malheurs, je me jette aux genoux du Comte, je lui fais, en larmes, le ſerment d’une bonne conduite ; mais auſſi inſenſible à ma joie qu’à ma douleur, — marchons, dit Bressac, c’eſt cette conduite qui parlera pour vous, elle ſeule réglera votre ſort.

Nous avançons ; Jaſmin & ſon maître cauſaient bas enſemble ; je les ſuivais humblement ſans mot dire. Une petite heure nous rend au château de Madame la Marquiſe de Bressac, dont la magnificence & la multitude de valets qu’il renferme, me font voir que quelque poſte que je doive remplir dans cette maiſon, il ſera sûrement plus avantageux pour moi que celui de la gouvernante en chef de M. du Harpin. On me fait attendre dans un Office où Jaſmin m’offre obligeamment tout ce qui peut ſervir à me reconforter. Le jeune Comte entre chez ſa tante, il la prévient, & lui-même vient me chercher une demi-heure après pour me préſenter à la Marquiſe.

Madame de Bressac était une femme de quarante-ſix ans, très-belle encore, qui me parut honnête & ſenſible quoiqu’elle mêlât un peu de ſévérité dans ses principes & dans ſes propos ; veuve depuis deux ans de l’oncle du jeune Comte, qui l’avait épouſée ſans autre fortune que le beau nom qu’il lui donnait. Tous les biens que pouvait eſpérer Monſieur de Bressac, dépendaient de cette tante ; ce qu’il avait eu de ſon pere lui donnait à peine de quoi fournir à ſes plaiſirs ; Madame de Breſſac y joignait une pension conſidérable, mais cela ne ſuffiſait point ; rien de cher comme les voluptés du Comte ; peut-être celles-là se payent-elles moins que les autres, mais elles ſe multiplient beaucoup plus. Il y avoit cinquante mille écus de rente dans cette maison, & Monsieur de Bressac était ſeul. On n’avait jamais pu le déterminer au ſervice ; tout ce qui l’écartait de ſon libertinage était ſi inſupportable pour lui, qu’il ne pouvait en adopter la chaîne. La Marquiſe habitait cette terre trois mois de l’année ; elle en paſſait le reſte à Paris ; & ces trois mois qu’elle exigeait de son neveu de paſſer avec elle, étaient une ſorte de ſupplice pour un homme abhorrant ſa tante & regardant comme perdus tous les momens qu’il paſſait éloigné d’une ville où ſe trouvait pour lui le centre des plaiſirs.

Le jeune Comte m’ordonna de raconter à la Marquiſe les choſes dont je lui avais fait part, & dès que j’eus fini ; — votre candeur & votre naïveté, me dit Madame de Bressac, ne me permettent pas de douter que vous ne ſoyiez vraie. Je ne prendrai d’autres informations ſur vous que celles de ſavoir ſi vous êtes réellement la fille de l’homme que vous m’indiquez ; ſi cela eſt, j’ai connu votre pere, & ce ſera pour moi une raiſon de plus pour m’intéreſſer à vous. Quant à l’affaire de chez du Harpin, je me charge de l’arranger en deux viſites chez le Chancelier, mon ami depuis des ſiécles. C’eſt l’homme le plus intègre qu’il y ait au monde, il ne s’agit que de lui prouver votre innocence pour anéantir tout ce qui a été fait contre vous. Mais réfléchiſſez bien, Théreſe, que ce que je vous promets ici n’eſt qu’au prix d’une conduite intacte ; ainſi vous voyez que les effets de la reconnaiſſance que j’exige tourneront toujours à votre profit ; je me jettai aux pieds de la Marquiſe, l’aſſurai qu’elle ſerait contente de moi : elle me releva avec bonté & me mit ſur-le-champ en poſſeſſion de la place de ſeconde femme-de-chambre à ſon ſervice.

Au bout de trois jours les informations qu’avait faites Madame de Bressac, à Paris, arriverent ; elles étaient telles que je pouvais les déſirer ; la Marquiſe me loua de ne lui en avoir point impoſé, & toutes les idées du malheur s’évanouirent enfin de mon eſprit pour n’être plus remplacées que par l’eſpoir des plus douces conſolations qu’il pût m’être permis d’attendre ; mais il n’était pas arrangé dans le Ciel que la pauvre Théreſe dût jamais être heureuſe, & si quelques momens de calme naiſſaient fortuitement pour elle, ce n’était que pour lui rendre plus amers ceux d’horreur qui devaient les suivre.

À peine fumes-nous à Paris, que Madame de Bressac s’empreſſa de travailler pour moi : le premier Préſident voulut me voir ; il écouta le récit de mes malheurs avec intérêt ; les calomnies de du Harpin furent reconnues, mais envain voulut-on le punir ; du Harpin ayant réuſſi dans une affaire de faux billets par laquelle il ruinait trois ou quatre familles, & où il gagnait près de deux millions, venait de paſſer en Angleterre ; à l’égard de l’incendie des priſons du Palais, on ſe convainquit, que ſi j’avais profité de cet événement, au moins n’y avais-je participé en rien, & ma procédure s’anéantit, m’aſſura-t-on, ſans que les magiſtrats qui s’en mêlerent cruſſent devoir y employer d’autres formalités ; je n’en ſavais pas davantage, je me contentai de ce qu’on me dit, vous verrez bientôt ſi j’eus tort.

Il eſt aiſé d’imaginer combien de pareils procédés m’attachaient à Madame de Bressac ; n’eût-elle pas eu, d’ailleurs, pour moi toutes ſortes de bontés, comment de telles démarches ne m’euſſent-elles pas liée pour jamais à une protectrice auſſi précieuſe ? Il s’en falloit pourtant bien que l’intention du jeune Comte fût de m’enchaîner auſſi intimement à ſa tante… Mais c’eſt ici le cas de vous peindre ce monſtre.

Monsieur de Bressac réuniſſait aux charmes de la jeuneſſe, la figure la plus ſéduiſante ; ſi ſa taille ou ſes traits avaient quelques défauts, c’était parce qu’ils ſe rapprochaient un peu trop de cette nonchalance, de cette moleſſe qui n’appartient qu’aux femmes ; il ſemblait qu’en lui prêtant les attributs de ce ſexe, la Nature lui en eût également inſpiré les goûts… Quelle ame, cependant était enveloppée ſous ces appas féminins ! On y rencontrait tous les vices qui caractériſent celle des ſcélérats : on ne porta jamais plus loin la méchanceté, la vengeance, la cruauté, l’athéiſme, la débauche, le mépris de tous les devoirs & principalement de ceux dont la Nature parait nous faire des délices. Au milieu de tous ſes torts M. de Bressac avait principalement celui de déteſter ſa tante. La Marquiſe faiſait tout au monde pour ramener ſon neveu aux ſentiers de la vertu ; peut-être y employait-elle trop de rigueur ; il en réſultait que le Comte plus enflammé, par les effets mêmes de cette ſévérité, ne ſe livrait à ſes goûts que plus impétueuſement encore, & que la pauvre Marquise ne retirait de ſes perſécutions que de ſe faire haïr davantage.

Ne vous imaginez pas, me diſait très-ſouvent le Comte, que ce ſoit d’elle-même que ma tante agiſſe dans tout ce qui vous concerne, Théreſe ; croyez que ſi je ne la perſécutais à tout inſtant, elle ſe reſſouviendrait à peine des ſoins qu’elle vous a promis. Elle vous fait valoir tous ſes pas, tandis qu’ils ne ſont que mon ſeul ouvrage : oui, Théreſe, oui, c’eſt à moi ſeul que vous devez de la reconnoiſſance, & celle que j’exige de vous, doit vous paraître d’autant plus déſintéreſſée que quelque jolie que vous puiſſiez être, vous savez bien que ce n’eſt pas à vos faveurs que je prétends ; non, Théreſe, les ſervices que j’attends de vous, ſont d’un tout autre genre, & quand vous ſerez bien convaincue de ce que j’ai fait pour votre tranquillité, j’eſpère que je trouverai dans votre ame ce que je ſuis en droit d’en attendre.

Ces diſcours me paraiſſaient ſi obſcurs que je ne ſavais comment y répondre ; je le faiſais pourtant à tout haſard, & peut-être avec trop de facilité. Faut-il vous l’avouer ? Hélas ! oui ; vous déguiſer mes torts ſerait tromper votre confiance & mal répondre à l’intérêt que mes malheurs vous ont inſpiré. Apprenez donc, Madame, la ſeule faute volontaire que j’aye à me reprocher… Que dis-je une faute ? une folie, une extravagance… qui n’eut jamais rien d’égal ; mais au moins ce n’eſt pas un crime, c’eſt une ſimple erreur, qui n’a puni que moi, & dont il ne paraît point que la main équitable du Ciel ait dû ſe ſervir pour me plonger dans l’abîme qui s’ouvrit peu après ſous mes pas. Quels que euſſent été les indignes procédés du Comte de Bressac pour moi le premier jour où je l’avais connu, il m’avait cependant été impoſſible de le voir ſans me ſentir entraînée vers lui par un mouvement de tendresse que rien n’avait pu vaincre, Malgré toutes mes réflexions ſur ſa cruauté, ſur ſon éloignement pour les femmes, ſur la dépravation de ſes goûts, ſur les diſtances morales qui nous ſéparaient, rien au monde ne pouvait éteindre cette paſſion naiſſante, & ſi le Comte m’eût demandé ma vie, je la lui aurais ſacrifiée mille fois. Il était loin de ſoupçonner mes ſentimens… Il était loin, l’ingrat, de démêler la cauſe des pleurs que je verſais journellement ; mais il lui était impoſſible pourtant de ne pas ſe douter du déſir que j’avais de voler au devant de tout ce qui pouvait lui plaire, il ne ſe pouvait pas qu’ils n’entrevît mes prévenances ; trop aveugles ſans doute, elles allaient au point de ſervir ſes erreurs, autant que la décence pouvait me le permettre, & de les déguiſer toujours à ſa tante. Cette conduite m’avait en quelque façon gagné ſa confiance, et tout ce qui venait de lui m’était ſi précieux, je m’aveuglai tellement ſur le peu que m’offrait ſon cœur, que j’eus quelquefois la faibleſſe de croire que je ne lui étais pas indifférente. Mais combien l’excès de ſes déſordres me déſabuſait promptement : ils étaient tels que ſa ſanté même en était altérée. Je prenais quelquefois la liberté de lui peindre les inconvéniens de ſa conduite, il m’écoutait ſans répugnance, puis finiſſait par me dire qu’on ne ſe corrigeait pas de l’eſpèce de vice qu’il chériſſait.

Ah, Thérèſe s’écria-t-il un jour dans l’enthouſiaſme, ſi tu connaiſſais les charmes de cette fantaiſie, ſi tu pouvais comprendre ce qu’on éprouve à la douce illuſion de n’être plus qu’une femme ! incroyable égarement de l’eſprit, on abhorre ce ſexe & l’on veut l’imiter. Ah ! qu’il eſt doux d’y réuſſir, Théreſe, qu’il eſt délicieux d’être la Catin de tous ceux qui veulent de vous, & portant ſur ce point, au dernier période, le délire & la proſtitution, d’être ſucceſſivement dans le même jour, la maîtreſſe d’un Crocheteur, d’un Marquis, d’un Valet, d’un Moine, d’en être tour-à-tour chéri, careſſé, jalouſé, menacé, battu, tantôt dans leurs bras victorieux, & tantôt victime à leurs pieds, les attendriſſant par des careſſes, les ranimant par des excès… Oh ! non, non, Théreſe, tu ne comprends pas ce qu’eſt ce plaiſir pour une tête organiſée comme la mienne… Mais, le moral à part, ſi tu te repréſentais quelles ſont les ſenſations phyſiques de ce divin goût, il eſt impoſſible d’y tenir, c’eſt un chatouillement ſi vif, des titillations de volupté ſi piquantes… on perd l’eſprit… on déraiſonne ; mille baiſers plus tendres les uns que les autres n’exaltent pas encore avec aſſez d’ardeur l’ivreſſe où nous plonge l’agent ; enlacés dans ſes bras, les bouches collées l’une à l’autre, nous voudrions que notre exiſtence entiere pût s’incorporer à la ſienne ; nous ne voudrions faire avec lui qu’un ſeul être ; ſi nous oſons nous plaindre, c’eſt d’être négligés ; nous voudrions que plus robuſte qu’Hercule, il nous élargît, il nous pénétrât ; que cette ſemence précieuſe, élancée brûlante au fond de nos entrailles, fît, par ſa chaleur & ſa force, jaillir la nôtre dans ſes mains… Ne t’imagines pas, Théreſe, que nous ſoyions faits comme les autres hommes ; c’eſt une conſtruction toute différente ; & cette membrane chatouilleuse qui tapisse chez vous le temple de Vénus, le Ciel en nous créant en orna les autels où nos Céladons ſacrifient : nous ſommes auſſi certainement femmes là que vous l’êtes au ſanctuaire de la génération ; il n’eſt pas un de vos plaiſirs qui ne nous ſoit connu, pas un dont nous ne ſachions jouir ; mais nous avons, de plus, les nôtres, & c’eſt cette réunion délicieuſe qui fait de nous les hommes de la terre les plus ſenſibles à la volupté, les mieux créés pour la ſentir ; c’eſt cette réunion enchantereſſe qui rend impoſſible la correction de nos goûts, qui ferait de nous des enthouſiaſtes & des frénétiques, ſi l’on avait encore la ſtupidité de nous punir ;… qui nous fait adorer, juſqu’au cercueil enfin, le Dieu charmant qui nous enchaîne.

Ainſi s’exprimait le Comte, en préconiſant ſes travers : eſſayais-je de lui parler de l’Être auquel il devoit tout, & des chagrins que de pareils déſordres donnaient à cette reſpectable tante, je n’appercevais plus dans lui que du dépit & de l’humeur, & ſur-tout de l’impatience de voir ſi long-temps, en de telles mains des richeſſes qui, diſoit-il, devraient déjà lui appartenir ; je n’y voyais plus que la haine la plus invétérée contre cette femme ſi honnête, la révolte la plus conſtatée contre tous les ſentimens de la Nature. Serait-il donc vrai que quand on eſt parvenu à tranſgreſſer auſſi formellement dans ſes goûts l’inſtinct ſacré de cette loi, la ſuite néceſſaire de ce premier crime fût un affreux penchant à commettre enſuite tous les autres.

Quelquefois je me ſervais des moyens de la Religion ; preſque toujours conſolée par elle, j’eſſayais de faire paſſer ſes douceurs dans l’ame de ce pervers, à-peu-près sûre de le contenir par ces liens ſi je parvenais à lui en faire partager les attraits ; mais le Comte ne me laiſſa pas long-tems employer de telles armes. Ennemi déclaré de nos plus ſaints myſtères, frondeur opiniâtre de la pureté de nos dogmes, antagoniſte outré de l’exiſtence d’un être ſuprême, Monſieur de Breſſac, au lieu de ſe laiſſer convertir par moi, chercha bien plutôt à me corrompre.

Toutes les Religions partent d’un principe faux, Théreſe, me diſait-il ; toutes ſuppoſent comme néceſſaire le culte d’un Être créateur, mais ce créateur n’exista jamais. Rappelle-toi ſur cela les préceptes ſenſés de ce certain Cœur-de-fer qui, m’as-tu dit, Théreſe, avait comme moi travaillé ton eſprit ; rien de plus juſte que les principes de cet homme, & l’aviliſſement dans lequel on a la ſottiſe de le tenir, ne lui ôte pas le droit de bien raiſonner.

Si toutes les productions de la Nature ſont des effets réſultatifs des loix qui la captivent ; ſi ſon action & ſa réaction perpétuelles ſuppoſent le mouvement néceſſaire à ſon eſſence, que devient le ſouverain maître que lui prêtent gratuitement les ſots ? Voilà ce que te diſoit ce ſage inſtituteur, chère fille. Que ſont donc les Religions d’après cela, ſinon le frein dont la tyrannie du plus fort voulut captiver le plus faible ? Rempli de ce deſſein, il oſa dire à celui qu’il prétendait dominer, qu’un Dieu forgeait les fers dont ſa cruauté l’entourait ; & celui-ci abruti par ſa misere, crut indiſtinctement tout ce que voulut l’autre. Les Religions nées de ces fourberies, peuvent-elles donc mériter quelque reſpect ? En eſt-il une ſeule, Théreſe, qui ne porte l’emblême de l’impoſture, & de la ſtupidité ? Que vois-je dans toutes ? Des myſtères qui font frémir la raiſon, des dogmes outrageant la Nature, & des cérémonies groteſques qui n’inſpirent que la dériſion & le dégoût. Mais ſi de toutes, une mérite plus particulièrement notre mépris & notre haine, ô Théreſe, n’eſt-ce pas cette loi barbare du Chriſtianisme dans laquelle nous ſommes tous deux nés ? En eſt-il une plus odieuſe ?… une qui ſoulève autant & le cœur & l’eſprit ? Comment des hommes raiſonnables peuvent-ils encore ajouter quelque croyance aux paroles obſcures, aux prétendus miracles du vil inſtituteur de ce culte effrayant ! Exiſta-t-il jamais un bateleur plus fait pour l’indignation publique ! Qu’eſt-ce qu’un Juif lépreux qui, né d’une catin & d’un ſoldat, dans le plus chétif coin de l’univers, oſe ſe faire paſſer pour l’organe de celui qui, dit-on, a créé le monde ? Avec des prétentions auſſi relevées, tu l’avoueras, Théreſe, il fallait au moins quelques titres. Quels ſont-ils ceux de ce ridicule Ambaſſadeur ? Que va-t-il faire pour prouver ſa miſſion ? La terre va-t-elle changer de face ; les fléaux qui l’affligent vont-ils s’anéantir ; le ſoleil va-t-il l’éclairer nuit & jour ? Les vices ne la ſouilleront-ils plus ? N’allons-nous voir enfin régner que le bonheur ?… Point, c’eſt par des tours de paſſe-paſſe, par des gambades & par des calembours[1] que l’envoyé de Dieu s’annonce à l’univers ; c’est dans la ſociété reſpectable de manœuvres, d’artiſans & de filles de joie, que le miniſtre du Ciel vient manifeſter ſa grandeur ; c’eſt en s’enivrant avec les uns, couchant avec les autres, que l’ami d’un Dieu, Dieu lui-même, vient ſoumettre à ſes loix le pécheur endurci ; c’eſt en n’inventant pour ſes farces que ce qui peut ſatisfaire ou ſa luxure ou ſa gourmandiſe, que le faquin prouve ſa miſſion ; quoi qu’il en ſoit, il fait fortune ; quelques plats ſatellites ſe joignent à ce fripon ; une ſecte ſe forme ; les dogmes de cette canaille parviennent à ſéduire quelques Juifs : eſclaves de la puiſſance Romaine, ils devaient embraſſer avec joie une religion qui, les dégageant de leurs fers, ne les aſſoupliſſait qu’au frein religieux. Leur motif ſe devine, leur indocilité ſe dévoile ; on arrête les ſéditieux ; leur chef périt, mais d’une mort beaucoup trop douce ſans doute pour ſon genre de crime, & par un impardonnable défaut de réflexion, on laiſſe diſperſer les diſciples de ce malotru, au lieu de les égorger avec lui. Le fanatiſme s’empare des eſprits, des femmes crient, des fous ſe débattent, des imbéciles croyent, & voilà le plus mépriſable des êtres, le plus mal-adroit fripon, le plus lourd impoſteur qui eût encore paru, le voilà Dieu, le voilà fils de Dieu, égal à ſon pere ; voilà toutes ſes rêveries conſacrées, toutes ſes paroles devenues des dogmes, & ſes balourdiſes des myſteres. Le ſein de ſon fabuleux pere s’ouvre pour le recevoir, & ce Créateur jadis ſimple, le voilà devenu triple pour complaire à ce fils ſi digne de ſa grandeur ; mais ce ſaint Dieu en reſtera-t-il là ? Non, ſans doute, c’eſt à de bien plus grandes faveurs que va ſe prêter ſa céleſte puiſſance. À la volonté d’un prêtre, c’eſt-à-dire d’un drôle couvert de menſonges & de crimes, ce grand Dieu créateur de tout ce que nous voyons, va s’abaiſſer juſqu’à deſcendre dix ou douze millions de fois par matinée dans un morceau de pâte, qui devant être digérée par les fidèles, va ſe tranſmuer bientôt au fond de leurs entrailles, dans les excrémens les plus vils, & cela pour la ſatisfaction de ce tendre fils inventeur odieux de cette impiété monſtrueuſe, dans un ſouper de cabaret. Il l’a dit, il faut que cela ſoit. Il a dit : ce pain que vous voyez ſera ma chair ; vous le digérerez comme tel ; or je ſuis Dieu, donc Dieu ſera digéré par vous, donc le Créateur du Ciel & de la terre ſe changera, parce que je l’ai dit, en la matiere la plus vile qui puiſſe exaler du corps de l’homme, & l’homme mangera ſon Dieu, parce que ce Dieu eſt bon & qu’il eſt tout-puiſſant. Cependant ces inepties s’étendent ; on attribue leur accroiſſement à leur réalité, à leur grandeur, à leur ſublimité, à la puiſſance de celui qui les introduit, tandis que les cauſes les plus ſimples doublent leur exiſtence, tandis que le crédit acquis par l’erreur ne prouva jamais que des filoux d’une part & des imbéciles de l’autre. Elle arrive enfin ſur le trône cette infâme religion, & c’eſt un Empereur faible, cruel, ignorant & fanatique qui, l’enveloppant du bandeau Royal, en ſouille ainſi les deux bouts de la terre. Ô Théreſe, de quel poids doivent être ces raiſons ſur un eſprit examinateur & philoſophe ? Le ſage peut-il voir autre choſe dans ce ramas de fables épouvantables, que le fruit dégoûtant de l’impoſture de quelques hommes & de la fauſſe crédulité d’un plus grand nombre ; ſi Dieu avait voulu que nous euſſions une religion quelconque, & qu’il fût réellement puiſſant ; ou, pour mieux dire, s’il y avait réellement un Dieu, ſerait-ce par des moyens auſſi abſurdes qu’ils nous eût fait part de ſes ordres ? Serait-ce par l’organe d’un bandit méprisable, qu’il nous eût montré comme il fallait le ſervir ? S’il eſt ſuprême, s’il eſt puiſſant, s’il eſt juſte, s’il eſt bon, ce Dieu dont vous me parlez, ſera-ce par des énigmes & des farces qu’il voudra m’apprendre à le servir & à le connaître ? Souverain moteur des aſtres & du cœur de l’homme, ne peut-il nous inſtruire en ſe ſervant des uns, ou nous convaincre en ſe gravant dans l’autre ? Qu’il imprime un jour en traits de feu, au centre du Soleil, la loi qui peut lui plaire & qu’il veut nous donner ; d’un bout de l’univers à l’autre, tous les hommes la liſant, la voyant à-la-fois, deviendront coupables s’ils ne la ſuivent pas alors. Mais n’indiquer ſes déſirs que dans un coin ignoré de l’Aſie ; choiſir pour ſpectateurs le peuple le plus fourbe & le plus viſionnaire ; pour ſubſtitut, le plus vil artiſan, le plus abſurde, & le plus fripon ; embrouiller ſi bien la doctrine, qu’il eſt impoſſible de la comprendre ; en abſorber la connaiſſance chez un petit nombre d’individus ; laiſſer les autres dans l’erreur, & les punir d’y être reſtés… Eh ! non, Théreſe, non, non, toutes ces atrocités-là ne ſont pas faites pour nous guider : j’aimerais mieux mourir mille fois que de les croire. Quand l’athéïſme voudra des martyrs, qu’il les déſigne, & mon ſang eſt tout prêt. Déteſtons ces horreurs, Théreſe ; que les outrages les mieux conſtatés cimentent le mépris qui leur eſt ſi bien dû… À peine avais-je les yeux ouverts, que je les déteſtais ces rêveries groſſieres ; je me fis dès-lors une loi de les fouler aux pieds, un ſerment de n’y plus revenir ; imite-moi, ſi tu veux être heureuſe ; déteſte, abjure, profane ainſi que moi & l’objet odieux de ce culte effrayant, & ce culte lui-même, créé pour des chimères, fait, comme elles, pour être avili de tout ce qui prétend à la ſageſſe.

Oh ! Monſieur, répondis-je en pleurant, vous priveriez une malheureuse de ſon plus doux eſpoir, ſi vous flétriſſiez dans ſon cœur cette religion qui la conſole. Fermement attachée à ce qu’elle enſeigne ; abſolument convaincue que tous les coups qui lui ſont portés, ne ſont que les effets du libertinage & des paſſions, irai-je ſacrifier à des blaſphêmes, à des ſophiſmes qui me font horreur, la plus chère idée de mon eſprit, le plus doux aliment de mon cœur. J’ajoutais mille autres raiſonnemens à cela dont le Comte ne faiſait que rire, & ſes principes captieux nourris d’une éloquence plus mâle, ſoutenus de lectures que je n’avais heureuſement jamais faites, attaquaient chaque jour tous les miens, mais ſans les ébranler. Madame de Bressac remplie de vertu & de piété n’ignorait pas que son neveu ſoutenait ſes écarts par tous les paradoxes du jour ; elle en gémissait ſouvent avec moi ; & comme elle daignait me trouver un peu plus de bon ſens qu’à ſes autres femmes, elle aimait à me confier ſes chagrins.

Il n’était pourtant plus de bornes aux mauvais procédés de son neveu pour elle, le Comte était au point de ne s’en plus cacher ; non-ſeulement il avait entouré ſa tante de toute cette canaille dangereuſe ſervant à ſes plaiſirs, mais il avait même porté la hardieſſe juſqu’à lui déclarer devant moi, que ſi elle s’avisait encore de contrarier ſes goûts, il la convaincrait des charmes dont ils étaient, en s’y livrant à ſes yeux même.

Je gémiſſais ; cette conduite me faiſait horreur. Je tâchais d’en réſoudre des motifs perſonnels pour étouffer dans mon ame la malheureuſe paſſion dont elle était brûlée, mais l’amour eſt-il un mal dont on puiſſe guérir ? Tout ce que je cherchais à lui oppoſer n’attiſait que plus vivement ſa flamme, & le perfide Comte ne me paraiſſait jamais plus aimable que quand j’avais réuni devant moi tout ce qui devait m’engager à le haïr.

Il y avait quatre ans que j’étais dans cette maison, toujours perſécutée par les mêmes chagrins, toujours conſolée par les mêmes douceurs, lorſque cet abominable homme, ſe croyant enfin ſûr de moi, oſa me dévoiler ſes infâmes deſſeins. Nous étions pour lors à la campagne, j’étais ſeule auprès de la Comteſſe, ſa premiere femme avait obtenu de reſter à Paris, l’été, pour quelques affaires de ſon mari ; un ſoir, peu après que je fus retirée, reſpirant à un balcon de ma chambre, & ne pouvant à cause de l’extrême chaleur, me déterminer à me coucher, tout-à-coup le Comte frappe, & me prie de le laiſſer cauſer avec moi. Hélas ! tous les inſtans que m’accordait ce cruel auteur de mes maux me paraiſſaient trop précieux pour que j’oſaſſe en refuſer aucun ; il entre, ferme avec ſoin la porte, & ſe jettant à mes côtés dans un fauteuil, — écoute-moi, Théreſe, me dit-il avec un peu d’embarras ;… j’ai des choſes de la plus grande conſéquence à te dire ; jure-moi que tu n’en révéleras jamais rien. Oh ! Monſieur, répondis-je, pouvez-vous me croire capable d’abuſer de votre confiance ? — Tu ne ſais pas ce que tu riſquerais, ſi tu venais à me prouver que je me ſuis trompé en te l’accordant ! — Le plus affreux de tous mes chagrins, ſerait de l’avoir perdue, je n’ai pas beſoin de plus grandes menaces… — Eh ! bien, Théreſe, j’ai condamné ma tante à la mort… et c’eſt ta main qui doit me ſervir… — Ma main ! m’écriai-je en reculant d’effroi… Oh ! Monſieur, avez-vous pu concevoir de ſemblables projets ?… non, non ; diſpoſez de ma vie, s’il vous la faut, mais n’imaginez jamais obtenir de moi l’horreur que vous me propoſez. — Écoute, Théreſe, me dit le Comte, en me ramenant avec tranquillité ; je me ſuis bien douté de tes répugnances, mais comme tu as de l’eſprit, je me ſuis flatté de les vaincre… de te prouver que ce crime, qui te paraît ſi énorme, n’eſt au fond qu’une choſe toute ſimple.

Deux forfaits s’offrent ici, Théreſe, à tes yeux peu philoſophiques, la deſtruction d’une créature qui nous reſſemble, & le mal dont cette deſtruction s’augmente, quand cette créature nous appartient de près. À l’égard du crime de la deſtruction de ſon ſemblable, ſois-en certaine, chere fille, il eſt purement chimérique ; le pouvoir de détruire n’eſt pas accordé à l’homme ; il a tout au plus celui de varier les formes ; mais il n’a pas celui de les anéantir : or toute forme eſt égale aux yeux de la Nature ; rien ne ſe perd dans le creuſet immenſe ou ſes variations s’exécutent ; toutes les portions de matiéres qui y tombent en réjailliſſent inceſſamment ſous d’autres figures, & quels que ſoient nos procédés ſur cela, aucun ne l’outrage ſans doute, aucun ne ſaurait l’offenſer. Nos deſtructions raniment ſon pouvoir ; elles entretiennent ſon énergie, mais aucune ne l’atténue ; elle n’eſt contrariée par aucune … Eh ! qu’importe à ſa main toujours créatrice que cette maſſe de chair conformant aujourd’hui un individu bipede ſe reproduiſe demain ſous la forme de mille inſectes différens ? Osera-t-on dire que la conſtruction de cet animal à deux pieds lui coûte plus que celle d’un vermiſſeau, & qu’elle doit y prendre un plus grand intérêt ? Si donc, ce dégré d’attachement, ou bien plutôt d’indifférence eſt le même, que peut lui faire que par le glaive d’un homme, un autre homme ſoit changé en mouche ou en herbe ? Quand on m’aura convaincu de la ſublimité de notre eſpece, quand on m’aura démontré qu’elle eſt tellement importante à la Nature, que néceſſairement ſes loix s’irritent de cette tranſmutation, je pourrai croire alors que le meurtre eſt un crime ; mais quand l’étude la plus réfléchie m’aura prouvé que tout ce qui végete ſur ce globe, le plus imparfait des ouvrages de la Nature, eſt d’un égal prix à ſes yeux, je n’admettrai jamais que le changement d’un de ces êtres en mille autres, puiſſe en rien déranger ſes vues. — Je me dirai : tous les hommes, tous les animaux, toutes les plantes croiſſant, le nourriſſant, ſe détruiſant, ſe réproduiſant par les mêmes moyens, ne recevant jamais une mort réelle, mais une ſimple variation dans ce qui les modifie ; tous, dis-je, paraiſſant aujourd’hui ſous une forme, & quelques années enſuite ſous une autre, peuvent, au gré de l’être qui veut les mouvoir, changer mille & mille fois dans un jour, ſans qu’une ſeule loi de la Nature en ſoit un inſtant affectée, que dis-je ? ſans que ce tranſmutateur ait fait autre choſe qu’un bien, puiſqu’en décompoſant des individus dont les baſes redeviennent néceſſaires à la Nature, il ne fait que lui rendre par cette action, improprement qualifiée de criminelle, l’énergie créatrice dont la prive néceſſairement celui qui, par une ſtupide indifférence, n’oſe entreprendre aucun bouleverſement. Ô Théreſe, c’eſt le ſeul orgueil de l’homme qui érigea le meurtre en crime. Cette vaine créature s’imaginant être la plus ſublime du Globe, ſe croyant la plus eſſentielle, partit de ce faux principe pour aſſurer que l’action qui la détruiſait ne pouvait qu’être infâme ; mais ſa vanité, ſa démence ne change rien aux loix de la Nature ; il n’y a point d’être qui n’éprouve au fond de ſon cœur, le déſir le plus véhément d’être défait de ceux qui le gênent, ou dont la mort peut lui apporter du profit ; & de ce déſir à l’effet, t’imagines-tu, Théreſe, que la différence ſoit bien grande ? Or, ſi ces impreſſions nous viennent de la Nature, eſt-il préſumable qu’elles l’irritent ? Nous inſpirerait-elle ce qui la dégraderait ? Ah, tranquilliſe-toi, chere fille, nous n’éprouvons rien qui ne lui ſerve ; tous les mouvemens qu’elle place en nous, ſont les organes de ſes loix ; les paſſions de l’homme ne ſont que les moyens qu’elle employe pour parvenir à ſes deſſeins. A-t-elle beſoin d’individus, elle nous inſpire l’amour, voilà des créations ; les deſtructions lui deviennent-elles néceſſaires, elle place dans nos cœurs la vengeance, l’avarice, la luxure, l’ambition, voilà des meurtres ; mais elle a toujours travaillé pour elle, & nous ſommes devenus, ſans nous en douter, les crédules agens de ſes caprices.

Eh ! non, non, Théreſe, non, la Nature ne laiſſe pas dans nos mains la poſſibilité des crimes qui troubleraient ſon économie ; peut-il tomber ſous le ſens que le plus faible puiſſe réellement offenſer le plus fort ? Que ſommes-nous relativement à elle ? Peut-elle en nous créant avoir placé dans nous, ce qui ſerait capable de lui nuire ? Cette imbécile ſuppoſition peut-elle s’arranger avec la manière ſublime & ſûre dont nous la voyons parvenir à ſes fins ? Ah ! ſi le meurtre n’était pas une des actions de l’homme qui remplît le mieux ſes intentions, permettrait-elle qu’il s’opérât ? L’imiter peut-il donc lui nuire ? Peut-elle s’offenſer de voir l’homme faire à ſon ſemblable, ce qu’elle lui fait elle-même tous les jours ? Puiſqu’il eſt démontré qu’elle ne peut ſe reproduire que par des deſtructions, n’eſt-ce pas agir d’après ſes vues que de les multiplier ſans ceſſe ? L’homme en ce ſens, qui s’y livrera avec le plus d’ardeur ſera donc inconteſtablement celui qui la ſervira le mieux, puiſqu’il ſera celui qui coopérera le plus à des deſſeins qu’elle manifeſte à tous les inſtans. La première & la plus belle qualité de la Nature, eſt le mouvement qui l’agite ſans ceſſe, mais ce mouvement n’eſt qu’une ſuite perpétuelle de crimes, ce n’eſt que par des crimes qu’elle le conſerve : l’être qui lui reſſemble le mieux, & par conſéquent l’être le plus parfait, ſera donc néceſſairement celui, dont l’agitation la plus active deviendra la cauſe de beaucoup de crimes, tandis, je le répéte, que l’être inactif ou indolent, c’eſt-à-dire, l’être vertueux doit être à ſes regards le moins parfait ſans doute, puiſqu’il ne tend qu’à l’apathie, qu’à la tranquillité qui replongerait inceſſamment tout dans le chaos, ſi ſon aſcendant l’emportait. Il faut que l’équilibre ſe conſerve ; il ne peut l’être que par des crimes ; les crimes ſervent donc la Nature ; s’ils la ſervent, ſi elle les exige, ſi elle les déſire, peuvent-ils l’offenſer, & qui peut être offenſé, ſi elle ne l’eſt pas ?

Mais la créature que je détruis eſt ma tante… Oh ! Théreſe, que ces liens ſont frivoles aux yeux d’un Philoſophe ! Permets-moi de ne pas même t’en parler, tant ils ſont futiles. Ces mépriſables chaînes, fruits de nos loix & de nos inſtitutions politiques peuvent-elles être quelque choſe aux yeux de la Nature ?

Laiſſe donc là tes préjugés, Théreſe, & ſers-moi ; ta fortune eſt faite.

Oh ! Monſieur, répondis-je toute, effrayée au Comte de Bressac, cette indifférence que vous ſuppoſez dans la Nature, n’eſt encore ici que l’ouvrage des ſophismes de votre eſprit. Daignez écouter plutôt votre cœur, & vous entendrez comme il condamnera tous ces faux raiſonnemens du libertinage ; ce cœur, au tribunal duquel je vous renvoye, n’eſt-il donc pas le Sanctuaire où cette Nature que vous outragez veut qu’on l’écoute & qu’on la reſpecte ? Si elle y grave la plus forte horreur pour le crime que vous méditez, m’accorderez-vous qu’il eſt condamnable ? Les paſſions, je le ſais, vous aveuglent à préſent, mais auſſitôt qu’elles ſe tairont, à quel point vous déchireront les remords ? Plus eſt grande votre ſenſibilité, plus leur aiguillon vous tourmentera… Oh ! Monſieur, conſervez, reſpectez les jours de cette tendre & précieuſe amie ; ne la ſacrifiez point ; vous en péririez de déſeſpoir ! Chaque jour… à chaque inſtant, vous la verriez devant vos yeux cette tante chérie qu’aurait plongée dans le tombeau votre aveugle fureur ; vous entendriez ſa voix plaintive prononcer encore ces doux noms qui faiſaient la joie de votre enfance ; elle apparaîtrait dans vos veilles & vous tourmenterait dans vos ſonges ; elle ouvrirait de ſes doigts ſanglans les bleſſures dont vous l’auriez déchirée ; pas un moment heureux dès-lors ne luirait pour vous ſur la terre ; tous vos plaiſirs ſeraient ſouillés ; toutes vos idées ſe troubleraient ; une main céleſte, dont vous méconnaiſſez le pouvoir, vengerait les jours que vous auriez détruits, en empoiſonnant tous les vôtres ; & ſans avoir joui de vos forfaits, vous péririez du regret mortel d’avoir oſé les accomplir.

J’étais en larmes en prononçant ces mots, j’étais à genoux aux pieds du Comte ; je le conjurais par tout ce qu’il pouvait avoir de plus ſacré, d’oublier un égarement infâme que je lui jurais de cacher toute ma vie… Mais je ne connaiſſais pas l’homme à qui j’avais affaire ; je ne ſavais pas à quel point les paſſions établiſſaient le crime dans cette ame perverſe. Le Comte ſe leva froidement ; je vois bien que je m’étais trompé, Théreſe, me dit-il, j’en ſuis peut-être autant fâché pour vous que pour moi ; n’importe, je trouverai d’autres moyens, & vous aurez beaucoup perdu ſans que votre maîtreſſe y ait rien gagné.

Cette menace changea toutes mes idées : en n’acceptant pas le crime qu’on me propoſait, je riſquais beaucoup pour mon compte, & ma maîtreſſe périſſait infailliblement ; en conſentant à la complicité, je me mettais à couvert du courroux du Comte, & je ſauvais aſſurément ſa tante ; cette réflexion qui fut en moi l’ouvrage d’un inſtant, me détermina à tout accepter ; mais comme un retour ſi prompt eût pu paraître ſuſpect, je ménageai quelque tems ma défaite ; je mis le Comte dans le cas de me répéter ſouvent ſes ſophiſmes ; j’eus peu-à-peu l’air de ne plus ſavoir qu’y répondre : Bressac me crut vaincue ; je légitimai ma faibleſſe par la puiſſance de ſon art, je me rendis à la fin. Le Comte s’élance dans mes bras. Que ce mouvement m’eût comblée d’aiſe, s’il eût eu une autre cauſe !… Que dis-je ? il n’était plus tems : ſon horrible conduite, ſes barbares deſſeins avaient anéanti tous les ſentimens que mon faible cœur oſait concevoir, & je ne voyais plus en lui qu’un monſtre… Tu es la premiere femme que j’embraſſe, me dit le Comte, & en vérité, c’eſt de toute mon ame… Tu es délicieuſe, mon enfant ; un rayon de ſageſſe a donc pénétré ton eſprit ! Eſt-il poſſible que cette tête charmante ſoit ſi longtems reſtée dans les ténébres ; & enſuite nous convinmes de nos faits. Dans deux ou trois jours, plus ou moins, ſuivant la facilité que j’y trouverais, je devais jetter un petit paquet de poiſon, que me remit Bressac, dans la taſſe de chocolat que Madame avait coutume de prendre le matin. Le Comte me garantiſſait de toutes les ſuites, & me remettait un contrat de deux mille écus de rente, le jour même de l’exécution ; il me ſigna ces promeſſes ſans caractériſer ce qui devait m’en faire jouir, & nous nous ſéparames.

Il arriva ſur ces entrefaites quelque choſe de trop ſingulier, de trop capable de vous dévoiler l’ame atroce du monſtre auquel j’avais affaire pour que je n’interrompe pas une minute, en vous le diſant, le récit que vous attendez ſans doute du dénouement de l’aventure où je m’étais engagée.


Le ſurlendemain de notre pacte criminel, le Comte apprit qu’un oncle ſur la ſucceſſion duquel il ne comptait nullement, venait de lui laiſſer quatre-vingt mille livres de rente… Oh ! Ciel, me dis-je en apprenant cette nouvelle, eſt-ce donc ainſi que la juſtice céleſte punit le complot des forfaits !… Et me repentant bientôt de ce blaſphème envers la Providence, je me jette à genoux, j’en demande pardon, & me flatte que cet événement inattendu va dumoins changer les projets du Comte… Quelle était mon erreur ! Oh ! ma chère Théreſe, me dit-il en accourant le même ſoir dans ma chambre, comme les proſpérités pleuvent ſur moi ! Je te l’ai dit ſouvent, l’idée d’un crime ou ſon exécution, eſt le plus ſur moyen d’attirer le bonheur ; il n’en n’eſt plus que pour les ſcélérats. — Eh ! quoi, Monſieur, répondis-je, cette fortune ſur laquelle vous ne comptiez pas, ne vous décide point à attendre patiemment la mort que vous voulez hâter ? — Attendre, reprit bruſquement le Comte, je n’attendrais pas deux minutes, Théreſe, ſonges-tu que j’ai vingt-huit ans, & qu’il eſt dur d’attendre à mon âge ?… Non, que ceci ne change rien à nos projets, je t’en ſupplie, & donne-moi la conſolation de voir terminer tout, avant l’époque de notre retour à Paris… Demain, après demain au plus tard… Il me tarde déjà de te compter un quartier de tes rentes… de te mettre en poſſeſſion de l’acte qui te les aſſure… Je fis de mon mieux pour déguiſer l’effroi que m’inſpirait cet acharnement, & je repris mes réſolutions de la veille, bien perſuadée que ſi je n’exécutais pas le crime horrible dont je m’étais chargée, le Comte s’apperçevrait bientôt que je le jouais, & que ſi j’avertiſſais Madame de Bressac, quelque parti que lui fît prendre la révélation de ce projet, le jeune Comte ſe voyant toujours trompé, adopterait promptement des moyens plus certains, qui faiſant également périr la tante, m’expoſaient à toute la vengeance du neveu. Il me reſtait la voie de la juſtice, mais rien au monde n’aurait pu me réſoudre à la prendre ; je me déterminai donc à prévenir la Marquiſe ; de tous les partis poſſibles celui-là me parut le meilleur & je m’y livrai.

Madame, lui dis-je le lendemain de ma dernière entrevue avec le Comte, j’ai quelque choſe de la plus grande importance à vous révéler, mais à quelque point que cela vous intéreſſe, je ſuis décidée au ſilence, ſi vous ne me donnez, avant, votre parole d’honneur de ne témoigner aucun reſſentiment à Monſieur votre neveu de ce qu’il a l’audace de projetter… Vous agirez, Madame, vous prendrez les meilleurs moyens, mais vous ne direz mot. Daignez me le promettre, ou je me tais. Madame de Bressac qui crut qu’il ne s’agiſſait que de quelques extravagances ordinaires à ſon neveu, s’engagea par le ſerment que j’exigeais, & je révélai tout. Cette malheureuſe femme fondit en larmes en apprenant cette infamie… Le monſtre ! s’écria-t-elle, qu’ai-je jamais fait que pour ſon bien ? Si j’ai voulu prévenir ſes vices, ou l’en corriger, quel autre motif que ſon bonheur pouvait me contraindre à cette ſévérité !… Et cette ſucceſſion qui vient de lui écheoir n’eſt-ce pas à mes ſoins qu’il la doit ? Ah, Théreſe, Théreſe, prouve-moi bien la vérité de ce projet… mets-moi dans la ſituation de n’en pouvoir douter ; j’ai beſoin de tout ce qui peut achever d’éteindre en moi, les ſentimens que mon cœur aveuglé oſe garder encore pour ce monſtre… & alors je fis voir le paquet de poiſon ; il était difficile de fournir une meilleure preuve ; la Marquiſe voulut en faire des eſſais ; nous en fimes avaler une légère doſe à un chien que nous enfermames, & qui mourut au bout de deux heures dans des convulſions épouvantables ; Madame de Bressac ne pouvant plus douter, ſe décida ; elle m’ordonna de lui donner le reſte du poiſon, & écrivit auſſitôt par un courier au Duc de Sonzeval ſon parent de ſe rendre chez le Miniſtre en ſecret, d’y développer l’atrocité d’un neveu dont elle était à la veille de devenir victime ; de ſe munir d’une lettre de cachet ; d’accourir à ſa terre la délivrer le plutôt poſſible du ſcélérat qui conſpirait auſſi cruellement contre ſes jours.

Mais cet abominable crime devait ſe conſommer ; il fallut que par une inconcevable permiſſion du Ciel la vertu cédât aux efforts de la ſcélérateſſe ; l’animal ſur lequel nous avions fait notre expérience, découvrit tout au Comte ; il l’entendit hurler ; ſachant que ce chien était chéri de ſa tante, il demanda ce qu’on lui avait fait ; ceux à qui il s’adreſſa ignorant tout, ne lui répondirent rien de clair ; de ce moment il forma des ſoupçons ; il ne dit mot, mais je le vis troublé ; je fis part de ſon état à la Marquiſe, elle s’en inquiéta davantage, ſans pouvoir néanmoins imaginer autre choſe que de preſſer le courier, & de mieux cacher encore, s’il était poſſible, l’objet de ſa miſſion. Elle dit à ſon neveu, qu’elle envoyait en diligence à Paris prier le Duc de Sonzeval de ſe mettre ſur-le-champ à la tête de la ſucceſſion, de l’oncle dont on venait d’hériter, parce que ſi perſonne ne paraiſſait, il y avait des procès à craindre ; elle ajouta, qu’elle engageait le Duc à venir lui rendre compte de tout, afin qu’elle ſe décidât à partir elle-même avec ſon neveu, ſi l’affaire l’exigeait. Le Comte trop bon phyſionomiſte pour ne pas voir de l’embarras ſur le viſage de ſa tante, pour ne pas obſerver un peu de confuſion dans le mien, ſe paya de tout & n’en fut que mieux ſur ſes gardes. Sous le prétexte d’une partie de promenade, il s’éloigne du château ; il attend le courrier dans un lieu où il devait inévitablement paſſer. Cet homme bien plus à lui qu’à ſa tante, ne fait aucune difficulté de lui remettre ſes dépêches, & Bressac convaincu de ce qu’il appele ſans doute ma trahiſon, donne cent louis au courrier avec ordre de ne jamais reparaître chez ſa tante. Il revient au château, la rage dans le cœur ; il ſe contient pourtant ; il me rencontre, il me cajole à ſon ordinaire, il me demande ſi ce ſera pour le lendemain, me fait obſerver qu’il eſt eſſentiel que cela ſoit avant que le Duc n’arrive, puis ſe couche d’un air tranquille & ſans rien témoigner. Je ne ſçus rien alors, je fus la dupe de tout. Si cet épouvantable crime ſe conſomma, comme le Comte me l’apprit enſuite, il le commit lui-même ſans doute, mais j’ignore comment ; je fis beaucoup de conjectures ; à quoi ſervirait-il de vous en faire part ? Venons plutôt à la maniere cruelle dont je fus punie de n’avoir pas voulu m’en charger. Le lendemain de l’arreſtation du courrier, Madame prit ſon chocolat comme à l’ordinaire, elle ſe leva, fit ſa toilette, me parut agitée, & ſe mit à table ; à peine en eſt-on dehors que le Comte m’aborde, — Théreſe, me dit-il avec le flegme le plus grand, j’ai trouvé un moyen plus ſûr que celui que je t’avais propoſé, pour venir à bout de nos projets, mais cela demande des détails, je n’oſe aller ſi ſouvent dans ta chambre ; trouve-toi à cinq heures préciſes au coin du parc, je t’y prendrai, & nous irons faire une promenade dans le bois, pendant laquelle je t’expliquerai tout.

Je vous l’avoue, Madame, ſoit permiſſion de la Providence, ſoit excès de candeur, ſoit aveuglement, rien ne m’annonça l’affreux malheur qui m’attendait ; je me croyais ſi sûre du ſecret & des arrangemens de la Marquiſe, que je n’imaginai jamais que le Comte eût pu les découvrir ; il y avait pourtant de l’embarras dans moi.


Le parjure eſt vertu quand on promit le crime,


a dit un de nos Poëtes tragiques ; mais le parjure eſt toujours odieux pour l’ame délicate & ſenſible qui ſe trouve obligée d’y avoir recours. Mon role m’embarraſſait.

Quoi qu’il en fut, je me trouvai au rendez-vous, le Comte ne tarde pas à y paraître, il vient à moi d’un air libre & gai, & nous avançons dans la forêt ſans qu’il ſoit queſtion d’autre choſe que de rire & de plaiſanter comme il en avait l’uſage avec moi. Quand je voulais mettre la converſation ſur l’objet qui lui avait fait déſirer notre entretien, il me diſait toujours d’attendre, qu’il craignait qu’on ne nous obſervât, & que nous n’étions pas encore en ſûreté ; inſenſiblement nous arrivames vers les quatre arbres où j’avais été ſi cruellement attachée. Je treſſaillis, en revoyant ces lieux ; toute l’horreur de ma deſtinée s’offrit alors à mes regards, & jugez ſi ma frayeur redoubla, quand je vis les diſpoſitions de ce lieu, fatal. Des cordes pendaient à l’un des arbres ; trois dogues Anglais monſtrueux étaient liés aux trois autres, & paraiſſaient n’attendre que moi, pour ſe livrer au beſoin de manger qu’annonçaient leurs gueules écumeuſes & béantes ; un des favoris du Comte les gardait.

Alors le perfide ne ſe ſervant plus avec moi que des plus groſſieres épithétes, Bon… me dit-il, reconnais-tu ce buiſſon d’où je t’ai tirée comme une bête ſauvage pour te rendre à la vie que tu avais mérité de perdre ?… Reconnais-tu ces arbres où je te menaçai de te remettre, ſi tu me donnais jamais occaſion de me repentir de mes bontés ? Pourquoi acceptais-tu les ſervices que je te demandais contre ma tante, ſi tu avais deſſein de me trahir, & comment as-tu imaginé de ſervir la Vertu, en riſquant la liberté de celui à qui tu devais le bonheur ? Néceſſairement placée entre deux crimes, pourquoi as-tu choiſi le plus abominable ? — Hélas ! n’avais-je pas choiſi le moindre. — Il fallait refuſer, pourſuivit le Comte furieux, me ſaiſiſſant par un bras & me ſecouant avec violence, oui ſans doute refuſer, & ne pas accepter pour me trahir. Alors M. de Bressac me dit tout ce qu’il avait fait pour ſurprendre les dépêches de Madame, & comment était né le ſoupçon qui l’avait engagé à les détourner. Qu’as-tu fait par ta fauſſeté, indigne créature, continua-t-il ? Tu as riſqué tes jours ſans conſerver ceux de ma tante : le coup eſt fait, mon retour au château m’en offrira les fruits, mais il faut que tu périſſes, il faut que tu apprennes avant d’expirer, que la route de la vertu n’eſt pas toujours la plus sûre, & qu’il y a des circonſtances dans le monde où la complicité d’un crime eſt préférable à ſa délation. Et ſans me donner le temps de répondre, ſans témoigner la moindre pitié pour l’état cruel où j’étais, il me traîne vers l’arbre qui m’était deſtiné & où attendait ſon favori ; la voilà, lui dit-il, celle qui a voulu empoiſonner ma tante, & qui peut-être a déjà commis ce crime affreux, malgré mes ſoins pour le prévenir ; j’aurais mieux fait ſans doute de la remettre entre les mains de la Juſtice, mais elle y aurait perdu la vie, & je veux la lui laiſſer pour qu’elle ait plus longtemps à ſouffrir.

Alors les deux ſcélérats s’emparent de moi, ils me mettent nue dans un inſtant ; les belles feſſes, diſait le Comte avec le ton de la plus cruelle ironie & touchant ces objets avec brutalité, les ſuperbes chairs… l’excellent déjeûner pour mes dogues. Dès qu’il ne me reſte plus aucun vêtement, on me lie à l’arbre par une corde qui prend le long de mes reins, me laiſſant les bras libres pour que je puiſſe me défendre de mon mieux, & par l’aiſance qu’on laiſſe à la corde je puis avancer & reculer d’environ ſix pieds. Une fois là, le Comte très-ému vient obſerver ma contenance ; il tourne & paſſe autour de moi ; à la dure maniere dont il me touche, il ſemble que ſes mains meurtrieres voudraient le diſputer de rage à la dent acérée de ſes chiens… Allons, dit-il à ſon aide, lâche ces animaux, il en eſt temps ; on les déchaîne, le Comte les excite, ils s’élancent tous trois ſur mon malheureux corps, on dirait qu’ils ſe le partagent pour qu’aucune de ſes parties ne ſoit exempte de leur furieux aſſauts ; j’ai beau les répouſſer, ils ne me déchirent qu’avec plus de furie, & pendant cette ſcène horrible, Bressac, l’indigne Bressac, comme ſi mes tourmens euſſent allumé ſa perfide luxure… l’infâme, il ſe prêtait, en m’examinant, aux criminelles careſſes de ſon favori. C’en eſt aſſez, dit-il, au bout de quelques minutes, rattache les chiens & abandonnons cette malheureuſe à ſon mauvais ſort.

Eh bien ! Théreſe, me dit-il bas en briſant mes liens, la vertu coûte ſouvent bien cher, tu le vois ; t’imagines-tu que deux mille écus de penſion ne valaient pas mieux que les morſures dont te voilà couverte ? Mais dans l’état affreux où je me trouve, je puis à peine l’entendre ; je me jette au pied de l’arbre, & ſuis prête à perdre connaiſſance. Je ſuis bien bon de te ſauver la vie, dit le traître que mes maux irritent, prends garde au moins à l’uſage que tu feras de cette faveur… Puis il m’ordonne de me relever, de reprendre mes vêtemens & de quitter au plutôt cet endroit. Comme le ſang coule de par-tout, afin que mes habits, les ſeuls qui me reſtent, n’en ſoient point tachés, je ramaſſe de l’herbe pour me rafraichir, pour m’eſſuyer, & Bressac ſe promene en long & en large, bien plus occupé de ſes idées que de moi.

Le gonflement de mes chairs, le ſang qui ruiſſelle encore, les douleurs affreuſes que j’endure, tout me rend preſqu’impoſſible l’opération de me r’habiller, ſans que jamais le malhonnête homme qui vient de me mettre dans ce cruel état… lui, pour qui j’aurais autrefois ſacrifié ma vie, daignât me donner le moindre ſigne de commiſération. Dès que je fus prête, allez où vous voudrez, me dit-il, il doit vous reſter de l’argent, je ne vous l’ôte point, mais gardez-vous de reparaître à aucune de mes maiſons de ville ou de campagne ; deux raiſons puiſſantes s’y oppoſent ; il eſt bon que vous ſachiez d’abord que l’affaire que vous avez cru terminée ne l’eſt point. On vous a dit qu’elle n’exiſtait plus, on vous a induite en erreur ; le décret n’a point été purgé ; on vous laiſſait dans cette ſituation pour voir comment vous vous conduiriez ; en ſecond lieu vous allez publiquement paſſer pour la meurtriere de la Marquiſe ; ſi elle reſpire encore je vais lui faire emporter cette idée au tombeau, toute la maiſon le ſaura ; voilà donc contre vous deux procès au lieu d’un, & à la place d’un vil uſurier pour adverſaire, un homme riche & puiſſant, déterminé à vous pourſuivre juſqu’aux Enfers, ſi vous abuſez de la vie que vous laiſſe ſa pitié.

Oh ! Monſieur, répondis-je, quelles que ayent été vos rigueurs envers moi, ne redoutez rien de mes démarches ; j’ai cru devoir en faire contre vous quand il s’agiſſait de la vie de votre tante, je n’en entreprendrai jamais, quand il ne ſera queſtion que de la malheureuſe Théreſe. Adieu, Monſieur, puiſſent vos crimes vous rendre auſſi heureux que vos cruautés me cauſent de tourmens ; & quel que ſoit le ſort où le Ciel me place, tant qu’il conſervera mes déplorables jours, je ne les emploîrai qu’à le prier pour vous. Le Comte leva la tête ; il ne put s’empêcher de me conſidérer à ces mots, & comme il me vit chancelante & couverte de larmes, dans la crainte de s’émouvoir ſans doute, le cruel s’éloigna, & je ne le vis plus.

Entierement livrée à ma douleur je me laiſſai tomber au pied de l’arbre, & là, lui donnant le plus libre cours, je fis retentir la forêt de mes gémiſſemens ; je preſſai la terre de mon malheureux corps, & j’arroſai l’herbe de mes larmes.

« Ô mon Dieu, m’écriai-je, vous l’avez voulu ; il était dans vos décrets éternels que l’innocent devint la proie du coupable, diſpoſez de moi, Seigneur, je ſuis encore bien loin des maux que vous avez ſoufferts pour nous ; puiſſent ceux que j’endure en vous adorant, me rendre digne un jour des récompenſes que vous promettez au faible, quand il vous a pour objet dans ſes tribulations, & qu’il vous glorifie dans ſes peines » !

La nuit tombait : il me devenait impoſſible d’aller plus loin ; à peine pouvais-je me ſoutenir ; je jettai les yeux ſur le buiſſon où j’avais couché quatre ans auparavant, dans une ſituation preſqu’auſſi malheureuſe ; je m’y traînai comme je pus, & m’y étant miſe à la même place, tourmentée de mes bleſſures encore ſaignantes, accablée des maux de mon eſprit & des chagrins de mon cœur, je paſſai la plus cruelle nuit qu’il ſoit poſſible d’imaginer.

La vigueur de mon âge & de mon tempérament m’ayant donné un peu de force au point du jour, trop effrayée du voiſinage de ce cruel château, je m’en éloignai promptement ; je quittai la forêt, & réſolue de gagner à tout haſard la premiere habitation qui s’offrirait à moi, j’entrai dans le Bourg de Saint-Marcel, éloigné de Paris d’environ cinq lieues, je demandai la maiſon du chirurgien, on me l’indiqua ; je le priai de panſer mes bleſſures, je lui dis que fuyant pour quelque cauſe d’amour, la maiſon de ma mere à Paris, j’avais été rencontrée la nuit par des bandits dans la forêt qui, pour ſe venger des réſiſtances que j’avais oppoſées à leurs déſirs, m’avaient fait ainſi traiter par leurs chiens. Rodin, c’était le nom de cet artiſte, m’examina avec la plus grande attention, il ne trouva rien de dangereux dans mes plaies, il aurait, diſait-il, répondu de me rendre en moins de quinze jours auſſi fraiche qu’avant mon avanture, ſi j’étais arrivée chez lui au même inſtant ; mais la nuit & l’inquiétude avaient envenimé mes bleſſures, & je ne pouvais être rétablie que dans un mois. Rodin me logea chez lui, prit tous les ſoins poſſibles de moi, & le trentieme jour, il n’exiſtait plus ſur mon corps aucuns veſtiges des cruautés de Monſieur de Bressac,

Dès que l’état où j’étais me permit de prendre l’air, mon premier empreſſement fut de tâcher de trouver dans le Bourg une jeune fille aſſez adroite & aſſez intelligente pour aller au château de la Marquiſe s’informer de tout ce qui s’y était paſſé de nouveau depuis mon départ ; la curioſité n’était pas le vrai motif qui me déterminait à cette démarche ; cette curioſité vraiſemblablement dangereuſe eût à coup-sûr été fort déplacée ; mais ce que j’avais gagné chez la Marquiſe, était reſté dans ma chambre ; à peine avais-je ſix louis ſur moi, & j’en poſſedois plus de quarante au Château. Je n’imaginais pas que le Comte fût aſſez cruel pour me refuſer ce qui m’appartenait auſſi légitimement. Perſuadée que ſa premiere fureur paſſée, il ne voudrait pas me faire une telle injuſtice, j’écrivis une lettre auſſi touchante que je le pus. Je lui cachai ſoigneuſement le lieu que j’habitais, & le ſuppliai de me renvoyer mes hardes avec le peu d’argent qui se trouvait à moi dans ma chambre. Une payſanne de vingt-cinq ans, vive & ſpirituelle ſe chargea de ma lettre & me promit de faire aſſez d’informations ſous-main pour me ſatisfaire à ſon retour ſur les différens objets dont je lui laiſſai voir que l’éclairciſſement m’était néceſſaire. Je lui recommandai, ſur toutes choſes, de cacher le nom de l’endroit où j’étais, de ne parler de moi en quoi que ce pût être, & de dire qu’elle tenait la lettre d’un homme qui l’apportait de plus de quinze lieues de là. Jeannette partit & vingt-quatre heures après elle me rapporta la réponſe ; elle exiſte encore, la voilà, Madame, mais daignez avant que de la lire, apprendre ce qui s’était paſſé chez le Comte depuis que j’en étais dehors.

La Marquiſe de Bressac tombée dangereuſement malade, le jour même de ma ſortie du château, était morte le ſurlendemain dans des douleurs & dans des convulſions épouvantables ; les parens étaient accourus, & le neveu qui paraiſſait dans la plus grande déſolation prétendait que ſa tante avait été empoiſonnée par une femme-de-chambre qui s’était évadée le même jour. On faiſait des recherches, & l’intention était de faire périr cette malheureuſe ſi on la découvrait : au reſte, le Comte ſe trouvait par cette ſucceſſion beaucoup plus riche qu’il ne l’avait cru ; le coffre-fort, le porte-feuille, les bijoux de la Marquiſe, tous objets dont on n’avait point de connaiſſance, mettaient ſon neveu, indépendamment des revenus, en poſſeſſion de plus de ſix cens mille francs d’effets ou d’argent comptant. À travers de ſa douleur affectée, ce jeune homme avait, diſait-on, bien de la peine à cacher ſa joie, & les parens convoqués pour l’ouverture du corps exigée par le Comte, après avoir déploré le ſort de la malheureuſe Marquiſe & juré de la venger ſi la coupable tombait entre leurs mains, avaient laiſſé le jeune homme en pleine & paiſible poſſeſſion du fruit de ſa ſcélérateſſe. Monſieur de Bressac avait parlé lui-même à Jeannette, il lui avait fait différentes queſtions auxquelles la jeune fille avait répondu avec tant de franchiſe & de fermeté qu’il s’était réſolu à lui donner ſa réponſe ſans la preſſer davantage. La voilà cette fatale lettre, dit Théreſe en la remettant à Madame de Lorſange, oui la voilà, Madame, elle eſt quelquefois néceſſaire à mon cœur, & je la conſerverai juſqu’à la mort, liſez-là, ſi vous le pouvez, ſans frémir.

Madame de Lorſange ayant pris le billet des mains de notre belle avanturiere y lut les mots ſuivans :

« Une ſcélérate capable d’avoir empoiſonné ma tante eſt bien hardie d’oſer m’écrire après cet exécrable délit ; ce qu’elle fait de mieux eſt de bien cacher ſa retraite ; elle peut être ſûre qu’on l’y troublera ſi on l’y découvre. Qu’oſe-t-elle réclamer ? Que parle-t-elle d’argent ? Ce qu’elle a pu laiſſer équivaut-il aux vols qu’elle a faits, ou pendant ſon ſéjour dans la maiſon, ou en conſommant ſon dernier crime ? Qu’elle évite un ſecond envoi pareil à celui-ci, car on lui déclare qu’on ferait arrêter ſon commiſſionnaire, juſqu’à ce que le lieu qui récéle la coupable ſoit connu de la juſtice ».

Continuez, ma chere enfant, dit Madame de Lorſange en rendant le billet à Théreſe, voilà des procédés qui font horreur ; nager dans l’or & refuſer à une malheureuſe qui n’a pas voulu commettre un crime, ce qu’elle a légitimement gagné, eſt une infamie gratuite qui n’a point d’exemple.

Hélas ! Madame, continua Théreſe, en reprenant la ſuite de ſon hiſtoire, je fus deux jours à pleurer ſur cette malheureuſe lettre ; je gémiſſais bien plus du procédé horrible qu’elle prouvait, que des refus qu’elle contenait ; me voilà donc coupable, m’écriai-je, me voilà donc une ſeconde fois dénoncée à la juſtice pour avoir trop ſû reſpecter ſes loix ! Soit, je ne m’en repens pas ; quelque choſe qui puiſſe m’arriver, je ne connaîtrai pas du moins les remords tant que mon ame ſera pure, & que je n’aurai fait d’autre mal que d’avoir trop écouté les ſentimens équitables & vertueux qui ne m’abandonneront jamais.

Il m’était pourtant impoſſible de croire que les recherches dont le Comte me parlait, fuſſent bien réelles, elles avaient ſi peu de vraiſemblance, il était ſi dangereux pour lui de me faire paraître en juſtice, que j’imaginai qu’il devait au fond de lui-même, être beaucoup plus effrayé de me voir que je n’avais lieu de frémir de ſes menaces. Ces réflexions me déciderent à reſter ou j’étais, & à m’y placer même ſi cela était poſſible, juſqu’à ce que mes fonds un peu augmentés me permiſſent de m’éloigner ; je communiquai mon projet à Rodin, qui l’approuva, & me propoſa même de reſter dans ſa maiſon ; mais avant de vous parler du parti que je pris, il eſt néceſſaire de vous donner une idée de cet homme & de ſes entours.

Rodin était un homme de quarante ans, brun, le ſourcil épais, l’œil vif, l’air de la force & de la ſanté, mais en même-temps du libertinage. Très-au-deſſus de ſon état, & poſſédant dix à douze mille livres de rentes, Rodin n’exerçait l’art de la chirurgie que par goût, il avait une très-jolie maiſon dans Saint-Marcel, qu’il n’occupait, ayant perdu ſa femme depuis quelques années, qu’avec deux filles pour le ſervir, & la ſienne. Cette jeune perſonne nommée Roſalie, venait d’atteindre ſa quatorzième année, elle réuniſſait tous les charmes les plus capables de faire ſenſation ; une taille de nymphe, une figure ronde, fraîche, extraordinairement animée, des traits mignons & piquans, la plus jolie bouche poſſible, de très-grands yeux noirs pleins d’ame & de ſentiment, des cheveux châtains tombant au bas de ſa ceinture, la peau d’un éclat… d’une fineſſe incroyable ; déjà la plus belle gorge du monde, d’ailleurs de l’eſprit, de la vivacité, & l’une des plus belles ames qu’eût encore créée la Nature. À l’égard des compagnes avec qui je devais ſervir dans cette maiſon, c’étaient deux payſannes, dont l’une était gouvernante & l’autre cuiſiniere. Celle qui exerçait le premier poſte, pouvait avoir vingt-cinq ans, l’autre en avait dix-huit ou vingt, & toutes les deux extrémement jolies ; ce choix me fit naître quelques ſoupçons ſur l’envie qu’avait Rodin de me garder. Qu’a-t-il beſoin d’une troiſième femme, me diſais-je, & pourquoi les veut-il jolies ? Aſſurément, continuai-je, il y a quelque choſe dans tout cela de peu conforme aux mœurs régulieres dont je ne veux jamais m’écarter ; examinons.

En conſéquence, je priai Monſieur Rodin de me laiſſer prendre des forces encore une ſemaine chez lui, l’aſſurant qu’avant la fin de cette époque il aurait ma réponſe ſur ce qu’il voulait bien me propoſer.

Je profitai de cet intervalle pour me lier plus étroitement avec Roſalie, déterminée à ne me fixer chez ſon pere qu’autant qu’il n’y aurait rien dans ſa maiſon qui pût me faire ombrage. Portant dans ce deſſein mes regards ſur tout, je m’apperçus dès le lendemain que cet homme avait un arrangement qui dès-lors me donna de furieux ſoupçons ſur ſa conduite.

Monſieur Rodin tenait chez lui une penſion d’enfans des deux ſexes, il en avait obtenu le privilege du vivant de ſa femme, & l’on n’avait pas cru devoir l’en priver quand il l’avait perdue. Les éleves de Monſieur Rodin étaient peu nombreux, mais choiſis ; il n’avait en tout que quatorze filles & quatorze garçons. Jamais il ne les prenait au-deſſous de douze ans, ils étaient toujours renvoyés à ſeize ; rien n’était joli comme les ſujets qu’admettait Rodin. Si on lui en préſentoit un qui eût quelques défauts corporels, ou point de figure, il avait l’art de le rejetter ſous vingt prétextes toujours colorés de ſophiſmes où perſonne ne pouvait répondre ; ainſi, ou le nombre de ſes penſionnaires n’était pas complet, ou ce qu’il avait était toujours charmant ; ces enfans ne mangeaient point chez lui, mais ils y venaient deux fois par jour, de ſept à onze heures le matin, de quatre à huit le ſoir. Si juſqu’alors je n’avais pas encore vu tout ce petit train, c’eſt qu’arrivée chez cet homme pendant les vacances, les écoliers n’y venaient plus ; ils y reparurent vers ma guériſon.

Rodin tenait lui-même les écoles, ſa gouvernante ſoignait celle des filles, dans laquelle il paſſait auſſitôt qu’il avait fini l’inſtruction des garçons ; il apprenait à ces jeunes éleves à écrire, l’arithmétique, un peu d’hiſtoire, le deſſin, la muſique, & n’employait pour tout cela d’autres maîtres que lui.

Je témoignai d’abord mon étonnement à Roſalie, de ce que ſon pere exerçant la fonction de Chirurgien, pût en même-temps remplir celle de maître d’École, je lui dis qu’il me paraiſſait ſingulier, que pouvant vivre à l’aiſe ſans profeſſer ni l’un ni l’autre de ces états, il ſe donnât la peine d’y vaquer. Roſalie avec laquelle j’étais déjà fort-bien, ſe mit à rire de ma réflexion ; la maniere dont elle prit ce que je lui diſais, ne me donna que plus de curioſité, & je la ſuppliai de s’ouvrir entierement à moi. Écoute, me dit cette charmante fille avec toute la candeur de ſon âge & toute la naïveté de ſon aimable caractere ; écoute, Théreſe, je vais tout te dire, je vois bien que tu es une honnête fille… incapable de trahir le ſecret que je vais te confier.

Aſſurément, chere amie, mon pere peut ſe paſſer de tout ceci s’il exerce l’un ou l’autre des métiers que tu lui vois faire, deux motifs que je vais te révéler en ſont cauſe. Il fait la chirurgie par goût, pour le ſeul plaiſir de faire dans ſon art de nouvelles découvertes, il les a tellement multipliées, il a donné ſur ſa partie des ouvrages ſi goûtés, qu’il paſſe généralement pour le plus habile homme qu’il y ait maintenant en France ; il a travaillé vingt ans à Paris, & c’eſt pour ſon agrément qu’il s’eſt retiré dans cette campagne. Le véritable Chirurgien de Saint-Marcel eſt un nommé Rombeau qu’il a pris ſous ſa protection, & qu’il aſſocie à ſes expériences ; tu veux ſçavoir à préſent, Théreſe, ce qui l’engage à tenir penſion ?… le libertinage, mon enfant, le ſeul libertinage, paſſion portée à l’extrême en lui. Mon pere trouve dans ſes écoliers de l’un & l’autre ſexe, des objets que la dépendance ſoumet à ſes penchans, & il en profite… Mais tiens… ſuis-moi, me dit Roſalie, c’eſt préciſément aujourd’hui Vendredi, un des trois jours de la ſemaine, où il corrige ceux qui ont fait des fautes ; c’eſt dans ce genre de correction que mon pere trouve ſes plaiſirs ; ſuis-moi, te dis-je, tu vas voir comme il s’y prend. On peut tout obſerver d’un cabinet de ma chambre, voiſin de celui de ſes expéditions, rendons-nous-y ſans bruit, & garde-toi ſur-tout de jamais dire un mot, & de ce que je te dis, & de ce que tu vas voir.

Il était trop important pour moi de connaître les mœurs du nouveau perſonnage qui m’offrait un aſyle pour que je négligeaſſe rien de ce qui pouvait me les dévoiler ; je ſuis les pas de Roſalie, elle me place près d’une cloiſon aſſez mal jointe, pour laiſſer entre les planches qui la forment, pluſieurs jours ſuffiſans à diſtinguer tout ce qui ſe paſſe dans la chambre voiſine.

À peine ſommes-nous poſtées que Rodin entre, conduiſant avec lui une jeune fille de quatorze ans, blonde & jolie comme l’Amour ; la pauvre créature toute en larmes, trop malheureuſement au fait de ce qui l’attend, ne ſuit qu’en gémiſſant ſon dur inſtituteur, elle ſe jette à ſes pieds, elle implore ſa grace, mais Rodin inflexible allume dans cette ſévérité même les premieres étincelles de ſon plaiſir, elles jailliſſent déjà de ſon cœur, par ſes regards farouches… Oh non, non, s’écrie-t-il, non, non, voilà trop de fois que cela vous arrive, Julie, je me repens de mes bontés, elles n’ont ſervi qu’à vous plonger dans de nouvelles fautes, mais la gravité de celle-ci pourrait-elle même me laiſſer uſer de clémence, à ſuppoſer que je le vouluſſe ?… Un billet donné à un garçon en entrant en claſſe ! — Monſieur, je vous proteſte que non ! — Oh je l’ai vu, je l’ai vu. — N’en crois rien, me dit ici Roſalie, ce ſont des fautes qu’il controuve pour conſolider ſes prétextes ; cette petite créature eſt un Ange, c’eſt parce qu’elle lui réſiſte qu’il la traite avec dureté ; & pendant ce temps, Rodin très-ému, ſaiſit les mains de la jeune fille, il les attache en l’air à l’anneau d’un pilier placé au milieu de la chambre de correction. Julie n’a plus de défenſe… plus d’autre… que ſa belle tête languiſſamment tournée vers ſon bourreau, de ſuperbes cheveux ; en déſordre, & des pleurs inondant le plus beau viſage du monde… le plus doux… le plus intéreſſant. Rodin conſidére ce tableau, il s’en embrâſe, il place un bandeau ſur ces yeux qui l’implorent, ſa bouche s’en approche, il n’oſe les baiſer, Julie ne voit plus rien, Rodin plus à l’aiſe détache les voiles de la pudeur, la chemiſe retrouſſée ſous le corſet ſe releve juſqu’au milieu des reins… Que de blancheur, que de beautés ! ce ſont des roſes effeuillées ſur des lis, par la main même des graces. Quel eſt-il donc l’être aſſez dur pour condamner aux tourmens des appas ſi frais… ſi piquans ? Quel monſtre peut chercher le plaiſir au ſein des larmes & de la douleur ! Rodin contemple… ſon œil égaré parcourt, ſes mains oſent profaner les fleurs que ſes cruautés vont flétrir ; parfaitement en face, aucun mouvement ne peut nous échapper, tantôt le libertin entr’ouvre, & tantôt il reſſerre ces attraits mignons qui l’enchantent ; il nous les offre ſous toutes les formes, mais c’eſt à ceux-là ſeuls qu’il s’en tient. Quoique le vrai temple de l’Amour ſoit à ſa portée, Rodin fidele à ſon culte, n’y jette pas même de regards, il en craint juſqu’aux apparences ; ſi l’attitude les expoſe, il les déguiſe ; le plus léger écart troublerait ſon hommage, il ne veut pas que rien le diſtraie… Enfin ſa fureur n’a plus de bornes, il l’exprime d’abord par des invectives, il accable de menaces & de mauvais propos cette pauvre petite malheureuſe tremblante ſous les coups dont elle ſe voit prête à être déchirée ; Rodin n’eſt plus à lui, il s’empare d’une poignée de verges priſes au milieu d’une cuve où elles acquiérent dans le vinaigre qui les mouille, plus de verdeur & de piquant… Allons, dit-il en ſe rapprochant de ſa victime, préparez-vous, il faut ſouffrir ; & le cruel laiſſant d’un bras vigoureux tomber ces faiſceaux à plomb ſur toutes les parties qui lui ſont offertes, en applique d’abord vingt-cinq coups qui changent bientôt en vermillon le tendre incarnat de cette peau ſi fraiche.

Julie jettait des cris… des cris perçans qui déchiraient mon ame ;… des pleurs coulent ſous ſon bandeau, & tombent en perles ſur ſes belles joues, Rodin n’en eſt que plus furieux… Il reporte ſes mains ſur les parties moleſtées, les touche, les comprime, ſemble les préparer à de nouveaux aſſauts ; ils ſuivent de près les premiers, Rodin recommence, il n’appuie pas un ſeul coup, qui ne ſoit précédé d’une invective, d’une menace ou d’un reproche… le ſang paraît… Rodin s’extaſie ; il ſe délecte à contempler ces preuves parlantes de ſa férocité. Il ne peut plus ſe contenir, l’état le plus indécent manifeſte ſa flamme ; il ne craint pas de mettre tout à l’air ; Julie ne peut le voir… un inſtant il s’offre à la brèche, il voudrait bien y monter en vainqueur, il ne l’oſe ; recommençant de nouvelles tyrannies ; Rodin fuſtige à tour de bras, il acheve d’entrouvrir à force de cinglons cet asyle des graces & de la volupté… Il ne ſçait plus où il en eſt ; ſon ivreſſe eſt au point de ne plus même lui laiſſer l’uſage de ſa raiſon ; il jure, il blaſphême, il tempête, rien n’eſt ſouſtrait à ſes barbares coups, tout ce qui paraît eſt traité avec la même rigueur, mais le ſcélérat s’arrête néanmoins, il ſent l’impoſſibilité de paſſer outre ſans riſquer de perdre des forces qui lui ſont utiles pour de nouvelles opérations. R’habillez-vous, dit-il à Julie, en la détachant, & ſe rajuſtant lui-même, & ſi pareille choſe vous arrive encore, ſongez que vous n’en ſerez pas quitte pour ſi peu. Julie rentrée dans ſa claſſe, Rodin va dans celle des garçons, il en ramène auſſitôt un jeune écolier de quinze ans, beau comme le jour ; Rodin le gronde ; plus à l’aiſe avec lui ſans doute, il le cajole, il le baiſe en le ſermonant ; — vous avez mérité d’être puni, lui dit-il, & vous allez l’être… À ces mots il franchit avec cet enfant toutes les bornes de la pudeur ; mais tout l’intéreſſe ici, rien n’eſt exclus, les voiles ſe relevent, tout ſe palpe indiſtinctement ; Rodin menace, il careſſe, il baiſe, il invective ; ſes doigts impies cherchent à faire naître dans ce jeune garçon, des ſentimens de volupté qu’il en exige également. Eh bien, lui dit le ſatyre, en voyant ſes ſuccès, vous voilà pourtant dans l’état que je vous ai défendu… Je gage qu’avec deux mouvemens de plus tout partirait ſur moi… Trop ſûr des titillations qu’il produit, le libertin s’avance pour en recueillir l’hommage, & ſa bouche eſt le temple offert à ce doux encens ; ſes mains en excitent les jets, il les attire, il les dévore, lui-même eſt tout prêt d’éclater, mais il veut en venir au but. Ah ! je vais vous punir de cette ſottiſe, dit-il en ſe relevant : il prend les deux mains du jeune homme, il les captive, s’offre en entier l’autel où veut ſacrifier ſa fureur. Il l’entrouvre, ſes baiſers le parcourent, ſa langue s’y enfonce, elle s’y perd. Rodin ivre d’amour & de férocité, mêle les expreſſions & les ſentimens de tous deux… Ah ! petit fripon, s’écrie-t-il, il faut que je me venge de l’illuſion que tu me fais ; les verges ſe prennent, Rodin fuſtige ; plus excité ſans doute qu’avec la veſtale, ſes coups deviennent & bien plus forts, & bien plus nombreux : l’enfant pleure Rodin s’extaſie, mais de nouveaux plaiſirs l’appelent, il détache l’enfant & vole à d’autres ſacrifices. Une petite fille de treize ans ſuccede au garçon, & à celle-là un autre écolier ſuivi d’une jeune fille ; Rodin en fouette neuf, cinq garçons & quatre filles ; le dernier eſt un jeune garçon de quatorze ans, d’une figure délicieuſe, Rodin veut en jouir, l’écolier ſe défend, égaré de luxure il le fouette, & le ſcélérat n’étant plus ſon maître, élance les jets écumeux de ſa flamme ſur les parties moleſtées de ſon jeune éleve, il l’en mouille des reins aux talons : notre correcteur furieux de n’avoir pas eu aſſez de force pour ſe contenir au moins juſqu’à la fin, détache l’enfant avec humeur, & le renvoye dans la claſſe en l’aſſurant qu’il n’y perdra rien ; voilà les propos que j’entendis, voilà les tableaux qui me frapperent.

  1. Le Marquis de Bievre en fit-il jamais un qui valût celui du Nazaréen à ſon diſciple : « tu es Pierre & ſur cette pierre je bâtirai mon égliſe » ; & qu’on vienne nous dire que les calembours ſont de notre ſiécle.