Justine, ou Les malheurs de la vertu (Raban)/02-17

Olivier, libraire (tome 1, tome 2p. 333-344).

XVII.

NOUVELLE CONNAISSANCE.

L’espérance faisait battre délicieusement le cœur de Justine ; il lui semblait qu’elle touchait au terme de tous ses maux ; elle savait ce que pouvait la volonté ferme de Guibard, et il lui semblait presque impossible qu’il ne réussît pas, quelque périlleuse que fût l’entreprise qu’il avait conçue. Elle comptait les heures ; il lui semblait que chaque instant qui s’écoulait la rapprochait de Georges. Cette fois elle était bien décidée à quitter la France avec l’infortuné Valmer ; après avoir tant souffert, elle espérait trouver le bonheur sous un ciel étranger, et elle faisait, pour un avenir qui lui paraissait prochain, des projets à perte de vue qui l’aidaient à tromper son impatience.

Huit jours s’écoulèrent ainsi, puis l’inquiétude vint. Guibard n’avait-il pas échoué ? n’était-il pas plus raisonnable de craindre que d’espérer quand il s’agissait de vaincre des difficultés si grandes, de braver tant de dangers ? voilà ce que se demandait l’orpheline, et elle se laissait aller à la tristesse ; mais l’espérance revenait bientôt, et chaque soir elle se disait : — C’est peut-être pour demain !

Enfin Guibard parut, mais il était seul, son visage était pâle ; ses yeux, si vifs, semblaient éteints ; il se soutenait avec peine.

— Mon enfant, dit-il d’une voix que la douleur altérait, il n’y a rien de nouveau ; je n’ai réussi qu’à me faire mettre une balle dans le ventre ; et ce n’est pas pour moi que j’en suis fâché, car ma carcasse est trop vieille pour que j’y tienne beaucoup ; mais c’est pour ce pauvre Georges, qui doit être arrivé maintenant, et auquel mes efforts pour le délivrer auront valu la double chaîne.

— Ô mon Dieu ! vous m’abandonnez donc !

— Ne parlez donc pas de ça ; les affaires de ce monde n’ont rien de commun avec celles de l’autre ; et d’ailleurs, parce qu’il ne me reste plus qu’à me faire enterrer, ce n’est pas une raison pour que Georges reste où il est… Ah ! si je n’avais pas cette chienne de balle, et que vous pussiez me prêter votre joli minois, seulement pour quinze jours… Mais à présent je ne puis plus vous donner que des conseils : n’oubliez donc pas, mon enfant, qu’une jolie femme est une puissance… une puissance capable de faire fléchir toutes les autres… Il est vrai que cela dépend de la manière de s’en servir…

— Au nom du ciel ! que faut-il faire ?

— Presque rien : il s’agirait seulement de bien vous persuader que vous êtes belle comme un ange, et que Georges souffre comme un damné.

— De grâce, mon cher Guibard, expliquez-vous !

— Ma foi, ça me paraît clair : il s’agit de vous persuader que vous pourrez tout ce que vous voudrez ; reste à savoir si vous voudrez tout ce que vous pouvez. Or, mon enfant, il y a une chose que les hommes en général, et les grands fonctionnaires en particulier, entendent toujours avec plaisir, à savoir les paroles qui sortent d’une jolie bouche.

— Ainsi vous me conseillez de solliciter la grâce de Georges ?…

— Et je suis sûr que vous l’obtiendrez, si vous le voulez. À votre place, mon enfant, je prendrais la poste dès aujourd’hui, et j’irais droit à Brest. Une fois là, je remuerais ciel et terre… Je harcèlerais les autorités… Le commissaire du bagne, par exemple. Cet homme-là a pour ainsi dire droit de vie et de mort sur les malheureux dont Georges fait partie ; c’est lui qui, à certaines époques de l’année, dresse la liste des condamnés qui lui semblent avoir des droits à ce que l’on appelle la clémence royale. Si vous parvenez à faire mettre le nom de Georges l’un des premiers sur cette liste, le pauvre garçon est gracié… Et, je le répète, vous y parviendrez si vous le voulez : ça vous coûtera quelque chose ; mais vous êtes en fonds… Pour moi, mon enfant, je vais tâcher de me faire guérir, et, si j’en viens à bout, nous nous reverrons.

Il partit sans que Justine pensât à le retenir : Georges absorbait toutes ses pensées.

— Oui, je vais partir, dit-elle après quelques instans de réflexion, je te verrai au moins, mon Georges bien-aimé ; tu sauras que je suis là, que je ne m’occupe que de toi, et tu souffriras moins. Guibard a raison ; on peut vaincre bien des difficultés avec de la persévérance. Rien ne me rebutera ; j’irai implorer à genoux la pitié de ces hommes qui peuvent disposer du sort de Georges ; je leur peindrai ses vertus, ses malheurs, et s’ils sont humains, s’ils ont des entrailles, ils me le rendront.

Ce n’était pas tout-à-fait là ce que Guibard avait voulu dire, et Justine le savait bien, mais elle repoussait cette idée de toutes ses forces, afin de s’affermir dans la résolution qu’elle venait de prendre. Ses préparatifs furent bientôt faits. Elle prit tout l’argent que Guibard lui avait laissé, et dès le lendemain elle faisait route dans la malle-poste, en compagnie d’un jeune homme à l’air suffisant, aux manières lestes, au verbe haut, parlant de tout à tort et à travers. Justine fut très-fachée en apprenant qu’elle aurait ce compagnon de voyage jusqu’à Brest ; mais elle ne tarda pas à se réjouir de ce qui l’avait affligée d’abord.

— Madame va à Brest ?

— Oui, monsieur.

— Jolie ville, port admirable… Et puis nous avons le bagne… C’est fort curieux… Des galériens qui jouent avec leurs fers… Ces gaillards-là sont heureux comme des poissons dans l’eau, depuis que mon père les gouverne…

Justine, qui jusque là n’avait répondu que par monosyllabes fut frappée de ces dernières paroles, et elle s’enhardit assez pour risquer une question.

— Monsieur votre père est…

— Un excellent homme, et de plus commissaire. Quand à moi on assure que j’étudie la médecine à Paris ; il n’y a que moi qui sait le contraire ; en conséquence je vais passer les vacances sous le toit paternel. Ça n’est pas excessivement amusant ; mais il faut bien se reposer un peu… Madame n’est pas de Brest ?

— Non, monsieur, je n’y connais personne.

— Alors, si madame veut le permettre, je serai son cicerone : nous visiterons tout ce qu’il y a de curieux.

— C’est trop de complaisance…

— C’est convenu, n’est-ce pas ?… D’ailleurs vous ne pouvez pas mieux tomber : vous comprenez que le fils d’un fonctionnaire public pénètre partout… Parbleu ! il faut convenir que le hasard me traite en enfant gâté… J’espère, ma charmante compagne, que vous ne vous ennuierez pas.

Justine crut reconnaître la main de la Providence qui aplanissait les difficultés qu’elle n’avait espéré de vaincre qu’avec beaucoup de peine.

— J’aurai bien peu de temps à donner au plaisir de la promenade, monsieur reprit-elle. Je suis appelée à Brest par l’intérêt que je prends à une personne qui m’est bien chère, et qu’une condamnation terrible autant qu’injuste a frappée.

— Ah ! diable ! c’est malheureux ; mais c’est un peu de mon ressort cela. D’abord, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, mon père est un excellent fonctionnaire ; j’en fais tout ce que je veux, et je pourrai vous être utile…

— Ah ! monsieur, ma reconnaissance serait éternelle.

Peu à peu, il s’établit une sorte d’intimité entre le jeune homme et Justine. Le troisième jour, Albert, c’était le nom du voyageur, savait une partie de l’histoire de Georges, et il avait promis de s’intéresser vivement au protégé de sa belle compagne de voyage ; mais, après chaque promesse il demandait quelque nouvelle faveur : un baiser sur la main, un regard, la permission d’espérer autre chose. Justine regrettait presque de s’être si fort avancée ; puis, en pensant qu’il s’agissait de la délivrance de Valmer, elle reprenait courage, espérant qu’il lui serait facile de résister aux prétentions de son protecteur, assez long-temps pour qu’elle n’eût plus besoin de lui.

Les choses en étaient là lorsque l’on arriva à Brest. Justine descendit à un modeste hôtel, et Albert la quitta en promettant de revenir bientôt.

Le premier soin de l’orpheline fut d’écrire à Georges.

« Du courage, bon ami, lui marquait-elle ; l’épreuve est terrible, mais j’ai l’espoir qu’elle ne se prolongera pas. Je me sens toute la force nécessaire pour t’arracher de l’abîme où l’on t’a jeté ; tous mes instans t’appartiennent. Je ne puis et ne veux m’occuper que de toi. J’arrive aujourd’hui, et j’aurai le bonheur de te voir bientôt. Je souffre déjà moins depuis que je me sens si près de toi. »

Ce n’était pas chose facile que de faire remettre ce billet au condamné ; mais, grâce à Albert, il lui parvint le jour même, ainsi que l’argent que Justine y avait joint, et l’infortuné sentit un rayon d’espérance pénétrer dans son cœur.


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